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L’Enseignement populaire des arts du dessin en Angleterre et France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 193-212).

L’ENSEIGNEMENT POPULAIRE
DES ARTS DU DESSIN
EN ANGLETERRE ET EN FRANCE.


Nous assistons dans la plupart des grands états de l’Europe à une sorte de lutte pacifique qui ne le cède guère, du moins pour l’unanimité, au besoin qu’on éprouve en même temps d’augmenter les armemens militaires. Ce sont deux courans en sens contraires. L’un correspond aux préoccupations guerrières, l’autre à celles de l’industrie et du commerce. Ils ont tous les deux sans doute leur raison d’être, mais nous espérons bien qu’à la longue le second finira par l’emporter. L’éducation populaire, l’éducation professionnelle, plus spécialement l’enseignement du dessin pour les classes ouvrières, sont l’objet d’études consciencieuses et profitables. Les sacrifices d’argent qui tendent à mettre les peuples sur un bon pied de défense industrielle sont d’ordinaire assez facilement acceptés ; ils sont peu onéreux et très productifs ; ils ne grèvent jamais un budget de charges hors de proportion avec les avantages poursuivis. Tandis qu’en France nous cherchons à réformer ou à fonder l’enseignement du dessin, souvent absent, plus souvent encore puéril et pauvre dans nos villes de province, tandis que nous présentons comme exemple le vigoureux effort de l’Angleterre, l’Angleterre de son côté prend modèle sur la France. Les débouchés ouverts à ses produits sont devenus moins nombreux. Elle attribue une partie de son discrédit à l’insuffisance de ses écoles de dessin. De l’aveu de M. Stuart Mill, qui croit bien servir son pays en ne lui ménageant pas certaines vérités, l’Angleterre n’a point été favorisée sous le rapport de l’art. Il ne s’y est point épanoui comme dans d’autres états que l’Angleterre surpasse d’ailleurs sous plus d’un rapport. Les notions relatives à l’art, aimées ou comprises d’une élite peu nombreuse, n’ont point jusqu’ici pénétré dans les masses. On s’est aperçu de l’infériorité que cette sorte d’ignorance communique aux produits de tout un peuple, et l’on n’a trouvé à cela qu’un remède, la culture intellectuelle de l’ouvrier et l’enseignement spécial du dessin dans les écoles professionnelles. Cette question est même devenue d’intérêt public, on pourrait presque dire national, et ce n’est point sans raison.

Si le dessin est la langue de l’industrie, il a droit de cité à coup sûr dans l’industrielle Angleterre. Ce qu’on a regardé si longtemps comme un art d’agrément est bien en effet une langue, langue universelle, indispensable, et qui, tant qu’il y aura une civilisation humaine, ne semble pas devoir mourir. Le dessin ne nous aide-t-il pas à saisir au moyen de quelques lignes significatives des choses que plusieurs pages écrites avec la plus grande précision, accompagnées même de notes et de commentaires, ne nous feraient pas aussi bien comprendre ? Tel est le motif, d’ailleurs assez plausible, qui porte avec raison quelques réformateurs à demander avec instance : que l’enseignement du dessin proprement dit précède celui de ce dessin abstrait qu’on nomme l’écriture. Nous entendions un jour dire par une personne intelligente : « Je saurai toujours mauvais gré à ceux qui m’ont élevé de ne m’avoir pas fait apprendre, avec ma langue maternelle, et de préférence aux langues mortes, les deux langues vivantes. » Ces deux langues vivantes, c’était la musique et le dessin. Nous n’avons pas du reste à nous appesantir sur les avantages immédiats qui doivent être retirés de ce qu’on pourrait appeler les cours d’art pratique. Ces avantages, on commence à s’en rendre compte partout, et c’est, ce qui explique la faveur avec laquelle a été accueillie chez nos voisins une tentative hardie, la fondation à South-Kensington d’une sorte de métropole d’art, à la fois école et musée. Nous avons vu à l’exposition de 1867 quelques-uns des résultats que cet établissement a produits, et ils sont de nature à faire réfléchir. Il n’est nullement impossible que les Anglais, partis de plus loin que nous au point de vue de l’objet qui nous occupe, moins favorisés sous le double rapport de la tradition du passé et du génie de la race, avec la vigueur de volonté qui les caractérise, leur ténacité, leur persistance dans ce qu’ils ont une fois résolu, ne viennent à prendre rang à conquérir l’art et le goût par la science et à transmettre l’un et l’autre aux générations qui suivront. Leurs efforts méritent cette récompense. On ne saurait même affirmer qu’ils ne finissent par dépasser plusieurs pays aujourd’hui fort en avant d’eux, si ces derniers ne se tiennent pas en garde par une émulation de bon aloi.

La première exposition universelle de Londres avait mis en lumière un fait accepté généralement comme vrai, mais dont l’évidence n’avait point été frappante et que le patriotisme anglo-saxon se refusait un peu à reconnaître de bonne grâce. Ce fait était la supériorité acquises par la France dans toutes les productions qui exigent, outre un sage emploi des matières premières, du goût dans l’arrangement, et ces qualités ingénieuses qui jusqu’à un certain point relèvent de l’art. Pour l’agrément de l’aspect, pour l’harmonieuse proportion des parties, pour l’éclat même de la mise en œuvre, l’industrie de notre pays emportait tous les suffrages. L’Angleterre surtout, comme le constatent les rapports officiels, notamment ceux de M. Mérimée, comprit qu’elle était restée en arrière à cet égard. Elle avisa sans délai aux moyens de diminuer l’intervalle qui la séparait de nous. Il lui sembla sans doute qu’il y avait urgence, car, malgré la répugnance qu’éprouvent les Anglais à laisser l’état s’immiscer dans la gestion de ce qu’ils regardent comme leurs propres affaires, l’état intervint. Un an ne s’était pas écoulé depuis qu’on se savait dépassé par des rivaux ; et déjà, pour regagner le terrain perdu, l’on avait fondé l’école de South-Kensington. Il y eut dès lors une administration publique des arts du dessin, un ministère de science et d’art, un comité de conseil pour l’éducation. Ce conseil se compose aujourd’hui d’un président, le duc de Buckingham, d’un vice-président, d’un secrétaire en chef, M. Henry Cole, qui est aussi directeur du musée. C’est M. Cole qui récemment, à l’école libre d’architecture de Paris, mû par un sentiment de courtoise émulation, portait un toast à l’avancement de l’art en France. Des inspecteurs-généraux, officiels ou ambulans, des examinateurs de différens grades, des conservateurs des collections, un grand nombre de professeurs des deux sexes pour enseigner le dessin de mécanique et d’architecture, la perspective, le dessin, l’anatomie et le modelages, des agens pour la vente des modèles, sont les principaux instrumens de l’organisation nouvelle. Les professeurs femmes ont une directrice ou surintendante.

