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VOYAGE EN HERZÉGOVINE[1],

1858
PAR M. GUILLAUME LEJEAN.
(Inédit.)


I

Un chapiteau du palais de Raguse. Départ pour l’Herzégovine. — Bergato. — Les quatre fils de Branivoi.
Chapiteau de l’église de Raguse. — D’après M. Lejean.
À mon retour de l’excursion au Monténégro que j’ai racontée il y a peu de temps[2], je dus rester à Raguse quelques semaines et j’en profitai pour étudier cette curieuse ville avec plus de soin que je ne l’avais fait jusque-là.

Ma première visite fut naturellement pour le palais ducal dont j’ai déjà parlé. Un officier autrichien d’excellentes manières, que j’y rencontrai, m’indiqua quelques sculptures grecques et romaines venues du Vieux-Raguse, l’ancienne Épidaure d’Illyrie, dont les ruines ont été utilisées par les Ragusains comme une carrière inépuisable. Il me parla spécialement d’un chapiteau représentant Esculape entouré des attributs de sa divinité bienfaisante, et qui semble être pour les Ragusains quelque chose d’analogue au Mannekenpiss des Bruxellois, un palladium séculaire de leur cité.

Je sortis pour voir ce chapiteau qui surmonte une des colonnes extérieures du palais, et je n’eus pas de peine à constater que l’Esculape en question était tout simplement un travail de même époque que le reste du palais, et n’était autre qu’un alchimiste fort occupé à surveiller les fourneaux et les cornues où s’opèrent les transmutations de métaux. Un livre, ouvert sur ses genoux, mais où ses regards ne s’arrêtent pas, est sans doute le manuel qui lui sert de guide. Sur une autre face du chapiteau, un homme fort simplement vêtu, qui tient une bourse, est sans doute un client ou plutôt un serviteur envoyé pour quérir quelque drogue. Il est impossible à un antiquaire de se méprendre sur ce monument, et le bénédictin Appendini, historien de Raguse et l’un des éditeurs responsables du prétendu Esculape, a donné là un pauvre spécimen de sa science archéologique.

Quant au palais lui-même, je parvins à en esquisser la vue intérieure (voy. p. 72), au grand scandale d’un gros fonctionnaire autrichien, qui crut devoir en prévenir le capitaine du cercle, en lui expliquant que peu auparavant un Anglais était venu copiare la casa, et que toutes les curiosités de voyageurs étaient fort suspectes. Le capitaine eut la bonté de lui expliquer qu’il n’était défendu de copier que les fortifications, et je pus reprendre mon dessin : mais je suis bien sûr que six mois plus tard, quand les échos de la guerre sont venus réveiller la paisible Dalmatie, le soldat a dû se féliciter de sa pénétration et accuser in petto la condescendance de son supérieur. Ce que j’ai remarqué de plus intéressant dans cette cour du palais, c’est le buste d’un citoyen ragusain, Michel Prazatto, qui vivait vers 1630. Le monument, renversé par le fameux tremblement de terre de 1667, fut rétabli au siècle suivant. Voici les deux inscriptions que portent deux des faces du piédestal :

MICHAELI CONLAPSA. MAXIMO
PRAZATTO TERRÆMOTU
BENEMERITO A. MDCLXVII
CIVI EX S. C. A. ERECTA. QUA
HDCXXXVIII A. SUPERSTES
A. MDCCLXXXIII.

