« Anthologie (Pierre de Coubertin)/I » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Études Historiques
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|25%}}
{{TextQuality|75%}}
<pages index="Pierre de Coubertin - Anthologie, 1933.djvu" from=14 to=43 header=1 current="" next="[[Anthologie_(Pierre_de_Coubertin)/II|Études Historiques]]" />
<pages index="Pierre de Coubertin - Anthologie, 1933.djvu" from=14 to=43 header=1 next="[[Anthologie_(Pierre_de_Coubertin)/II|Études Historiques]]" />





Version du 8 mars 2019 à 14:25

AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 9-38).

SPORT ET PÉDAGOGIE

L’heure étale.

Il faut avoir été riverain des mers à marées profondes pour apprécier ce que recèle de puissance et de majesté cette expression d’« étale » servant à désigner l’heure où le flot parvenu à la plénitude de sa montée semble vouloir se reposer un moment avant de commencer à descendre. Parfois, le vent, lui aussi, marque un apaisement ; et l’on dirait que la terre s’associe à la détente des autres éléments. Si la flamme s’élève alors d’un de ces feux champêtres qui évoquent les cultes primitifs, on la voit, renonçant à ses spirales habituelles, monter droit vers la nue… Une pareille heure existe dans la vie humaine, une heure où la marée cérébrale et musculaire a réalisé son maximum et où l’individu peut avoir la fortune d’en prendre conscience. Mais une semblable fortune n’est pas donnée à tous. Maintes circonstances surviennent qui la détournent : accidents de santé, insuffisantes possibilités de culture, soucis accablants… car le sort est inégal et d’allures injustes… Pourtant, combien la laissent passer cette heure magnifique par simple inadvertance, alors qu’ils auraient pu la vivre ardemment ; combien d’autres auxquels un effort préalable accompli en temps opportun en eût assuré la précieuse maîtrise. L’homme peut beaucoup pour posséder la joie de l’heure étale. La difficulté réside en ceci que, pour y réussir, il lui faut à la fois prolonger la jeunesse de ses muscles et hâter la maturité de son cerveau afin d’amener le corps et l’esprit à une plénitude concordante.


Géographie nouvelle.

… On lit dans les manuels que la géographie a pour objet la « description de la terre ». C’est là quelque chose de très vaste puisque cette toute petite planète qui roule parmi les mondes renferme de quoi nous occuper et nous intéresser depuis des milliers d’années et que nous n’avons pas achevé de la conquérir ni même de la découvrir. La géographie est donc une science d’ensemble ; son domaine comprend les glaces polaires et les forêts tropicales, le régime des eaux et des vents, l’inventaire des richesses du sol, les établissements et les œuvres des hommes. Naturelle et sociale à la fois, pratique et philosophique, on trouve en elle tout ce qui peut actionner les intelligences, forger les caractères. Contemplez-la maintenant dans les programmes de l’instruction publique, dans les manuels d’examen. Dépouillée de toute vue d’ensemble, de toute idée générale, scindés, découpée et fractionnée à l’infini, elle n’est plus qu’une sèche nomenclature que l’élève s’assimile au moyen du procédé le plus misérable, le procédé mnémotechnique. Interrogez-le. Il vous dessinera sur le tableau noir des lignes de partage des eaux tout à fait étonnantes et n’ayant jamais existé que dans l’esprit des géographes élémentaires. Il se croirait perdu s’il oubliait quelque chaîne de collines qui portent sur la carte un nom souvent inconnu dans le pays où d’ailleurs elles ne forment qu’une suite de hauteurs insignifiantes. Mais ne faut-il pas une ligne de partage ? Périsse la géographie plutôt qu’un principe ! Quant aux caps, ils défilent en bataillons serrés suivis d’un régiment de golfes et l’image de ces sinuosités des côtes se grave dans la mémoire de l’écolier au détriment de leur configuration réelle.

… C’est l’opinion qui le veut ainsi. Elle pardonne au petit français d’ignorer jusqu’aux noms de Dunedin, d’Hobart, de Brisbane, de Vancouver, de Kimberley, mais s’il ne sait pas dire dans quels départements se trouvent Gannat, Boussac, Marvejols, Espalion, Sarlat, elle le classera d’emblée parmi les ignorants. Or, de toutes ces cités lesquelles méritent donc de retenir l’attention ? Les unes ne seront-elles pas demain des centres importants, les capitales de puissantes républiques qui feront grande figure dans le monde, alors que les autres n’auront pas cessé d’être de petites sous-préfectures françaises, à moins pourtant qu’elles n’aient perdu leur unique originalité qui est d’avoir des sous-préfets…

Congrès de l’Avancement des Sciences, Pau 1892.

