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hardi marchand Kalachnikov. Je l’ai composé dans le goût du vieux temps,
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je l’ai chanté sur la ''guzli'' retentissante, je l’ai chanté souvent, souvent encore je le répète pour la récréation et la joie du peuple orthodoxe. Le boyard
je l’ai chanté sur la ''guzli'' retentissante, je l’ai chanté souvent, souvent encore je le répète pour la récréation et la joie du peuple orthodoxe. Le boyard
.Matvei Romodanovski m’a donné pour récompense une coupe d’hydromel
Matvei Romodanovski m’a donné pour récompense une coupe d’hydromel
écumant, et la boyarine au blanc visage m’a offert sur un plat d’argent un
écumant, et la boyarine au blanc visage m’a offert sur un plat d’argent un
mouchoir neuf brodé de soie. Pendant trois jours et trois nuits, ils m’ont
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et l’on aurait vu l’auteur d’''Hadschi''-''Abrek'' retrouver dans les annales
et l’on aurait vu l’auteur d’''Hadschi''-''Abrek'' retrouver dans les annales
de son pays cette barbarie héroïque qu’il avait vue à l’œuvre et observée d’après nature chez les montagnards du Caucase.
de son pays cette barbarie héroïque qu’il avait vue à l’œuvre et observée d’après nature chez les montagnards du Caucase.



==III.==
==III.==

Version du 20 février 2009 à 21:14

Revue des Deux Mondes, tome 9, 1855
Saint-René Taillandier

Poètes et romanciers de la Russie
Le Poète du Caucase, Michel Lermontof


I. Michail Lermontoff’s poetischer Nachlass, zum erstenmal in den Versmassen der Urschrift, mit Hinzuziehung der bisher unveroeffentlichten Gedichte, aus dem Russischen übersetzt, von Friedrich Bodenstedt ; 2 vol., Berlin 1852. — II. Der Held unserer Zeit. Kaukasische Lebensbilder, aus dem Russischen, von August Boltz ; 1 vol., Berlin 1852.


Le Poète du Caucase

Par une sombre matinée du mois de janvier 1837, une rumeur sinistre mettait en émoi la population de Saint-Pétersbourg. Le poète national de la Russie venait d’être frappé en duel, et une voiture conduite à pas lents à travers les rues de la ville rapportait le corps ensanglanté à une famille en deuil. Ce poète n’était pas seulement un de ces artisans de style qui, depuis Lomonosof et le prince Kantemir jusqu’à la période de Karamsin et de Krilof, semblaient n’avoir eu d’autre soin que d’assouplir l’idiome moscovite. Maître de cette forme si longuement préparée, il avait pu donner l’essor à son génie, et pour la première fois on citait le nom d’un écrivain russe parmi les poètes qui exprimaient, comme Goethe, Byron et Chateaubriand, le travail de la pensée européenne. Bien qu’il eût du sang africain dans les veines, bien qu’il descendît par sa mère de ce More Hannibal acheté par Pierre le Grand, devenu plus tard le favori du tsar et investi du commandement de la flotte, cette origine, visible encore dans les traits de son visage et dans l’ardeur d’une nature de feu, n’avait pas altéré chez lui la sincérité d’une inspiration toute nationale. Il était Russe de cœur et d’âme ; il aimait avec passion les vieilles poésies du peuple, et c’était pour consacrer les légendes de la patrie qu’il demandait conseil à l’Arioste ou à Byron. Comment se représenter la stupeur et l’affliction publiques au moment où cette nouvelle allait courant de bouche en bouche : Pouchkine est blessé, Pouchkine se meurt !

Il y avait là toute une tragique histoire assombrie encore par les commentaires de l’indignation et de la douleur. On racontait qu’un étranger, un émigré de 1830, recommandé au tsar par la duchesse de Berry et nommé officier dans les gardes, avait porté le déshonneur et la mort dans la maison du poète. Ces anecdotes, dont la foule est avide et qui s’enveniment si vite en de tels momens, se répandaient déjà par toute la ville. La beauté de Mme Pouchkine, l’amour qu’elle avait inspiré à M. d’Anthès, la jalousie, les stratagèmes, et enfin la fureur du mari qui se croyait outragé, tel était le sujet de mille récits où le faux et le vrai tenaient une place égale. On assurait que M. d’Anthès, pour pénétrer sans péril auprès de la femme qu’il aimait, n’avait pas hésité à demander sa sœur en mariage. Quelle avait été depuis ce mariage la conduite de celle que Pouchkine appelait sa belle madone ? Le beau-frère du poète, aveuglé par la passion, avait-il violé en effet, même par une tentative impuissante, les lois de l’hospitalité et de la famille ? Y avait-il là un affront ? y avait-il une de ces taches que le monde croit effacer dans le sang ? Toute cette affaire, à l’heure qu’il est, est jugée avec plus de calme par les esprits impartiaux [1], et il paraît "bien que l’adversaire de Pouchkine n’a pas forfait à l’honneur. Ce n’est pas sur lui que doit retomber la honte ; partout où il y a des Othello dont la supériorité fait des envieux, il y a aisément d’honnêtes Yago. Au moment de la sinistre nouvelle, on ne soupçonnait pas la vérité ; il n’y avait ni hésitation ni doute au sein de la foule ; on ne se demandait pas s’il n’y avait pas eu des calomnies, des dénonciations, toute sorte de perfidies anonymes, et si M. d’Anthès, jusqu’au dernier instant, n’avait pas opposé une modération attristée à la fureur de son beau-frère. Avant que l’accusé eût comparu devant le tribunal militaire qui allait l’absoudre en l’obligeant seulement à quitter la Russie, l’opinion avait déjà prononcé contre lui un verdict sans pitié. Aujourd’hui même, après un intervalle de dix-huit années, il ne faut qu’un incident pour réveiller ces souvenirs. Adopté par un riche diplomate hollandais, M. d’Anthès a changé de nom ; l’ancien officier des gardes du tsar Nicolas est redevenu Français, il a joué un rôle honorable, après 1848, dans nos assemblées législatives, et il siège en ce moment sur les bancs du sénat : qu’importent ces transformations ? Le sénateur de l’empire est toujours aux yeux du peuple russe l’homme qui a eu le malheur de tuer le poète national, et il y a un an à peine, lorsque le beau-frère de Pouchkine, avant l’ouverture de la guerre, fut envoyé en mission auprès du tsar par le gouvernement français, ce fut une occasion de réminiscences amères dans les journaux de la Russie et de l’Allemagne. Quelle devait être au jour de la catastrophe la vivacité de ces émotions que le temps n’a pu calmer !

Or, à l’heure même où le corps de Pouchkine, royalement accompagné par tout un peuple en larmes, venait de descendre dans la tombe, une voix s’éleva tout à coup pour traduire distinctement les murmures de la rue. Écoutez : quels accens ! quelles clameurs ! Jamais la ballata corse sur le cercueil d’un ami n’a poussé de pareils cris. C’est un poète de vingt-six ans qui remplit les fonctions de la voceratrice. A qui s’adresse-t-il ? Au tsar lui-même. Il se jette à ses pieds, il invoque sa vengeance : « O tsar ! mon tsar ! ô père des Russes ! ne le laisse pas impuni, l’aventurier qui vient d’enlever à la Russie le plus glorieux de ses enfans ! » Ce n’est pas une indignation factice qui s’exhale dans ses vers ; le poète est bien l’interprète qui convenait à de telles douleurs. Jeune, loyal, emporté, il prodigue l’insulte à l’adversaire de Pouchkine avec une sorte de rage patriotique. Ce qu’il dit, il est évident qu’il le croit. Ne lui objectez pas qu’il s’agit ici d’un combat où deux hommes s’exposaient volontairement à la mort. — Non ! ce n’est pas un duel, ce n’est pas un combat à armes égales, s’écrie le poète en ses fureurs. L’aventurier (c’est ainsi qu’il désigne celui que Pouchkine lui-même avait accepté pour beau-frère), l’aventurier a joué froidement avec ce cœur plein de passions et d’orages, comme l’Antonio de Goethe exaspérait la sensibilité du Tasse, et, assuré de l’avantage, il a conduit le malheureux à un mal inévitable. « Quel sentiment aurait pu faire trembler sa main ? Il n’a point de cœur, il n’a point de patrie ; il est venu chercher chez nous un rang, des titres, ’des croix, le seul bonheur qu’il comprenne. La Russie a été pour lui une seconde mère ; comment nous témoigne-t-il sa reconnaissance ? Il n’a que du dédain pour tout ce qui frappe sa vue, il méprise notre langue et nos usages, il méprise le peuple russe et n’ambitionne que les faveurs de la cour... O mon tsar ! je me jette encore à tes pieds. Vengeance ! vengeance, au nom du poète ! Que le meurtrier reçoive le châtiment de son crime ! Prête l’oreille à nos supplications, sois un juge équitable, rends un juste jugement, punis le crime !... Oui, écrase sous ton pied fort cette race de serpens, afin que les générations à venir ne poussent pas un jour des plaintes de douleur en pensant à la lâcheté de leurs pères. Si nous ne tirons pas vengeance de ce crime, il y a un juge éternel, il y a un juste juge qui nous lancera dans sa colère cette malédiction terrible : La source de vos chants est pour jamais tarie ! Le peuple russe n’a pas su défendre son poète, je n’enverrai plus de poète au peuple russe ! »

Ainsi s’emportait le jeune interprète de la douleur publique, pareil, je le répète, à ces chanteurs d’Ajaccio qui, le lendemain d’une vendetta, font profession de vociférer’ leurs plaintes sur le cercueil du mort, moins soucieux d’honorer la victime que de provoquer les vengeurs. Le tsar aimait Pouchkine, il avait écrit au poète mourant qu’il assurerait l’existence de sa femme ; mais cette pétition hautaine lui déplut, et il voulut savoir quel était l’homme qui avait signé de tels vers. On lui répondit que c’était un jeune officier de ses gardes, un certain Michel Lermontof, signalé déjà pour la brusquerie de son humeur et la hardiesse de ses paroles. Le tsar prit une plume et signa l’ordre d’envoyer Michel Lermontof à l’armée du Caucase.

Michel Lermontof appartenait à la haute société aristocratique, comme la plupart des poètes de son pays. Après avoir fait ses premières études, sous la direction d’un précepteur, dans la maison de son père, il était entré dans le corps des pages et avait passé de là dans la garde. C’est à peu près l’histoire de tous les jeunes seigneurs, fils de princes et de boyards ; s’il y eut dans la jeunesse du poète quelque signe particulier de son avenir, aucun témoignage n’est là pour nous le révéler. Lermontof n’a pas eu de biographe, et ses poésies seules, quoique l’auteur préfère les récits et les peintures épiques à l’expression des épanchemens intimes, ses poésies seules peuvent nous faire entrevoir ce qu’il était à la veille de cette explosion de colère qui amena son exil au Caucase. Lermontof était une âme ardente ; il étouffait dans l’atmosphère du monde officiel, et, n’y trouvant pas un domaine assez large pour son activité, il revenait volontiers à l’existence primitive du Russe et du Cosaque. La libre vie du cavalier errant à travers les steppes répondait bien aux besoins de son imagination. Que de fois, dans les entraînemens et les dégoûts d’une corruption précoce, au lieu de s’abandonner au mal avec ses compagnons, au lieu de dissimuler l’épuisement de son cœur sous le vernis d’une élégance menteuse, il s’arrachait résolument aux influences malsaines, et allait demander aux solitudes des steppes la liberté qui retrempe les forces morales ! Il avait fait plusieurs voyages au Caucase avant d’y être confiné par un ordre du maître. Les pentes du Kasbek et de l’Elborus, les vallées du Térek, les steppes de la Kabardah, c’était pour lui comme un correctif des misères de la société russe. Il s’en fallait bien cependant qu’il eût goûté tous les fruits de la vie active. Quand il reparaissait dans le monde, il y rapportait une âme altière, dédaigneuse, pleine de mépris pour les hommes, et l’ironie byronienne, si chère à la plupart des poètes russes, prenait sur ses lèvres une amertume nouvelle. Ainsi ballotté entre le bien et le mal, entre les pernicieux loisirs et l’énergie virile, entre l’hypocrisie de Saint-Pétersbourg et la liberté de la steppe, le jeune poète aurait eu peut-être bien des transformations à subir avant de fixer un but à son ardeur. Le voilà enrôlé dans l’armée du Caucase ; le voilà forcé de vivre sous ce ciel qu’il aime, au pied de ces montagnes couronnées de neige sans tache, au milieu de ces Cosaques dont l’indépendance lui sourit, en face de ces Tcherkesses dont il admire les fières allures ! Ses compagnons d’armes sont de hardis officiers, les uns qui ont choisi volontairement leur poste, les autres qu’on a condamnés à cette rude guerre pour les plier à la discipline ; ses ennemis, ce sont parfois les brillans Adighés ou les sauvages Ossètes, mais surtout ce sont les Lesghes, les Tchetchens, les murides de Shamyl : eh bien ! camarades ou adversaires, ce sont des braves, ce sont des âmes pures de toutes ces lâches passions qu’engendre le despotisme, et il les unira tous dans son chevaleresque enthousiasme. Il chantera cette sauvage nature où l’homme respire à pleins poumons, il chantera les mœurs, les traditions, les légendes, les drames de ces races nées pour la guerre ; il chantera avec la même sympathie le Tcherkesse et le Cosaque, le chrétien et le musulman ; il sera le poète du Caucase.


