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Dernière version du 18 janvier 2019 à 13:24

H. Fournier Éditeur (p. 336-344).

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LÀ OÙ SONT LES POUSSINS
LA POULE A LES YEUX


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I l y avait, non pas autrefois, mais l’année dernière, à Grenade, deux orphelines très-belles et très-riches ; l’une s’appelait Soledad, l’autre Miranda. Elles étaient sous la garde d’une tante qui les aimait comme ses propres enfants ; de leur côté, les jeunes filles voyaient en elle une mère véritable. La famille demeurait dans une maison de noble apparence, vis-à-vis l’hôtel de El Rey Boabdil, situé rue du Saint-Sacrement.

Le hasard avait conduit à Grenade deux Français, jeunes et beaux comme tous ceux que la littérature fait voyager en Espagne. Ernest et Eugène habitaient l’hôtel de El Rey Boabdil. Tous les jours, à l’heure où le vent qui vient des Alpuxaras rafraîchit l’atmosphère, ils se mettaient à leur fenêtre ; c’était aussi le moment que Miranda et Soledad choisissaient pour paraître à leur balcon. Passons du côté de la fenêtre pour entendre ce que disent les deux jeunes gens.

— Mon cher Ernest, tu as grand tort de soutenir la prééminence des femmes de Paris.

— Mais c’est toi, au contraire, qui prétends que le royaume des jolies femmes est borné au nord par le Café de Paris, et au sud par la rue Montmartre.

— Je n’ai jamais prétendu cela, reprit Eugène avec humeur.

— Je ne me suis jamais fait, ajouta Ernest avec une certaine vivacité, le champion exclusif de nos compatriotes.

— Les Espagnoles ont tant de lumière dans le regard ! Examine plutôt Soledad.

Et tant de finesse dans le pied ! Regarde plutôt Miranda.

— Ah çà ! qui t’a dit qu’elle s’appelait Miranda ?

— Qui t’a appris qu’elle se nommait Soledad ?

Les deux jeunes gens rougirent légèrement, puis ils échangèrent un sourire.

— Avoue, Eugène, que tu es amoureux.

— Conviens, Ernest, que ton cœur est pris.

— Cela est vrai, j’adore Soledad.

— Je le confesse, je meurs d’amour pour Miranda.

Plaçons-nous maintenant sous le balcon ; les deux jeunes filles jettent de temps en temps, en causant, un coup d’œil furtif vers la fenêtre.

— Sais-tu, Miranda, ce que j’ai rêvé cette nuit ?

— Et moi ?

— J’ai rêvé que j’étais à Paris.

— C’est justement ce que j’ai rêvé aussi.

— J’étais au bal, et je dansais avec un jeune homme qui ressemble

— À qui ?

— À l’un de ces jeunes gens, reprit Soledad en hésitant, que nous apercevons là-bas à la fenêtre.

— J’étais aussi au bal, continua Miranda ; je dansais comme toi avec

— Avec qui ?

— Avec un de ces voyageurs, répondit-elle avec autant d’hésitation que sa sœur, que nous voyons d’ici à la fenêtre.

— Si nous l’aimions toutes les deux ! s’écria Miranda incapable de se contenir. Quel est son nom ?

Soledad tira un petit billet de son sein, et elle en montra la signature à Miranda, qui lut : Eugène.

Miranda montra à Soledad un poulet soigneusement plié, et signé : Ernest.

Se regarder, s’aimer, s’écrire, il est impossible de mieux faire l’amour à l’espagnole. Voilà, nous direz-vous aussi, une tante par trop tutrice ; elle laisse ses nièces recevoir des billets doux sous son nez ; l’amour se glisse au logis sans qu’elle s’en aperçoive. Vous allez nous montrer quelque vieille femme au chef tremblant, au nez crochu, aux lunettes vertes, une duègne exhumée de Lesage, qui ne voit rien, n’entend rien, à demi aveugle, complétement sourde, aux trois quarts perdue. Eh bien ! vous vous trompez. Tous ceux qui connaissent la senora Montes vous diront que son œil est brillant, son oreille fine, sa jambe solide ; on ajoutera qu’elle est fort bien élevée, fort instruite, fort spirituelle.