Veillée des armes.

Cette veillée des armes qui précédait la fête toute de joie et d’activité physiques, par laquelle le jeune chevalier inaugurait sa vie nouvelle, c’est peut-être ce qui, depuis quinze cents ans, a le plus ressemblé aux Jeux Olympiques… Lui aussi, l’athlète Hellène passait le dernier soir dans la solitude et le recueillement, sous les portiques de marbre du gymnase d’Olympie, situé un peu à l’écart, loin des temples et du bruit ; lui aussi devait être irréprochable héréditairement et personnellement sans tare d’aucune sorte dans sa vie ni celle de ses ancêtres ; lui aussi associait à son acte la religion nationale, prêtait devant les autels le serment de l’honneur et, pour récompense, recevait le simple rameau vert, symbole de désintéressement. Tous deux, sans doute, attendirent avec la même ardeur et la même impatience les premières clartés de l’aube. Ce fut la même aurore qui, pour l’un dora la cime boisée du mont Kronion, puis les blanches façades d’Olympie et les prés fleuris de l’Alphée — et glissa, pour l’autre, ses rayons pâlis par les meurtrières profondes du donjon féodal. Entre eux, il y eut l’épaisseur des âges et tout un monde d’idées différentes, mais la sève juvénile les faisait pareils. Ils pensaient avec la même joie à l’épreuve prochaine et le plaisir de leurs muscles montait jusqu’à leur cerveau, les détournant de leurs méditations et faisant oublier à l’un Zeus, protecteur des hommes —, à l’autre, Madame la Vierge, sa patronne.

Cosmopolis 1896.

Équilibre et combat.

Le rameur novice dans sa yole à banes fixes peut éprouver de la satisfaction à vaincre la double résistance que lui opposent l’élément liquide et sa propre maladresse. Mais dès qu’il aura acquis assez d’expérience pour pouvoir monter un bateau léger à bancs mobiles, une impression nouvelle se fera jour. Son plaisir résidera alors presque exclusivement dans l’harmonie mécanique établie entre lui et l’embarcation, dans le rythme qui réglera sa nage, dans la régularité absolue de l’effort, dans la proportionnalité heureuse de la dépense de force avec l’effet obtenu. L’homme devient une machine mais une machine qui continue de penser et de vouloir, et qui sent la vigueur se produire en elle, se condenser et s’échapper avec autant de précision mathématique que s’il s’agissait de vapeur ou d’électricité… Même recherche inconsciente d’équilibre dans l’équitation. Sans doute, l’homme entre fréquemment en lutte avec le cheval et cette lutte l’intéresse d’autant mieux que l’intelligence s’y combine avec la force… Personne ne pensera pourtant que ce conflit constitue le dernier mot de l’équitation ni la meilleure des jouissances qu’elle peut procurer. Un auteur américain a décerné au cheval ce bizarre éloge : « Il donne à l’homme la sensation d’avoir quatre jambes ». Buffon n’eût pas trouvé cela sans doute mais l’idée est juste et exprime sous une forme nouvelle quelque chose de fort ancien. L’imagination antique avait créé l’homme à quatre jambes, le Centaure en lequel elle se plaisait à symboliser le sport hippique à son plus haut degré de perfection, à ce point précis où les muscles du cheval semblent le prolongement de ceux de l’homme tant ils s’accordent et se complètent. La civilisation moderne n’a point modifié cet idéal équestre ; il est resté le sien. Si le débutant s’amuse parfois de la dureté des réactions qui menacent sa stabilité, le cavalier accompli est joyeux de ne les point sentir et, par son art, d’affaiblir jusqu’à l’annihiler totalement, la notion des « solutions de continuité » qui existent entre lui et sa monture…

Comme son frère le patineur, le cycliste inconsciemment copie l’oiseau. Son idéal est de supprimer la pesanteur. Pour cela, il lui faut ne plus sentir les frottements de la machine ni les déplacements de son propre centre de gravité. L’industrie moderne lui livre des montures si parfaites qu’elles ont, en quelque sorte, leur individualité, leur tempérament ; à lui, de développer en s’en servant, son agilité et d’atteindre ainsi le maximum d’équilibre qu’il peut réaliser. Au gymnase, entre l’homme et son trapèze volant, il y a aussi une harmonie intime.