L’argent ne faisait pas défaut ; la réforme ne tarda point à être efficace. On n’avait pas reculé devant les moyens héroïques. On ne s’était pas contenté de donner l’enseignement gratuit, on avait payé les élèves. A la suite d’examens, on délivrait des prix, des récompenses, des diplômes auxquels sont attachées des dotations. On encourageait la formation de sociétés, fort indépendantes d’ailleurs, dans des villes, au besoin, dans les bourgs, — en prenant ce mot dans le sens que nous lui donnons en France, — et dans les villages. On leur demandait simplement de permettre que les écoles fondées par elles fussent visitées par les inspecteurs et les examinateurs de Kensington. Dès que les sociétés acceptent ces conditions, elles reçoivent de plein droit des subventions assez considérables, dont le chiffre augmente ou diminue suivant que les progrès réalisés par les élèves sont jugés plus ou moins satisfaisans. De la sorte, les comités des villes n’abandonnent que ce qu’il leur convient de leur action propre, et l’effort du comité central se réduit à faire agréer ses services, à mettre à la disposition des sociétés les professeurs dont lui-même a fait l’éducation dans ses écoles d’art et dans son école normale de South-Kensington, national art training-school.

C’était, on le voit, placer à côté de la plus élémentaire instruction pour les enfans et pour les adultes une sorte d’enseignement supérieur facultatif. L’état assumait de son plein gré une bonne partie des frais nécessaires pour ce dernier, certain d’être amplement dédommagé par l’accroissement de richesse qu’il devait retirer de la plus-value probable des produits de l’industrie nationale. C’était faire appel, tant pour les particuliers que pour les villes, au bon sens pratique, à l’intérêt bien entendu. Les ressources qu’on met à leur disposition ne concernent pas l’art seulement. Les sciences sont représentées à South-Kensington et y reçoivent aussi des encouragements. Nous omettons volontairement ce côté de la question, pour n’envisager que celui qu’en Angleterre on jugeait alors le plus important. Toutefois le grand catalogue des livres de sciences recommandés par le comité de South-Kensington, les cours qui sont faits dans l’intention d’aider au progrès des sciences, mériteraient mieux qu’une mention rapide.

Dès l’exposition de 1855, l’Angleterre put apercevoir le chemin qu’elle avait parcouru en quelques années et prendre une idée de ce que l’avenir lui réservait, si elle continuait quelque temps encore à marcher du même pas. L’industrie française fut tirée violemment et comme en sursaut de ce sentiment de douce quiétude dans lequel elle se reposait sur la foi des aveux arrachés en 1851 à ses concurrens. A son tour, elle poussait le cri d’alarme. « En dehors de la France, de grands progrès ont été accomplis dans les pays étrangers, notamment en Angleterre, disait le rapport de M. Du Sommerard ; les produits anglais sont d’une sobriété d’ornemens tout à fait digne d’éloges. » — « Il ne faudrait pas, reprend sept ans après M. Mérimée, se faire d’illusions ni s’endormir dans une sécurité trompeuse… Des progrès immenses ont eu lieu dans toute l’Europe, et, bien que nous ne soyons pas demeurés stationnaires, nous ne pouvons nous dissimuler que l’avance que nous avions prise a diminué. L’industrie anglaise a fait depuis dix ans des progrès prodigieux. La situation est grave, même menaçante ; elle appelle de prompts remèdes. » Comment un aussi énorme intervalle avait-il été franchi en si peu de temps, et comment se faisait-il que nous fussions maintenant suivis de si près ? Les membres du jury ont répondu d’un commun accord : « C’est l’école de South-Kensington qui a fait cela. » South-Kensington avait en effet étendu le réseau de ses bienfaits sur tout le royaume-uni. South-Kensington était le centre d’où partait le mouvement, et l’affluence de ceux qui s’y rendaient était assez grande pour que le comité dût songer à rendre les communications plus faciles en établissant des embranchemens avec les principales voies ferrées qui aboutissent à Londres. Ces progrès avaient été réalisés en moins de dix ans.

Aujourd’hui, environ 150 écoles principales, rattachées à une vingtaine d’écoles succursales, sont en rapports constans et directs avec le comité du conseil de Kensington. Certaines villes dont la population est cependant peu nombreuse se sont signalées par la quantité d’élèves qui fréquentent ces écoles. Les instituts ouvriers, où se font des conférences sur tous les objets qui concernent les arts manuels, ne suffisent pas. Hommes et enfans sont avides d’apprendre. Les cités manufacturières sont, comme on le doit penser, en tête de ce mouvement. Birmingham, qui compte près de 300,000 habitans, dont l’école date de 1842 seulement, possédait en 1867 plus de 1,000 élèves recevant une éducation spéciale de dessin. Bristol, avec moitié moins d’habitans, a 300 élèves d’art, tandis que les écoles ordinaires en ont près de 3,000. Dublin a 500 élèves d’art sur près de 3,000 écoliers et sur 250,000 habitans. Liverpool, presque deux fois aussi peuplée que la capitale de l’Irlande, possède deux écoles de dessin une pour chaque district, et voit plus de 1,100 élèves y prendre place pour participer à l’enseignement qu’on y donne. Londres enfin, sur une population de 3 millions d’habitans, a dans ses 10 écoles de dessin près de 3,000 élèves. Encore laissons-nous de côté dans notre résumé l’école d’art pour les femmes, celle de Bloomsbury, qui est suivie par 150 élèves. Une paroisse de 5,000 âmes, Henley, a près de 50 élèves ; une autre, Weston-super-Mare, ville de 8,000 âmes, en a près de 80. Peut-être ces chiffres, que nous regardons comme considérables, paraîtront-ils au premier abord à peine dignes d’être signalés, et sembleront-ils loin d’être en rapport avec les résultats constatés. Il est certain que Paris, par exemple, mis en parallèle avec Londres, présente une population beaucoup moindre et un nombre d’élèves fort supérieur ; mais il est juste de dire que de l’autre côté du détroit l’institution est toute nouvelle, que la France a précédé l’Angleterre d’un siècle environ pour la fondation des écoles gratuites de dessin, qu’à Londres même les plus anciennes écoles primaires de ce genre sont de création récente, puisque ce n’est qu’en 1842 qu’on a pensé à les relier ensemble par une direction centrale.