I.

« Salut, Caucase au front blanchi ! Je ne suis pas un étranger clans tes domaines. Déjà, au temps de ma jeunesse, tu m’as accoutumé à tes solitudes. Et depuis lors combien de fois en rêve n’ai-je pas franchi tes sommets, attiré par les splendides espaces de l’Orient ! 0 libre terre de montagnes, tu es sauvage ; mais que tu es belle ! Tes hauteurs escarpées semblent des autels, et quand les nuages le soir volent de loin sur tes cimes, tantôt c’est comme une vapeur bleue qui t’enveloppe, tantôt on dirait des ailes flexibles qui se balancent au-dessus de ta tête, tantôt on croit voir passer des ombres ou se dresser des fantômes, de ces fantômes qui apparaissent dans les songes.... cependant que la lune brille solitaire dans les bleus espaces du ciel. Combien j’aimais, ô Caucase, et tes belles filles sauvages, et les mœurs guerrières de tes fils, et au-dessus de tes sommets les profondeurs transparentes de l’azur, et la voix terrible, la voix toujours nouvelle de la tempête, soit qu’elle mugisse sur tes hauteurs, soit qu’elle gronde au fond de tes abîmes, — une clameur éveillant au loin une clameur, comme le cri des sentinelles au sein de la nuit ! » C’est ainsi que le jeune officier saluait ces montagnes où on l’envoyait en exil ; il avait immédiatement senti que ce serait là la patrie de son imagination. Enrégimenté dans les bataillons du Caucase, il est libre par la grâce souveraine de la poésie. Au milieu des expéditions ou dans les loisirs des camps, une seule chose l’occupe tout entier, les merveilles de cette nature altière et le spectacle plus émouvant encore de l’énergie humaine. La cause particulière dont il est le soldat le laisse assez indifférent ; mais il aime ces races de montagnards adighés, kabardiens, tcherkesses, et il s’attache à les peindre dans leurs fières attitudes, comme il peint le tigre et le lion royal errant sur les pentes des ravins. Après trois ans de séjour au Caucase, Lermontof publiait un volume de vers à Saint-Pétersbourg, et la patrie de Pouchkine comptait un poète de plus.

Ce qui avait frappé tout d’abord dans ce recueil de 1840, c’était, au dire des critiques russes, une langue mâle, souple, sonore, et une merveilleuse précision de dessin. Les tableaux de la nature n’avaient pas encore été reproduits dans ce jeune idiome avec une vigueur si sûre d’elle-même. C’étaient bien là les émotions de la vraie poésie, des caractères héroïques et simples, une scène grandiose, la vie avec ses enchantemens et ses combats, la majesté des soleils levans, l’horreur des nuits d’orage, les mugissemens des grands fleuves, et toutes, les voix de ces montagnes où semble retentir encore la plainte du Prométhée d’Eschyle. Qu’importe que la censure eût arraché mainte page à l’œuvre du poète ? Il restait assez de vie dans ces vers mutilés pour que les lecteurs d’élite comprissent tout ce qu’on devait attendre "d’une telle inspiration. Laissez-le grandir, disait plus d’un bon juge ; que sa pensée se fortifie et se calme, que son imagination s’assouplisse, la littérature nationale grandira avec lui, et une véritable action morale sera exercée un jour par ce chantre d’un monde héroïque. L’année suivante, Lermontof était mort. Frappé en duel comme ce Pouchkine dont on le proclamait l’héritier, il n’avait pas eu le temps de mûrir les dons qu’il avait reçus. Il laissait les œuvres de sa jeunesse, de dramatiques récits, des ébauches vigoureuses, des scènes et des fragmens splendides ; l’œuvre plus belle de son âge mûr, entrevue déjà comme un espoir prochain à travers ces premières pages, venait de mourir avec lui.

La douleur fut profonde en Russie chez tous ceux qui s’intéressent aux choses littéraires et qui souhaitent à leur patrie une poésie originale. De toutes parts on exprimait le désir que les œuvres éparses de Lermontof fussent rassemblées avec soin, et que la nation, en apprenant ce qu’elle avait perdu, pût goûter aussi ce qu’elle possédait. Un éditeur de Saint-Pétersbourg, nommé Glasunof, s’empressa de répondre à ce vœu. Il forma en 1842 un recueil en trois volumes qui comprenait, outre les chants de 1840, des poèmes insérés çà et là dans des publications périodiques et maintes pièces manuscrites. L’éditeur priait tous les amis de Lermontof de lui faciliter les moyens de compléter ce recueil, bien des pages du jeune poète devant se trouver encore entre des mains fidèles. Au reste, effrayé des coups de ciseaux, averti par ces longues lacunes qui attestaient la surveillance impitoyable des censeurs, il avait osé à peine exprimer le regret que cette fin prématurée de l’auteur inspirait au public studieux ; aucune mention particulière du poète, aucun détail biographique, aucun renseignement sur sa mort. Lermontof était proscrit une seconde fois ; c’était à lui de se produire, de s’expliquer tout seul. Les amis du poète ne restèrent pas sourds à cet appel, et le monument de Lermontof ne tarda pas à se compléter : un quatrième volume parut en 1844, un petit volume de huit à neuf feuilles tout au plus, mais renfermant quelques-unes des plus belles productions de l’auteur. C’est seulement sur ces quatre volumes publiés d’une façon si timide et déshonorés par tant de coupures insolentes qu’on pouvait apprécier le poète du Térek et de l’Elborus, lorsqu’un écrivain allemand, très familiarisé avec tout ce qui intéresse le Caucase, un homme plein d’imagination et de science, un esprit également doué pour l’histoire et la poésie, le peintre des Cosaques, des Tcherkesses et des théologiens de Tiflis eut l’idée de traduire en vers allemands tous les poèmes de Lermontof, et surtout de les restituer, autant que possible, tels qu’ils étaient sortis des mains de l’auteur. Je parle de M. Frédéric Bodenstedt, qui m’a déjà fourni bien des indications, lorsque, le premier en France, j’ai fait connaître les luttes du prophète Shamyl et du prince Voronzof [2]. Des juges parfaitement autorisés m’affirment que cette traduction de Lermontof par M. Bodenstedt est un chef-d’œuvre d’exactitude ; je n’ai pas de peine à le croire, et personne assurément n’était mieux préparé qu’un tel traducteur à entrer, dans l’esprit de son modèle. M. Bodenstedt avait rencontré Lermontof dans plusieurs des villes du Caucase ; il savait apprécier ce caractère impétueux et loyal, et après sa mort il n’a rien négligé pour retrouver son œuvre tout entière. Quand je lis les vers de l’écrivain allemand, il ne me semble pas que j’aie affaire à une traduction ; c’est un poète qui me parle, c’est Lermontof lui-même qui est là.

L’inspiration qui apparaît d’abord chez le poète du Caucase, c’est une sympathie ardente pour les ennemis des Russes, — non pas une sympathie déclamatoire et niaise, — une sympathie virile qui ne dissimule aucun aspect sinistre du tableau. Les Tcherkesses de Lermontof ne sont pas des chevaliers, ce sont des héros sauvages ; mais ce sont des sauvages qui défendent le droit et la patrie. « Sauvages sont les races de ces sauvages abîmes. C’est dans la lutte qu’ils naissent et pour la lutte qu’ils grandissent. L’enfant entre dans la vie en combattant, en combattant l’homme achèvera sa tâche. Ils n’ont qu’un mot d’ordre : l’ennemi ! le Russe ! C’est avec ce mot-là que la mère, son enfant sur les genoux, lui souffle au cœur une courageuse épouvante. Aussi l’enfant même, le faible enfant, ne connaît pas de merci. Fidèle est l’amitié, plus fidèle encore est la vengeance. Là il ne coule pas une goutte de sang qui ne soit vengée à l’heure dite. Mais l’amour aussi, comme la haine, est un amour sans mesure... » Dès le premier mot, vous le voyez, l’auteur a justifié les acteurs du drame qu’il va retracer. Que viennent faire ici les conquérans ? Cette terre appartient aux races qui l’occupent depuis les premiers temps des migrations humaines ; la montagne et le torrent sont à eux, le Térek mugissant a horreur du soldat étranger, et la Mer-Caspienne gronde de joie quand le grand fleuve lui porte des cadavres moscovites. Une pièce originale et forte, intitulée les Dons du Térek, exprime d’une façon sinistre cette conspiration de la nature contre l’armée russe. Le Térek roule et bondit ; sorti des gorges du Kasbek, il s’élance à travers les rochers, il précipite ses eaux dans les abîmes ; ce sont des cataractes, ce sont des mugissemens et des flots d’écume ; on dirait l’âme de ces contrées qui pousse le cri de guerre contre l’ennemi. Arrivé dans la plaine, il se calme, et quand il approche des rivages de la Mer-Caspienne, il lui dit : « Ouvre à mes vagues ton sein hospitalier ; tiens, voici les dons que je t’apporte ; en passant le défilé du Dariel, j’ai arraché des morceaux de granit pour amuser tes en fans. » Mais la mer reste comme endormie ; ce n’est pas là le cadeau qu’elle voulait. « Voici un autre présent qui te plaira mieux peut-être, reprend le fleuve ; c’est le cadavre d’un jeune Tcherkesse, d’un jeune héros de la Kabardah. Il est mort en combattant les Russes. Son armure est d’un grand prix, et sur le bord de sa veste flottante sont brodés les versets du Coran. Regarde ! le feu de la haine brille encore dans ses yeux... » Cependant la mer immobile attend toujours le présent qu’elle réclame. « Le voici, dit le Térek ; tu seras satisfaite cette fois. Ce cadavre que je roule dans mes eaux, c’est le corps d’une jeune femme cosaque. Comme elle est belle ! comme sa longue chevelure blonde couvre ses pâles épaules ! Vois sur sa poitrine cette petite ouverture, la juste mesure du poignard ; le sang rouge en coule encore, et parmi les Cosaques de Greben [3], celui qui l’aimait, celui-là même ne pleure plus. Il est monté à cheval, il est parti au galop à travers la nuit et la tempête, il s’est précipité au milieu des Tcherkesses, et il est tombé un poignard dans le cœur. » Le fleuve se tait, mais une forme blanche apparaît soulevée par les flots sombres, c’est le cadavre de la jeune femme ; à cette vue, la mer tressaille, un mugissement de joie s’échappe de ses abîmes, et elle entr’ouvre son vaste sein pour recevoir les ondes du Térek.

A côté de ces tableaux effrayans, le poète nous montrera chez les Cosaques la jeune femme berçant son nouveau-né. Pauvre mère ! elle est triste, mais elle est forte. Son imagination ne lui offre que des scènes de sang, et cependant avec quelle douceur résignée, avec quel courage tranquille elle accoutume son fils à la vie qui l’attend !

« Dors, petit, repose en paix, dors, mon enfant, endors-toi ! du haut des cieux, la lune regarde paisiblement dans ton berceau. Je te chanterai une chanson, si tu fermes les yeux ; je te conterai une belle histoire... Allons, endors-toi, mon enfant !

« Là où le Térek, à travers les rocs, roule en mugissant vers la vallée, le Tchetchen est à l’affût, accroupi à terre, aiguisant son poignard. Ton père cependant a vieilli dans cette vie de combats, et le ciel est avec lui... Endors-toi, mon enfant !

« Toi aussi, — ce jour-là viendra, — toi aussi tu partiras pour la guerre. Un fusil à la main, tu monteras à cheval, tu t’en iras loin de la hutte de ta mère. Je te broderai moi-même une belle housse avec de la soie bigarrée... Endors-toi, trésor de mes yeux, endors-toi, mon cher enfant !