Le hasard m’avait mis en relation, à l’hôtel de la place Pille, avec un grand fonctionnaire ottoman qui a joué un certain rôle dans l’œuvre de la pacification de la frontière du Monténégro. Kemal-Effendi (c’était son nom) était, à ce que j’appris plus tard, un de ces rares turcs vraiment civilisés dont le zèle désintéressé pourrait relever l’empire des padichahs, si quelque chose pouvait encore sauver la Turquie au point où elle est descendue. Très-pénétré de la vérité du proverbe oriental : « On ne met point la main dans le pot au miel sans qu’il n’en reste aux doigts », Kemal a montré jusqu’ici peu d’empressement à entrer dans l’administration où l’appelait son mérite personnel autant que sa position sociale, et n’a voulu accepter que des fonctions temporaires, comme celles de commissaire général d’Herzégovine qu’il remplissait alors. Il allait repartir pour Trébigne, son quartier général : c’était pour moi une excellente occasion de visiter ce district, où j’avais à faire des observations scientifiques de plus d’un genre. Mon parti fut bientôt pris. Je ne tenais pas à me rendre à Trébigne avec le commissaire général ce qui m’aurait empêché de faire en route des relevés topographiques comme je le désirais ; c’était une route de six heures, à travers un pays affreux, il est vrai, mais il n’y avait pas là de quoi effrayer un voyageur qui revenait du Monténégro. Je laissai partir Kemal et son escorte, et une demi-heure après, armé de ma lunette et de ma boussole, je commençai à gravir les hauteurs arides à travers lesquelles serpente la belle route autrichienne de Raguse au fort Tzarine. La grande préoccupation de Kemal-Effendi était précisément de prolonger cette route à travers le territoire turc de Tzarine à Trébigne, immense bienfait pour les cantons populeux d’Herzégovine que le manque de routes isole les uns des autres presque autant que les vallées de Maroc ou de la Kabylie.

Le seul village ragusain que je rencontrai sur ce parcours d’une heure et demie était celui de Bergato, oasis de cultures assez riantes, et qui n’a d’autre intérêt que celui que lui donnent deux souvenirs historiques. L’un est celui d’un combat malheureux soutenu contre les Monténégrins par les Français sous le premier Empire, l’autre est une histoire assez curieuse qui n’a pas dû être rare au moyen âge. Un pauvre gentilhomme de Bergato, nommé Branivoï, vivait au quatorzième siècle et laissa quatre fils nommés Michel, Dobrovoï, Branko et Braïko, aventuriers déterminés qui réussirent à conquérir tout le comté de Chelm, le plus important de l’Illyrie. Le vaillant Zrep, djoupan de Trébigne et vassal du roi de Rascie, fut par eux battu à Trébigne et tué, et ses domaines furent occupés par les vainqueurs qui ne daignèrent même pas en faire hommage au roi suzerain.

Étienne, ban de Bosnie, mécontent du voisinage de ces chefs dangereux, excité par les plaintes des Chelmois qui souffraient de leurs avances et probablement aussi par celles des Ragusains dont le commerce était entravé et les domaines ravagée par les fils de Branivoï, se décida à les châtier. Il fit occuper Zagorie et Neverign par le voïvode Reposvan Purchich, et chargea Nighier, autre voïvode, de poursuivre les quatre frères là où il pourrait les atteindre, e con essi fare la giornata. Leur résidence était Stagno, où ils vivaient avec leur mère, femme intelligente et résolue, qui les avait probablement lancés dans cette voie périlleuse. Leur château, appelé Saint-Michel, était au pied de la montagne sur le bord de la mer et ils y tenaient une véritable cour. Ils étaient braves et pleins de dédain pour leurs adversaires : malgré leur faiblesse numérique, Michel et Dobrovoï, rencontrés à Briest par Nighier, acceptèrent la bataille et périrent dans leur défaite. Branko se réfugia auprès du roi de Rascie, Étienne l’aveugle, et lui demanda une armée pour reconquérir son comté, promettant de se reconnaître vassal du roi de Rascie ; mais celui-ci ne se laissa pas abuser : « Vous étiez quatre frères, dit-il, et quand vos affaires marchaient bien, vous n’avez pas daigné venir à moi ; bien plus, vous avez tué mon fidèle serviteur Zrep et envahi ses domaines, sans aucun égard pour ma personne, et, aujourd’hui que vous êtes dans le malheur, vous venez me demander du secours : Dieu me garde de vous en donner ! » Et il fit arrêter et enfermer Branko à Cattaro, où il le fit mourir. Braïko, menacé dans sa capitale, se retira avec sa femme a l’île d’olipa, où une galère ragusaine vint le faire prisonnier et l’emmener à Raguse. Sa femme fut renvoyée à sa famille ; quant à lui, il mourut de faim dans sa prison.

J’ai trouvé, en effet, dans les archives de Raguse deux délibérations du Conseil « sur l’affaire des fils de Branivoï », la première a trait à l’envoi de la galère, et la seconde (je cite de mémoire) à des mesures à prendre contre Braïko en prison.


