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Version du 16 septembre 2018 à 03:24

Pierre Galland
Cahiers du Cercle Proudhon/1
Cahiers du Cercle Proudhon (p. 29-33).


PROUDHON ET L’ORDRE[1]


Voici plus d’un demi-siècle que ce scandale dure : le souvenir d’un Proudhon est mis au service du parti qui s’acharne à détruire les conditions de l’ordre éternel et de l’ordre français, et l’on voit de misérables lambeaux de sa doctrine s’agiter entre les mains d’anarchistes qui servent la cause de l’Or juif.

La tactique du silence et de l’étouffement fut employée du vivant de l’auteur avec un art supérieur qui pouvait n’être que le fruit de l’ignorance et de l’incompréhension : conservateurs, démocrates et communistes unis, a’acharnaient à dénoncer quelques formules tapageuses et paradoxales (dont quelques-unes étaient des « ultra-vérités » plutôt que des contre-vérités), mais ils omettaient soigneusement d’examiner les principes d’une doctrine, substantielle et saine entre toutes.

La tactique que l’on a essayée plus récemment, c’est celle qui se croit plus habile, de l’utilisation. Mais d’une utilisation timide et partielle qui ne s’appuie que sur des fragments tronqués et sur la méconnaissance la plus parfaite de l’esprit proudhonien.

« Proudhon, l’immortel père de l’anarchie », c’est ainsi que le qualifiait au procès de Lyon, en 1884, l’anarchiste Kropotkine qui est le fils de 48 plus encore que de 89 et que l’on aura suffisamment jugé quand on saura qu’il est l’un des derniers et des plus fidèles admirateurs d’Aulard.

A la suite du vieux croyant russe, quelques anarchistes emboîtèrent le pas — sans conviction. Ils durent jeter un voile pudique sur ce qu’ils appelaient les erreurs du maître. L’on conçoit assez, en effet, l’embarras de ces républicains intégraux, soucieux du développement intégral de l’individu, devant les pages où Proudhon a affirmé avec tant de vigueur et d’éloquence la « réalité de l’être social », qui est la résultante et non la somme des forces agglomérées.

Passons sous silence la mascarade officielle de Besançon, mais donnons aux républicains qui affectent quelque intérêt pour Proudhon le conseil de se montrer plus circonspects. Qu’ils se rappellent l’avertissement qu’un des leurs qui se piquait de connaître aussi Auguste Comte, le tonitruant Gambetta, donnait au jeune Hanotaux : « Lisez Proudhon ; mais prenez garde : il est plein de pièges ! »[2].

Ces pièges à républicains dont l’œuvre de Proudhon est toute parsemée, ces chausse-trapes semées sous les pas des démocrates de toute nature, et au milieu desquelles un professeur politicien de Sorbonne[3] manœuvrait avec tant de gaucherie, l’avant-dernier hiver, c’est un jeu de les énumérer ! Proudhon a bien pu dans ses œuvres de début se proclamer le fils de la Révolution et se réclamer des Girondins « fédéralistes » ; mais ces déclarations l’ont beaucoup gêné dans la suite et il les a amendées et redressées dans une mesure telle qu’on peut les considérer comme nulles et non avenues. Nul n’a instruit avec plus de rigueur le procès de la démocratie. Nul n’en a mieux dénoncé l’impuissance, l’imbécillité et la duperie, et des abondants griefs qu’il a relevés à sa charge, il n’en est point dont l’expérience de l’Empire et des Républiques troisième et quatrième n’ait démontré le bien-fondé strict.

Souvent à son insu, mais parfois de façon délibérée, en politique comme en économie et jusqu’en littérature, il se range côte à côte avec nos maîtres de contre-révolution. Comme Auguste Comte, il veut reconstruire une famille solide. C’est avec les accents lyriques d’un Joseph de Maistre qu’il proclame l’éternelle nécessité de la lutte. Champion du pouvoir temporel des Papes, il se campe aux côtés de Pie IX et du comte de Chambord... Et s’il ne jugeait point de son vivant qu’un tel voisinage fût compromettant, s’il déclarait que « loin de s’en plaindre, il s’en félicitait »[4]. pourquoi hésiterions-nous à le rapprocher de ceux qui, sur un autre terrain et avec des armes différentes, n’en ont pas moins mené le même combat contre le même ennemi ?