«Tu seras un hardi cavalier, un vrai Cosaque du fond du cœur... Ah ! quand je te verrai partir, quand tu me feras un dernier signe d’adieu, que de larmes amères je verserai ! quelle tristesse m’accablera !... Allons, il faut fermer les yeux, endors-toi, cher enfant !

« Alors, dans le sommeil ou la veille, le matin ou le soir, sans cesse je penserai à toi... je n’aurai d’autre consolation que de prier. Je dirai : Où est-il maintenant ? que fait-il ?... Dors, tu es encore sans souci dans ton berceau ;... dors, ô mon enfant !

« Je te donnerai une sainte image pour t’accompagner sur ta route. Quand tu prieras Dieu, tu la mettras devant toi. Dans les pays lointains, au milieu de la bataille, tu penseras toujours à ta mère... Dors, petit, repose en paix ; endors-toi, endors-toi, mon enfant ! »

Mais ce n’est pas dans la forme purement lyrique que la pensée de Lermontof trouve son expression complète ; le récit convient mieux à la largeur et à la simplicité de son inspiration. Tantôt ce sera un poétique tableau à la façon de Lara et du Corsaire, tantôt une de ces fresques où se déploient naturellement de colossales figures. Quelle grandeur sans effort dans la reproduction de ces types à demi barbares ! quel sentiment de la majesté primitive ! Le poème intitulé le Novice (M. Bodenstedt traduit ce titre par ces mots : le Jeune Tcherkesse, der Tcherkessenknabe) peint admirablement cet invincible amour qui enchaîne le Tcherkesse au sol de ces montagnes. L’enfant d’un Tcherkesse a été pris par les Russes et confié aux moines d’un couvent. C’est en vain qu’on lui prodigue tous les soins, en vain qu’un vieux moine se dévoue à son éducation avec la sollicitude d’un père : l’enfant conserve l’ineffaçable souvenir des premières images qui ont frappé ses yeux. A mesure qu’il grandit, ses souvenirs grandissent avec lui. Ce qui n’était qu’un instinct devient une idée précise ; on dirait qu’en interrogeant sa pensée, il y retrouve des sentimens qu’il n’a pas éprouvés lui-même, mais qui sont comme les traditions de son sang et de sa race. Sait-il ce que c’est que l’indépendance du chef tcherkesse dans ses retraites escarpées ? Il le devine, et au moment même où il semble écouter avec calme les pieuses exhortations du moine, il entend retentir toutes les voix de la montagne qui l’appellent par son nom. La veille du jour où il doit s’engager dans la milice du cloître, le jeune Tcherkesse s’est enfui comme le lion qui brise sa chaîne. Retrouvera-t-il sa tribu dans la montagne immense ? Faible, sans armes, exténué par cette vie d’inaction, il a tenté une entreprise au-dessus de ses forces. Que de luttes contre la fatigue, contre le froid de la nuit, contre les serpens et les bêtes féroces ! On le trouve un jour à moitié mort dans un ravin, on le ramène au couvent, et c’est là qu’avant de rendre le dernier soupir, toujours fier et indomptable, il raconte ses aventures au vieux moine qui n’a pas réussi à transformer son enfance. Tout ce récit est d’une singulière beauté. Il y a surtout un combat du jeune Tcherkesse avec un tigre qui révèle la main d’un maître. C’est bien là de la poésie primitive, non pas de cette grande poésie homérique à laquelle il ne faut rien comparer pour l’union de la sérénité et de la force, mais de cette poésie particulière à l’héroïque enfance des nations modernes ; on dirait un fragment du Poème du Ciel ou de la Chanson de Roland.

Cette sympathie de soldat et d’artiste qu’il éprouve pour les Tcherkesses et les Lesghes, Lermontof, nous l’avons dit, ne la refuse pas à ses compagnons d’armes, mais ce n’est jamais le patriotisme qui l’inspire. La sainte Russie n’est pas l’objet de son enthousiasme, et si le lendemain de quelque chaude rencontre avec l’ennemi il décrit les scènes auxquelles il a pris part, c’est l’homme seul qui l’intéresse sous ces costumes différens, l’homme d’action, l’homme de guerre, celui qui ose provoquer le jugement de Dieu dans ces grands duels de peuple à peuple. Indépendamment de la cause qui arme les combattans, il semble apprécier pour elle-même cette situation violente où l’homme déploie toutes ses ressources et révèle tout ce qu’il vaut. On dirait parfois que cette surexcitation des forces humaines a pour lui un attrait purement brutal, et qu’il fait une médiocre différence entre les émotions de la bataille et la fièvre du lansquenet ; mais non, il triomphe de ce mauvais instinct, il est frappé avant tout du déploiement de l’énergie morale. De là des contradictions éloquentes, lorsque, voyant les facultés de l’homme se transfigurer dans ce suprême essor, il se demande à quoi bon ces prodiges de courage, de sang-froid, de loyauté, d’intelligente audace, et finit par maudire la guerre, dont il voulait chanter les louanges. Je trouve ces sentimens exprimés avec force dans le tableau de bataille intitulé Valérik, C’est une toile pleine de mouvement et de bruit. Pendant que Lermontof et ses soldats sont au camp, les murides de Shamyl se jettent sur eux à l’improviste ; on court aux armes, on poursuit l’ennemi de buisson en buisson, et bientôt on donne dans un piège ; les Tchetchens, qui semblaient fuir, enferment les Russes dans un cercle de fer et de feu. Quel combat ! quel acharnement silencieux ! que de coups terribles donnés et reçus ! A peine a-t-on le temps d’envelopper dans son manteau ce capitaine qui va mourir. Des épisodes touchans ou sinistres se croisent sur ce théâtre avec la rapidité de l’éclair, et tout cela se reproduit dans l’œuvre du poète avec une précision magistrale. « Quel est ce lieu où nous sommes ? demande Lermontof à un Tartare au moment où les Tchetchens vaincus laissent les Russes ensevelir leurs camarades. — C’est Valérik, dit le soldat, un nom de notre langue qui signifie le ruisseau de la mort. »

Le plus souvent ce sont des légendes ou bien des histoires circassiennes que recueillera Lermontof. La matière poétique ne manque pas dans les annales du Caucase ; le poète interrogera ses guides, il ira lui-même visiter les aouls, et la tradition revivra dans ses vers. Initié comme il l’est à la vie des tribus, ce sera assez pour lui d’une simple indication. Un drame s’est accompli l’autre jour dans un aoul tcherkesse. Lermontof en devine les détails, et les personnages se redressent devant lui avec leurs passions et leurs crimes. Tel est ce drame de Hadschi-Abrek, comparable, pour la précision, pour la rapidité, pour l’effrayante logique des sentimens, au Mateo Falcone de M. Prosper Mérimée. La scène se passe à Dschemmat, dans le Daghestan, chez une peuplade invincible qui jamais n’a payé de tribut à un maître, et ne s’est pas même soumise à Shamyl. « Sa mosquée, c’est le champ de bataille ; ses remparts, c’est l’acier des poignards et le cœur des hommes. Les enfans de Dschemmat sont renommés d’un bout à l’autre du Caucase, et quand l’un d’eux a visé la poitrine d’un Paisse, jamais il n’a manqué son but. » Or le soir est venu, la nuit tombe, et, réunis encore sur la place, tous les montagnards de l’aoul écoutent religieusement un des leurs. Est-ce un conseil de guerre ? est-ce un plan d’attaque ? va-t-on surprendre les Cosaques à la faveur de la nuit ? Non, c’est un vieillard qui se lamente, un pauvre vieillard à qui un chef tchetchen a enlevé sa fille Leïla. « Ayez pitié de moi, cavaliers de Dschemmat ! Vous êtes les plus vaillans fils du Caucase ; faites justice, faites-moi rendre ma fille. L’un de vous connaît-il Bulat-Bey ? C’est Bulat-Bey qui l’a enlevée de mes bras. » A ce nom, un des jeunes cavaliers a tressailli. «Je le connais, s’écrie-t-il, compte sur moi. Jamais Hadschi-Abrek n’est monté en vain sur son cheval. Attends-moi ici pendant deux jours et deux nuits ; si tu ne me vois pas revenir à l’heure convenue, n’attends plus davantage et prie le prophète pour mon âme. » Celui qui parle ainsi avait un ftère qui a été tué lâchement par Bulat-Bey ; s’il n’a pas encore tiré vengeance du crime, c’est qu’il épie une occasion de rendre à l’assassin tout le mal qu’il a souffert. Hadschi-Abrek n’est pas parti pour rendre une fille au vieillard, il est parti pour assassiner Leïla. L’arrivée d’Hadschi-Abrek dans la demeure de Bulat-Bey, la joie de la fille infidèle quand elle reçoit des nouvelles de son père, le trouble de Hadschi à la vue de cette belle jeune femme, l’hésitation qui retient son bras prêt à frapper, puis l’exécution de la vengeance et le retour du meurtrier rapportant au vieillard la tête sanglante de son enfant, tout cela compose une série de scènes émouvantes et horribles. Vous voyez quelle est l’impartialité du peintre, il ne songe pas à dissimuler la férocité de ses héros ; c’est bien la barbarie qui s’agite sous nos yeux, et parmi ces tribus du Caucase on sent qu’il reste encore plus d’un fils d’Attila.

N’oublions pas toutefois que dans cette variété innombrable de peuplades il y a place pour des natures très différentes. Auprès des arrière-neveux du chef des Huns, à côté de ces débris des migrations barbares, la science ethnographique signale aisément des races plus douces, venues de l’Orient méridional. La poésie du Caucase n’est pas toujours une poésie féroce, on trouve aussi chez maintes tribus cette physionomie plus noble et ces mœurs élégamment fastueuses qui sont comme le reflet lointain d’une civilisation meilleure. L’Orient dans sa grâce voluptueuse et hautaine, l’Orient de lord Byron, apparaît çà et là au milieu de ces déserts, et la sagacité du poète n’a négligé aucun aspect de son tableau. Ismaïl-Bey, qui retrace un de ces drames plus élevés, est certainement une des excellentes compositions de Lermontof. C’est toute une longue histoire de guerre et d’amour. Proscrit par des luttes intestines, un jeune chef tcherkesse, Ismaïl-Bey, a trouvé un asile chez un Lesghe du Daghestan, et la fille de son hôte, la belle lesghienne Sara, s’est prise d’amour pour le noble étranger. Bientôt cependant les cris de guerre qui ont retenti jusqu’à lui ramènent Ismaïl auprès de ses frères d’armes. « Ne pars pas ! lui dit Sara, les mains jointes ; reste ici, reste auprès de mon père ! » Mais Ismaïl pense comme la chanson circassienne : « Si tu songes aux fiançailles, que ta fiancée soit ton épée, et si tu as une dot toute prête, achète un cheval avec ta dot ! » Le voilà de retour dans sa tribu, et il y trouve, comme à son départ, maintes jalousies implacables. Il faut repousser les attaques des Russes, il faut déjouer les intrigues de son frère Roslam-Bey. Que deviendrait Ismaïl, si Sara n’était pas là, équipée en guerrier, le sabre et le fusil à là main, ardente comme la Gulnare du Corsaire, dévouée et silencieuse comme le page de Lara ? Ce dévouement de la jeune femme, l’insouciance hautaine d’Ismaïl, le tableau des divisions de la tribu, tout cela est pour le poète une occasion de pathétiques peintures. Je recommande au premier chant le tableau d’Ismaïl proscrit, sa longue course dans les montagnes, l’arrivée chez l’hôte et l’amour de Sara. Cette gracieuse idylle sauvage, opposée si naturellement aux scènes sanglantes du second chant, est un vrai trésor de poésie. Ismaïl-Bey du reste est une œuvre sans prétention : n’y cherchez pas l’intérêt d’un drame habilement noué, c’est plutôt une page d’histoire et le récit d’une aventure réelle. Le poème finit on ne sait pourquoi ; Sara disparaît sans qu’on apprenne si ce dévouement obstiné a fléchi la sauvagerie d’Ismaïl. Qu’importe ? Ce que l’auteur a voulu surtout représenter, ce sont des figures pleines de vie et de passion, encadrées dans une scène grandiose. Quelle variété de paysages ! Ici, c’est cette montagne sinistre où le mauvais ange, précipité du ciel, s’arrêta, selon les traditions circassiennes, pour jeter un dernier défi à son vainqueur, et qui porte encore la marque de cette rébellion diabolique ; là, ce sont les fraîches vallées, les vignes sauvages courant sur des masses de granit, le murmure des ruisseaux à travers les rochers, et toujours, dès qu’on lève les yeux, ces sommets de neige et de glace qui brillent comme une couronne de diamans dans l’éternel azur.