II

Le désert d’Uscipolie. — Vue sur Breno et le Vieux-Raguse. Trébigne.

J’atteignis la frontière au fort Tzarine, situé sur territoire turc : c’est une ruine d’un fort bel effet sur la hauteur qu’elle couronne, mais enfin c’est une ruine. Une fois pour toutes, dès qu’on met le pied sur le territoire ottoman, il ne faut s’attendre à voir partout que le spectacle d’un vaste écroulement. Les monuments et les institutions s’en vont du même pas.

Après ce fortin, on voyage quelques heures dans un désert qui offre tous les caractères géologiques et botaniques du Monténégro, et cette définition m’épargne les redites. Une végétation rare, des bruyères, des chênes d’un à deux pieds de haut, de l’eau nulle part, quelques cavités où les eaux pluviales entraînent un peu d’humus, quelques dépôts de limonite d’un rouge brique : voilà ce désert que j’appelle au hasard du nom du seul village (Uscipolie) que j’y ai vu. Le pittoresque y abonde, grâce aux escarpements de la roche qui perce partout. Une heure après avoir passé la frontière, on longe une sorte de corniche d’où la vue plonge avec une stupeur admirative sur la vallée de Breno, qui s’ouvre au pied du plateau, et déploie en face de ces coteaux arides toutes les splendeurs de sa végétation et tout le fourmillement de ses cinq beaux villages et de ses nombreuses habitations.

Herzégovine. — Le château de Trébigne. — Dessin de de Bar d’après M. Lejean.

Le Val di Breno forme un croissant resserré entre les montagnes, et une jolie baie qui ferme harmonieusement ce paysage d’une douceur toute acadienne. La plus belle vue est celle dont l’on jouit en suivant la route de Cattaro, au point où cette route commence à descendre sur la vallée : il est vrai, qu’on ne peut alors embrasser du regard toute étendue du panorama, car on a sur la droite une hauteur couronnée par une chapelle dont le nom m’échappe, et qui donne à la baie l’apparence d’un lac, en masquant complétement la pointe sud, où semble sommeiller une petite ville de mélancolique apparence. Cette petite ville n’en est pas moins la mère illustre et vénérable de Raguse : c’est l’antique Epidaurus, le Vieux Raguse, dont les belles ruines grecques et romaines ont été utilisées par sa brillante héritière. Le Vieux-Raguse n’a plus aujourd’hui pour lui que sa situation pittoresque et hardie, ses inscriptions et un souvenir historique qui s’est perpétué dans son nom slave de Zavtat (la florissante) qui a l’air d’un mensonge ironique.

Deux heures plus loin, j’atteignis Kemal-Effendi à l’entrée d’une vallée en forme de cirque, au milieu de laquelle trois braves douaniers turcs prennent le frais à la porte d’un petit poste, sans autre distraction que de fumer tout le jour et d’offrir le café aux « voyageurs de distinction. » Un signe du commissaire général me classa de prime abord dans cette catégorie. Kemal était moins occupé des beautés sauvages de la contrée et des montagnes baignées dans le brouillard, que de sa grosse affaire du moment, la route de Trébigne à Raguse, et il se plaignit vivement à moi des obstacles que son utile entreprise rencontrait chez les chrétiens indigènes.

« Ce n’est pourtant pas niable, me disait-il, que cette route aura pour effet de vivifier l’agriculture et le commerce de ces malheureuses vallées : et je leur apporte un bienfait sans même le leur faire payer comme on le ferait dans vos pays civilisés. Je ne demande ni corvées ni prestations : j’y emploie le corps d’armée placé sous mes ordres ; je ne demande aux chefs des chrétiens de Gatzko, de Gliubomir et des villages voisins que des travailleurs qui seront payés convenablement : hé bien ! je ne rencontre partout que mauvais vouloir et inertie. Comment se fait-il que le bien soit si difficile à faire ? »

À cela, il est vrai, je pouvais répondre :