Combien différents sont les sports de combat non point seulement la lutte, la boxe, mais la natation où l’adversaire est une chose. On dit d’un homme : il nage comme un poisson. Rien n’est moins exact. Le poisson se meut normalement dans l’eau comme l’être humain sur le sol. La natation n’est pas normale. C’est un combat avec un élément hostile qui est le plus fort et aura le dernier si l’on ne se soustrait pas à son étreinte en temps voulu. La force des vagues rend, sans doute, le spectacle plus émouvant, mais l’onde la plus douce et la plus calme n’enlève pas au sport le caractère combatif qui est son essence et fait son charme.

La bataille que le nageur livre au flot, l’alpiniste la livre à la montagne. On s’en aperçoit rien qu’à surprendre le regard dont il la mesure d’en bas avant de commencer à en gravir les pentes. En effet, sous son masque impassible, elle va se défendre contre lui comme un adversaire vivant, l’égarant, le mystifiant, lui opposant une série déconcertante d’obstacles : rochers à escalader, pentes neigeuses à parcourir. Et ce ne sont là que des préliminaires. Elle tient en réserve pour le perdre d’épais brouillards qui l’envelopperont, des crevasses profondes qui s’ouvriront sous ses pas, de lourdes avalanches qui chercheront à l’entraîner dans leur chute foudroyante ; elle tentera de le terrasser par le vertige, par la bise, par le froid, et lui ne vaincra que par une virile combinaison d’énergie bien employée, de sang-froid voulu et de ferme prudence. Certes, c’est bien là une bataille et de la catégorie la plus moderne, de celles que gagne la stratégie et non la fougue…

Revue des Deux Mondes, 1er Juillet 1900.

La Conscience.

La conscience existe sous trois types, toujours les mêmes. Elle est endormie : c’est le cas de la majorité ; ou bien elle est dévoyée : c’est la trop nombreuse exception ; ou bien elle est alerte : c’est l’élite.

Il est ingénieux de comparer la conscience à un tribunal puisqu’elle provoque un interrogatoire et un jugement. Mais il faut alors l’entourer de tout ce qui est nécessaire au bon fonctionnement d’un tribunal : à savoir — en plus de l’interrogatoire et du jugement — l’instruction, les plaidoiries et le réquisitoire.

Le sommeil de la conscience est celui d’un tribunal auquel on aurait longtemps négligé d’avoir recours et dont le juge complètement assoupi ne serait plus capable d’entendre la plainte du demandeur…

… L’homme n’est pas pour celà garanti contre tous remords. S’il se prépare à mal agir, un vague malaise l’en avertit. Quand il a mal agi, une sourde inquiétude le tourmente. Mais les rouages de la conscience sont rouillés et ne fonctionnent pas au-delà. En vain s’adresse-t-on à la volonté pour les mettre en mouvement. Ce n’est pas facile d’improviser une instruction impartiale, de bien conduire un interrogatoire. Quant à l’avocat de la partie lésée, il ne se présente même pas. Son adversaire a beau jeu. Si réquisitoire il y a, il sera si rapide et prononcé d’une voix si faible qu’à peine pourra-t-on l’entendre. Et voilà ce simulacre d’audience clos sans que le juge soit sorti de sa léthargie. Telle est la conscience endormie.

La conscience dévoyée fonctionne, elle, avec vigueur et ostentation. Elle trouve dans l’histoire plus d’un modèle. Que de procès politiques ont déshonoré la justice ! Il y a des consciences installées sur le même plan que certains tribunaux corrompus. L’orgueil, le vice ou la peur y rendent des arrêts qu’applique aussitôt une force aveugle ou mercenaire. L’intérieur de ces consciences dévoyées présente un affreux spectacle. Le pire est qu’elles n’appartiennent pas toujours à des criminels mais à des êtres socialement étiquetés comme « honnêtes gens ». Bien des criminels possèdent des consciences endormies alors que des citoyens honorés pour la tenue extérieure de leur existence laissent entrevoir les bas-fonds de leurs consciences dévoyées…

La conscience alerte l’est à un degré plus ou moins marqué. Elle n’atteint pas à la perfection qui n’est pas de ce monde mais elle maintient l’homme sur la brêche de sa propre imperfection, prêt à lutter honnêtement contre lui-même.

