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Chronique n° 775
31 juillet 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 juillet 1864.

Un journal étranger a prétendu que l’empereur aurait pris congé de M. Drouyn de Lhuys à Vichy par ces mots : inertia sapientia. Si les circonstances invitaient à une douce gaîté, si, comme les personnages d’Hernani qui s’abordent dans la scène du tombeau de Charlemagne par le jeu de mots ad augusta per angusta, on pouvait trouver opportun de mettre la politique en devises latines, un courtisan qui n’aurait point oublié ses vêpres serait prompt à la réplique, et dirait avec un profond salut, en latin de la Vulgate : initium sapientiœ timor Domini ; mais nous ferons à l’empereur un compliment plus viril et plus digne de lui : nous nous refusons à croire qu’il ait prononcé les paroles que l’indiscrète cervelle d’un nouvelliste s’est avisée de lui attribuer.

Non, la sagesse ne saurait aujourd’hui résider dans l’inertie. Sans doute, quand une anxiété vive et prolongée a été entretenue dans l’opinion publique, si une solution quelconque, même mauvaise, finit l’affaire qui avait causé l’inquiétude générale, les esprits, comme vaincus par la lassitude, tombent dans un affaissement qui ressemble au repos. C’est ce qui arrive aujourd’hui pour la crise du Danemark. On est resté en suspens tant qu’a duré la conférence de Londres et tant qu’on n’a pas su si l’Angleterre prendrait carrément le parti d’abandonner le Danemark. Maintenant que le Danemark est décidément sacrifié et que le fantôme d’une guerre européenne s’est évanoui dans l’aube d’une nuit d’été, il est naturel que le public se repose et s’endorme. C’est surtout l’Angleterre qui a l’air de savourer avec délices ces premiers momens de sécurité succédant à l’inquiétude. En fait d’exercice guerrier, les gaîtés du tir de Wimbledon ont remplacé pour elle la perspective d’une campagne sur l’Eider. La Cité, heureuse de posséder enfin la paix certaine, s’abandonne de plus belle à la manie des créations de sociétés par actions. Quelques vieux lords de l’ancienne école, qui n’ont point oublié la fierté chevaleresque de la politique patricienne, lord Stratford de Redcliffe, lord Ellenborough, n’ont pas craint, même après le vote pacifique du parlement, de déplorer avec une mâle tristesse l’échec diplomatique dont l’Angleterre a pris si facilement son parti. Ces rares survivans d’une forte génération disparue ont fait l’effet d’ombres errantes, et leurs discours se sont éteints dans le silence universel comme ces coups de feu perdus qu’on entend encore après la fin d’une bataille. Lord Russell paraît plus que jamais satisfait de lui-même ; lord Palmerston ne chante plus que les prospérités commerciales de l’Angleterre. Les ministres ont célébré le fish dinner de Greenwich, et ils ont été traités par le lord-maire. La session est finie, et la chasse aux grouses est ouverte. C’est tout au plus au ministère anglais qu’il conviendrait de dire que l’inertie c’est la sagesse. Déjà, l’an dernier, une semblable pensée hantait l’esprit de lord Russell, lorsqu’il terminait son fameux discours de Blairgowrie par une profession de foi d’immobilité politique qu’il résumait d’un mot : rest and be thankful (reposez-vous et soyez reconnaissans). Les mots de ce genre ne portent jamais bonheur. Que l’Angleterre se repose, soit ; mais qu’elle ait lieu d’être reconnaissante envers la politique de son gouvernement, c’est une question bien différente.

La France pourrait-elle chercher sa force dans l’inertie après la révélation de cette nouvelle alliance du Nord, à laquelle on a voulu donner le plus grand éclat possible juste au moment où nous venions de refuser notre coopération active à l’Angleterre et où l’abandon du Danemark était consommé ? Il y a une contradiction qui demeure pour nous inexplicable dans la coïncidence de ces deux faits, d’une part notre concours actif en faveur du Danemark refusé à l’Angleterre, et de l’autre la mise en lumière de l’union étroite des trois cours du Nord. Cette union était visible il y a six mois, et nous en avons plus d’une fois signalé l’existence. Il n’est pas moins certain que pendant les six derniers mois elle a dû se resserrer de plus en plus à mesure que la Russie, l’Autriche et la Prusse ont vu plus clairement que la question danoise n’aurait pas la vertu de faire revivre l’alliance active de la France et de l’Angleterre. Cette union des cours du Nord que l’on a dénoncée après la rupture de la conférence de Londres, comme si l’on avait l’air de se réveiller en sursaut, on ne l’avait donc pas prévue, on n’en avait point surveillé l’origine et la formation, on ne la connaissait donc pas ? Si cette combinaison avait été connue, surveillée, prévue, puisque, comme on l’avoue et comme on le proclame aujourd’hui, on n’y peut opposer que le concours de la France et de l’Angleterre, l’alliance occidentale en un mot avec sa force et son prestige, comment se fait-il que dès le début et pendant la durée de l’affaire danoise on ait accueilli avec tant de froideur et repoussé même les avances de l’Angleterre ? Vous croyez à l’existence de la coalition réactionnaire du Nord, vous la divulguez et la dénoncez par toutes les voix de la presse, vous en sentez toute la gravité ; vous savez en même temps et vous dites que l’alliance occidentale est le contre-poids nécessaire de cette coalition. L’affaire danoise vous fournissait une occasion unique de la reconstituer efficace et solide au moment où elle vous était le plus utile ; c’était l’Angleterre, faisant les premiers pas, qui vous y sollicitait ; l’accord franc de la France et de l’Angleterre, il y a huit mois, il y a six mois, il y a trois mois, eût certainement suffi pour rompre les liens mal noués encore de la ligue réactionnaire ; cette bonne fortune s’est offerte à vous avec une opportunité merveilleuse, et vous l’avez laissé échapper avec une apparence d’insouciance hautaine. Il y a là une mystérieuse lacune, un choc de tendances contradictoires, quelque chose d’impénétrable à ceux qui, pour discerner les mouvemens de la politique contemporaine, n’ont d’autre secours que les documens officiels publiés jusqu’à présent.