« Vous avez mille fois raison, Excellence, quand vous dites que vous faites à ces populations un don immense et gratuit. Mais est-ce de vous qu’on se défie ? Vous êtes venu ici pacifier un pays insurgé, et, il faut bien le dire, jamais insurrection ne fut plus légitime. Le premier besoin de ces malheureux chrétiens d’Herzégovine n’est pas d’avoir une route pour porter leur maïs au marché : c’est un peu de garantie contre les bachi-bozouks que votre gouvernement a lâchés sur eux et qui les abreuvent d’outrages sans limites. Jusqu’ici, ils ont trouvé un peu de sécurité dans ces sauvages montagnes où ils peuvent faire le coup de feu contre leurs tyrans et donner la main à leurs frères monténégrins. Nul ne se défie de vos généreuses intentions, mais quand vous serez parti, la route commerciale que vous avez entreprise peut devenir une route stratégique destinée à couvrir la contrée de troupes et réprimer tout essai de résistance à des abus que vous avez vous-même constatés. Vous étonnerez-vous que ces malheureux refusent leur concours à une œuvre où ils voient leur ruine ? »

J’aurais pu dire cela et beaucoup d’autres choses encore : mais non erat his locus. Une heure après le café-poste, nous atteignîmes le premier atelier militaire, composé d’une vingtaine d’hommes occupés à faire sauter, à l’aide de la mine, les rochers les plus affreux qu’on puisse imaginer. J’eus là un exemple assez original de la façon dont les Turcs, qui ne sont certainement pas de méchantes gens, jouent avec la vie des hommes. On venait de mettre le feu à une mine qui, mouillée par une pluie fine, ne partait pas ; les soldats et les passants s’étaient mis à l’écart, quand un vieux paysan bosniaque débouche sur la route ; on lui jeta un cri de gare ! qu’il n’entendit point, et il continua à avancer, sous les regards des soldats, narquois et parfaitement silencieux. Trop éloigné pour l’avertir, je suivais cette scène avec une anxiété facile à comprendre ; quand il fut presque sur la mine, quelqu’un voulut bien le mettre au fait du danger, et je laisse à penser quels bruyants éclats de rire saluèrent la retraite effarée du bonhomme dans un buisson voisin !

Le terrain s’abaisse à partir de ce point, et nous sortîmes peu à peu des fourrés pour entrer dans une plaine parfaitement unie, fond d’un lac desséché qui n’a laissé qu’un fort maigre dépôt d’alluvion de quelques centimètres de profondeur ; encore cette alluvion est-elle fort pauvre en terre végétale. Ce fut avec un inexprimable bonheur que je vis se dessiner, sur le pied du coteau qui me faisait face, la petite ville de Trébigne, rangée le long de la rivière à laquelle elle donne son nom, la limpide Trébinsnitza, que je passai à gué en cherchant vainement des yeux le lac que toutes les cartes figurent en cet endroit. On me dit que ce lac existe pendant quelques semaines de l’année, lors des crues de la rivière, circonstance atténuante pour les géographes. Je me hâtai de traverser un petit faubourg et de franchir un pont-levis jeté sur un fossé alimenté par la rivière, et j’entrai dans la ville close, vieille cité qui accuse par toutes ses constructions le moyen âge et le temps de l’empire serbe, époque de sa splendeur. La construction la plus confortable est le konak ou palais du gouverneur, où je me rendis tout droit et où l’hospitalité empressée et cordiale de Kemal-Effendi me dédommagea amplement de toutes mes fatigues.

La Trébinsnitza. — Dessin de de Bar d’après M. Lejean.

La ville close est surtout habitée par une classe de rentiers, comme nous dirions en Europe ; le commerce est représenté par un modeste bazar, rue fort inégale, située hors des portes. J’installai mon observatoire dans un café fréquenté par les Turcs et les Bosniaques de la vieille roche, juste en face de la porte Mostar, et l’arrivée d’un paletot franghi y fit quelque sensation, surtout quand je me mis à dessiner. Je dis sensation, et rien de plus, car je calomnierais les Turcs si je prétendais avoir été l’objet d’une seule démonstration hostile pendant mes deux voyages dans l’empire ottoman. Je ne remarquai autour de moi qu’une sorte de curiosité bienveillante, et l’occasion était pourtant fort belle pour faire de la défiance et de l’inquisition, car Trébigne craignait une irruption des Monténégrins, la France favorisait ouvertement le prince Danilo, et je venais, moi Français, dessiner les fortifications d’une place frontière ! L’impartialité me fait une loi de constater qu’en pareil cas, en France, j’aurais subi deux ou trois interrogatoires, et en Autriche quinze ou vingt.