Du reste, si vous tenez à faire connaissance avec la senora Montes, elle passe la soirée chez le gouverneur. Entrez dans le salon, vous y verrez trôner la tante de nos héroïnes ; on l’écoute, on fait cercle autour d’elle. Quel est l’objet de la conversation ? l’éducation des jeunes filles. La senora Montes soutient qu’il ne faut pas s’effrayer de l’amour, que c’est un sentiment naturel plus ou moins éprouvé par tout le monde, qu’il est toujours victorieux quand on l’attaque en face, et que la meilleure manière d’en venir à bout est de paraître l’ignorer ; si de cette façon l’on ne réussit pas à l’éteindre, on parvient à le diriger ; et que peut-on souhaiter de plus ?

Quelques jours après les divers entretiens que nous venons de rapporter, Eugène entra dans la chambre d’Ernest.

— Salue en moi, lui dit-il, le plus fortuné des hommes.

— Reconnais en ma personne, répondit son ami, le plus heureux des mortels.

— Elle m’accorde un rendez-vous.

— Elle consent à m’entendre.

— Où ?

— Dans les ruines, derrière l’Alhambra.

— À quelle heure ?

— Après la bénédiction.

— Eh bien ! partons, car moi aussi je suis attendu derrière les ruines de l’Alhambra, après la bénédiction. Les deux sœurs n’ont pas voulu se séparer ; nous ferons partie carrée.

On n’attend pas de nous la description d’un rendez-vous espagnol à l’Alhambra ; nous renvoyons le lecteur aux nombreux romans et aux non moins nombreuses nouvelles publiées sur l’Espagne. Qu’on se figure une nuit étoilée, des arbres agités par la brise, des soupirs, des serments, des mots entrecoupés, des baisers… Je me trompe, au moment où les deux couples allaient sceller par un baiser, suivant l’usage antique et solennel, l’inviolable promesse d’un amour éternel, une vieille femme sortit tout à coup des ruines, et s’assit sans façon sur une pierre à côté des amoureux.

— C’est sans doute une manière de demander l’aumône, pensa Ernest, et il jeta quelques réaux dans le tablier de la vieille.

Celle-ci remercia, mais sans bouger de place.

— Elle ne part pas ! murmura Ernest ; allons ailleurs reprendre cet entretien.

Ils se levèrent, la vieille en fit autant ; ils s’éloignèrent, mais elle les suivit en les accablant d’actions de grâces. Ce fut un déluge de « Dieu vous protège et vous accorde d’heureux jours ! » le tout accompagné de révérences à n’en plus finir. L’heure de rentrer étant arrivée, la vieille ne quitta les amoureux qu’aux portes de la ville.

— Maudits soient les mendiants et leur reconnaissance ! s’écrièrent les deux jeunes gens, quand ils eurent quitté, bien malgré eux, leurs maîtresses ; cette femme nous a fait perdre le bénéfice de notre rendez-vous.

Les amours vont vite en Espagne ; une fois l’habitude prise de se voir, on ne renonce pas facilement à ce plaisir. Miranda, Soledad, Ernest et Eugène multipliaient les rencontres préméditées ; la señora Montes paraissait ne se douter de rien ; aucun obstacle ne traversait le bonheur des amants, si ce n’est le hasard. Ordinairement le hasard se range du côté de l’amour ; il n’en fut rien cette fois : pas un rendez-vous qui ne fût troublé par la présence inattendue de quelque témoin importun. S’ils choisissaient une chapelle écartée, tout de suite une vieille dévote, la tête embéguinée, venait s’agenouiller à leur côté ; s’ils allaient à la campagne, une paysanne s’asseyait sur l’herbe à quelques pas d’eux et se mettait à tresser des espadrilles : pas moyen d’être seuls pendant cinq minutes.

Cependant toute la ville causait de la liaison des deux couples. — Voyez, disaient les Grenadines, à quoi sert l’esprit ? La señora Montes ne se doute pas seulement que ses nièces ont des amoureux ; elle ne l’apprendra que le jour où les Français les lui auront enlevées.

À cette époque on donna à Grenade un bal masqué pour célébrer une victoire remportée sur les factieux ; la señora Montes avait promis à ses nièces de les conduire à cette fête. Je vous laisse à penser si Eugène et Ernest en furent instruits. On convint d’un signal de ralliement ; Soledad et Miranda mettront une rose rouge dans leurs cheveux ; Ernest et Eugène arboreront un brin de bruyère blanche à leur domino.