Il n’est pas sans ; intérêt de chercher comment s’organisent ces écoles, comment elles fonctionnent, et de les comparer aux nôtres. Leurs règlemens sont fort différens de tous ceux que nous avons adoptés jusqu’ici. Une somme annuelle est votée par le parlement et administrée par le ministère de science et d’art. « Une partie de cette somme est employée à répandre et à perfectionner les études concernant les arts dans le royaume-uni. » Ce qu’on a surtout en vue d’encourager et de faire avancer, c’est le dessin, la peinture, le modelage, dans leurs rapports avec les besoins des manufactures et des classes industrielles. Les inspecteurs font connaître chaque année l’état de cet enseignement spécial, les résultats acquis, les plaintes, les lacunes ; ils transmettent tout. Ils s’expriment avec une entière franchise, sans être arrêtés, quand il s’agit de mettre le mal en évidence, par la crainte assez peu fondée de faire rejaillir sur tout le département le blâme qui ne doit retomber que sur quelques agens. La presse, les chambres de commerce, les familles, les intéressés, quels qu’ils soient, puisent largement dans ces répertoires d’informations, qu’on ne refuse à personne, et qui forment chaque année presque un volume. Celui de ces documens qui paraît à la fin de chaque année explique très nettement, sous la forme d’un rapport à la reine, les développement et les limites de l’institution. Le sommaire indique ce qu’on se propose : c’est « d’élever le niveau de l’enseignement pour les artisans et d’aider les classes industrielles à s’instruire dans les branches de sciences et d’art qui touchent directement à leurs occupations. » Le programme ainsi défini n’est pas aisé à remplir. Il s’agit non-seulement d’élever à la notion élémentaire du beau l’enfant des écoles, la génération qui apprend encore, mais aussi l’adulte, qui n’apprend plus guère. Il s’agit de préparer des professeurs assez nombreux pour répondre à tous les besoins de l’avenir. Le comité subventionne donc l’enseignement du dessin, en ce qui concerne les élémens du moins, dans les écoles d’enfans pauvres, dans les classes du soir pour les artisans, dans les écoles spéciales de formation récente, enfin ; dans son école normale. Ici, on le comprend, l’enseignement devient plus élevé et plus complet.

Que sont les écoles des pauvre ? dans le royaume-uni ? Est-il nécessaire à l’enfant pour y être admis de présenter un bulletin qui certifie de l’indigence de ses parens ? Les formalités sont moins sévères ; le mot pauvre est entendu dans un sens plus large. Quiconque gagne sa vie par l’exercice de travaux manuels peut procurer à ses enfans dans les établissemens qu’on appelle écoles des pauvresse bienfait de l’instruction. Le département fournit les subventions à ces écoles. Il n’y met qu’une condition : le professeur doit avoir subi certains examens et reçu du département un certificat de deuxième ou de troisième classe. Quant aux villes dans lesquelles on commence à apprécier que des notions raisonnées de dessin peuvent être bonnes à vulgariser, soit au point de vue de l’industrie, soit à tout autre, le comité de Kensington vient également à leur secours. Il exige seulement qu’un comité local se mette en rapport avec lui. Il ne consent point à correspondre avec les professeurs, et ne traite qu’avec les secrétaires choisis par le comité local. Il fournit à la ville qui en fait la demande, afin de lui faciliter l’acquisition de bons modèles, des secours en argent qui peuvent s’élever jusqu’à 50 pour 100 du prix d’achat. Le comité estime en effet que les modèles qui manquent presque partout aussi bien en France qu’en Angleterre, sont un des élémens principaux du succès pour les écoles de ce genre. À ces subventions, dont on comprend parfaitement l’efficacité, s’en joignent d’autres qui risqueraient de paraître en France un peu singulières. Le comité de Kensington paie aux écoles de province 1 franc 20 centimes par élève qui reçoit l’enseignement du dessin, le double de ce prix, si l’enfant a tiré profit de cet enseignement, le triple, si l’examen qu’on lui fait passer est excellent. Ces sortes de primes ont toujours en raison directe des résultats obtenus. On le voit, les moyens mis en pratique, et dont on poursuit avec ardeur l’application, se ressentent du génie de la race, de l’esprit de ceux qui ont senti la nécessité et conçu l’idée de cette éducation spéciale. Ils nous paraissent en définitive empreints d’un grand sens pratique, et doivent correspondre à la situation qu’on a entrepris de modifier rapidement. C’est là tout ce qu’on peut raisonnablement exiger, et il y aurait mauvaise grâce à ne cas constater dans quelle mesure ils ont réussi. On ne s’en tient pas d’ailleurs à ces paiemens en argent. Des prix sont donnés à l’enfant qui paraît justifier cette distinction. Ce sont des objets d’utilité plutôt que de luxe, des instrumens de dessin, des livres, des cartons. Les élèves devenus assez forts sont reçus élèves-maîtres, aspirans-professeurs. Aux examens de fin d’année, on distribue encore des primes.

Après les enfans, on s’est préoccupé d’enseigner le dessin aux hommes, et l’on a organisé à cet effet des classes du soir, généralement réservées aux adultes ; on a jugé à propos de ne pas accorder pour ces cours la gratuité complète, mais on a compris en même temps qu’on risquerait fort d’en éloigner beaucoup de travailleurs peu aisés, si l’on voulait à la fois obtenir d’eux des efforts de volonté et des sacrifices d’argent au-dessus de leurs ressources. On a déclaré que les artisans pouvaient ne rien payer, et la définition du mot « artisans » n’a point été resserrée dans son sens étroit, pas plus que ne l’avait été dans les règlemens sur les écoles primaires celle du mot « pauvres. » On a considéré comme artisans, non-seulement les ouvriers et les manœuvres qui reçoivent leur salaire à la fin de chaque semaine, ainsi que leurs enfans qui ne subsistent pas encore du travail de leurs mains, mais encore toutes les personnes qui n’ont pas des moyens d’existence beaucoup plus assurés, les petits marchands, les hommes qui, exerçant leur profession dans une boutique, n’ont pas d’apprentis, les charpentiers de village, les gardes-côtes, les policemen, tous ceux enfin qui sont hors d’état de pourvoir aux frais de leur enseignement. On a, par compensation, refusé le bénéfice de la gratuité à ceux qui, à quel titre que ce puisse être, doivent à l’état l’impôt de l’income-tax. Les classes du soir restent toujours sous la direction d’un comité local, qui ne peut être composé de moins de cinq personnes. Ce comité reçoit les subventions octroyées par le ministère. L’initiative de toutes les mesures, de toutes les améliorations, est prise par lui de concert avec le professeur. Ce dernier est muni d’un diplôme pour le dessin élémentaire ou du brevet de maître ès-arts. Le ministère n’entend partager ni avec le comité local ni avec le professeur son droit de juger ceux qu’il estime le plus dignes de ses récompenses. Le degré de mérite auquel les prix sont accordés est même déterminé chaque année par le comité central, qui augmente au besoin la difficulté de les obtenir, au fur et à mesure sans doute qu’il voit plus de progrès généraux réalisés et l’émulation mieux entretenue. Les arrêts des inspecteurs et des examinateurs ne peuvent être frappés d’appel.