Il est des gens qui veulent tout expliquer et qui ont cherché le mot de cette contradiction dans des suppositions auxquelles, pour notre part, nous ne donnons point grand crédit. Ces suppositions ont été répétées avec assez de persistance pour être devenues une rumeur que l’on ne saurait feindre d’ignorer. Le point de départ de ces suppositions fait honneur au patriotisme de l’empereur, car il n’est autre que la préoccupation que doit inspirer à tout chef du gouvernement de la France la question de nos frontières. Dans des périodes pacifiques telles que celles que nous avons traversées, où l’idée seule de la guerre paraît chimérique, ces questions de frontières perdent beaucoup de leur importance. En ces temps-là au surplus, on est distrait de la pensée des frontières par la marche que suit l’activité des esprits et des intérêts. Dans les ères de paix certaine, les états européens sont appliqués au développement de leurs institutions intérieures et de la liberté politique, aux grandes entreprises de l’industrie et du commerce. Quand les peuples travaillent simultanément à leurs libertés intérieures, l’ambition des agrandissemens territoriaux sommeille en eux, et ils n’ont point de motifs pressans de se redouter les uns les autres. En outre les travaux de la paix, ce que l’on a si bien appelé les conquêtes de l’industrie, apprennent aux peuples à mieux établir la balance des élémens de leur richesse et de leur force. Une nation comprend alors que l’annexion d’un territoire ne vaut presque jamais les frais et les risques de la guerre qu’il faudra entreprendre pour le conquérir. Cette modération et cette sécurité s’atténuent et disparaissent quand le progrès des institutions intérieures et l’augmentation du bien-être général par le développement de l’industrie cessent, dans plusieurs des grands états du continent, d’être la préoccupation dominante. Si des gouvernemens trahissent alors des pensées de lutte et d’agrandissement, il est naturel que les autres cherchent à se protéger contre des agressions possibles. Les questions de frontières prennent dès lors un grand intérêt ; au point de vue de la défense et de la sécurité du territoire, au point de vue de l’honneur et de la légitime influence d’une grande nation, il faut bien songer non-seulement à fortifier une frontière faible, mais à rectifier conformément aux traditions nationales, à l’histoire et à la géographie, une frontière insuffisante et mal faite.

Que les choses en soient venues dans l’Europe continentale à un point où les questions de frontières recommencent à prendre pour la France un intérêt nouveau, nous n’avons pas besoin de le démontrer. Il ne se peut pas par exemple que la Prusse se remue et cherche à s’accroître à la tête et sous le nom de l’Allemagne aux dépens du Danemark sans que nous ressentions une certaine démangeaison à notre frontière de l’est. La sensation a quelque chose de plus aigu quand on vient nous parler de l’alliance des trois puissances réactionnaires, qui n’a sans doute pas le dessein de nous attaquer, mais qui d’un jour à l’autre peut être amenée à nous contrarier dans la sphère de notre action naturelle et légitime. Historiquement et politiquement, la France a une blessure à la frontière de l’est. Lorsque sa sève se déploie vivement dans le jeu animé des libertés intérieures, elle peut moins songer à ce mal ; quand tout le monde en Europe est voué aux travaux de la paix, elle veut bien l’oublier. Certes les traités de 1814 et de 1815 ne nous ont point atteints dans les ressorts de notre puissance ; mais personne en Europe n’a intérêt à ramener nos pensées vers le douloureux traitement que nous subîmes alors, et dont le souvenir demeure encore inscrit dans le tracé de nos limites du nord-est. Quand on se reporte à cette cruelle époque, on se joint au cri d’angoisse que poussait à Fontainebleau Napoléon vaincu : « La France sans frontières, quand elle en avait de si belles ! C’est ce qu’il y a de plus poignant dans les humiliations qui s’accumulent sur ma tête… La laisser si petite après l’avoir reçue si grande ! » Nous avons sur Napoléon un avantage : l’expérience nous a appris que la paix et la liberté nous ont fait gagner en puissance effective bien plus que les témérités effrénées de Napoléon ne nous avaient fait perdre. Cependant la question des frontières subsiste pour nous comme une douleur latente et intermittente qui se réveille toutes les fois que sur le continent un traité est violé, une aspiration ambitieuse se manifeste, une combinaison d’alliances se forme en défiance de la France.