N’est-ce pas un caractère de ces contrées,, que le christianisme y a été mêlé au culte de Mahomet, et que d’autres traditions religieuses, plus opposées encore, y forment parfois la confusion la plus étrange ? Ces mélanges, assurent les voyageurs, sont manifestes dans maintes églises du Caucase, espèces de musées barbares où les statues des saints couvertes de versets du Coran coudoient les vieilles divinités primitives. Il doit y avoir dans ce pays des légendes presque bibliques que l’esprit contemplatif de l’Orient aura marquées de son empreinte. Le poète ne s’en est pas tenu aux scènes de meurtre et aux aventures de guerre ; il s’est enquis de ces légendes, et son imagination, qui se soucie assez peu des choses métaphysiques, y a trouvé pourtant des beautés inattendues. La légende qui se retrouve à l’origine de toutes les religions, c’est la légende du bien et du mal, du bon et du mauvais principe, de Dieu et du diable. Le diable est-il assez fort pour tenir la puissance de Dieu en échec ? Telle est la question que se posent toutes les religions naissantes, et chacune d’elles y répond naïvement par des cris de douleur ou par un chant d’espoir. Écoutez un récit populaire de la Géorgie, le Démon, qui met dramatiquement en scène ces douloureux problèmes où l’homme et la Divinité sont en jeu. La Géorgie a été longtemps une terre chrétienne, et son christianisme, tout rempli d’inspirations persanes, ne rappelait ni les sombres croyances de la race juive ni la sévérité dogmatique des églises de l’Occident. Il s’agit là aussi d’une fille d’Eve que le démon a séduite ; mais ce n’est pas le démon de la Bible, qui perd l’humanité tout entière en perdant une seule âme : le démon est vaincu au sein même de sa victoire, et cette histoire toute romanesque se termine dans les splendeurs mystiques comme le chant de triomphe de la bonté infinie.

Les voyageurs qui visitent la Géorgie admirent une chapelle construite sur l’un des sommets les plus élevés de la chaîne du Caucase au milieu des neiges éternelles ; c’est à cette chapelle que se rattache la légende d’où Lermontof a tiré tout un poème. Le démon, en parcourant le Caucase, a vu sur la tour d’un château-fort une belle jeune fille attendant son fiancé : « Non, je le jure parla lumière de toutes les étoiles du ciel, je le jure par la grâce de l’aurore et la splendeur du couchant, jamais si doux visage n’a souri au chah de Perse ; jamais dans les jardins du harem, à l’heure où midi embrase les airs, les fraîches eaux du bassin n’ont baigné un corps aussi charmant, et jamais, depuis que le bonheur du paradis a disparu de cette terre de péché, jamais sous le soleil d’Orient on n’a vu pareille fleur s’épanouir. » C’est Tamara, la jeune princesse géorgienne. Et quelle est là-bas sur la route cette caravane de dromadaires portant des présens magnifiques ? Quel est ce jeune homme qui accourt au grand galop de son cheval ? Le diable a reconnu le fiancé de Tamara. L’amour, la jalousie, la fièvre de la destruction, tout cela éclate à la fois dans l’âme maudite. Il aposte sur le chemin une bande de brigands du Caucase : le jeune Géorgien tombe percé d’un poignard, et Tamara se retire dans la cellule d’un cloître. Tout ce premier chant, plein de voluptés et de terreurs, est un tableau oriental d’une attrayante poésie. C’est au second chant que l’œuvre de séduction va s’accomplir : si les anges même sont tombés, si Abbadona et Éloa n’ont pas su vaincre le tentateur, comment la Géorgienne, ardente et passionnée, au milieu des ennuis de sa prison, résisterait-elle aux maléfices de l’enfer ? Un soir, en faisant sa ronde, le gardien du couvent entendit dans une cellule des soupirs, des cris inarticulés, des murmures voluptueux et plaintifs ; il s’éloigna avec épouvante, et le lendemain Tamara gisait morte sur le pavé de sa cellule. Tamara est couchée dans le cercueil ; les parens viennent encore admirer en pleurant ce visage que n’a pu flétrir la mort ; ils couvrent de baisers ses belles mains, puis le cercueil est porté sur la cime du mont, dans la sainte chapelle des ancêtres. Tout à coup le ciel se couvre, la neige tombe à flots épais, et le cercueil, et l’église, et le clocher, tout disparaît sous le blanc linceul ; il semble que la nature elle-même se charge de purifier la jeune femme. Voyez alors quel mystique tableau sur les hauteurs ! Le ciel est redevenu pur, le soleil éclaire les neiges immaculées, un ange descend sur la tombe, s’agenouille auprès de Tamara, et, recueillant son âme clans un pli de sa robe, l’emporte au paradis malgré les réclamations du démon.

Le poète a vraiment rajeuni ce thème antique par l’intérêt des détails, et dans une légende tant de fois traitée il a trouvé des inspirations sans modèle. Ce triomphe de l’esprit d’amour sur l’esprit du mal est exprimé sous la forme la plus poétique ; habitué jusque-là aux scènes de la réalité, Lermontof a entrevu avec un hardi bonheur le sens de ces traditions vénérables ; ce colloque de l’ange et du démon sur les cimes du Kasbek l’a noblement inspiré, et des pensées qu’on ne lui soupçonnait pas apparaissent en ce radieux symbole. J’admire surtout, si je l’ose dire, ces brillans effets de neige. Quelle image que ce tombeau de la jeune nonne au milieu des glaces immaculées ! — Aujourd’hui encore, dit le poète dans un épilogue, on aperçoit sur les cimes la chapelle et le sépulcre. La neige tombe, la neige tombe toujours, tantôt comme une pluie de diamans quand le soleil brille à travers, tantôt comme les plis d’une draperie sur le lit de mort de la jeune femme. Le lieu est devenu inaccessible, les glaces en défendent l’approche aux pieds profanes. — N’y a-t-il pas dans cette mise en scène un art délicat et puissant ? Et puisque l’histoire de Tamara est comme la promesse de la victoire définitive du bien sur le mal. ne fallait-il pas que ce poétique symbole fût fixé à jamais sur le rocher de Prométhée, au sein de cette blancheur éblouissante ?


II.

Exalté par de tels spectacles et nourri de cette moelle des lions, l’ardent poète du Caucase devait considérer, ce semble, sous un jour particulier, l’histoire et la civilisation de son temps. C’est une question qui se présente naturellement à l’esprit : quelle impression produisait sur sa pensée le tableau de la société européenne, quand il la contemplait du fond de sa retraite sauvage ? Lermontof s’occupe peu de l’Europe, où il n’aperçoit que des passions mesquines ; pareil en cela à ces peuples dont il est le peintre, la seule figure qui l’attire, c’est celle de Napoléon. Il y a des affinités secrètes entre ces tribus du Caucase et le prisonnier de Sainte-Hélène. Ce n’est pas en effet le Napoléon conquérant que chantera Lermontof, c’est plutôt le Napoléon vaincu ; il aimera à représenter en lui l’isolement de la grandeur, l’amertume de la souveraineté, et finalement l’impuissance du génie et de la gloire. Telle est, si je ne m’abuse, l’inspiration de cette belle pièce du Vaisseau-Fantôme, que l’éditeur allemand n’a pas connue, mais qui, introduite en France par un ami du poète et non publiée jusqu’à ce jour, méritera d’être recueillie par M. Bodenstedt [4].

LE VAISSEAU-FANTÔME (CINQ MAI).

 
Le firmament reluit de toutes ses étoiles. —
Quel est là-bas, là-bas, voguant à pleines voiles
Sur les flots bleus de l’Océan,
Ce navire aux longs mâts qu’aucun vent ne balance,
Dont tous les agrès font silence,
Et dont chaque canon béant,
Sans aucun artilleur de garde,
Pointé vers l’horizon, reste morne et regarde ?

On ne voit point les matelots ;
On n’entend point le capitaine ;
Le vaisseau n’a souci, dans sa marche certaine,
Ni de la foudre au ciel ni des rocs sous les flots...
Une île est sur la mer, rocher sombre, infertile,
Battu des vagues en fureur,
Mais une tombe est sur cette île :
C’est la tombe d’un empereur !

Ses ennemis enfin l’ont couché dans sa bière...
Sans les honneurs guerriers, sans les pompes du deuil ;
Ils ont scellé son corps sous une lourde pierre,
De peur qu’il ne se lève un jour de son cercueil.

Mais quand l’année a fui, roulée eu son suaire,
Quand revient le cinq mai, quand l’heure mortuaire,
Minuit, tinte dans l’île en n’y réveillant rien,
De l’horizon des cieux arrive
Un beau navire aérien
Qui touche doucement la rive.

Alors, son noir chapeau sur sa tête en travail,
Vêtu de sa capote grise,
L’empereur apparaît ! — Sons la nocturne brise
Il s’assied près du gouvernail,
Le front penché, les bras croisés sur sa poitrine. —
Le vaisseau, comme un trait, fend la vague marine.
 
Où porte-t-il ainsi l’étonnant passager ?
Il le porte vers cette France
Où, triste, il a laissé, dans les jours de souffrance,
Son trône et son enfant aux mains de l’étranger,
Et puis sa vieille garde, héroïque espérance !

Dès qu’il peut, à travers les ombres de la nuit,
Reconnaître la terre où domina son glaive,
L’empereur, l’empereur se lève.
Le voilà ! son cœur bat, son sang bout, son œil luit.

Il descend d’un pas ferme et hardi sur la côte.
Par des élans tendres et chauds
Il appelle ses vieux soldats, puis à voix haute
Et d’un ton menaçant, ses trente maréchaux !

Mais, hélas ! les soldats à la fière moustache
Dorment aux bords de l’Èbre, ou du Nil, ou du Pô ;
Sous les sables ardens, sous les neiges sans tache,
Ils sont couchés, rêvant toujours à leur drapeau...
Ou bien l’empereur mort a creusé leur tombeau !

Les maréchaux, du dieu déchu guerriers-apôtres,
Ils ne répondent pas non plus à son appel ;
Les uns ont disparu dans les combats ; les autres,...
Les autres ont changé d’autel.

Et frappant de son pied le rivage sonore,
L’empereur marche courroucé ;
Le long des flots dormans par la fièvre poussé,
Il va, vient, puis appelle encore.

Il appelle à grands cris son cher fils, l’enfant-roi,
L’étoile de sa nuit profonde ;
Il lui promet l’amour et l’empire du monde,
Ne voulant que la France et la gardant pour soi.

Mais le jeune héritier des grandes destinées
Sous le poids de son nom a vu ses jours détruits,
Comme un arbre qui casse aux premières années
Sous l’abondance de ses fruits.

Il s’arrête, il écoute, il attend. — Rien ! — Personne ! —
Il attend ; la lune décroît...
Dans tous ses membres il frissonne,
Mais il attend toujours — L’heure du matin sonne...
Alors ses pleurs brûlans mouillent le sable froid.

Il est là, seul... il cherche encor... son front retombe.
Il pousse un soupir douloureux,
Et lentement remonte au vaisseau vaporeux,
Qui part et le ramène à son île, à sa tombe.