La conscience alerte est souvent inexperte, maladroite, parce qu’elle n’a pas été éduquée et entraînée comme elle devait l’être.

Il faut se garder de faire germer dans ce sol délicat la plante douteuse qu’on nomme le scrupule. Il risque d’en sortir toute une végétation fâcheusement touffue. Le scrupule se multiplie, sans mesure et produit l’hésitation, la timidité, l’inquiétude maladive. Sa façon de s’exprimer, c’est le point d’interrogation. Il le pose inlassablement et ne répond pas. Pour reprendre notre comparaison, il provoque le tribunal à une sorte de session perpétuelle où les causes enchevêtrées et toujours renaissantes ne seraient, somme toute, ni bien instruites, ni sainement plaidées, ni définitivement jugées. Le résultat d’une telle activité n’offre pas de garanties. Il est assez fréquent comme l’a écrit un romancier moraliste, « qu’une conscience scrupuleuse et une âme égoïste se prêtent un appui réciproque. »

La conscience ne doit siéger que lorsqu’il y a matière. Et cette matière ne comprend pas les mille et un détails de la vie quotidienne devant lesquels on ne saurait, sans graves inconvénients, s’arrêter préventivement.

L’instinct moral avertit quand un procès s’impose. Il faut que, dès l’adolescence, l’homme soit dressé à tendre l’oreille pour recueillir cet avertissement de façon à commencer aussitôt l’instruction, c’est-à-dire l’examen du fait et des circonstances et la recherche de la partie lésée.

Ce qui importe avant tout dans la série de ces opérations, c’est l’ordre. La franchise a chance de découler de l’ordre ; au contraire, elle se manifeste malaisément sans son aide.

L’objet de la poursuite doit être dégagé rapidement, isolé autant que possible d’autres faits qui en compliqueraient l’examen et bien mis en lumière avec les circonstances au milieu desquelles il apparaît.

La recherche de la partie lésée ne peut être infirmée par l’argument commode : cela ne fait de tort à personne. Cet argument n’est jamais de mise. Il y a toujours une partie lésée, fut-ce la loi morale qui veut ici être considérée comme personne civile. Elle a ses droits à faire valoir.

Le prévenu a aussi les siens : le prévenu, c’est-à-dire soi-même. Il ne convient pas qu’une fausse humilité étouffe sa voix. L’humilité qu’il ne faut jamais confondre avec la modestie est une assez piètre vertu. Elle sert de paravent à bien des vilenies. « Moi ver de terre, moi plus méprisable que le néant… » En ces termes, le fidèle est invité dans certains manuels de piété à s’exprimer pour implorer Dieu de lui pardonner ses péchés. Combien absurdes apparaissent de telles expressions !… Le mécanisme de la conscience ne doit pas jouer unilatéralement. Le prévenu a droit d’assembler les éléments de sa défense et c’est en examinant ces éléments qu’il apprend à apprécier la valeur de ses actes.

L’interrogatoire est une opération à laquelle un long atavisme a donné un cachet presque instinctif. L’expression « interroger sa conscience » ne serait plus si courante si elle ne répondait à quelque chose d’usuel. Si l’interrogatoire est trop souvent écourté ou « saboté », c’est qu’on néglige de l’entourer des formes voulues, de le préparer avec un peu de solennité.

Ne pensons pas surtout qu’il faille en tout ceci faire appel à la vertu, personne d’accès intimidant pour la faiblesse moyenne et qu’on salue de loin sans éprouver en général un ardent désir de grimper jusqu’à elle. L’aide de la vertu n’est pas essentielle au bon fonctionnement de la conscience. Ce fonctionnement repose presque exclusivement sur des habitudes d’esprit.

Mais, dira-t-on alors, à quoi bon ces opérations puisque le jugement rendu sera dépourvu de sanction ? Car si l’homme peut parfois s’employer à réparer envers autrui les graves préjudices que sa conscience lui déclare avoir été commis par sa faute, dans la majorité des cas, la réparation est pratiquement impossible. Et alors ? Doit-on s’infliger une « pénitence » ?… Non. Ce serait puéril et sans portée. Mais voici la merveille que recèle la conscience. Ce tribunal n’a pas besoin de sanction car le prononcé du jugement se suffit à lui-même. Si l’acte condamné est déjà accompli et non réparable ou si la condamnation anticipée n’a pas réussi à en empêcher l’accomplissement, le remords naît aussitôt.