Les encouragemens en argent sont répandus avec une véritable munificence. Les Anglais n’ont pas peur de ruiner le trésor de l’état par ces prodigalités, dont nous avons à peine l’idée. Notre organisation administrative ne nous en présente, de. quelque côté que nous nous tournions, aucun exemple. Si les Anglais cèdent parfois eux-mêmes aux velléités des dépenses guerrières, ils ont le bon sens de ne pas épuiser tellement le trésor public qu’il ne reste rien pour satisfaire à des besoins non moins pressans et rémunérer d’avance les services pacifiques qu’ils attendent des artisans auxquels ils viennent en aide. Ils montrent mieux que par des paroles, par des sacrifices d’argent, leur sollicitude pour l’amélioration des conditions d’existence de la grande armée industrielle, sur qui repose une si grande partie des intérêts et des espérances du pays. A tout artisan qui a payé pour recevoir l’enseignement, on accorde un peu plus de 12 francs (10 shillings) pour chaque exercice de dessin, de géométrie, de perspective ou de mécanique exécuté dans un temps déterminé et ayant mérité une mention favorable. Une somme qui n’excède pas 18 francs peut être remise à l’élève pour un bon dessin d’objet d’utilité ou d’ornement, des feuillages, des fleurs d’après nature, ou pour quelque morceau soit d’architecture, soit de mécanique d’après un modèle, s’il a été fait dans l’école durant l’année. Ajoutons que les artisans qui ont réussi dans les travaux de dessin peuvent trouver dans l’objet de leur étude une véritable profession. Après quatre examens, ils reçoivent un diplôme du deuxième degré, et dès lors peuvent être choisis pour enseigner dans les écoles des pauvres et dans les classes du soir. Le ministère ne se croit pas dégagé de tout devoir envers les villes et les villages qui ne posséderaient que des établissemens libres et ne relevant pas de South-Kensington. Il accorde des récompenses dans ces localités, mais la largesse est moindre, et il y a une clause restrictive. Les prix ne sont point remis en argent tant que les professeurs qui donnent l’enseignement ne sont pas en possession des diplômes que délivre le comité. Ainsi South-Kensington a fait la part des premiers, des plus impérieux besoins, ceux de la diffusion, même dans les classes jusqu’ici déshéritées des plus élémentaires notions de l’art. On a pourvu d’abord à l’enseignement primaire.

Il a institué aussi un enseignement secondaire dans tout le royaume-uni, pour faire suite aux écoles des pauvres et aux classes du soir. Certaines écoles spéciales de dessin, — le règlement les nomme simplement « des établissemens consacrés à l’instruction d’art, » — ont des collections en permanence ouvertes à l’étude, et dans lesquelles le professeur est lui-même muni d’un diplôme du troisième degré. Ces collections correspondent à un service particulier de South-Kensington dont nous aurons à parler plus loin. Le comité donne aux écoles spéciales une subvention régulière. Il leur demande cependant de faire acte de bon vouloir en faveur de la vulgarisation générale de l’enseignement qu’on y professe, et de prêter leurs aménagemens plusieurs fois par semaine et au moins deux heures chaque fois aux cours du soir pour les artisans. Les sommes promises pour la direction des examens, celles qu’on accorde aux auteurs de dessins achevés d’une manière satisfaisante, sont réellement considérables. On donne 10 livres pour les élèves-professeurs de chaque établissement fréquenté par 30 artisans, 20 livres lorsque les artisans seront au nombre de 100, 10 livres pour tout diplôme de troisième degré délivré après l’examen annuel de Londres à un artisan ou à un professeur instruit dans l’école.

Les meilleures œuvres sont réservées pour un grand concours, « un concours national, » qui a lieu chaque année à Kensington, et auquel prennent part toutes les écoles d’art du royaume. C’est une application heureuse du système d’émulation que nous avons établi en France avec moins de succès pour les études littéraires. Dix médailles d’or, vingt médaillés d’argent, cinquante médailles de bronze, sont distribuées chaque année aux auteurs des ouvrages les plus méritans. Les élèves peuvent obtenir ces récompenses dans les différentes branches de leurs travaux, sans qu’on regarde, tant s’en faut, plusieurs nominations de ce genre comme un cumul interdite Les suffrages sont vivement disputés, et, s’il ne s’agit pas pour les vainqueurs d’aller à Rome et de voyager aux frais de l’état, le succès n’a pas moins une influence remarquable sur la carrière des élèves couronnés. Ceux qui sont le plus souvent appelés ont leur place assurée soit dans les plus importantes manufactures, soit dans le personnel enseignant de South-Kensington.

Il y a peut-être lieu de faire remarquer ici jusqu’à quel point les principes qui président à la formation de ces concours sont plus franchement libéraux que ceux qui guident et règlent les organisations des concours entre les écoles de France. Une nation qui a quelque prétention à la condescendance et à la courtoisie à, l’égard des femmes les écarte soigneusement de ces luttes, dans lesquelles on suppose qu’elles ne doivent pas avoir naturellement leur place. Sous ce rapport, nous procédons encore du moyen âge et de notre éducation religieuse. Il semble que la modestie, — c’est l’expression consacrée, — qu’on exige de la femme dispense d’être équitable envers elle, et la plupart de ceux qui ont voix délibérative sur ces matières croient se rapprocher de ce qu’ils regardent comme le dessein providentiel en tenant étroitement l’un des sexes dans un demi-jour claustral. Les Anglais sont plus hardis et plus justes que nous. Les femmes ne sont pas exclues du concours général de toutes les écoles. En outre deux prix publics des plus honorés, et connus sous le nom de fondations de la princesse de Galles, leur sont destinés : ce sont deux pensions, l’une d’environ, 300 fr., l’autre de 600, données aux jeunes filles qui ont obtenu les plus hautes mentions dans le concours. Il est à noter aussi que ces deux primes annuelles, qui dans certains cas peuvent aider celles qui les remportent à compléter leur éducation, sont gardées quelquefois plusieurs années de suite par les titulaires, mais jamais durant plus de trois ans.