Au lieu de cela le karedji vint s’asseoir à côté de moi et me demanda : Takos ? (comment ?) Je compris qu’il me parlait de son café, et je lui répondis avec mon sourire le plus aimable : Dobra-dobra (très-bon). Ce ne fut que plus tard que je sus que le takos « comment » serbe est une formule laconique que nous traduisons en français en y ajoutant vous portez-vous ? J’étais, du reste, dans un de ces moments d’inexprimable bien-être où les sens et l’esprit flottent dans la volupté contemplative exprimée par l’intraduisible kief des Orientaux. Tout en savourant mon café, j’étudiais avec la curiosité d’un archéologue cette petite ville si différente des villes turques que j’avais déjà vues, forteresse féodale qui avait eu, au temps des Krals serbes, ses comtes héréditaires, tout comme si elle s’était nommée Courtenay ou Brienne. Ses tours, ses remparts, ses fossés n’avaient subi aucun changement depuis le quinzième siècle, et bien souvent des djoupans de Trébigne entourés de leurs barons avaient passé sous cette lourde arcade où veillent aujourd’hui deux soldats tout embarrassés du piètre uniforme qu’ils subissent. Tout cela était encadré dans une nature un peu indigente, mais harmonieuse et belle encore au premier soleil d’automne. Le mont Malanstilza arrondissait au loin sa croupe d’un vert obscur, de grands vergers jetaient sur la plaine l’ombre de leurs arbres touffus, et l’eau sombre des fossés disparaissait par moments sous la verdure et les fleurs qui tapissaient les vieux murs et les berges.


III

Bords de la Trébinsnitza. — Gradina. — Une vengeance. Le lac de Kotesi. — Île de Lagosta.

Je sortis le lendemain avec l’intention de remonter pendant une heure ou deux la Trébinsnitza au-dessus de la ville, afin de me rendre compte de la structure physique de cette curieuse vallée. Je pris la route de Klobouk, et je me dirigeai vers un pic isolé que couronnait une ruine d’assez fière apparence, entourée de maisons et de cultures annonçant l’aisance ; elle ressemblait à un de ces petits castels de la féodalité bosniaque, tyrans héréditaires des villages bâtis à leur ombre. Je ne fus frappé en ce moment que de sa charmante situation au-dessus de la rivière, et je demandais à un paysan qui passait le nom de ce lieu. Il me répondit : « Cela s’appelle Gradina, et appartient à la famille de Disdarevich. » À ce nom, un drame homérique, alors tout récent, me revint en mémoire, et je le donne ici.

Vue de Gradina. — Dessin de Grandsire d’après M. Lejean.

C’était le 11 mai 1858, le premier jour de la bataille de Grahovo. Deux jeunes Monténégrins, deux frères, avaient été tués ce jour-là. Un homme qui revenait de la bataille vit leur mère et lui raconta la catastrophe. Elle, sans perdre une heure, se rend dans la sanglante plaine, ensevelit elle-même les deux cadavres bien-aimés, emporte leurs armes, et de retour chez elle, les jette aux pieds de son mari en lui disant : « Tes deux fils sont morts, et voilà leurs fusils : maudite soit ton âme si tu ne les venges pas ! » L’homme, sans répliquer, saisit son fusil, passe la frontière et arrive sur le terrain au moment où les Turcs, écrasés partout, essayaient d’honorer leur défaite par quelques essais de résistance individuelle. Un groupe de Bosniaques tenait encore sous les ordres de Disdarevich, reconnaissable à ses belles armes et à ses grands coups de sabre. Le Monténégrin perce droit à lui, le combat, le renverse mort, lui coupe la tête, revient chez lui et jette aux pieds de sa femme la tête sanglante : « Eh bien ! mes fils sont-ils vengés ? — Oui, répondit-elle, et à présent mon cœur est content. »

L’aspect de la rivière me ramenait, quoi que j’en eusse, à des idées moins tragiques. La bleue Trébinsnitza est bien toujours l’onde chantée par un poëte latin :

 « Nymphæ, cœruleæ nymphæ quæque antra Trebinnæ,
Quæque lacus liquidos, Naïades, incolitis… »


large, mais sans profondeur, elle développe sa nappe transparente entre des coteaux couverts de cultures et de jardins qu’elle fertilise au moyen de roues ou de norias, comme on dirait en Espagne.