Il n’est point de vie normale ici-bas si elle n’est accompagnée de remords. L’homme sans remords est un monstre. Bien loin de fuir les siens, tout être sain doit les cultiver et les entretenir comme on ferait des tombes d’un cimetière. Et de temps à autre, il visitera le cimetière pour le plus grand bien de son âme. Le remords pas plus que la tombe ne doit peser sur la vie au point d’en arrêter l’élan ; mais leur rôle est de régler cet élan et d’en modérer la fougue afin de le contenir dans les bornes utiles au bien général…

Le Respect mutuel, Chap. v

Gymnastique utilitaire.

..… Ceci nous amènera à une formule d’éducation physique qui n’est pas encore admise, mais qui me paraît devoir s’imposer fatalement à notre génération, car elle est essentiellement utilitaire, et l’utilitarisme est le courant dominant de l’époque. Elle aurait cet avantage de concilier les méthodes rivales. Elles consistera à envisager comme indispensable, la connaissance pratique des instruments de sauvetage, de défense et de locomotion dont le génie moderne nous a pourvus. Elle ne laissera pas l’exercice au choix de chacun ; elle l’imposera à tous, sous toutes les formes, au nom des concurrences démocratiques et du struggle for life. Et, imbu de ces idées nouvelles, le citoyen éclairé dira à son fils : « Si la bicyclette ne te plaît pas, tu ne seras pas obligé d’en faire tes délices, mais il faut que tu saches rouler dessus et en prendre soin. Je ne te demande pas de jouer au polo, d’autant que cela me coûterait trop cher, mais il est nécessaire que tu puisses panser, seller et monter ce cheval dont tu auras peut-être à te servir à l’improviste. Je souhaite que tu n’aies de coups d’épée, de coups de poing ou de coups de révolver à échanger avec personne, mais tu vas t’y préparer tout de même. Je veux, en outre, que tu puisses ramer dans ce bateau et le vernir s’il en a besoin, et encore chavirer sans te laisser prendre sous lui. S’il gèle cet hiver, tu apprendras à patiner, et, à la première occasion, tu t’essaieras à manier une automobile ; puis, au lieu de grimper à une corde lisse dans un gymnase, tu vas accrocher celle-ci à la grille de ma fenêtre et descendre nos deux étages promptement, comme si tu avais à t’en aller d’une maison en flammes. Tant mieux, si tout cela t’amuse, et le contraire m’étonnerait, car c’est fort amusant. Mais, si cela t’ennuie, ce sera tout comme. On ne te demande pas tes préférences en littérature, en sciences naturelles, en mathématiques et en langues vivantes. Les éléments de ces choses sont tous également considérés comme indispensables à ton instruction générale et, de même, je considère qu’il ne serait pas prudent de te lancer dans la vie sans que tes muscles aient appris les éléments des mouvements usuels. »

Revue des Deux Mondes, fév. 1902.

La mémoire des muscles.

..… Il existe, une étonnante mémoire des muscles qui présente cette particularité d’enregistrer rapidement ce qu’on lui confie, de le garder assez longtemps et de le perdre tout à coup. Il s’agit de ne pas atteindre la limite au-delà de laquelle l’oubli se fait. Nous avons à cet égard une conception tout à fait fausse de la manière dont l’exercice physique est exécuté par nos muscles. Nous nous figurons qu’il suffit de les fortifier et de les assouplir pour obtenir d’eux ensuite, sans résistance et sans fatigue, tels ou tels mouvements que nous pouvons avoir besoin de leur demander. C’est une complète erreur. Le trapèze n’apprend point à se tenir à cheval, ni l’aviron à nager, ni la course à boxer : il faut pour accomplir facilement ces exercices que nos muscles en aient appris l’alphabet ; et pour que cet alphabet demeure en nous, toujours à portée, toujours prêt à nous servir, il suffit que nous le répétions de temps à autre.

Là, c’est certain, il y a un effort personnel à faire, une routine à vaincre. Combien souvent n’avez-vous pas entendu, comme moi, repousser l’occasion qui s’offrait de pratiquer un exercice parce qu’il s’agissait « d’une fois en passant ». Il semble qu’il faille fréquenter régulièrement une salle d’escrime pour pouvoir faire des armes, avoir la mer chaque jour sous vos fenêtres pour prendre plaisir à nager et qu’un animal d’occasion ne puisse pas, sans ridicule, être enfourché par vous. Que craint-on les trois quarts du temps ? La maladresse et la fatigue.