Cette affaire des frontières françaises se présente sous deux formes : il y a là une grande et une petite question. La grande question serait la réparation du mal qu’on a voulu nous faire en 1814 ; la petite serait la réparation de l’humiliation qu’on a voulu nous infliger en 1815 ! La grande atteinte nous a été portée en 1814 : c’est alors qu’on nous a enlevé le Rhin. On nous fit rentrer en 1814 dans les limites de l’ancienne monarchie française, mais sur ces limites on créa un ordre de choses bien différent de celui de 1792. Avant la révolution française, il n’y avait entre le Rhin et nous que de petits états, les électorats ecclésiastiques, les évêchés de Trêves, de Cologne, de Liège. Ces principautés ecclésiastiques nous étaient unies par d’antiques alliances ; elles n’étaient pas pour nous des surveillans hostiles et des voisins dangereux ; c’est nous au contraire qui les couvrions de notre patronage. On appelait cette région qui sépare la France du Rhin la France rhénane. Grâce à des relations semblables, et par l’effet d’une action séculaire, nous avions absorbé les trois évêchés : Metz, Toul et Verdun ; nous nous étions approprié Strasbourg et l’Alsace. La loi de ce mouvement devait nous conduire peu à peu à Trêves, à Mayence, à Cologne. En 1814, on nous rendit bien les limites de 1792 ; mais ce qu’on ne nous rendit point, ce fut le voisinage de 1792. À la place d’amis faibles, on nous donna pour voisins une puissance militaire redoutable. De ce qu’avait été la France rhénane, on fit la Prusse rhénane. C’est là le grand coup qu’on entendit frapper contre nous en 1814. La grande chose pour nous dans la question des frontières serait de défaire cet ouvrage et d’aller replanter sur le Rhin le drapeau de la France. Un pareil résultat ne pourrait être obtenu que par une grande guerre. Nous croyons que la France ne serait point disposée à prendre l’initiative d’une telle guerre pour corriger sa frontière. La France sent que le dommage qu’on a voulu lui causer en 1814 n’a point été en réalité aussi grand que se le figuraient les dominateurs de cette époque ; la France sent que la réparation de ce dommage ne vaudrait point les frais et le péril d’une grande guerre. Si cette guerre venait à éclater par le fait d’autrui, la France assurément doit être résolue à conquérir, dans une lutte à laquelle elle prendrait part, sa position naturelle et légitime sur le Rhin ; mais cette guerre, la France est trop sage et trop modérée pour avoir la pensée de l’entreprendre sans y être provoquée.

Au-dessous de la grande question, celle qui touche au règlement de 1814, il y a la petite, celle qui est relative au règlement de 1815. On ne voulut plus en 1815 nous laisser la frontière de l’ancienne monarchie. Les plus exaltés parmi nos ennemis voulaient découper sur notre frontière orientale une large bande qui nous aurait enlevé l’Alsace, une partie de la Lorraine et la Flandre. Cette hostilité exagérée ne prévalut point. On se borna, sur notre frontière du nord-est, à opérer trois échancrures, et ce fut l’état-major prussien, sagace en géographie militaire, qui les désigna. Chacune des fractions de territoire qui nous furent enlevées était dominée par une place forte, et ouvrait l’accès d’une vallée conduisant sur Paris. Dans la première, en commençant par le nord, il y avait Philippeville et Marien-bourg, dans la seconde Sarrelouis, dans la troisième Landau. Nos ennemis entendaient ainsi garder possession de trois portes stratégiques de la France. Leurs calculs ont été déjoués. Les défenses militaires de la France ont été réorganisées de telle sorte que la privation de Sarrelouis et de Landau n’est plus pour nous un danger et que la possession de ces places ne donnerait aucune force d’agression contre nous à nos ennemis. Cette réparation des effets du traité de 1815 est due au gouvernement de 1830. « Ce gouvernement, dit M. Th. Lavallée dans son livre sur les Frontières de la France, où il vient de résumer le patriotique enseignement qu’il donne à Saint-Cyr à notre jeunesse militaire, ce gouvernement était soupçonné, haï, menacé par la coalition. Au moindre mouvement, il eût attiré sur la France la moitié de l’Europe, même l’Angleterre, sa douteuse alliée… Il devait donc, sans autre ambition, se mettre en mesure de garder et couvrir la France dans les frontières défectueuses qu’on lui avait imposées, et, en s’efforçant de leur rendre leur importance et leur efficacité, la préparer à toutes les éventualités. Il entreprit ce travail modeste avec une sollicitude pleine de patriotisme, réforma, compléta, simplifia l’œuvre de Vauban, enfin répara, autant qu’il le pouvait, les brèches de 1815. Aucun gouvernement depuis Louis XIV n’en avait autant fait, et ce sera l’éternel honneur du règne de Louis-Philippe. » La construction des places fortes de Soissons, de Langres, de Toul, de Marsal, l’augmentation de Wissembourg et de Bitche, les fortifications de Lyon et de Paris ont fermé ou rendu inutiles les issues par lesquelles la coalition avait cru nous dominer en nous enlevant Landau et Sarrelouis. C’est pour ce motif que nous appelons la rectification de la frontière de 1815 une petite question, si on la compare au renversement de l’œuvre de 1814. La France n’a plus un intérêt effectif à reprendre Landau et Sarrelouis ; elle ne trouverait plus guère qu’une certaine satisfaction morale à obtenir la restitution de ces places. Il va sans dire que l’avantage qu’elle en retirerait est trop petit pour qu’elle puisse avoir l’idée de le poursuivre au risque et au prix d’une grande guerre.

C’est en se rendant compte de l’état de la question de nos frontières qu’on est arrivé aux suppositions qui ont eu cours dans ces derniers temps. Défaire le travail de 1814, s’est-on dit, il n’y faut point songer, à moins qu’une guerre dont nous ne serons point les provocateurs ne nous en fournisse l’occasion légitime et décisive. La grande question mise ainsi de côté, on se trouvait en présence de la seconde : n’est-il point possible de nous faire rendre les petits morceaux qui nous ont été pris en 1815 ? Ces lambeaux de territoire n’ont plus pour nous une réelle importance ; mais ils en ont moins encore pour l’Allemagne. De quoi Sarrelouis pourrait-il servir à la Prusse ? Quel profit la Bavière et derrière elle la confédération pourraient-elles tirer désormais de Landau ? La défense de la France a maintenant de bien plus solides boucliers. Si l’on nous faisait ces restitutions, l’Allemagne ne conserverait-elle pas encore les avantages que lui donne le traité de 1814 ? ne garderait-elle point une position formidable entre la France et le Rhin ? Certes la France ne ferait point preuve d’une ambition bien exigeante en demandant à être replacée non pas dans les limites que la république avait léguées à Napoléon, mais dans celles que la révolution avait reçues de l’ancien régime et que les coalisés de 1814 concédaient à la restauration. Il semble qu’une opération aussi simple, aussi modeste, aussi inoffensive, qui donnerait à la France une satisfaction plus historique que politique, la satisfaction de rentrer dans sa configuration de 1792 et de 1814, il semble, disons-nous, qu’une pareille opération peut facilement se conclure à l’amiable. Il ne faut pour, cela qu’une occasion où la France serait sollicitée de prendre part à une négociation touchant à d’autres intérêts européens, ou de tolérer certaines combinaisons territoriales accomplies en d’autres parties du continent. Le concours et de bons procédés de la France valent bien que les autres états de l’Europe nous donnent cette satisfaction idéale sur un point qui est devenu pour eux d’un si mince intérêt.