La pensée de ce tableau, le sens de ce mystérieux Cinq Mai, si différent des odes de Manzoni, de Béranger et de Lamartine, c’est bien certainement la glorification du génie, mais c’est aussi un regard de profond mépris sur les vulgaires humains. Si l’on avait quelque doute à ce sujet, l’inspiration de l’auteur s’exprime plus nettement encore dans une pièce intitulée les Cendres de Napoléon à Paris. Lermontof y jette à la France de terribles accusations. Il lui reproche, — osons répéter ses paroles et méditons les jugemens que notre histoire inspire à l’étranger, — il lui reproche d’avoir flétri tour à tour ce qu’il y a de plus sacré sur la terre, la liberté d’abord, et ensuite le génie et la gloire. La liberté ! la France en a fait le glaive d’un bourreau, elle a courbé la tête devant une poignée de scélérats, et, de dégradation en dégradation, elle est devenue la proie facile du despotisme, « Alors dans ton ciel sinistre une étoile radieuse a lui. C’était l’homme en qui la France vivait et que les peuples chargeaient de leurs destinées. Son fier manteau de pourpre voila toutes tes misères, et le monde contemplait avec admiration ce vêtement de gloire dont il avait couvert ton corps. 11 était seul, grand, froid, impassible, à Vienne et aux Pyramides, dans les neiges et les flammes de Moscou. Et toi, France, qu’as-tu fait après qu’il a été vaincu par les glaces de la Russie ? Tu l’as abandonné, tu l’as trahi, tu l’as livré, tu as renversé toi-même la puissance qu’il avait fondée pour toi... » Étrange conflit de pensées justes et d’accusations insensées ! et surtout préoccupations singulières de l’auteur ! Quand il méconnaît ainsi l’histoire, quand il reproche à la France de n’avoir pas défendu l’empereur jusqu’au dernier jour de la lutte, il exprime avec quelle vivacité il regrette celui qui était le représentant armé de la révolution, et qui aurait pu renouveler l’Europe. Ce sont ces regrets à peine dissimulés, ce sont ces vœux du Russe contre la Russie qui donnent leur vrai caractère à la pièce du Vaisseau-Fantôme et aux imprécations dont la France est l’objet.

Le poète du Novice, du Démon, d’Hadschi-Abrek, d’Ismaïl-Bey, le poète de ces fières tribus que la Russie ne peut vaincre, est-il donc décidément l’ennemi déclaré de son pays ? Plus d’une fois Lermontof lui-même s’était adressé cette question, quand il sentait croître ses sympathies pour les montagnards du Caucase, et il y a répondu un jour avec sa franchise accoutumée : « Oui, j’aime ma patrie, s’écrie-t-il, mais je l’aime d’un amour qui m’est propre, et que tous les argumens de la raison essaieraient en vain de modifier. J’ai beau faire, je ne puis m’enthousiasmer pour la barbarie, ni pour celle d’aujourd’hui, ni pour celle des temps passés. Je n’aime pas la gloire achetée par la violence, je n’aime pas l’arrogance appuyée sur les baïonnettes ; mais j’aime, sans savoir pourquoi, le silence et la solitude des steppes, j’aime le bruissement des forêts pendant la nuit et le murmure sans fin des torrens, quand un souffle printanier fait fondre les glaces. J’aime à chasser dans les plaines désertes, à pousser mon cheval au hasard et à chercher mon chemin dans la nuit. J’aime aussi dans nos villages l’aire chargée de grains, les toits couverts de chaume, la ferme aux fenêtres sculptées, et le dimanche, quand les paysans ivres se mettent à danser dans la taverne, j’aime à les voir oublier dans le bruit et la joie toutes les tristes misères de la semaine. » Voilà la Russie de Lermontof : des steppes, des solitudes, les harmonies de la libre nature, et des paysans qui boivent et dansent pour acheter une heure d’oubli !

Il y a cependant autre chose que cela chez les Slaves, et, même sous le joug des tsars, les qualités de cette race affectueuse et ardente ont maintes occasions de se produire. Dans les derniers temps de sa vie, Lermontof avait commencé à s’occuper des Russes, comme il s’était occupé jusque-là des Géorgiens et des Tcherkesses. Il est probable qu’il aurait trouvé dans cette voie des inspirations vraiment neuves, et que son instinct démocratique aurait aimé à mettre en lumière ce fonds de loyauté primitive que le despotisme n’a pas altéré chez les classes inférieures. C’est à cette période d’études nouvelles qu’appartient une œuvre singulièrement curieuse, le poème du tsar Ivan le Terrible, signalé par les critiques russes comme une des peintures les plus fidèles de la vie et du caractère moscovites. Lermontof s’était pénétré de l’esprit des vieilles poésies nationales, et il en reproduisait les fortes et naïves beautés dans une œuvre qu’il marquait de son empreinte [5]. C’est l’opinion d’un critique célèbre de Saint-Pétersbourg, M. Schevyrev, qui avait condamné plusieurs fois ce qu’il appelait le manque de patriotisme de Lermontof. « On ne saurait assez admirer, dit le critique, l’art merveilleux avec lequel le poète a su s’approprier toutes les qualités distinctives de nos vieilles chansons populaires. Il n’y a qu’un petit nombre de vers où la vérité du ton fasse défaut. Si jamais une imitation libre s’est élevée au rang d’une création originale, c’est assurément dans le poème dont nous parlons. Le contenu du tableau a vraiment une signification historique, et le caractère du garde, comme celui du marchand, est d’une vérité parfaite. » Il faut ajouter que ce poème n’a rien d’archaïque, rien d’obscur, rien qui conserve la trace des recherches de l’érudit. L’auteur n’a pas reculé devant les détails les plus expressifs du temps et du peuple qu’il veut peindre, et jamais son récit n’a besoin de commentaire. J’essaierai de le traduire ici tout entier :

LE CHANT DU TSAR IVAN VASSILJEVITCH, DE SON JEUNE GARDE DU CORPS ET DU HARDI MARCHAND KALACHNIKOV.

« O tsar terrible, Ivan Vassiljevitch ! c’est toi que chante mon poème aux accens sonores, toi et ton favori, ton garde du corps Kiribéjevitch, et le hardi marchand Kalachnikov. Je l’ai composé dans le goût du vieux temps, je l’ai chanté sur la guzli retentissante, je l’ai chanté souvent, souvent encore je le répète pour la récréation et la joie du peuple orthodoxe. Le boyard Matvei Romodanovski m’a donné pour récompense une coupe d’hydromel écumant, et la boyarine au blanc visage m’a offert sur un plat d’argent un mouchoir neuf brodé de soie. Pendant trois jours et trois nuits, ils m’ont traité comme leur hôte, et toujours ils aimaient à m’entendre recommencer mon chant.

I.

« Le rouge soleil ne brille plus dans le ciel, aux prises avec les nuages sombres. Voyez ! à la table du festin est assis, sa couronne d’or au front, le tsar terrible, Ivan Vassiljevitch. Muets et droits derrière lui se tiennent les Stolniki ; en face sont tous les boyards et tous les princes ; à ses côtés, la cohorte des gardes. Le tsar se livre à la bonne chère pour glorifier le Seigneur Dieu et se mettre lui-même en joie. Il sourit avec clémence, il fait venir le doux vin des contrées d’outre-mer et ordonne qu’on en remplisse sa coupe d’or ; on en verse aussi à ses gardes, et tous boivent à la gloire du tsar.

« Un seul des gardes, un hardi compagnon à l’humeur turbulente, ne trempe pas ses lèvres dans sa coupe d’or. Silencieux, il regarde la terre d’un air sombre ; silencieux, il incline la tête sur sa large poitrine gonflée de pensées amères. Le tsar fronce ses noirs sourcils et fixe sur lui son regard perçant, comme l’autour du haut des nues fascine la jeune tourterelle aux ailes bleuâtres ; mais le jeune garde ne relève pas la tête, et le tsar, murmurant une parole menaçante, fixe toujours des yeux plus terribles sur l’audacieux compagnon.

« — Toi, notre fidèle serviteur Kiribéjevitch, quelles mauvaises pensées caches-tu au fond de ton cœur ? Es-tu jaloux de la gloire de ton maître ? Es-tu mécontent de ton service d’honneur ? Les fêtes et les joies du tsar te déplaisent, Kiribéjevitch ; tu es pourtant de la race des Skuratov, et tu as été élevé dans la maison des Maljûtin.

« Kiribéjevitch s’incline profondément et répond ainsi au tsar : — Toi, notre maître Ivan Vassiljevitch, ne sois pas irrité contre ton indigne esclave ! Le doux vin d’outre-mer ne convient pas à un cœur que brûle la souffrance ; le doux vin ne saurait calmer les pensées amères. Si je t’ai offensé, que ta volonté s’accomplisse : ordonne qu’on me châtie, ordonne qu’on me tranche la tête ; elle pèse d’un poids accablant sur mes épaules, et elle s’incline devant toi jusqu’à la terre humide.

« Ivan Vassiljevitch lui dit : — Qui te rend donc si triste, hardi compagnon ? Est-ce ton caftan de velours qui n’est pas assez fin ? est-ce ta casquette de zibeline qui n’est pas assez belle ? Manques-tu d’argent ? Ta bourse est-elle vide ? Ton épée d’acier est-elle ébréchée ? Est-il arrivé malheur à ton cheval, ou bien as-tu reçu quelque blessure aux luttes de la Mosqua ?

« — Non, dit Kiribéjevitch secouant sa tête chevelue, non, ce ne sont pas les luttes de la Mosqua qui causent ma douleur ; je n’ai pas de dettes, je n’ai pas besoin d’argent, mon vaillant cheval de la steppe se porte bien, mon épée brille comme une glace transparente, et aux jours de fête, grâce à tes dons, ô tsar, je ne suis pas plus mal vêtu qu’un autre. Mais écoute, écoute ce qui me rend triste :

« Fièrement assis sur mon cheval rapide, j’allais aux bords de la Mosqua, j’allais aux courses où rivalisent d’ardeur les pieds rapides des chevaux ; une ceinture de soie serrait mon riche caftan, et j’avais sur la tête ma casquette de velours garnie de zibeline noire. Devant les portes des maisons se tenaient maintes jolies filles, les joues colorées d’un sang jeune et frais, toutes joyeuses et folâtres, et jetant des éclats de rire sonores. Une seule, une seule d’entre elles ne babille pas gaiement avec ses compagnes ; elle reste enveloppée dans son voile aux raies bigarrées.

« Dans toute la sainte Russie, notre mère, on chercherait en vain une beauté qui lui soit comparable. Quand elle marche, elle semble portée par les eaux ; on croirait voir nager un cygne. Son regard est doux comme le regard de la colombe. Sa voix est pure comme le chant du rossignol. Ses joues brillent, fraîches et roses, comme les clartés du matin dans le ciel de Dieu. Sa longue chevelure se déploie en tresses d’or gracieusement attachées avec des rubans clairs, elle se déroule sur son cou, sur ses épaules, et caresse sa blanche poitrine arrondie... C’est la fille d’un marchand ; elle s’appelle Alona Dimitrevna.

« Quand je la vois, je ne suis plus moi-même. Mes bras vigoureux pendent languissans à mes côtés, mon regard perçant se trouble, et je suis tout honteux, ô tsar orthodoxe ! je suis tout épouvanté de sentir tomber ainsi mes forces et mon courage. Je n’ai plus de goût pour rien, ni pour mon cheval de la steppe, mon beau cheval aux pieds rapides, ni pour les vêtemens de velours, ni pour l’or et l’argent. Avec qui partager mon or et mon argent ? Devant qui faire briller mon audace ? devant qui me pavaner avec mon caftan de velours ?

« Laisse-moi m’enfuir au loin, là-bas, dans le pays des steppes, pour y vivre à la façon des Cosaques. Là, bientôt ma tête, où mugit l’orage, ornera la lance d’un musulman ; là, mon vaillant cheval, et mon épée tranchante, et aussi ma selle circassienne, seront la proie du Tartare. Le vautour dévorera mes yeux, la pluie lavera mes os, et mon corps privé de sépulture livrera sa poussière à tous les vents...

« Ivan Vassiljevitch lui répond en souriant : — Ton mal, mon loyal serviteur, ton mal et ta tristesse peuvent aisément se guérir. Prends mon anneau où brille un rubis, prends aussi ce collier d’ambre ; cherche ensuite une courtière de mariage qui soit fine et adroite, et envoie ce précieux cadeau de noces à ta chère Alona Dimitrevna. Si l’offre lui agrée, les noces auront lieu bientôt ; si elle refuse, sache en prendre ton parti.

« — O tsar orthodoxe, Ivan Vassiljevitch ! ton esclave a eu recours à la ruse, il t’a fait un faux rapport, il ne t’a pas dit toute la vérité ! Il ne t’a pas dit que cette femme si belle a été unie à un homme dans l’église de Dieu, qu’elle a été unie à un jeune marchand selon notre loi chrétienne...

« Enfans, chantez avec nous ! La guzli fait retentir des sons purs ; accompagnez en chantant les cordes de la guzli ! Chantez pour le divertissement du bon boyard, chantez pour remercier la boyarine au blanc visage.


II.

« Devant l’étalage de sa boutique, un jeune marchand est assis, un jeune et brave garçon, Stephan Paramonovitch ; son nom de famille est Kalachnikov. Il étend avec soin des étoffes de soie, il adresse aux passans des paroles engageantes, ou bien avec un fin sourire il compte l’argent qu’il a gagné. La journée est mauvaise pour le marchand ; maint riche boyard a passé devant lui, et nul n’est entré dans la boutique.