Eh ! bien ! ni l’une ni l’autre ne sont à craindre pour peu qu’on ne laisse pas à ses muscles le temps d’oublier les mouvements qu’ils ont appris et qu’il peut être non seulement agréable, mais même utile de réclamer d’eux à un moment donné. Si un homme bien portant, de force tout à fait moyenne, dont l’apprentissage sportif n’a rien eu d’excessif, si cet homme prend soin de ne jamais rester plus de six mois à un an sans pratiquer, ne fut-ce que trois ou quatre fois chacune des formes d’exercice qui lui sont familières, il se conservera facilement de vingt à quarante ans et peut-être bien au-delà, dans un état que j’appellerai le « demi-entraînement » et qui lui permettra, le cas échéant, de fournir un effort physique relativement considérable, sans que la moindre trace de fatigue se révèle en lui, c’est-à-dire sans que l’appétit ni le sommeil s’en ressentent, sans qu’il y ait chez lui aucun des symptômes par lesquels se révèle le surmenage physique.

Revue du Touring Club de France, avril 1902.

La peur.

Il existe plusieurs espèces de peurs. La poltronnerie en est, sans contredit, la forme la moins estimable ; ce n’est pas tout à fait la lâcheté mais cela y mène.

La lâcheté est une débandade complète de l’être, l’aveu de son impuissance totale en face du devoir. La poltronnerie est un recul devant un danger qui s’offre mais qui ne s’impose pas. Après tout, vous n’êtes pas obligé, vous qui faites du sport, de monter ou de conduire ce cheval qui vous effraye ; vous pouvez descendre de bicyclette avant cette descente qui vous inquiète ; vous avez le droit de redouter les poings d’un boxeur trop robuste et d’éviter en nageant l’angoisse d’un remous ou d’un courant trop violents.

À vous de déterminer dans le tréfonds de votre conscience si c’est une sage prudence ou bien une peur déguisée qui vous incite. Nul que vous ne peut le savoir, mais d’un seul regard intérieur vous le saurez. Avoir cédé à ce genre de poltronnerie, dont au reste bien peu sont complètement exempts, n’est pas un malheur irréparable ; se résigner à y céder, voilà le mal. Quiconque se résout à de pareilles défaillances et s’y accoutume a beaucoup de chances de devenir lâche.

La phobie est autre chose ; ce mot désigne une sorte de maladie ou plutôt de vertige qui s’empare d’un individu ordinairement un peu déséquilibré ou neurasthénique mais, parfois aussi, absolument sain et qui le pousse à certains actes ou à certaines abstentions d’où sa responsabilité se trouve plus ou moins dégagée. La phobie n’est pas si rare parmi les sportsmen que l’on pourrait se l’imaginer encore que ses manifestations demeurent, le plus souvent, anodines. Nous avons connu de bons nageurs auxquels la sensation des profondeurs liquides amassées au-dessous d’eux s’imposait soudain avec une telle intensité qu’elle risquait de paralyser leurs mouvements — et des rameurs que l’image renversée des grands arbres de la rive et le vide immense du ciel, réfléchi par le miroir de l’eau, troublaient parfois au point de compromettre leur équilibre et de détruire leur rythme.

La phobie est un égarement tout physique tandis que la poltronnerie s’accompagne d’une défaillance morale.

Il y a encore la peur mécanique. Celle-là, très fréquente dans les sports, n’a point d’action directe sur le caractère mais elle entrave le perfectionnement du sujet et peut, en se développant, le faire progresser à rebours et, finalement, le dégoûter de l’exercice.

Ne la confondons pas avec ces reculs instinctifs que provoque la brusque notion d’une menace inattendue. Nous ne sommes pas maîtres du clignement de nos paupières devant un acier qui scintille, ni de ce léger frisson de la chair qui inspirait à Turenne sa sublime apostrophe : « Tu trembles, carcasse !… »

La peur mécanique est un phénomène tout à fait local. Les muscles sont doués d’une mémoire très puissante ; s’ils se rappellent leurs exploits, ils se souviennent aussi de leurs insuccès. La maladresse qu’ils commettent s’enracine fortement en eux et tend à se reproduire en s’aggravant. Indépendamment de toute nervosité — car les nerfs évidemment ont une tendance à venir compliquer la question — le mouvement qui a échoué une fois est plus difficile à bien renouveler. Quiconque s’adonnera à sauter une barrière en fera l’expérience et l’exemple a ceci de bon qu’il est applicable au cheval aussi bien qu’à l’homme, soulignant ainsi le caractère animal du phénomène.