Les examinateurs de South-Kensington ont à se prononcer à cette occasion sur une grande quantité d’ouvrages en tout genre. Qu’on en juge : pour le concours de 1867, on comptait plus de six cents dessins ou peintures de diverses natures et près de cent esquisses modelées. Ces envois ont résumé les meilleurs travaux des écoles. Si les résultats ne correspondent pas à la grandeur des efforts et des sacrifices faits par le comité, les examinateurs se plaignent en des termes qui ne sont pas toujours exempts d’amertume. Leurs reproches sont publiés. « Nous sommes surpris, est-il dit dans le rapport de 1867, que les nombreuses occasions d’étude, les grandes facilités accordées pour obtenir de bons modèles, la libéralité des encouragemens offerts,… n’aient pas rencontré un accueil plus généreux. » Il s’agit ici d’ailleurs, en ce qui concerne ces récriminations un peu dures, d’une partie de l’art qui demande plus que toute autre peut-être un goût déjà formé, le modelé d’après l’antique. Un peuple nouveau-venu dans ces travaux y réussira moins que ses émules, incapable qu’il est encore de comprendre la calme et sereine beauté des objets qu’il a sous les yeux. Pour en ressentir l’impression, il faut avoir vécu dans une longue familiarité avec les œuvres des anciens. Cette faiblesse signalée par les examinateurs dans les ouvrages des écoliers de Kensington, et qu’on trouverait sans trop chercher dans les statues de bronze ou de marbre des meilleurs artistes de la Grande-Bretagne, n’a donc rien qui doive étonner. L’art élevé n’est pas une plante qui vienne sans culture, et les Grecs, qui sont restés les maîtres de la statuaire, ne sont pas arrivés du premier coup à la claire perception des belles formes qu’ils nous ont laissées. Avec la même franchise qu’ils signalent les défaillances, les documens du comité tiennent compte des succès particuliers ou généraux. Le rapport de 1867 se termine, après une page de plaintes assez nettes, par quelques lignes d’encouragemens en faveur de plusieurs écoles. Les produits manufacturés, exposés avec les dessins qui ont servi de modèles et qui proviennent des écoles de Dublin, de Nottingham pour les tapis, de Kidderminster pour les papiers peints et la joaillerie, de Birmingham, de Glasgow, de Kensington enfin, montrent quelle influence favorable les travaux de ces écoles ont exercée sur l’ensemble des œuvres industrielles du pays.

Nous voyons quels ont été les commencemens de South-Kensington. On a d’abord formé des élèves. On a fait usage, pour ne pas perdre trop de temps à choisir, de tous les élémens qu’on avait sous la main, bons, médiocres ou même plus que médiocres, ce dont témoignent presque tous les rapports fournis par les inspecteurs de Kensington. Il fallait aller au plus pressé. On savait d’ailleurs que les écoliers pourraient devenu des maîtres à leur tour, qu’on trouverait peu à peu parmi eux, par une sorte de sélection naturelle et forcée, une pépinière de professeurs capables de prendre goût à leurs études et de transmettre à leurs élèves un savoir plus complet et plus étendu que celui que les écoles avaient donné d’abord. L’école normale d’art national, art training school, a été ouverte pour les hommes et pour les femmes. Les cours, suivant le programme, y ont pour but de donner aux professeurs des deux sexes « des connaissances qui leur servent à développer l’application de l’art aux usage communs de la vie, aux besoins du commerce et des manufactures. » Ainsi voilà des tendances nettement définies ; ce n’est nullement du grand art qu’il est ici question, c’est de l’art susceptible d’une application professionnelle immédiate. Des cours particuliers tendront même à donner aux maîtres d’école de paroisse et d’autres établissemens qui correspondent à peu près à nos écoles primaires le moyen d’enseigner le dessin élémentaire, « comme une portion de l’éducation générale, concurremment avec l’écriture. » Il y a là toute une réforme des matières et des procédés d’éducation. Cette réforme n’est pas annoncée à grand bruit. Elle n’en a pas moins une sérieuse signification. La proposition discrète d’enseigner le dessin concurremment avec l’écriture pourrait être chez les législateurs de nos écoles, s’ils veulent s’y arrêter un instant, l’objet de quelque réflexion ; nous nous contesterons d’éveiller l’attention sur ce point.

Les élèves qui veulent devenir maîtres dans les écoles d’art, après avoir fait preuve de certaines connaissances, sont admis gratuitement, quand il se présente des vacances. Dès qu’ils ont le certificat du premier degré, ils peuvent obtenir des secours qui les aident à vivre en même temps qu’ils étudient, et qui s’élèvent à près de 20 francs par semaine. En retour, on leur demande certaines compensations. D’abord ils doivent s’engager à accepter les positions qui leur seront offertes comme professeurs, ensuite pour divers travaux ils suppléent les professeurs eux-mêmes. Accordés pour une session seulement, c’est-à-dire pour six mois, les secours sont, autant qu’il est nécessaire, renouvelés. Comme avec raison on tient également à former des professeurs de l’un et de l’autre sexe, des femmes reçoivent quelquefois la même somme pendant deux ou trois ans, pour arrivera obtenir le diplôme de troisième classe. Le programme offre en effet un ensemble assez compliqué pour exiger beaucoup de temps, et pour rebuter ceux qui se voient livrés à leurs propres ressources et qu’il importe d’encourager. Les études comprennent vingt-trois degrés, qu’on a divisés en six groupes. Elles partent du dessin élémentaire, embrassent la perspective, puis l’anatomie du corps humain, et aboutissent à la peinture, à la sculpture. à l’architecture, non pas à celle des monumens publics, mais aux constructions particulières et à l’ornementation industrielle. A chaque diplôme obtenu, des appointemens sont attachés. Les étudians des écoles d’art entrent quelquefois à l’école normale avec une subvention qui s’élève jusqu’à 50 francs par semaine. Ce sont en général ceux qui se destinent à être dessinateurs de fabrique ou artistes industriels. Nous ferons remarquer que les études même d’anatomie humaine ne sont point interdites aux femmes, et que, malgré la rigueur de certains préjugés passés dans les mœurs, elles peuvent suivre librement ces cours. Nous ne savons point que, malgré la supériorité que nous nous croyons si fermement acquise en matière de goût et de science des choses de l’art, un semblable enseignement ait été accordé aux femmes dans aucune école de notre pays.