« Déjà la cloche de la prière du soir a cessé de retentir ; les lueurs rouges du couchant s’assombrissent derrière le Kremlin, les nuages courent précipitamment dans le ciel, et le vent commence à fouetter les airs avec des flocons de neige. Peu à peu le bazar devient désert. Stephan Paramonovitch ferme la boutique avec une porte de chêne garnie d’une bonne serrure allemande, et, pensif, il prend le chemin de sa maison : il pense à sa jeune femme qui l’attend au foyer, de l’autre côté de la Mosqua.

« Il entre, et tout d’abord il s’étonne de ne pas voir sa femme bien-aimée ; la table de chêne n’est pas encore servie ; c’est à peine si la lampe qui va mourir jette une dernière lueur devant les saintes images. Il appelle la vieille gouvernante.

« — Dis, parle, Jérémejevna, qu’est-elle devenue ? Où se cache-t-elle à cette heure de nuit ? Où est Alona Dimitrevna ? Mes chers petits enfans ont-ils déjà pris le thé ? Sont-ils fatigués de leurs jeux et les a-t-on déjà mis au lit ?

« — O toi, maître, Stephan Paramonovitch ! il s’est passé aujourd’hui des choses étranges. Alona Dimitrevna est sortie pour la prière du soir. Déjà le pope est de retour avec sa jeune épouse ; ils ont allumé les lumières dans leur maison, ils ont commencé le repas ; mais ta femme, jusqu’à présent, n’est pas encore revenue de l’église. Les enfans ne sont pas au lit, ils n’ont pas été jouer ; ils pleurent, ils pleurent, les pauvres petits, et demandent à voir leur mère.

« Des pensées furieuses assiègent le front du jeune marchand Kalachnikov ; il se met à la fenêtre, il regarde dans la rue, mais la rue est tout enveloppée des voiles sombres de la nuit. Une couche blanche s’épaissit sur le sol, et le bruit des pas se perd dans la neige.

« Écoutez ! Quel est ce bruit au seuil de la maison ? On dirait qu’on ouvre une porte. Le jeune homme entend le frôlement d’un pas léger, d’un pas qui semble fuir ; il prête l’oreille ; il guette dans l’ombre... Oh ! par le Dieu saint ! voilà que sa jeune femme est devant lui toute tremblante, oui, toute tremblante, toute pâle, la tête nue, les cheveux épars ; ses tresses d’or sont dénouées ; au lieu des ornemens, des flocons de neige y pendent ; ses yeux hagards expriment la folie, des paroles inintelligibles tombent de ses lèvres.

« — Que faisais-tu si tard, femme ? De quel bazar, de quel marché viens-tu pour que ta chevelure soit ainsi défaite, et tes vêtemens froissés et déchirés ? Es-tu allée souper en ville ? es-tu allée chercher une intrigue avec quel" que riche et joli fils de boyard ? Est-ce pour cela que tu t’es unie à moi, comme la compagne de ma vie, devant la sainte image de la mère de Dieu ? est-ce pour cela que nous avons échangé les anneaux d’or ? Attends ; je vais t’enfermer dans un cachot sombre avec une porte de chêne garnie de fer ; tu ne verras plus jamais la clarté du ciel, tu ne pourras plus déshonorer mon nom.

« Dès qu’elle entend ces mots, la pauvre femme tremble et frissonne de tout son corps, comme tremble sur l’arbre la feuille d’automne au souffle de l’ouragan. Des larmes, des larmes amères coulent de ses yeux, et elle se jette aux pieds de son mari.

« — O toi, mon seigneur ! toi, mon brillant soleil ! écoute-moi paisiblement, ou bien tue-moi tout de suite. Tes paroles me sont comme un glaive tranchant, et elles m’arrachent le cœur. Je ne crains pas le martyre de la mort, je ne crains pas non plus les médians propos, je ne crains que la perte de ton amour.

« Je revenais de la prière du soir par la rue tortueuse et solitaire ; tout à coup j’entends un bruit de pas, je me retourne... Un homme s’élance sur moi ! Paralysée par la terreur, je sens mes pieds fléchir et je ne puis que m’envelopper dans mon voile de soie ; mais lui, saisissant avec force ma main frémissante, il murmure doucement ces mots à mon oreille :

« — Pourquoi donc t’effrayer ainsi, ma belle enfant ? Je ne suis pas un assassin, je ne suis pas un voleur de nuit ; je suis un serviteur du tsar, du tsar Ivan le Terrible ; mon nom est Kiribéjevitch, et je descends de la race illustre des Maljutin.

« A ces mots mon épouvante s’accroît encore, ma tête est en feu et je sens les tourbillonnemens du vertige. Lui cependant il me couvre de baisers, de caresses, et continue sur le même ton :

« — Dis-moi, belle enfant, ce que tu veux avoir ; dis, ô ma douce colombe, ô belle enfant bien-aimée ! Veux-tu de l’or ? veux-tu un collier de perles ? veux-tu des pierres précieuses ou des étoffes de velours brodées de fleurs ? Tu seras parée comme une tsarine, à faire l’admiration et l’envie de toutes les femmes ; mais, oh ! ne me laisse pas mourir de désespoir. Aime-moi, enfant, aime-moi, embrasse-moi, ne fût-ce qu’une fois seulement, la première fois et la dernière !

« Et il m’embrasse, et il me caresse de nouveau... je sens encore mes joues qui brûlent... il m’étreint avec rage, il m’étreint toujours plus fort entre ses bras et me couvre de ses baisers infâmes. Tout à l’entour, derrière leurs fenêtres, les voisines commençaient leurs propos menteurs et nous montraient du doigt en ricanant.

« Je parvins enfin à m’arracher de ses bras, et je m’élançai de toutes mes forces vers la maison, mais en m’échappant je laissai aux mains du voleur le mouchoir de soie que tu m’as donné, ainsi que mon voile moscovite. Voilà comme j’ai été outragée par l’insolent, moi, ta femme fidèle et dévouée. Et les méchantes voisines qui m’ont vue ! ô Dieu ! je suis pour jamais déshonorée !... Oh ! ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ta loyale épouse aux propos et aux mépris des médians ! qui donc, si ce n’est toi, qui donc me viendra en aide ? Orpheline, je suis seule dans le monde immense. Mon vieux père est couché depuis longtemps dans la tombe humide ; ma mère dort à ses côtés ; l’aîné de mes frères, tu le sais, a disparu dans les contrées lointaines, et le plus jeune est encore un enfant qui ne saurait se passer de mes soins.

« Ainsi se lamentait Alona Dimitrevna, et elle versait des larmes amères.

« Stephan Paramonovitch envoie chercher ses deux jeunes frères. Les deux jeunes frères arrivent, ils saluent Stephan et s’adressent à lui en ces termes : — Parle, qu’y a-t-il ? t’est-il arrivé un malheur, pour que tu nous fasses quérir si tard au milieu de la nuit orageuse ?

« — Oui, frères, un ; malheur m’est arrivé, à moi et à toute ma famille. L’honneur de notre maison a été souillé par un serviteur du tsar, par Kiribéjevitch... Oui, il m’est arrivé un malheur que ne peut supporter mon âme, un malheur qui pèse trop lourdement sur mon cœur accablé. Demain, lorsque commenceront les luttes solennelles de la Mosqua en présence du tsar, je lutterai avec le garde du corps Kiribéjevitch... Ce sera une lutte terrible, une lutte à mort. S’il me tue, ne renoncez pas à la vengeance ; invoquez la Vierge très sainte. Vous êtes plus jeunes, plus vigoureux que moi, et moins de péchés pèsent sur vous ; Dieu sera votre force et votre salut.

« Les frères lui répondent : — De quelque côté que souffle le vent sous la voûte du ciel, les nuages obéissans le suivent, et quand l’aigle appelle les aiglons au festin des champs de bataille, tous les aiglons prennent leur vol avec l’aigle. Tu es notre frère aîné, tu es notre second père ; fais ce qui te semblera juste, décide toi-même, décide tout seul ; nous t’obéirons fidèlement, nous ne t’abandonnerons pas ! »


III.

« Au-dessus de Moscou à la tête d’or, au-dessus des blanches pierres du Kremlin, derrière les forêts lointaines et les cimes bleues des montagnes, — dorant déjà les toits blancs des maisons et divisant les nuages humides et sombres, — flamboie la lumière de l’Aurore. Elle peigne en souriant sa chevelure d’or, elle lave son visage dans la blanche neige, et pareille à une belle jeune fille qui se contemple dans un miroir, elle jette à la terre du haut des cieux un regard de complaisance. Dis, ô belle Aurore, quel désir t’a éveillée ce matin ? à quelle scène joyeuse es-tu venue assister ?

« Déjà les hardis lutteurs moscovites sont en marche vers la ville, déjà ils se rassemblent sur la glace épaisse qui couvre la Mosqua, et déjà s’approche le tsar terrible, le tsar orthodoxe, avec ses boyards et ses gardes. Il fait déployer une chaîne d’argent ornée d’or, avec laquelle on entoure un espace libre de vingt-cinq sashèn [6] destiné aux lutteurs. Puis Ivan Vassiljevitch ordonne de lire la proclamation à haute voix : « — Allons ! au combat, hardis compagnons ! Pour divertir notre père, le tsar terrible, allons, entrez dans l’arène ! Celui de vous qui sera vainqueur recevra une récompense du tsar ; celui qui sera vaincu, notre Seigneur Dieu lui pardonnera ! »

« Aussitôt le bardi Kiribéjevitch s’avance ; il s’incline jusqu’à la ceinture devant le tsar, puis il enlève de ses larges épaules sa pelisse de velours, met son poing droit sur sa hanche, ôte de sa main gauche sa casquette richement ornée et attend ainsi qu’un adversaire se présente. Trois fois la proclamation retentit, mais les lutteurs ont beau se désigner, s’exciter silencieusement les uns les autres, aucun d’eux ne relève le défi. Tous sont là, immobiles et muets.

« Le garde du corps va et vient dans l’arène et fait honte aux lutteurs assemblés : — Eh bien ! que faites-vous là ? Avez-vous peur ? N’y a-t-il personne qui ose affronter mon poing pour le divertissement du tsar orthodoxe ?...

« Tout à coup la foule s’entr’ouvre, et Stephan Paramonovitch s’élance, Stephan, le jeune marchand, le hardi compagnon dont le nom de famille est Kalachnikov. Il s’incline profondément devant le tsar terrible, puis devant le blanc Kremlin et les saintes églises, puis enfin devant toute l’assemblée du peuple moscovite. Une flamme sauvage éclate dans son œil d’aigle ; il regarde fixement le garde du corps, se pose fièrement en face de lui, met ses rudes gants de lutteur, dégage ses épaules robustes et caresse les boucles de sa barbe frisée.

« Alors Kiribéjevitch lui parle ainsi : — Dis-moi d’abord, hardi compagnon, de quelle race tu es et comment l’on t’appelle, afin que l’on sache à qui préparer le service des morts, et afin que je connaisse par son nom celui que j’aurai vaincu.

« Et Stephan Paramonovitch lui- répond : — Je m’appelle de mon nom Stephan Kalachnikov, je suis né de parens honnêtes, et j’ai toujours vécu selon la loi de Dieu. Je n’ai jamais outragé la femme de mon voisin, je ne me suis jamais glissé comme un voleur dans l’ombre de la nuit, je n’ai jamais eu peur de la lumière du jour... Tu as dit vrai : pour l’un de nous deux on célébrera le service des morts, et pas plus tard que demain, et l’un de nous deux se félicitera de sa victoire avec ses hardis compagnons attablés au festin joyeux... Mais ce n’est pas le moment de railler, ce n’est pas l’heure des sarcasmes et des injures ; je suis venu à toi, fils de païen, pour un combat à mort.

« Lorsque Kiribéjevitch entendit ces paroles, son visage devint pâle comme la neige, ses yeux étincelans s’assombrirent, un frisson glacial parcourut tout son corps, et la parole mourut sur ses lèvres entr’ouvertes.

« Silencieux, les deux lutteurs s’approchent, et le terrible combat, combat chevaleresque commence.