Je recommande aux touristes de venir visiter la vallée entière de la Trébinsnitza comme un but d’excursion et un sujet d’études d’autant plus intéressant qu’il est à peu près neuf. De la rivière elle-même, on ne connait guère ni la source ni la fin. Un savant illyrien qui en a dit quelques mots prétend qu’elle sort d’un lac à Biletschi, et qu’elle se perd à peu près à la hauteur de Raguse, pour reparaître à l’Ombla, « ce roi des fleuves souterrains », comme le nomme Pouqueville, et que j’appellerais volontiers le Loiret de la Dalmatie. Le même auteur ajoute que des objets jetés dans la Trébinsnitza ont reparu après un cours souterrain dans les eaux de l’Ombla : Res in Rhizonem projectæ arcanoque lupsu ad Arianis latebras delatæ sanxrerunt fidem antiquiiatis (Ign. Georg. I, 79).

J’ai parlé ailleurs de l’Ombla, cette merveille des environs de Raguse. On me l’avait tant vantée que je m’étais décidé à la visiter avec le pressentiment de cette déception qu’on éprouve toujours en allant voir de ses propres yeux les choses surfaites. Au lieu de suivre la route habituelle de l’aqueduc, je me jetai au hasard dans la montagne, je me reposai un instant au village de Bozanka, et continuant ma course au nord-est, je débouchai sur un petit vallon étranglé entre deux coteaux d’une nudité affreuse, qui ne faisait que mieux ressortir l’exubérante végétation de ce pli de terrain. Le long des prés, un filet d’eau limpide gazouillait parmi des ruines tapissées de lauriers-rose en pleine floraison. Je ne connais rien de plus délicieux que ces petits paysages qui ne sont pas rares, dit-on, dans le Péloponèse : je l’en félicite sincèrement. Le laurier-rose est le luxe de ces montagnes stériles, et bien des pays mieux doués leur envieraient cette fleur royale qui ne s’épanouit nulle part avec plus d’orgueil qu’entre quelques misérables pierres.

Cinquante pas plus loin, à l’extrémité d’un vaste canal qui serpentait parmi de grasses prairies, je distinguai un beau bassin oblong, véritable opale enchâssée dans un hémicycle de rochers à pic, et d’où une large rivière, presque un fleuve, tombait en mugissant dans le canal inférieur : c’était l’Ombla[3]. J’avoue que j’éprouvai tout autre chose qu’une déception à la vue de cette magnifique rivière qui, à deux cents mètres de sa source, avait vingt-quatre pieds de profondeur, et à une lieue de là, au moment de se perdre dans l’Adriatique, formait la baie de Gravosa, où plusieurs navires de guerre étaient mouillés par quarante mètres d’eau. La curiosité me prit de gravir l’effroyable montagne qui surplombe la source, afin de vérifier si je ne verrais pas de l’autre côté quelque abîme, quelque pronor par où la Trébinsnitza s’engouffrât sous la montagne. J’y parvins après des fatigues iuouïes, en faisant rouler sous mes pas de véritables ruisseaux de galets arrachés par les pluies à la cime du mont. Arrivé au sommet, je me trouvai sur le territoire ottoman, en face d’un plateau désert qui me parut avoir une largeur de cinq à six kilomètres ; au delà, la forme seule du terrain me faisait reconnaître la vallée de la Trébinsnitza, mais j’étais trop las pour continuer ma recherche. Georgi, dans les deux lignes que j’ai citées, n’a fait que rapporter une opinion générale à Raguse. Quand l’Ombla grossit, les paysans ragusains disent : « Il a plu à Trébigne. »