À toutes ces études diverses, qui embrassent dans la pratique tout ce que des artistes spéciaux ont besoin de savoir, il fallait un centre de collections, un musée. La National Gallery et le British Museum ne satisfaisaient pas plus à cette nécessité que ne le feraient chez nous les galeries du Louvre. Ils ne fournissaient ni un enseignement par les yeux, ni des matériaux de travail directement utiles aux élèves de certaines écoles professionnelles. On a accepté les devoirs qu’imposait la situation, on a pourvu largement à tout. Le musée de South-Kensington renferme les objets qui se rapportent à l’histoire, à la théorie, à la pratique de l’art décoratif. On y a réalisé en grand ce qu’a tenté en France, il y a quelques années, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie. Seulement les fondateurs de l’Union centrale, n’ayant à leur disposition que d’assez faibles ressources, n’ont pu qu’ébaucher leur œuvre. À Kensington, le musée a reçu son organisation entière. Il ne peut que s’accroître et s’enrichir par des acquisitions et des donations successives. C’est ainsi, on l’annonce déjà, qu’on y a formé une collection de peintures à l’aquarelle, genre auquel les Anglais se sont adonnés depuis longtemps avec succès. Dès maintenant les collections renferment tous les élémens essentiels : La sculpture, la peinture ornementale, la gravure, les émaux, les laques, la céramique et la verrerie, les bijoux, le travail des métaux, les armures, les tissus qui servent aux vêtemens du riche et du pauvre sont représentés en même temps que les dessins d’après lesquels les ouvriers exécutent leurs ouvrages.

Tandis qu’on croit encore chez nous qu’il est impossible de, donner autrement que par la photographie aux élèves des villes qui n’ont que quelques milliers d’habitans une idée des plus belles œuvres plastiques du génie humain, les Anglais, sans tourner longtemps autour du problème, l’ont résolu. Le comité de South-Kensington a franchement abordé la question. Il a cherché et trouvé les moyens pratiques d’établir des expositions dans les villes, même dans les villages, quand ces expositions sont désirées et patronnées par quelques personnes. Aujourd’hui des expositions spéciales très abondamment pourvues d’objets d’art peuvent être organisées partout. Ces expositions ambulantes, préparées avec soin et modifiées en raison des tendances, des aptitudes très diverses des pays auxquels elles sont destinées, produiront des résultats difficiles à calculer. Sans vouloir exagérer en effet la puissance de l’éducation par les yeux, sans ajouter une foi absolue aux merveilleuses légendes helléniques sur le pouvoir du beau, on ne peut croire que ce ne soit un fait important pour des populations jusque-là des plus ignorantes sous ce rapport d’entrer en communication avec un monde qui leur était fermé, et de recevoir une sorte de demi-initiation à l’art.

Cette initiation n’est d’ailleurs pas gratuite. On exige de l’initié un certain effort, et aussi une dépense qu’on a rendue aussi légère qu’il a été possible. Le ministère de science et d’art n’entend pas organiser lui-même et par lui seul ces expositions. Il ne veut qu’y contribuer. Il fait un appel aux particuliers, « afin que tous les objets qui peuvent être intéressans dans l’étendue du district viennent s’ajouter à ses propres collections. » C’est là un procédé ingénieux et commode pour réaliser à la fois une exposition et une enquête utile à tous. Des mesures doivent être prises par le comité local de l’école ou de la ville pour que les bâtimens soient en bon état et assurés contre les accidens, pour qu’ils soient ouverts tant dans la journée que le soir. Le plus souvent le comité local ne paie que le transport jusqu’au lieu de l’exposition. Des séries d’objets sont toutes prêtes, les pièces sont renfermées dans des cadres et mises sous verre. Ce sont des reproductions de statues ou de dessins, des cartons de grands maîtres, des émaux, des gravures, enfin des photographies noires et coloriées. S’il n’y a pas de demandes spéciales, on envoie ces collections dans les villes manufacturières ou les écoles suivant les besoins présumés. Un droit d’entrée modéré est prélevé, plus faible le soir que dans la journée, afin de permettre aux personnes qui travaillent tout le jour de profiter de ces exhibitions. Les artisans qui étudient dans l’école sont affranchis de ce droit. Deux soirs par semaine, il est fixé à un penny. Nous préférerions sans doute la gratuité absolue, mais alors le comité local n’arriverait pas à couvrir ses dépenses. Il les couvre, et quelquefois même il fait un bénéfice, qui reste acquis d’ailleurs à l’école d’art dont relève l’exposition. Le comité de South-Kensington a organisé en outre, sinon en ce qui concerne les villes, du moins pour ses écoles d’art, le service des bibliothèques roulantes, qu’une société d’hommes de progrès a essayé d’installer en France, mais qui, par suite de causes malaisées à définir nettement, n’est pas encore entré dans nos mœurs. Ces bibliothèques partielles n’ont, bien entendu, que peu de rapports comme richesse avec celle de la métropole de l’art, de Kensington. qui en même temps qu’une bibliothèque est un cabinet d’estampes, de dessins et de photographies ; mais on y a sagement introduit tout ce qui peut servir au développement du goût et des connaissances de l’artisan. Les livres de prix restent à demeure, avec les collections, dans les écoles spéciales ; les autres voyagent constamment et passent de ville en ville.

On se tromperait, si l’on croyait que le comité central prétend limiter le cercle de son action aux frontières du royaume-uni. Son ambition est plus haute et va plus loin. Dans l’intérêt de tous, il a entrepris à l’étranger une sorte de croisade en vue de faire exécuter un inventaire européen des richesses de tout genre contenues dans les galeries, les musées et les collections. Ce qu’il demande, c’est un catalogue particulier pour chaque ensemble qu’on puisse réunir en un catalogue général, comme on fait une histoire à l’aide de documens, de mémoires, de monographies. Il invite les municipalités de toutes les villes à contribuer à cette œuvre en dressant chacune pour sa part un répertoire de ce qu’elles possèdent de remarquable. A son instigation, des lettres sont parties du foreign-office, afin de prier les représentant de la reine à Dresde, à Paris, à Munich, à Berlin, à Turin, à Rome, de hâter de tout leur pouvoir cette entreprise, qui fait honneur à l’initiative anglaise.

Nous avons passé en revue les moyens, examinons les résultats qui ont été produits sous nos yeux. Dans le grand concours établi entre les nations en 1867, quel rang tenait l’Angleterre ? Nous ne parlons pas de l’exposition spéciale des arts, plus propre à étonner par son originalité qu’à provoquer l’admiration par des qualités extraordinaires. Il est évident, surtout pour ceux qui s’attendent à retrouver un reflet de l’art sculptural des Grecs dans son calme et sa sérénité ou de la peinture large et simple des belles époques, que le génie anglais, encore bizarre et tourmenté, ne s’est point signalé d’une façon victorieuse en ce sens. Si notre examen porte au contraire sur les industries où l’art joue un certain rôle, celle des tissus, des meubles, des faïences, l’impression sera différente. Sans doute on fera valoir que l’Angleterre nous a enlevé à grands frais bon nombre de nos contre-maîtres. Tenons-nous-en donc aux spécimens envoyés par les élèves des écoles. On ne trouvait guère, à vrai dire, dans la section anglaise que des travaux provenant de celle de South-Kensington et de celles qui correspondent avec le ministère de science et d’art ; mais c’est là justement ce qui pourra nous renseigner avec le plus d’exactitude, c’est là que nous rencontrerons le plus sévère contrôle, et que les documens présentés mériteront la plus entière confiance.