« Kiribéjevitch lève la main le premier ; il porte un coup à Kalachnikov et l’atteint en pleine poitrine. La vaillante poitrine retentit, et Stephan chancelle en arrière. Il portait sur son cœur une croix de métal ornée des saintes reliques de Kiev ; la croix, tordue sous le coup, entra profondément dans la chair et le sang coula à flots épais. — Tant pis pour le vaincu ! se disait à lui-même Stephan Paramonovitch, je combattrai aussi longtemps que j’aurai quelque vigueur dans le bras. — Alors il se redresse, il se recueille, et, ramassant toute sa force, il fait tomber un coup, comme un poids formidable, sur l’épaule gauche de son ennemi. Le jeune garde du corps exhala un léger gémissement, puis il trébucha et tomba mort ; il tomba mort sur la blanche neige, comme tombe en craquant le jeune pin dans la forêt, lorsque la cognée l’a coupé à la racine, et que la résine coule du tronc renversé.

« A cette vue, Ivan Vassiljevitch- est irrité ; il frappe du pied le sol avec colère, il ordonne qu’on saisisse le hardi compagnon, le jeune marchand Kalachnikov, et qu’on l’amène en sa présence.

« Le tsar orthodoxe lui parle ainsi : — Réponds et dis la vérité ; est-ce de dessein prémédité, est-ce seulement par hasard que ton bras a tué mon vaillant garde Kiribéjevitch ?

« — Je te l’avouerai loyalement, ô tsar orthodoxe, c’est de dessein prémédité que je l’ai tué ; mais pourquoi, mais pour quel outrage reçu, — cela, je ne te le dirai pas : je ne puis le dire qu’à Dieu seul. Fais-moi mourir ; fais détacher de mon corps ma tête innocente sur la place du supplice, seulement n’abandonne pas mes pauvres petits enfans, n’abandonne pas ma jeune femme, qui n’a pas commis de faute, et ne retire pas ta grâce à mes frères...

« — Tu as bien fait, hardi compagnon, lutteur de la Mosqua, jeune fils de marchand, tu as bien fait de me répondre selon la vérité et selon ton devoir. Je paierai sur ma cassette une pension annuelle à ta jeune femme et à tes enfans ; dès ce jour, j’octroie à tes frères le droit de commerce libre dans tout le vaste pays des Russes, je les affranchis des impôts et des douanes, mais toi, jeune fils de marchand, tu iras sur la place du supplice, tu monteras sur le haut échafaud pour livrer au repos éternel ta tête qu’agitent les orages. Je ferai aiguiser une lourde hache, j’ordonnerai au bourreau de revêtir son costume, la grande cloche sonnera, et tous les habitans de Moscou sauront que toi aussi tu as eu part à ma grâce.

« La place est comme une mer où s’agitent les flots de la foule tumultueuse ; la grande cloche fait retentir des accens lugubres et annonce au loin la tragique nouvelle. A l’endroit du supplice, sur le haut échafaud, avec sa chemise rouge et son tablier clair, armé de sa grande hache au tranchant bien aiguisé, va et vient joyeusement le valet du bourreau ; il attend sa proie, il attend le fils de marchand, tandis que le jeune lutteur, le jeune fils de marchand dit adieu à ses frères.

« — Allons, frères, ô chers amis, embrassons-nous, embrassons-nous pour la dernière fois, pour la dernière séparation ici-bas. Saluez de ma part Alona Dimitrevna ; aidez-la à calmer sa douleur, et qu’elle ne parle pas de ma mort à mes enfans ! Saluez aussi notre chère maison paternelle, saluez tous mes braves amis, et priez dans l’église de Dieu pour le salut de mon âme pécheresse.

« Et ils firent mourir Stephan Paramonovitch d’une mort cruelle et infamante. Sa tête sanglante, détachée du tronc, roula sur le haut échafaud.

« On l’ensevelit au-delà de la Mosqua, en plein champ, à l’endroit d’où partent trois routes, l’une vers Tula, l’autre vers Rjasan, la troisième vers Wladimir, et avec la terre humide ils lui élevèrent un tombeau où ils plantèrent une croix d’érable. Aujourd’hui les vents hurlent et gémissent sur la tombe que ne décore aucun nom. Beaucoup de braves gens passent auprès du monument lugubre ; quand c’est un vieillard, il fait un signe de croix ; quand c’est un jeune garçon, il y jette un regard de fierté ; quand c’est une jeune fille, son œil devient humide ; quand c’est un chanteur, il chante un chant mélancolique.

« Allons, chanteurs, jeune et vaillante race, encore, encore un chant ! Si le commencement était bon, que la fin soit bonne aussi ! Avant de terminer le poème, rendons hommage à qui hommage est dû : gloire donc au magnanime boyard, gloire à la belle boyarine, et gloire à tout le peuple orthodoxe ! »


C’est à une œuvre d’art de s’expliquer elle-même. Ne pensez-vous pas que ce poème du hardi marchand Kalachnikov s’empare vivement de l’imagination, et révèle chez le jeune maître un incontestable progrès ? On sentait trop souvent, dans ses meilleures peintures du Caucase, l’irritation de l’exilé et l’amertume du misanthrope. Rien de pareil dans ce tableau du XVIe siècle ; le peintre est sûr de lui-même, et il reproduit ses modèles avec une impartialité magistrale. Les sympathies du poète aussi bien que celles du lecteur sont assurément pour ce marchand de Moscou qui comprend et pratique si vaillamment son devoir ; mais le jeune garde du tsar obéit trop naïvement à sa passion pour devenir un personnage odieux. Il n’y a pas là, en un mot, trace de déclamation ; il n’y a pas un de ces faciles contrastes qui eussent tenté une imagination vulgaire, le contraste du marchand et du soldat, du plébéien et du seigneur. Ce sont deux hommes, l’un que sa passion aveugle, l’autre qui défend son droit, et qui sont là, l’un en face de l’autre, dans toute la plénitude des sentimens qui les animent. La justice du tsar est révoltante à coup sûr, et pourtant avec quelle tranquillité, avec quelle résignation sans effort elle est acceptée par cet homme qui n’a fait que venger son honneur ! Ce trait de mœurs est toute une peinture de l’époque. Quelques tableaux comme celui-là nous auraient fait pénétrer dans le mystère des annales russes, et le poète nous eût mieux expliqué que tous les historiens officiels le règne de ces terribles chefs qui, aux XVe et XVIe siècles, gravèrent si profondément dans les cœurs le respect superstitieux du maître. Ce que la nouvelle école moscovite accomplit pour la peinture du présent, ce qu’ont fait Nicolas Gogol, le comte Solohoupe et Alexandre Hertzen, dans leurs tableaux des mœurs contemporaines, Lermontof semblait appelé à le faire pour la Russie des premiers âges. C’eût été une littérature vraiment russe, sans imitation de l’Occident, sans mélange de Byron ou de Goethe, et l’on aurait vu l’auteur d’Hadschi-Abrek retrouver dans les annales de son pays cette barbarie héroïque qu’il avait vue à l’œuvre et observée d’après nature chez les montagnards du Caucase.

III.

Si j’ai réussi à donner une idée exacte des écrits de Lermontof, on conçoit tout ce que la littérature russe devait attendre d’une inspiration si riche et si puissante. Le poète d’Ismaïl-Bey et du Démon avait cependant bien des progrès à faire, car ces vigoureux instincts que j’ai signalés chez lui ne s’étaient pas encore dégagés, il s’en faut bien, des mauvaises influences de son temps et de son pays. Il y a deux sortes de barbarie dans le monde russe, l’une franche, loyale, sincère, la barbarie du Tartare, du Cosaque, du paysan, du boyard même, de tous ceux enfin qui gardent avec orgueil le vieux nom de Moscovites, — l’autre hypocrite et prétentieuse, une barbarie revêtue d’un vernis d’élégance, la barbarie qui a surtout emprunté à la civilisation des raffinemens de jouissance et de ruse. Lermontof avait instinctivement horreur de cette barbarie civilisée ; il nous l’a dit assez clairement lui-même, c’est là ce qu’il maudissait dans son pays, et c’était pour s’arracher à ce spectacle odieux qu’il conduisait son imagination au milieu des peuples du Caucase ou des Moscovites du XVIe siècle. A la barbarie raffinée il opposait fièrement la barbarie héroïque. C’était pour lui le retour à la nature. et il pensait sans doute qu’une fois ramenés à ce point de départ, les esprits, en se développant, suivraient une route meilleure. Telle était, si je puis ainsi parler, la philosophie sociale de Lermontof, et pourtant cette barbarie civilisée, qu’il considérait comme la honte et le fléau de son pays, il n’avait pas su lui-même en secouer le joug. Je range sous ce nom ces passions ardentes, furieuses, si fréquentes dans la société russe, le mélange de la violence des mœurs et de la hauteur aristocratique, l’union du gentilhomme et du Tartare. La fièvre du jeu, la poursuite des succès mondains, les irritations d’un amour-propre prêt à devenir féroce, des rivalités implacables, et tout cela chez des esprits entiers dont Mme de Staël disait qu’un désir. russe ferait sauter une ville, voilà quelques-unes des passions où éclate cette barbarie dont je parle. Pouchkine les avait, ces passions, sous la forme véhémente et fantasque qu’elles prennent si aisément. en Russie, et elles ont fait son tourment et sa mort. Lermontof aussi en a été victime.

Je trouve dans les vers que j’ai sous les yeux bien des traces de ces dispositions contre lesquelles se révoltait le généreux poète ; je les trouve surtout dans un roman qui semble la confession même de Lermontof, et qu’il a intitulé le Héros de notre Temps. Au simple point de vue littéraire, le livre contient de belles parties. L’histoire de Bela, si habilement traduite il y a quelques années par M. Varnhagen d’Ense, est à coup sûr un tableau très dramatique du Caucase, un tableau qui complète les poétiques études de l’auteur, et qu’il faut placer auprès d’Hadschi-Abrek et d’Ismaïl-Bey. L’épisode intitulé Taman, esquisse rapide d’un petit port russe sur la Mer-Noire habité par une population de bandits, est tracé d’une main vigoureuse ; cependant, si l’on cherche la pensée morale du romancier, on a peine à se rendre compte des sentimens qui ont conduit sa plume. Est-ce une peinture complaisante de l’orgueil ? est-ce au contraire un acte d’accusation ou un cri de repentir ? Il y a peut-être toutes ces inspirations à la fois. Petchorin, — c’est ce héros de notre temps, — est au premier aspect un triste personnage ; il est jeune, il est brave, il a maintes qualités qui révèlent le fils d’une race privilégiée et séduisent immédiatement les cœurs ; mais le monde entier n’est pour lui qu’un objet de mépris, et cette vie ne vaut pas la peine qu’il déploie les dons qu’il a reçus. Cet homme qui n’a qu’à se montrer pour inspirer des amitiés si fidèles et de si ardens amours, il outrage insolemment l’amour et l’amitié. Ce n’est pas une méchanceté de parti pris, c’est une sorte d’insouciance superbe. « Est-ce que tu te nourris de larmes, lui demande l’auteur avec Shakspeare, pour en faire ainsi verser des torrens ? »

Dost thou drink tears, that thou provok’st such weeping ?