Puisque j’en suis à Georgi et au pays de Trébigne, qu’on me permette une dernière citation : Il y a trois villages nommés Gallich, Cotesi et Garmian, au-devant desquels s’étend une vallée assez spacieuse. L’eau provenant de la fonte des neiges et des pluies d’automne et d’hiver y arrive en abondance des bois et des coteaux voisins, et tout l’hiver cette vallée semble un grand lac d’environ trente milles de tour, mais de plus d’étendue que de profondeur. Dès que ce terrain s’est couvert d’eau, une immense quantité de petits poissons, que les indigènes nomment govitzas, s’échappe d’une profonde cavité et vient remplir le lac temporaire ; puis, bientôt engraissés par les aliments que leur fournit le sol inondé, ces poissons acquièrent un volume et une saveur qui les font rechercher pour la table sans le secours d’aucun condiment. Puis quand arrive le solstice, quand la terre altérée a bu les eaux et que les poissons sont rentrés dans leur retraite, le sol, ramolli, engraissé et nourri d’un épais limon, reçoit des semailles et prépare une récolte abondante[4]. »

Voilà donc un véritable lac temporaire, analogue à ce lac de Czirknitz dont parlent toutes les géographies. Je pourrais me vanter d’avoir découvert le lac de Kotesi, d’autant plus impunément que le livre latin auquel j’ai fait cet emprunt n’existe qu’à l’état de manuscrit et a d’ailleurs une valeur médiocre ; mais la vérité me force à dire que je dus quitter Trébigne et rentrer à Raguse sans avoir eu la chance d’étudier sur les lieux ce singulier phénomène. Je le regrette d’autant plus que j’appris à cette date (c’est-à-dire à la fin de septembre) que l’afflux des eaux venait d’avoir lieu, et les gourmets ragusains ne laissaient pas passer inaperçue l’époque de l’apparition des govitzas. Je donne aux voyageurs plus heureux que moi ce renseignement topographique : Kotesi est à une petite journée de marche de Trébigne, en descendant la Trébinsnitza, et on peut s’y rendre de Raguse en six bonnes heures, en prenant avec un guide ragusain un chemin de traverse à partir de Tzarine.

Avant de quitter Raguse et son territoire, je recommanderai encore au touriste en quête de curiosités l’île de Lagosta, et les caractères étranges appelés par les insulaires veliki prievat et gravés sur des rochers. J’ai essayé inutilement de les rattacher à un alphabet connu, et, dans l’espoir que quelque séméiologue sera plus heureux, je les donne ici purement et simplement :

Les moralistes préféreront à ces signes mystérieux la légende suivante recueillie dans le même lieu.

Une vieille insulaire de Lagosta avait cédé à son fils et à sa bru son modique patrimoine ; puis tombée dans la misère, elle n’avait rencontré que dureté et outrages chez ces cœurs ingrats. Une nuit d’hiver, passant devant leur maison, elle frappa à leur porte pour trouver un abri contre la tempête qui mugissait au dehors : la porte ne s’ouvrit pas, et le lendemain matin la bru, en sortant de sa maison, trouva le cadavre roidi par le froid et étendu sur les pierres du chemin. Plusieurs années après, les deux époux dénaturés moururent méprisés et assez misérables. On les ensevelit en terre sainte ; mais par une cause ignorée leurs ossements reparurent à la surface du sol, qui semblait les vomir. On les jeta à la mer : la mer les repoussa sur les rochers. Quand on voulut les enlever pour leur donner une sépulture pieuse, aucune force humaine ne put les détacher de la roche où la pluie et les vagues continuent à les ronger aujourd’hui.

Le géologue à qui on montrerait ces ossements maudits y verrait tout autre chose, un lusus naturæ qui n’est pas rare dans les terrains calcaires ; mais toutes les explications sur « les roches de sédiment » intéresseront moins celui qui voyage à la recherche des manifestations de l’âme humaine que cette légende ingénue née de l’austère imagination de quelques pauvres marins slaves de l’Adriatique.

Guillaume Lejean[5].


  1. Voy., p. 77, la carte du Monténégro qui contient l’Herzégovine.
  2. Voy. pages 69 et 81.
  3. Magasin pittoresque, novembre 1859.
  4. D. Ignatii Georgii Rerum illyric. pars I, 148.
  5. C’est de Souakin, sur la côte africaine de la mer Rouge, que M. G. Lejean nous a envoyé récemment cette relation de son voyage dans l’Herzégovine.