Deux vitrines à châssis tournant renfermaient, en même temps qu’un choix des modèles proposés pour l’étude, les travaux des étudians, enfans ou adultes. Les modèles, empruntés aux œuvres des maîtres, n’avaient pas toujours été choisis d’une manière très judicieuse ; ils étaient souvent un peu compliqués, surchargés de lignes, de contours, de mouvemens et de couleurs, grave défaut pour des objets qui doivent être reproduits avec le moins d’écart d’interprétation possible. Quelques-uns ne sont que des photographies reprises au pinceau, et peu propres à servir de modèles directs et immédiats. Les modèles s’amélioreront sans doute avec le reste ; les rapports signalent la recherche de ce qui est sobre, harmonieux, sans prétention excessive à l’effet, sans usage abusif du noir et des ombres. Quant aux travaux des élèves, fort mêlés d’ailleurs, comme on doit l’attendre d’une exhibition sincère et consciencieuse, ils attestaient un travail bien dirigé. Or c’est ici le point capital. Une habile direction empêchera seule des hommes de bonne volonté incapables encore de discernement dans les choses d’art d’user leur temps et de perdre leur peine, de s’attarder à des détails mesquins, puérils, qui n’exercent ni le regard ni la main et n’exigent d’autre vertu que la patience. Une méthode rigoureuse et rapide est indispensable, si l’on veut apprendre le dessin à des hommes dont on ne peut exiger de grands efforts, et qui viennent s’asseoir sur les bancs d’une école aux heures du soir, leur journée finie. On l’a très bien compris en Angleterre. Quelques-uns des dessins sont d’un singulier mérite d’exécution, larges, précis et serrés. On ne peut pas dire cela de tous, sauf peut-être pour ces dessins de mécanique ou d’ornementation géométrique qui se tracent à la règle et au compas ; mais nous avons vu des figures humaines, de celles qu’on nomme des académies, esquissées avec beaucoup de vérité à la sanguine ou au crayon rouge, dans des attitudes diverses, en un nombre déterminé de minutes, d’après le modèle vivant. Cet exercice n’est bon, on n’en peut douter, que pour des élèves avancés déjà, car la première chose est d’apprendre a voir juste plutôt encore qu’à dessiner vite.

Tous ces travaux relèvent de la partie théorique de l’art ; mais d’autres moins remarqués et d’une utilité plus directe représentaient des meubles en bois, des bronzes, des fers forgés, reproduits avec un soin minutieux, ombrés au crayon ou lavés en couleur d’une seule teinte et rendant avec vérité les divers aspects des bois et des métaux. Les ornemens, les fleurs, les fruits, tout ce qui chez nous appartient à la nature morte, et chez les Anglais à la « vie tranquille, » still life, tout était détaillé par une exécution rigoureuse ; souvent un peu lourde. Ce n’est qu’avec le temps et l’étude que l’artiste et l’artisan acquièrent la certitude et la légèreté de la main. La légèreté sans la science ne produit guère qu’une certaine redondance de formes au moins aussi désagréable pour les yeux que la pesanteur. Quant aux paysages, nous avouons, pour faire bonne justice, qu’ils étaient aussi mauvais en général que ce qu’il y a de plus médiocre dans nos écoles, et que l’enseignement sous ce rapport nous paraît d’une faiblesse qui a peu d’excuses.

En Angleterre, pour l’enseignement et la vulgarisation du dessin, tout le progrès n’appartient point à une seule ville. Tout ne se concentre pas à Londres heureusement. En France, si Paris n’a pas le privilège exclusif d’un bon enseignement élémentaire du dessin, ce qui a été envoyé en 1867 par la plupart des écoles d’enfans et d’adultes des départemens ne témoigne que d’efforts isolés qui n’ont pas toujours abouti, tant par suite de l’indifférence des parens ou des élèves que par suite de l’absence d’une direction éclairée. On peut affirmer que, sauf certaines villes telles que Lyon, Dijon, Nancy, Valenciennes, Toulouse, l’enseignement du dessin est resté à un niveau peu élevé. Quelle est la cause de cette infériorité ? La cause n’est pas une, déterminée, distincte, et facile par conséquent à faire disparaître. Il y en a plusieurs, l’insuffisance de l’enseignement général, l’insuffisance des bâtimens d’école, en plus d’un endroit mal aménagés, mal éclairés, mal pourvus. Il y a des communes où l’école n’est qu’une ancienne écurie, et ne reçoit qu’un demi-jour peu favorable à n’importe quels travaux de dessin ou d’écriture. Ajoutez à ces raisons le peu de temps que l’enfant et l’adulte donnent à leur instruction, l’ignorance presque totale de l’instituteur en matière de dessin, la rareté de modèles de quelque valeur. On travaille à combler cette lacune, et bientôt sans doute les modèles ne manqueront pas. Ce qui manquera longtemps encore, ce sont les ressources pour en faire l’acquisition, l’intelligence des services qu’on peut tirer du dessin, le goût et le souci de ces sortes de choses. À ce sujet, l’esprit n’est point éveillé dans les campagnes ; il s’éveillera à mesure que la lumière se fera sur d’autres points, à coup sûr plus essentiels. Nous avons tant à créer en matière d’enseignement, qu’il est difficile de préciser de quel côté l’urgence est la plus grande.

Cependant il y a une impulsion donnée qui se continuera sans doute, et qui sera toujours plus favorisée dans les villes, en raison de leurs richesses, que dans les campagnes. Paris ne comptait, il y a six ans, que 1,300 élèves de dessin ; il en compte aujourd’hui 10,000 : ce chiffre est assez significatif pour se passer de commentaires. En dépit des progrès accomplis par la seule ville de Londres, elle ne peut pas encore, à ce point de vue, rivaliser avec celle de Paris. Bien que les écoles gratuites de dessin n’aient été fondées à Paris qu’en 1766, c’est-à-dire dix ans après celles de Strasbourg et six ans après celles de Nantes, Paris, ayant pris une fois son rang, ne l’a pas perdu. En 1846, le budget de l’instruction primaire pour Paris était arrivé au chiffre déjà considérable de plus de 1 million, et pourtant la ville n’administrait encore par elle-même aucune école de dessin. Elle se contentait d’accorder une subvention d’une trentaine de mille francs aux établissemens chargés de l’enseigner. Aujourd’hui on dépense plus de 5 millions pour l’enseignement primaire municipal. Une seule ville au monde, New-York, dépasse en libéralité la ville de Paris. Les sommes qui y sont affectées à l’instruction suffiraient à défrayer plus d’un petit état européen ; elles proviennent surtout de donations particulières. Nous n’en sommes pas là en France. A Paris, 12,000 fr. seulement sur le budget des écoles sont dus à des donations ou à des legs. Quoi qu’il en soit, les arts n’ont pas à se plaindre chez nous du lot qui leur est fait. En 1867, plus de 300,000 francs ont été consacrés à Paris seulement à l’enseignement du dessin.