Non, il ne se nourrit pas de larmes, il aime seulement à constater sa force, et, satisfait de se sentir supérieur aux autres hommes, il est trop indolent pour donner un but sérieux à sa vie. Comment pourrait-il aimer ? C’est à peine s’il s’aperçoit du dévouement obstiné qui s’attache à ses pas. On dirait parfois un souvenir de ces personnages de Byron, qui ont tant d’attraits pour certains écrivains de l’aristocratie russe, et dont l’influence, je l’ai dit, est visible çà et là dans les vers de Lermontof. Prenez garde cependant, ce n’est pas la mélancolie hautaine du poète anglais, ce sont des sentimens bien russes qui s’agitent dans cette âme mystérieuse. Je reconnais ici l’homme qui sent en lui des facultés puissantes et qui se sait condamné à l’inaction. Il y a, dit-on, au sein de la nation russe une ambition à la fois ardente et patiente qui sert merveilleusement la politique des tsars. Le peuple russe croit que son heure est venue de jouer un rôle sur la scène du monde, et comme le tsar est le représentant de ces secrets et unanimes désirs de la foule, l’espoir que ces désirs triompheront par lui contribue à maintenir le fanatique respect du pouvoir absolu. Mais figurez-vous ces ardeurs chez des âmes d’élite capables d’agir par elles-mêmes ! Elles ont l’excitation commune à tous ; elles n’ont pas la foi politique qui enseigne la patience ; elles veulent agir, elles veulent prendre part à l’œuvre de la civilisation européenne, et se heurtant à chaque pas contre les barrières du despotisme, elles finissent par tomber dans cette tristesse hautaine qui est pour Lermontof le signalement des héros de son siècle et de son pays. A quoi bon les facultés brillantes ? Il n’y a pas de champ fécond où elles puissent se produire. L’insouciance, la paresse, le mépris des choses et des hommes sera le refuge de ces esprits blessés. Tel est, si je ne me trompe, le secret des tristesses de Petchorin. Ce n’est pas un cœur blasé comme dans nos sociétés de l’Occident, c’est un cœur encore noble et capable du bien, mais irrité parce qu’il souffre, et qui fait souffrir aussi ceux que la destinée met sur sa route. La société russe, — on peut le voir par les révélations de la poésie et du roman, — est remplie de caractères comme celui-là, et la dureté de Petchorin s’y manifeste sous maintes formes différentes. Ce portrait du héros est donc tour à tour une confession, un acte de repentir, une plainte amère, une justification douloureuse, bien plutôt qu’une apologie de l’égoïsme. Et pourtant, confession ou plainte, si ’c’est là la peinture de l’âme de Lermontof, Lermontof serait moins excusable que bien d’autres. Il avait, lui du moins, une carrière ouverte à son activité ; il avait le domaine de l’art, l’empire de la poésie, où la liberté de l’intelligence, si restreinte qu’elle fût, pouvait se déployer encore et produire d’heureux fruits ; il avait une action morale à exercer, il l’exerçait déjà ; pour continuer efficacement son rôle, il eût fallu qu’il se débarrassât des tristesses ténébreuses et des insolentes prétentions du gentilhomme. Ce héros de notre temps, à qui nulle femme ne résiste, à qui nulle amitié ne fait défaut, et qui passe avec un cœur de marbre au milieu de tous les dévouemens qu’il inspire, cet esprit supérieur, qui se console et se venge par l’égoïsme de l’impuissance où le réduit son pays, ce n’est pas le chantre de la franche nature et des races belliqueuses, ce n’est pas le poète du Caucase.

Cette transformation nécessaire que je signale ici, je ne doute pas que Lermontof n’eût réussi à l’accomplir ; mais il aurait eu à lutter sérieusement contre les influences du monde où il était né et certaines habitudes de son esprit. Il était faible malgré son ardeur, et dans maintes circonstances ses plus énergiques résolutions le laissaient désarmé : sa mort en est un triste exemple. Amer et irritable comme il était, il avait dû plusieurs fois mettre le pistolet à la main pour soutenir ou relever une parole blessante. Peu à peu cependant, après bien des duels, il en était venu à condamner absolument ces habitudes barbares. Il méprisait les superstitions mondaines qui chargent si souvent le hasard de décider entre l’honnête homme et le coquin ; il voyait ces provocations devenues, comme le pharaon et le lansquenet, un des passe-temps de l’orgueil et de la frivolité aristocratiques dans son pays, et tout ce qu’il y a de mensonges dans ces prétendus jugemens de l’honneur révoltait son âme loyale. Or un jour, dans une des villes du Caucase, il est provoqué en duel par un officier de l’armée ; si fermes que soient ses convictions, il n’ose refuser, et le préjugé aristocratique fait taire les répugnances du libre esprit. On ne sait pas exactement les motifs de la provocation, L’adversaire du poète, M. de Martynof, avait-il essuyé quelqu’une de ces sanglantes épigrammes dont Lermontof était prodigue ? ou bien avait-il cru se reconnaître dans l’un des personnages du Héros de notre temps ? Un ami de Lermontof, un de ses témoins dans cette rencontre, M. de Glebof, croit à ce dernier motif, et c’est ainsi qu’il a raconté l’affaire à M. Frédéric Bodenstedt. Ce qu’il y a de certain, c’est que Lermontof avait horreur du duel et qu’il n’hésita pas à se battre. En cédant aux lois d’un monde qu’il méprisait, il exigea du moins que le combat fût sérieux. C’était encore sa façon de substituer à la barbarie civilisée la franche barbarie des vieilles mœurs. Il avait décrit dans son roman un duel terrible qui a lieu sur la plate-forme d’un rocher, si bien qu’à la moindre blessure, les adversaires, placés au bord même de l’abîme, sont condamnés à une mort inévitable. C’est ainsi que Lermontof voulut se battre ; il tomba frappé d’une balle et disparut au fond du gouffre, montrant encore à ce dernier moment le double caractère que nous avons signalé : — d’une part la soumission du gentilhomme aux préjugés de son pays et de sa caste, — de l’autre l’impétuosité d’une âme loyale qui préfère l’état de nature aux mensonges d’une civilisation factice, le Tcherkesse et le Cosaque du Caucase aux élégans Tartares de Saint-Pétersbourg, et une lutte à mort à un combat de parade.

Quelle place occupera Lermontof dans l’histoire littéraire de la Russie ? Admirateur passionné de Pouchkine, dont il traduit les œuvres en ce moment même avec un rare talent, M. Bodenstedt se préoccupe surtout de savoir quels sont les rapports de Lermontof avec l’auteur de Boris Godunof et d’Eugène Onégine. Cette comparaison, au premier abord, semble naturellement indiquée ; il y avait plus d’un lien entre ces deux hommes : c’est la mort de Pouchkine qui a éveillé Lermontof et allumé la flamme au front du poète ; c’est le style de Pouchkine que Lermontof a d’abord imité avant de trouver une forme à lui pour des inspirations neuves. Tous deux enfin, au jugement unanime des critiques russes, sont les premiers talens poétiques de leur nation. Or Pouchkine était plus spécialement artiste ; chez Lermontof, l’artiste et l’homme ne faisaient qu’un. Exilé au Caucase dans sa première jeunesse, comme plus tard Lermontof, Pouchkine s’était réconcilié sans trop de peine avec les choses et les hommes que sa juvénile indignation avait flétris, et il était revenu prendre sa place dans la société de Saint-Pétersbourg. Fidèle à ses sympathies comme à ses haines, Lermontof est resté au Caucase, et il y est mort. Pouchkine avait un enthousiasme d’artiste pour la Russie, sans se demander s’il n’y avait pas à séparer le bien du mal. Au contraire, cette préoccupation du bien et du mal, ce retour aux élémens primitifs du peuple russe, cette recherche ardente du caractère national altéré par une civilisation superficielle et fausse est l’originalité même de Lermontof. Ce n’est donc pas assez de mettre Lermontof en parallèle avec Pouchkine et de lui marquer sa place à la suite du brillant poète dont il a si amèrement chanté l’éloge funèbre ; il est plutôt le chef d’un mouvement nouveau et le précurseur de la génération qui se fait gloire aujourd’hui de réveiller les traditions de l’esprit slave.

Le caractère le plus expressif de la littérature contemporaine en Russie, c’est une rupture presque partout complète avec cette influence anglaise, française, allemande, qui a longtemps alimenté la poésie aristocratique de Saint-Pétersbourg. On a dit avec raison que la littérature russe avait commencé par la fin, c’est-à-dire par l’inspiration cosmopolite, par l’inspiration de Byron ou de Goethe, au lieu de demander à ses propres origines les élémens d’une vigoureuse jeunesse. Si elle eût persisté dans cette voie, elle eût pu produire des talens pleins d’éclat, elle n’eût pas exercé au sein du peuple russe cette action civilisatrice qui appartient toujours à une poésie nationale. La génération qui occupe aujourd’hui la scène a compris que ses devanciers faisaient fausse route, et elle est revenue puiser aux sources populaires : l’esprit russe, les traditions russes, l’étude et la peinture de tout ce qui fait l’originalité de la famille slave, voilà le fond de la littérature qui grandit sous nos yeux. Tantôt on s’adresse au passé, comme Lermontof dans le poème d’Ivan Vassiljevitch ; tantôt on interroge les mœurs présentes. C’est Nicolas Gogol qui, dans les Ames mortes, dans l’Inspecteur général, trace un tableau hardi de la vie moscovite en province ; c’est le comte Solohoupe qui, dans le Tarantasse, exprime avec enthousiasme les désirs, les ambitions, les espérances du peuple russe, et nous dévoile à son insu le secret de la politique des tsars. Les critiques s’associent à l’œuvre des conteurs et des poètes, et l’ancienne critique russe, bizarre parodie de nos feuilletons parisiens, est remplacée déjà par une école sérieuse qui substitue la vérité à l’imitation, et le génie slave aux influences occidentales. Ce travail qui s’est fait ainsi peu à peu au sein des écoles littéraires de la Russie, Lermontof nous en donne dans sa vie une dramatique image. Il obéit d’abord aux exemples de Pouchkine, il imite l’Angleterre et l’Allemagne, l’ironie byronienne semble obséder sa pensée ; mais chaque jour il se sent attiré davantage par le génie de sa race, et pourvu qu’il dépouille les traditions russes de ce vernis de mensonge qui lui répugne, il soupçonnera, il signalera dans le passé de son pays des trésors d’inspiration. Sa place n’est donc pas à la suite de Pouchkine ; l’histoire littéraire doit inscrire son nom en tête des générations nouvelles.

Et ce n’est pas seulement une influence littéraire que nous avons à revendiquer pour Lermontof ; le poète du Caucase aurait pu se promettre une véritable autorité morale, s’il avait eu le temps de mûrir son inspiration. Quand on se rappelle qu’il a péri en duel à peine âgé de trente ans, il est impossible de ne pas déplorer amèrement une telle perte. Pourquoi faut-il qu’il n’ait pu accomplir tout ce qu’il voulait ? Il sera du moins un précurseur, et il aura donné des exemples qui ne seront pas perdus. Si la littérature russe, préparée il y a un siècle par Lomonosof et le prince Kantemir, illustrée de nos jours par Pouchkine, et surtout ramenée à ses véritables sources par une phalange de vaillans esprits, doit produire enfin une période vraiment classique et nationale, il faut pour cela que les poètes aient travaillé d’abord à la culture morale du pays ; il faut qu’ils aient maudit, comme Lermontof, ce mélange de barbarie et de raffinement, et que, reprenant les bons instincts du peuple, ils les développent, les fécondent, et préparent l’avènement d’une génération toute virile. Le despotisme, dira-t-on, ne se prête pas à des progrès de cette nature. Ayons plus de foi dans l’influence des lettres. Déjà, tous les critiques l’affirment, la littérature nationale, la littérature inspirée des vraies traditions du pays, est encouragée par un souverain qu’il nous est sans doute permis de louer au moment où les puissances libérales de l’Europe déjouent ses ambitieux projets. Soit qu’il espère trouver dans cette littérature un auxiliaire de sa politique, soit qu’il obéisse à un sentiment de grandeur que ses ennemis même ne lui refusent pas, cette conduite du tsar ne manquera pas de porter ses fruits. Quand la culture d’un peuple se développe, on peut saluer d’avance les transformations de son état social. C’est une merveilleuse puissance que celle des travaux de l’esprit, et le jour où les maîtres se lèveront, ces maîtres dont Lermontof n’est que le brillant précurseur, il n’y aura pas de despotisme assez fort pour arrêter le mouvement de la pensée nationale et l’éducation d’une grande. race.


SAINT-RENE TAILLANDIER.



Notes

  1. Voyez surtout dans la Revue l’intéressant travail de M. Charles de Saint-Julien, Pouchkine et le Mouvement littéraire en Russie depuis quarante ans, 1er octobre 1847.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1853.
  3. Les Cosaques les plus redoutés, les plus hardis cavaliers de l’année russe et ceux qui ont le plus de ressemblance avec les Tcherkesses. Leur principale station, appelée Tscherwlonnaja, est située au pied du Caucase, sur la rive gauche du Térek.
  4. Je dois la traduction en vers que je reproduis ici à l’obligeance de M. Emile Deschamps.
  5. On peut consulter, sur les rapports de ce poème avec les chants populaires des Slaves, un savant travail de M. Cyprien Robert, inséré ici même, livraison du 1er avril 1854, la Poésie slave au dix-neuvième siècle. M. Cyprien Robert, qui connaît si bien les vieilles poésies des Slaves, et qui, dans ses sympathies pour cette grande race, excite si vaillamment les poètes russes, polonais, bohémiens, serbes, illyriens, à la recherche de leurs origines, a pu trouver insuffisante la tentative de Lermontof. Lermontof, guidé par son seul instinct, n’en a pas moins ouvert cette voie un des premiers ; c’est là un sérieux mérite qui doit faire absoudre ses fautes.
  6. Sashèn, l’aune de Russie.