Ces considérations sont justes ou du moins fort plausibles : elles ont autorisé quelques personnes à croire que le gouvernement français ne pouvait moins faire que de trouver dans les complications danoises l’occasion et le moyen d’obtenir le rétablissement de la frontière de 1814. Ces ingénieux tisseurs de conjectures trouvaient la position de la France admirable : n’étions-nous point placés entre l’Angleterre d’un côté et de l’autre l’Allemagne ou pour mieux dire la Prusse ? L’Angleterre demandait notre concours actif, la Prusse n’avait besoin que de notre abstention. Nous pouvions mettre un prix soit à notre concours, soit à notre abstention. À l’Angleterre, pour notre concours actif, nous pouvions demander le grand prix, l’abandon des erremens de 1814, la large extension de notre frontière vers le Rhin. Est-ce là ce dont il a été question dans ces pourparlers à propos d’une compensation auxquels lord Russell et Jord Clarendon ont fait allusion ? En tout cas, la perspective de cette compensation paraît avoir effarouché le gouvernement anglais et l’a totalement refroidi pour le Danemark. À la Prusse et à la confédération germanique, nous pouvions demander le petit prix, la frontière de 1814. Les facilités successives et inespérées que notre indifférence déclarée pour le traité de 1852 et notre abstention ont données à la Prusse dans sa campagne contre le Danemark devaient nous créer des titres à la gratitude de la Prusse et de l’Allemagne. Cette gratitude ne pouvait s’exprimer à moins de frais qu’en nous rendant Sarrelouis et Landau. Le bruit de la reconstitution de l’alliance du Nord est malheureusement venu à la traverse de ce rêve optimiste. Quelques-uns de ceux qui ont caressé cette illusion ne sont point toutefois découragés ; ils comptent encore sur l’intérêt qu’a M. de Bismark à ménager et à dédommager le gouvernement français. M. de Bismark est le seul homme d’Europe qui tienne en ce moment dans ses mains la boîte aux surprises, et il n’a pas dit son dernier mot. Attendons la fin, nous le voulons bien. Quant à nous, nous verrions avec répugnance la France tirer le moindre profit indirect de la spoliation du Danemark, et cependant nous éprouverions un sentiment de désappointement et de tristesse, s’il était permis à la Prusse de s’agrandir sans que la France eût le droit d’effacer pacifiquement de sa carte un souvenir qui ne peut plus lui nuire, mais qui l’afflige et la blesse.

Dans ces perplexités chagrines et devant la perspective d’une nouvelle coalition, il nous est impossible de croire, nous le répétons, qu’une politique inerte soit une politique sage. On a, dans ces derniers temps, placé la politique sous l’invocation de ce que l’on appelle le droit nouveau ou le principe des nationalités. Assurément le principe de nationalité est un grand élément de la politique ; mais on fausserait toutes les situations et toutes les idées, si on continuait à laisser prendre à cet élément une place plus vaste que celle qui lui est due. Les états fondent leur puissance intérieure et leur influence au dehors sur trois choses : la nationalité, la géographie ou les frontières, et les institutions. C’est de la combinaison de ces trois élémens, et non du développement excessif d’un seul au détriment des autres, que procèdent la force des états sains et l’action qu’ils peuvent exercer au milieu de cette agglomération d’états qui compose l’Europe. Les questions de nationalité sont souvent ambiguës et donnent lieu quelquefois à d’inextricables confusions. Qu’on invoque les droits de nationalité quand il s’agit d’un peuple en masse obligé de subir un gouvernement qui lui est étranger, comme cela se passait en Italie, comme cela existe encore en Pologne, rien de plus naturel et de plus juste ; mais, comme on le voit aujourd’hui dans le Slesvig, qu’on vienne au nom de la nationalité demander le démembrement d’une petite province intermédiaire entre deux races et où ces races s’entremêlent, on aboutit à des actes arbitraires et violens qui contredisent la logique et le droit. Il faut distinguer aussi entre les nationalités : il y a celles qui souffrent et sont opprimées, il y a celles qui sont prospères, puissantes, ambitieuses, capables d’infliger à d’autres l’oppression au lieu de la subir elles-mêmes. Sous la vague formule du droit des nationalités, doit-on confondre les justes griefs des races qui souffrent et les tendances usurpatrices, l’orgueilleuse avidité de celles qui dominent ? Cette confusion s’accomplit facilement, et nous en avons un exemple dans ce qui se passe entre le Danemark, qui se voit arracher le Slesvig tout empreint de nationalité danoise, et l’Allemagne invoquant, sur l’Eider un principe qu’elle viole sans scrupule contre des populations polonaises, slaves, hongroises et italiennes, qu’elle n’est point parvenue, qu’elle ne parviendra jamais à s’assimiler. Le principe des nationalités, mettant en jeu et aux prises aussi bien l’orgueil et l’ambition des races dominantes que les griefs des races opprimées, ne saurait être l’instrument exclusif de notre politique étrangère, dans les conditions surtout où la France est aujourd’hui placée. Nous sommes en face d’une alliance inévitablement hostile à la France : cette alliance ne représente pas seulement la domination étrangère exercée par la force sur certaines races ; elle représente surtout les idées réactionnaires et la politique autocratique. La France, voulant réagir d’une façon pacifique, mais efficace, contre cette alliance, ne le peut qu’à une seule condition, à la condition de redevenir ce qu’elle a été pendant tant d’années ; le représentant le plus éclatant sur le continent des idées et des institutions libérales. Contre la coalition renaissante, l’idée de liberté nous créera des diversions encore plus utiles que l’idée de nationalité. La liberté n’est donc plus seulement réclamée par le sentiment de notre dignité intérieure. L’incertitude de la situation de l’Europe nous presse d’en faire l’arme de notre défense extérieure, et de retourner contre nos sourds ennemis ses feux invincibles.