Précisons : nous ne visons point à une utilisation totale et exclusive de l’œuvre de Proudhon et nous estimons qu’il y a une tâche plus pressante à mener que l’exégèse terre à terre des textes proudhoniens. Si nous nous aidons pour la reconstruction de notre cité des matériaux que Proudhon nous a apportés en si grande abondance, notre respect pour lui ne nous interdit point de compléter ou plutôt de prolonger sa pensée dans la direction même qu’il n’a point manqué de nous indiquer.

La dure expérience des défaites nationales et des faillites démocratiques qui lui a été épargnée n’eût pas manqué de lui suggérer ou même – il n’est point par trop téméraire de le présumer – de lui imposer ces corrections indispensables.

Patriote, il l’était profondément. Il chérissait d’un amour profond et quasi charnel sa petite patrie franc-comtoise et il nourrissait l’ardent désir de « rendre notre nation à sa terre primitive » et de travailler à la « restauration de notre nationalité »[5].

« Je veux, autant qu’un autre », écrivait-il, « la gloire du nom français ; je ne repousserais pas le triomphe de mes principes et le bonheur de ma nation, parce qu’elle me viendrait d’un empereur ou d’un roi »[6].

Et ailleurs :

« Otez de l’ancienne monarchie la distinction des castes et des droits féodaux ; la France, avec ses États de province, ses droits coutumiers et ses bourgeoisies, n’est plus qu’une vaste confédération, le roi de France un président fédéral. C’est la lutte révolutionnaire qui nous a donné la centralisation »[7].

S’il ne s’engagea point résolument dans la voie royale, c’est que la « nuée gauloise », alors fort répandue, troublait la lucidité de son regard et l’empêchait de se faire une juste conception de notre passé. Il lui manqua, pour le guider, cette « théorie de la France » que notre Maurras nous a enseignée.

Si, d’autre part, il n’a point accordé à la discussion de la solution monarchique toute l’importance qu’elle mérite, ce n’est point qu’il jugeât impossible toute restauration dynastique, ce n’est point non plus qu’il ignorât que le vrai roi n’est point un simple « médiateur entre les partis », mais bien plutôt la « personnification de ses peuples » et le vivant « symbole de leur unité »[8], mais c’est bien plutôt parce qu’il croyait que la fédération, l’« anarchie positive » devait se suffire à elle-même et que l’équilibre des forces économiques se produirait d’une façon purement spontanée.

Or, ce fédéralisme ne peut sortir de l’abstraction, il ne peut prendre corps et devenir vraiment intégral que si un ordre — l’ordre royal — lui sert de soubassement. La République, corruptrice et fusilleuse, a eu soin de nous démontrer avec évidence qu’un régime électif ne peut qu’attenter à l’indépendance des groupements de producteurs, des républiques ouvrières. L’expérience de Proudhon était, sur ce point, insuffisante. La nôtre est entièrement achevée.

Faute d’avoir saisi toutes les conditions réelles, concrètes, historiques, de l’ordre qu’il voulait réaliser, Proudhon n’a pu en discerner que les grandes lignes. En lui, le royalisme n’a été qu’en puissance. Mais n’est-ce point suffisant pour que nous fassions cesser le scandale persistant d’un Proudhon, père de l’anarchie et grand prêtre de la République ? Et n’est-il point grand temps de le faire apparaître, sous ses traits véritables, et, dussent quelques badauds s’en étonner, de montrer en lui un « faiseur d’ordre »[9] et l’un des plus grands qui aient existé au siècle dernier ?

Pierre Galland.
  1. Lecture faite à la réunion d’ouverture du Cercle.
  2. G. Hanotaux. Hist. de la France contemporaine, t. II, p.53.
  3. Bouglé, qui fit en 1909 un cours public sur Proudhon.
  4. Correspondance, tome XII, p. 221.
  5. Correspondance, t. XIV, pp. 285-6.
  6. De la Justice, œuvres complètes, t. XXVI, p. 233.
  7. Du Principe fédératif, p. 321.
  8. De la Justice, œuvres complètes, t. XXII, pp. 131-132.
  9. « Vous serez quelque jour fort étonné d’apprendre, après ce que vous avez entendu et supposé vous-même de mes opinions, que je suis un des plus grands faiseurs d’ordre, un des progressistes les plus modérés, un des réformateurs les moins utopiques et les plus pratiques qui existent… » (Correspondance, t. XII, p. 220.)