Nous avons dit que l’Angleterre avait fait des sacrifices notables pour donner l’enseignement du dessin aux femmes. Mentionnons ce qui a été essayé en France. Sans parler des écoles spéciales pour les femmes, d’organisation assez récente à Paris, on a tenté de plusieurs façons de répandre ces notions chez les jeunes filles, et de leur faire trouver dans l’art une carrière honorable. C’est ainsi que nous avons depuis peu une école qui rappelle cette fondation, instituée à Montmorency en 1674, plus tard à Rueil, puis à Choisy, enfin à Saint-Cyr par Mme de Maintenon, et qui, transformée au temps du premier empire, prit le nom de maison de Saint-Denis ; nous voulons parler de l’école connue sous le nom de Notre-Dame-des-Arts. Établie d’abord dans un petit hôtel de la rue du Rocher, Notre-Dame-des-Arts s’est développée rapidement. On l’a transférée dans le château de Mme Adélaïde, au parc de Neuilly. C’est, à proprement parler, « un collège destiné à former des artistes femmes pour les industries d’art et des professeurs femmes pour les écoles primaires d’art pratique spéciales aux filles. » Le prix de la pension des élèves est de 1,200 fr. ; on l’a doublé pour les élèves étrangères. Cette faveur si grande faite à la nationalité française nous étonne et nous paraît regrettable. Quoi qu’il en soit, Notre-Dame-des-Arts compte aujourd’hui 150 élèves, que dirigent 18 personnes, assistées par 15 « auxiliaires » qui ne sont autres que d’anciennes élèves. L’état, le conseil-gênéral de la Seine, la ville de Paris, accordent des bourses. Quant au programme de l’enseignement, il est assez complet. L’élève, en même temps qu’elle reçoit une sorte d’éducation classique, apprend un art utile, le plus souvent un de ceux qui se rapportent au dessin, tels que l’ornementation, la tapisserie, la broderie, la fabrication des fleurs artificielles, — art charmant, des plus propres à la femme, et dans lequel il importe à notre pays que nous ne soyons pas dépassés, — quelquefois la peinture, en particulier la peinture céramique sur porcelaine, sur émail et sur faïence, la gravure sur bois et sur métaux. On a compris que les cours ordinaires ne suffisaient pas pour faire une artiste. On y a joint un « cours supérieur d’études pratiques, » que les jeunes filles bien douées, une fois leurs études finies, peuvent suivre durant quatre années. Notre-Dame-des-Arts attend encore sa bibliothèque et son musée, et ne sera guère qu’à ce prix « le chef-lieu de l’enseignement de l’art pour les femmes. » Dès aujourd’hui cependant, il est au pouvoir de tous ceux qui s’occupent de l’industrie dans ses rapports avec l’art de profiter du développement de cette école, d’y aider même dans une certaine mesure. Les sociétés des départemens et des villes, les chambres de commerce, les chambres des arts et manufactures, pourraient à cet effet fonder quelque bourse en faveur d’élèves d’écoles primaires ou d’écoles d’art locales. On ne ferait que suivre en cela l’exemple qui nous est donné par l’Angleterre. Ce n’est pas en ceci seulement que nous imiterions nos voisins d’outre-Manche, s’il est vrai que d’un côté l’on nous prépare, — ce que nous ne désirons point, — un département de l’art appliqué à l’industrie, autrement dit un centre « d’encouragement, » s’il est vrai qu’en même temps, éclairés sur leurs propres intérêts et poussés par les idées de self-government qui se font jour de tous côtés, quelques individus, réunis en associations, songent à multiplier les écoles primaire d’art, et à établir, comme on l’assure, une école centrale pour l’enseignement supérieur des artistes industriels.

Il faut le dire, en France jusqu’ici, l’éducation d’art s’est à peu de chose près arrêtée aux villes. On en signale l’utilité, la nécessité même ; on va jusqu’à assimiler le parti que les garçons peuvent tirer du dessin dans les écoles primaires des villes à celui que les filles dans les écoles rurales tirent des premières notions de couture. On ne peut méconnaître la vérité de cet aperçu, il faut en tenir compte et en prendre note ; on doit même, à notre avis, se demander s’il n’y a pas lieu d’aller plus avant, si la vulgarisation des élémens du dessin ne peut pas arriver jusqu’aux populations des moindres bourgades. « La perfection des divers procédés du moulage, disent les rapports officiels, permet de réunir sans de trop grands frais et de transmettre sans traducteur à l’enfant des villages les plus pauvres l’inspiration directe d’Athènes et de Phidias… » Avouons-le, la transmission sans traducteur de l’œuvre de Phidias, c’est un beau rêve qui ne se réalisera pas de si tôt. Il s’écoulera encore bien des années avant la formation de ces petits musées ruraux. En attendant, il y a quelque chose à faire. Nous ne nous dissimulons pas les difficultés, nous savons qu’elles sont grandes ; mais nous ne les croyons pas insurmontables. Les villes seules, assure-t-on, peuvent être pourvues de professeurs. Cela est malheureusement vrai, mais l’objection est plus spécieuse que juste. De l’aveu même des instituteurs, nombre d’entre eux ne sont pas d’habiles calligraphes ; sont-ils hors d’état pour cette raison d’enseigner l’écriture et de former d’excellens élèves ? Évidemment non. Plusieurs seraient de même capables, avec l’aide de méthodes claires, progressives, élémentaires, de donner des leçons utiles, d’éveiller, d’exciter le goût du dessin, que les enfans ont presque toujours. Avant de songer à former des lettres, les enfans n’ont-ils pas tenté de faire des bons hommes ? Nous nous rappelons tous quelques-unes de ces ébauches grossières que nous ou nos camarades nous dessinions avec tant de joie et de conviction. Ce beau zèle s’éteint faute d’aliment ou de direction, au grand détriment de ceux, qui l’avaient possédé. « Nous écrivons trop, disait Goethe, nous ne dessinons pas assez. » Et Goethe avait raison. Trois lignes ajustées bout à bout vous donneront mieux l’idée d’un triangle que les descriptions les plus minutieuses. Le mérite du dessin est de parler aux yeux là où la langue fait défaut. Le jour où les élémens du dessin seraient entre les mains de tous, ce jour-là, un nouvel outil serait donné aux hommes, et un grand service aurait été rendu.


Ch. d’Henriet.