Quand, pénétré de l’idée que la grandeur et la sécurité de la France sont attachées à la prompte rénovation libérale de nos institutions, on tourne ses regards sur le présent, on y trouve à la vérité peu d’encouragemens, et cependant en un pays comme le nôtre, si facile à la prostration, mais si prompt à l’élan, il ne faut jamais désespérer. Les sévérités dont la presse est l’objet ne se relâchent point. Un procès retentissant va nous montrer la libre initiative des électeurs aux prises avec une législation ancienne qui paraît incompatible avec l’esprit du suffrage universel et de la souveraineté populaire. Les élections des conseils-généraux venaient d’apprendre au gouvernement qu’il n’avait point à se repentir de la modération habile que le ministre de l’intérieur, M. Boudet, avait apportée dans cette importante opération politique, et c’est en ce moment que, par un contre-temps regrettable, on met en accusation, comme auteurs d’une association illicite, treize citoyens qui, dans les élections générales, avaient donné au mouvement libéral un concours actif et dévoué. Que sortira-t-il de cette lutte judiciaire ? Rien que de favorable, nous en sommes sûrs, à la cause libérale. Il ne faut pas que l’administration espère trouver dans ce procès une sorte de représailles contre les discours prononcés par les députés de l’opposition lors de la vérification des pouvoirs. Les meneurs électoraux de l’opposition que le ministère public dénonce ne sont que treize ; entre ces treize députés ou avocats et l’armée de fonctionnaires contre laquelle ils ont essayé de lutter, la partie était-elle égale, et les sympathies généreuses du public peuvent-elles hésiter ? Toutes les illustrations du barreau de Paris, le conseil de l’ordre, se sont réunis pour assister les treize. Cette affaire aura donc le retentissement qu’elle mérite ; elle prendra le caractère d’un grand débat politique, et sera pour l’opinion quelque chose de plus qu’un intéressant spectacle. Les causes politiques n’ont jamais eu à regretter d’avoir traversé de telles épreuves. Tandis que cet épisode se prépare, il ne paraît pas probable que dans des régions élevées on n’apprête point quelques combinaisons nouvelles en vue de la prochaine session du corps législatif. Les bruits de modifications ministérielles reviennent toujours. Ces modifications, si elles ne se réduisent qu’à des questions de personnes, ne sauraient offrir un grand intérêt. Ce qui serait plus important, c’est la réforme depuis longtemps attendue qui permettrait aux ministres de venir exposer et soutenir eux-mêmes devant les chambres les actes de leurs départemens. Les esprits les moins suspects de parlementarisme sont aujourd’hui d’accord pour reconnaître que cette mesure est nécessaire à la bonne expédition des affaires, et ne pourrait être que profitable à l’autorité du gouvernement. Une règle essentielle du régime représentatif serait ainsi confirmée comme sortant de la nature des choses, et recevrait la sanction de l’expérience pratique.

Après les grandes discussions auxquelles le conflit dano-allemand a donné lieu dans le parlement anglais, après les conjectures et les déclamations qu’ont provoquées les fameuses dépêches qui, sous une forme falsifiée, nous révélaient le fait vrai de l’alliance du Nord, la politique étrangère se trouve ramenée au courant des faits quotidiens. La conférence de Vienne, où les Danois, les Autrichiens et les Prussiens discutent les conditions de la paix, est loin d’exciter l’intérêt de curiosité qu’a si longtemps entretenu la conférence de Londres. En dépit de ses lenteurs, la négociation devienne, se réduisant à régler la capitulation du Danemark, doit aboutir infailliblement à la paix. Ce qui est piquant, c’est que la diète, qui avait pu prendre à la conférence de Londres, en la personne de M. de Beust, les plus nobles et les plus imposantes attitudes, ne brille à Vienne que par son absence. Dès que l’affaire n’a plus eu à se traiter qu’entre le Danemark et l’Allemagne, la Prusse et l’Autriche l’ont prise exclusivement en main, et la diète a été congédiée. Les états secondaires ne trouvent point chez leurs grands confédérés la courtoisie que leur ont si libéralement témoignée la France et l’Angleterre. C’est l’éternelle histoire des affaires allemandes, illustrée encore par l’épisode de Rendsbourg et la façon cavalière dont la Prusse s’est emparée de cette place en mettant à la porte les troupes de la diète. Les grands ministres des petits états sont trop accoutumés à ces procédés pour avoir le droit de paraître surpris de leur présente mésaventure. On a fait avec exactitude de la façon suivante l’historique du mouvement allemand dans l’affaire du Slesvig-Holstein. Le parti populaire et radical a pris feu le premier ; de peur d’être débordées, les cours secondaires ont cédé à l’impulsion populaire et ont voulu prendre la direction du mouvement national ; les deux grandes puissances, la Prusse et l’Autriche, ne voulant point laisser acquérir tant d’importance aux petits états, ont pris sur eux l’avance et ont fait la guerre. Il n’y a qu’à retourner cette progression pour deviner, l’histoire qui va suivre. L’affaire faite, le succès acquis grâce à l’abstention de l’Angleterre et de la France, la Prusse et l’Autriche mettent de côté les petites cours ; les petites cours mettront de côté le parti populaire. En définitive, cette équipée, commencée étourdiment par les radicaux, ne tournera qu’au profit de la réaction en attendant d’autres aventures.