À toutes les formes de la peur, il est un remède unique : la confiance. L’envers de la peur, c’est le courage ; mais c’est la confiance qui en est l’antidote et cela revient à dire qu’on arrivera rarement à en triompher par le seul effort de la volonté. La volonté réussira parfois à engendrer le courage qui se traduit en actes : elle ne saurait créer la confiance qui est un état d’âme. La confiance, d’ailleurs, ne jaillit point comme peut le faire le courage. Elle s’acquiert par gradation, par accumulation ; elle s’effarouche si on la brusque.

L’exercice physique est, par excellence, une école de confiance précisément parce qu’il comporte un dosage indéfini. On peut toujours abaisser l’obstacle ou graduer le mouvement jusqu’à trouver le point où l’un se franchit, ou l’autre s’accomplit aisément et partir de là pour refouler la peur de plus en plus loin. L’exercice physique possède ainsi le moyen de guérir en grand le mal qu’il provoque en petit. Il agit comme le vaccin.

La peur mécanique peut se manifester dans presque tous les sports mais plus fréquemment et fortement dans les sports d’équilibre que dans les sports de combat. La manière de la traiter est identique : recommencer sans s’énerver, avec une persévérance souple — et en distrayant l’attention autant que possible.

Dans la plupart des exercices, en effet, il y a, physiologiquement, un automatisme à acquérir et, psychologiquement, une crainte à dominer : ainsi, dans la boxe, le détachement de l’épaule et la peur des coups ; dans la natation, l’allongement du corps et la peur d’enfoncer ; dans le cyclisme, l’extension alternative des jambes et la peur de perdre l’équilibre. Les deux éléments se nuisent l’un à l’autre. Les muscles auraient vite compris mais les nerfs s’interposent ; il faut les occuper ailleurs pour faciliter l’automatisme.

Il advient que l’apprentissage d’un sport se trouve ralenti et compliqué par la trop grande attention que l’élève, sollicité à tort par le maître, donne au mouvement qu’on lui fait exécuter. Au rebours du professeur de science, l’instructeur en exercice physique devrait parfois dire au débutant : « Pensez donc à autre chose… »

La Gymnastique utilitaire, Chap. viii.

L’équitation et la vie.

Considérez le sport hippique et voyez comme il donne bien l’image de la vie. Aucun autre ne l’égale en cela. L’âme — esprit et caractère — est un cavalier qui chevauche le corps, animal plus fort que lui et à la merci duquel il se trouverait s’il ne le maniait avec un art suffisant pour diriger et dompter cette force. Il faut que le cavalier prenne du plaisir à sa besogne, qu’il soit confiant, persévérant et souple, bien en équilibre et résolu à ne pas se laisser désarçonner ou du moins à se relever aussitôt pour sauter de nouveau en selle. Il faut encore qu’il ait la main légère et ne procède jamais par à coups, qu’il gradue habilement les obstacles et veille avec intelligence et zèle sur la santé de sa monture, qu’à l’occasion il sache la flatter, lui rendre la main ou la tenir habilement en haleine ; qu’enfin lorsqu’un effort exceptionnel s’impose, il n’hésite pas à se servir de la cravache et de l’éperon. Quel beau manuel de morale écrirait un écuyer consommé s’il remplaçait seulement, dans la série de ses préceptes, les termes de cheval et de cavalier par ceux de corps et d’âme. Et ne voyons-nous pas tous les jours les accidents que causent aussi bien sur les pistes immatérielles de la vie qu’à travers les champs et les halliers véritables, la poltronnerie des uns et la brutalité des autres ? Combien ont été emballés et jetés bas ou sont restés démontés pour n’avoir pas su doser à propos leurs exigences de cavaliers, pour avoir laissé leur bête s’émanciper ou n’avoir pas su la ménager à temps !…

Revue Olympique, 1906.