Les deux jeunes filles sont charmantes, la rose ressort gracieusement au milieu de leurs cheveux noirs ; elles montent en voiture ; elles entrent dans la salle de bal ; je ne sais comment cela se fait, mais un flot de spectateurs les sépare de leur tante. N’avaient-elles pas compté là-dessus ? Ne mirent-elles pas un peu de bonne volonté dans cette séparation ? C’est à ceux qui connaissent mieux que nous le cœur des femmes qu’il appartient de décider.

Ernest et Eugène attendaient les roses rouges, adossés contre un pilier ; ils sentirent tous les deux au même instant une main qui froissait leur domino ; mais ils ne cherchèrent pas à deviner d’où venait cette pression. Que faisaient pendant ce temps-là les deux roses rouges ? Elles cherchaient la bruyère blanche. Mais pas la moindre bruyère qui fleurît à l’horizon.

— Où sont donc nos deux chères roses ? se demandaient les deux bruyères.

— Ernest, ne vois-tu rien venir ?

— Eugène, aperçois-tu quelque chose ?

Le bal touchait à sa fin ; les deux fleurs ne s’étaient pas rencontrées.

— Ce sont des infidèles, disait Soledad à sa sœur.

— Ce sont des coquettes, murmurait Eugène à Ernest. La senora Montes avait rejoint ses deux nièces.

— Malheureux coiffeur ! dit-elle quand elles furent en voiture, vos roses ne sont plus dans vos cheveux ; il les a si mal attachées qu’elles sont tombées, je parie, avant votre entrée au bal.

Soledad et Miranda ne répondirent rien.

— Pauvres amis ! pensèrent-elles, que vont-ils s’imaginer ?

En quittant leurs dominos, Eugène et Ernest s’aperçurent que la bruyère n’y était plus.

— Que vont-elles croire ? se dirent-ils ; attendons à demain pour nous excuser.

Chaque jour cependant l’amour s’accroissait de toutes ces contrariétés ; les amants avaient résolu de s’appartenir. Soledad et Miranda avaient l’imagination exaltée, Eugène et Ernest étaient jeunes et non moins ardents ; que devait-il résulter de tout cela ? un enlèvement.

L’ombre enveloppait Grenade, d’épais nuages couvraient le ciel ; c’était une nuit propice aux entreprises amoureuses. À minuit, deux jeunes filles, enveloppées dans leur mante, arrivèrent en un lieu écarté où les attendaient les deux jeunes gens et une chaise de poste.

Elles allaient monter en voiture, lorsqu’une vieille femme les tira par la robe.

— La charité, mes nobles demoiselles, s’il vous plaît !

— La mendiante de l’Alhambra ! s’écria Eugène avec emportement. Postillon, en avant ! route de France !

Les chevaux s’élancèrent ; mais la vieille sauta dans la voiture avec une légèreté qui n’était pas de son âge. Les jeunes filles poussèrent un cri d’effroi.

— Cette femme ici ! dit Ernest avec un geste de colère.

— N’est-ce point ma place ? répondit la séniora Montés en reprenant sa voix naturelle ; ne suis-je pas la mère de ces deux enfants ? Il est bien juste que je voyage avec mes gendres futurs ; le mariage aura lieu à Paris, j’en suis charmée.

Soledad et Miranda se jetèrent au cou de leur tante ; Ernest et Eugène restaient interdits.

— Messieurs, reprit la tante, je vous connais et je vous donne mes nièces avec plaisir ; je ne vous ai pas perdus de vue un seul instant, sans que vous vous en doutiez. Je lisais vos lettres, elles m’instruisaient de tout. Je vous rends l’argent que vous avez donné à la vieille de l’Alhambra ; mes nièces, voici les roses que je vous ai adroitement enlevées ; et vous, mes neveux, tâchez une autre fois de mieux veiller sur les bruyères, surtout quand elles doivent servir à vous faire reconnaître. Vous voyez que j’ai assez bien rempli mon rôle ; on peut tromper une duègne, mais une mère jamais, car, vous le savez :

Là où sont les poussins la poule a les yeux.