Il y a quelque temps que l’on peut reconnaître à certains symptômes le commencement d’une sorte de reflux réactionnaire. Ces symptômes se manifestent même par le léger malaise que ressentent passagèrement des états qui paraissaient placés dans les conditions les plus heureuses. Ce n’est point sans inquiétude et sans regret par exemple que nous avons vu cette année en Belgique le gouvernement enrayé aux mains d’un ministère libéral par le bizarre état d’équilibre numérique auquel étaient arrivés dans la chambre les partis de la réaction et du progrès. La dissolution de la chambre et les élections générales mettront fin, nous l’espérons, à cette situation, où les partis se neutralisent et se réduisent à l’impuissance. Nous ne doutons point que le parti libéral belge n’aborde cette épreuve électorale avec l’activité, le zèle et l’énergie qui assurent la victoire. Ce parti ne doit point oublier la solidarité qui en ce moment unit en Europe toutes les causes libérales. Il sait que les victoires ou les défaites du libéralisme ne sont point des accidens locaux et isolés. Nous espérons donc que, par son triomphe électoral, il donnera aux libéraux européens un bon exemple et un salutaire encouragement.

L’Espagne, éloignée de la mêlée européenne, pourrait exercer, elle aussi, une influence bienfaisante au-delà de ses frontières, si elle savait tirer parti d’une situation qui, à certains points de vue, est véritablement exceptionnelle ; mais l’Espagne a d’étranges indolences, de singuliers caprices et d’inexplicables entêtemens. Parmi les hommes publics, il y a trop d’intelligence pour qu’on puisse expliquer les fautes commises autrement que par une paresseuse incurie. L’Espagne a depuis quelques années deux torts graves : elle cherche des querelles dans l’Amérique espagnole, et elle ne veut pas mettre dans ses finances un ordre définitif qui élèverait son crédit à une hauteur florissante. Les affaires que l’Espagne s’est suscitées dans l’Amérique espagnole n’ont fait que grever ses finances sans aucune compensation politique, et il n’est pas douteux que, si elle s’engage plus avant dans sa lutte avec le Pérou, elle s’imposera en pure perte de lourds sacrifices financiers. Si du moins ce penchant aux dépenses inutiles et de fausse gloire avertissait l’Espagne de mettre ordre à son crédit, ce ne serait que demi-mal, car un pays comme celui-là est assez riche pour payer ses folies. Malheureusement, grâce à l’obstination incompréhensible du ministre des finances, M. Salaverria, le crédit espagnol jouit en ce moment sur le marché du continent du plus mauvais renom. On dirait que M. Salaverria est un de ces trésoriers des monarchies barbares du moyen âge qui pensaient gagner beaucoup à frustrer les créanciers publics. L’Espagne est le seul état européen qui, grâce à M. Salaverria, entretienne comme un monument le souvenir de ses banqueroutes passées. Elle a des dettes passives, c’est-à-dire des dettes dont elle ne sert plus les intérêts, ayant fait banqueroute à cette catégorie de ses créanciers, et dont elle ne reconnaît plus que le capital ; mais, en réduisant ces dettes passives au capital sans intérêt, les auteurs des règlemens de la dette espagnole s’étaient obligés à opérer, au moyen de ressources affectées à cette destination, l’amortissement de ce capital. M. Bravo Murillo notamment fit en 1851 un règlement de ce genre qui indiquait avec clarté et précision les ressources appliquées à l’extinction des dettes passives. Les conditions offertes par M. Bravo Murillo furent acceptées, les créanciers et les porteurs actuels de dettes passives en demandent en vain l’exécution à M. Salaverria. Leur malheur et la résistance du ministre viennent d’une circonstance curieuse. Parmi les ressources affectées à l’amortissement, il en est qui ont donné des produits si considérables que les porteurs des passives seraient remboursés au pair, si ces produits, qui sont leur propriété légale, leur étaient distribués. Les créanciers avaient là des gages trop bons, qui eussent amplement suffi pour les payer, et M. Salaverria, au mépris d’un engagement gouvernemental qui ne date que de treize ans, et faisant banqueroute à ce qui n’était que le règlement d’une banqueroute antérieure, trouve, lui aussi ces gages trop bons pour vouloir s’en dessaisir. M. Salaverria a tenté, il y a quelques mois, d’imposer aux porteurs des passives un règlement nouveau qui était un désaveu choquant du règlement de 1851, et, malgré la connivence de commissions parlementaires trop complaisantes, cette tentative de spoliation, sous le coup du blâme de l’opinion, est venue échouer aux portes du sénat. Ce manque de foi financière a été jugé en Angleterre avec une sévérité malheureusement méritée, et l’interdit qui depuis quelques années exclut les valeurs espagnoles des principales bourses d’Europe a été rigoureusement maintenu. Il ne nous convient pas, à nous Français, d’imiter le langage employé à cette occasion par la presse anglaise ; nous n’essaierons pas de qualifier les doctrines et les procédés du ministre espagnol. Nous préférons parler à l’honneur et à l’intérêt bien entendu d’un peuple fier, et qui a tant de richesses naturelles à mettre en valeur. L’Espagne ne voudra point, en matière de crédit, tomber au-dessous de la Turquie, qui a consolidé ses caïmés, et qui dès lors se voit ouvrir tous les marchés européens. Le Mexique ne faisait pas honneur, lui non plus, à ses engagemens ; mais, le nouvel établissement impérial réussissant, on peut compter qu’il paiera ses dettes, et le système de M. Salaverria, s’il était continué, condamnerait sous ce rapport l’Espagne à une exception déplorable. Il en coûterait peu au gouvernement espagnol pour conclure avec les porteurs de passives une transaction équitable et pour éteindre cette dette criarde. L’entêtement de M. Salaverria lui coûte au contraire depuis quelques années des sommes énormes, il lui attire une sorte d’excommunication de crédit qui détourne de l’Espagne les capitaux français et anglais, qui déprime le cours des fonds publics, qui oblige le trésor à faire des emprunts précaires et flottans à des taux usuraires, qui appauvrit le pays et met les finances publiques en péril. L’Espagne est politiquement tranquille depuis dix ans, mais le désordre dans les finances peut ramener le trouble dans la politique. Des considérations de ce genre devraient être comprises par l’unanimité des hommes d’état espagnols : personne ne semble plus digne de les apprécier que le président du conseil, M. Mon, qui ne peut véritablement pas sacrifier son ancienne renommée à l’opiniâtreté de M. Salaverria.

E. FORCADE.


LES MÉMOIRES DU COMTE SE SENFFT[1]


Voici un volume, venu de l’étranger, qui mérite de ne point passer inaperçu, car il intéresse au plus haut degré notre histoire contemporaine. Le comte de Senfft, envoyé de Saxe à Paris de 1806 à 1809, puis ministre dans sa patrie jusqu’en 1813, plus tard conseiller intime et ministre d’Autriche, a été témoin de quelques-unes des plus grandes scènes de l’empire : il les raconte avec une sûreté d’impression et une précision de souvenir également remarquables. Homme d’esprit et de goût, il s’est épris de la France et de la société française, et son récit, qui reproduit l’aspect des lieux et celui des personnes, en acquiert un double charme.

La première partie du livre plaira surtout par ce qu’on peut appeler la chronique diplomatique. Le théâtre a son foyer où les rois et reines de comédie sont encore esclaves de réalités dont le contraste avec leur grandeur passagère ne laisse pas que d’être piquant. Le parlement a sa buvette et le palais ses Pas-Perdus, où légistes et hommes d’état, vus de près, changent de physionomie et de proportions. La diplomatie a de même sa chronique intérieure, qui révèle dans les grandes occasions beaucoup de ressorts cachés, beaucoup d’impulsions secrètes, scène vivante où paraissent en déshabillé les plus grands hommes d’état et les souverains eux-mêmes. Cette sorte de chronique fournirait aisément la matière d’un manuel où les jeunes diplomates apprendraient les secrets et les rubriques du métier : on y verrait l’histoire de cet ambassadeur qui, pour dissimuler la pauvreté de son équipage, fait jeter par ses coureurs des fleurs et des gros sous à la multitude, de cet autre qui, pour tromper l’opinion sur la richesse de sa cour, se fait, dans un souper de gala, verser du vin sur un habit magnifique, et revient après quelques minutes avec un habit pareil, — de ceux qu’une voiture versée, une indisposition subite, comme dans les vaudevilles de Scribe, a fort à propos dispensés de fâcheuses ou difficiles entrevues. Les mémoires du comte de Senfft ajouteraient à une pareille chronique beaucoup de curieux épisodes, d’intimes détails sur M. et Mme de Metternich et M. de Talleyrand, qu’il avait familièrement connus, sur M. de Bassano, M. de Narbonne, M. de Pradt, sur le comte Charles de Beust, sur le baron de Binder, et bien d’autres. L’auteur est surtout heureux dans la peinture de quelques traits bien choisis de la grande figure de Napoléon. Il faut lire toute sa narration du séjour de la cour impériale à Bayonne pendant les fameuses conférences de 1808 ; il y peint habilement l’humeur que causaient au maître les nouvelles d’Espagne et certains pressentimens. L’empereur ne paraissait plus que rarement le soir dans le salon : le whist était délaissé ; une « macédoine assez animée l’attira seule une fois, et il y prit part en tenant la main au vingt et un. Ayant encaissé un jeton de Mme de Senfft, qu’un de ses voisins voulut réclamer comme n’ayant pas été dû à la banque, il fit en le refusant cette réponse susceptible d’une application plus générale : Ce qui est bon à prendre est bon à garder ! » L’empereur faisait tous les soirs avec l’impératrice et ses dames des courses en calèche qui se dirigeaient le plus souvent vers le bord de la mer, « et ce goût creva plus d’un attelage, dit M. de Senfft, en faisant rouler rapidement les voitures sur la plage sablonneuse. Quelquefois l’empereur, à cheval, poussait sa monture jusqu’à quelque distance du rivage, dans cet élément pour lequel il éprouva toujours tant d’attraits, et qui n’a jamais reçu son joug. »

Nous avons dit que l’aspect des lieux avait dans M. de Senfft un témoin souvent ému : son récit du voyage à Bayonne en fournirait à lui seul aisément la preuve. Il décrit en peu de mots, mais qui suffisent à répandre quelques rayons dorés au milieu de son exposé diplomatique, « le beau pays qui s’étend entre Paris et Bordeaux, les bords de la Loire, le point intéressant où, en approchant des rives de la Dordogne près de Cubzac, on voit tout le luxe d’une végétation méridionale succéder aux campagnes fertiles, mais monotones, du Poitou et de l’Angoumois, et le lierre aux grandes feuilles couvrir les ruines fameuses du château des quatre fils Aymon, enfin ces tristes landes dont la culture réclame de grands encouragemens. » Sa peinture de Bayonne est un excellent morceau. Il faut le suivre enfin dans son voyage par Oléron, Laruns, Mauléon, Saint-Jean-Pied-de-Port et la vallée de la Nive, avec retour par Cambo. Il a soin de remarquer à Laruns « l’usage de la jeunesse des deux sexes de se rassembler le matin de la Saint-Jean, jour fameux, d’après la tradition locale, par la vertu des eaux puisées au moment du lever du soleil. On danse la gavotte sur la grande place au chant d’un air assez mélancolique, et on parcourt ainsi les rues voisines… » Il termine par ces mots, qui montrent bien le double intérêt du livre, où la politique n’a pas effacé les droits du pittoresque : « Le souvenir de ce séjour à Bayonne conserve un intérêt très piquant, et même quelque chose du riant coloris des localités ; mais, à cause du drame qui s’y joua, il sera sans doute marqué en noir dans les fastes historiques. »

Les traits noirs ne manqueront pas dans la suite des mémoires du comte de Senfft. Ce sont d’abord les préludes de la guerre d’Espagne. — L’exil de Mme de Chevreuse occupait tout Paris en août 1808. L’empereur avait voulu inscrire cette personne distinguée, chez laquelle se réunissait la société parisienne qui avait le plus fidèlement conservé la tradition des anciens usages et la fleur du bon ton, parmi les dames du palais, et des considérations de famille avaient contraint la duchesse à accepter ; mais lorsqu’il la nomma, avec trois autres dames, pour faire le service à Fontainebleau auprès de la reine d’Espagne, elle se dit malade, sans laisser ignorer « qu’elle ne voulait pas de l’emploi de geôlière. » L’opinion publique était péniblement préoccupée aussi de la prochaine guerre, et M. de Senfft en attribuait l’origine à « un esprit de vertige, qui faisait envisager dès lors à Napoléon le sort du monde comme un jeu livré à son caprice, et dont il pouvait s’amuser à mêler les cartes au hasard. »

Mais c’est surtout lorsqu’approchent les terribles événemens de 1812, dans lesquels sa patrie fut si gravement enveloppée, que le récit de M. de Senfft devient digne d’intérêt par des informations particulières et une motion contenue. De Dresde même, les avertissemens ne manquèrent pas à Napoléon. Le général de Watzdorff, qui revenait d’une mission à Saint-Pétersbourg, et que l’empereur interrogeait, ne dissimula pas quelles forces seraient opposées par la Russie, et quelles difficultés offrirait infailliblement la campagne projetée. Ces difficultés, dit M. de Senfft, le duc de Vicence était le seul de tout l’entourage impérial qui osât les représenter à son maître avec une égale force. M. de Senfft ajoute que Napoléon n’entendit pas le même langage de la part de M. de Narbonne, « esprit aimable, dont la grâce et la gaîté piquante, assaisonnées de ce bon goût de l’ancien régime dont notre génération conserve à peine la tradition, étaient faites pour charmer ses amis et la société qui l’entouraient à Paris ; trop heureux si, se bornant à ce rôle si bien tracé par ses qualités et ses antécédens, il fût resté loin des affaires dont il n’avait pas la force de saisir le fond, tout en y mettant beaucoup d’esprit, et s’il n’eût point prodigué le courage d’un chevalier français pour une cause étrangère à ses anciennes relations, à son langage, et dont il est devenu la victime. » Une fois l’expédition de Russie commencée, l’auteur des mémoires, placé alors par son roi à la tête du ministère saxon, suit de plus près que jamais les affaires, et observe avec un intérêt facile à comprendre les vicissitudes d’une guerre d’où le salut de sa patrie doit dépendre immédiatement. Aussi les pages les plus curieuses de son livre sont-elles désormais celles où il décrit l’émotion publique se manifestant à Dresde suivant les alternatives de succès ou de revers qu’on annonce de Russie. Vers le milieu de décembre, on apprend la retraite des Français et la bataille de la Bérézina, et bientôt, dans la nuit du 16 au 17, l’empereur lui-même arrive, seul avec le duc de Vicence. Le désordre des premières heures est vivement exposé, ainsi que la conversation entre l’empereur, qui est au lit, et le roi de Saxe : Napoléon n’éprouvait pour son fidèle allié aucune crainte, dit M. de Senfft avec une naïveté maligne ; cent mille hommes qu’il avait sur le Niémen devaient suffire à défendre la ligne de la Vistule, et il allait revenir lui-même prochainement avec de nouvelles forces pour réparer les désappointemens de cette campagne. Le matin venu, l’empereur parut au salon, tout habillé pour le départ ; « il entra en fredonnant une chanson d’un air goguenard qui, en voulant affecter l’insouciance au milieu d’une grande calamité, n’était point l’expression convenable du courage d’une grande âme… » M. de Senfft voyait déjà se vérifier le pressentiment que lui avaient inspiré des entreprises comparables, suivant lui, à celles de Bacchus et d’Alexandre, de Xerxès et de Philippe II ; il y avait dénoncé de bonne heure ce qu’il appelle quelque part « un caractère d’immoralité et de superbe qui semblait appeler cette puissance vengeresse nommée chez les Grecs Némésis, et dont les jugemens divins empruntent le caractère dans tous les temps. » Ayant commencé à rédiger ses souvenirs depuis la veille même de l’expédition d’Espagne, M. de Senfft a compris dans son récit précisément cette partie du règne de Napoléon où se trouve si profondément empreint le double caractère de la grandeur héroïque et de la faiblesse humaine. C’est pour avoir saisi en quelque mesure ce double aspect, c’est pour l’avoir rendu avec le seul secours de la réalité vive que son livre a du prix.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. In-8°, Leipzig, Veit.