D’abord la géométrie…

… L’enceinte dont nous venons de parler, c’est l’arithmétique ; l’esplanade, c’est la géométrie. Vous feriez comprendre à un enfant de cinq ans, et sans dommage pour son cerveau tant la démonstration en est simple et l’évidence absolue, la propriété qu’ont deux droites parallèles de ne pouvoir se rencontrer. Mais, comment ne s’arrêterait-il pas, interdit, devant cette liste des nombres premiers que le procédé d’Ératosthène permet de former aisément, mais à laquelle il n’apporte aucun éclaircissement. C’est un fait qu’il existe, le nombre premier, mais un fait inintelligible et presque abstrait ; l’enfant ne peut l’accueillir que comme un personnage inquiétant dont la nature et le rôle ne sont pas définis : un personnage de cauchemar. Et songez qu’avant d’apprendre le triangle et ces équivalences d’angles si faciles à expliquer, si lumineuses à percevoir, le même enfant devra peiner sur la théorie des fractions, affreuse caverne d’où les nombres roulent sur lui, accablants et implacables. Le nombre, cet abîme ! on l’y condamne avant que son regard ait connu la ligne, source de certitude et de repos. Quand on lui montre le cercle et l’ellipse, le rayon, la corde, le segment, la sécante, la tangente, le polygone, le prisme… droites ou figures d’une simplicité merveilleuse dans leurs rapports avec l’esprit, il aura déjà pâli sur l’extraction des racines carrées ou cubiques. Ce problème de géométrie descriptive : « Étant données les projections d’une droite trouver ses traces », est infiniment plus acceptable et résoluble par l’intelligence juvénile que le moins compliqué des problèmes d’arithmétique. Vous feriez admettre à un être inculte les principes élémentaires de l’établissement des graphiques et de la géométrie cotée ; essayez donc de lui faire définir et dresser une « progression par quotients » !… N’hésitons pas à le proclamer, la véritable initiatrice des mathématiques, celle à qui il faut, dès le début faire appel, c’est la géométrie. Il n’est pas jusqu’à l’algèbre dont les formules premières, par leurs apparences presque géométriques, ne l’emportent sur la vue des nombres.

Revue pour les Français, 1906.

Le retour à la vie grecque.

Du tréfonds de notre civilisation trépidante et compliquée monte, par instants, comme la protestation d’un instinct comprimé. On veut y voir le besoin d’un « retour à la vie primitive, à la nature ». La formule est d’usage courant. Or, ce « retour à la vie primitive », consiste, en général, à dormir les fenêtres plus ou moins ouvertes, à substituer les légumes ou les pâtes à la viande comme base d’alimentation, à faire un usage plus fréquent et plus complet de l’hydrothérapie, enfin à exécuter chaque matin, au saut du lit, quelques exercices gymniques. Les plus entreprenants vont jusqu’à la cure de soleil, laquelle consiste à s’exposer nu aux rayons de l’astre. Il n’y a rien en tout cela qui rappelle la vie primitive. Les primitifs, s’ils avaient possédé des fenêtres, se fussent gardés de les ouvrir. Ils ignoraient l’agrément d’une julienne ou d’un macaroni Lucullus et leur eussent immanquablement préféré une bosse de bison. L’hydrothérapie et la gymnastique étaient bien le cadet de leurs soucis et leur ingéniosité s’employait à confectionner des abris ou des tissus propres à les préserver des ardeurs solaires. Le culte de la nature nous enjoindrait d’aller dormir dans les bois et d’y vivre du produit de notre chasse ou de notre cueillette. Encore, conviendrait-il de nous séparer, au préalable, de nos pensées, de tout le lourd bagage intellectuel que nous traînons après nous ; et le moyen d’opérer cette séparation n’apparaît pas clairement. La vérité est qu’il y a impossibilité absolue pour les hommes du xxe siècle de retourner même partiellement à la vie primitive en admettant qu’ils en éprouvent réellement le désir. Il est non moins vrai que ces hommes se rebellent contre leur existence présente en ce qu’elle a de profondément anti-humain. Cela étant, on est fondé à prévoir qu’ils retourneront — ou du moins chercheront à retourner à la conception grecque, de toutes la plus humaine.

Il semble qu’elle s’imprégnait d’une quadruple aspiration : vers le calme, la philosophie, la santé et la beauté.… Le calme, ce n’est pas l’immobilité ni même le repos. L’homme peut demeurer calme au milieu d’occupations agissantes comme en face du péril imminent. À quelques-uns, il est donné d’y atteindre sans effort ; c’est la minorité pour les autres, il faut s’y élever par une pratique voulue. Le calme interne n’est pas seul en cause. L’homme jouit aussi du calme extérieur, du calme des choses qui l’environnent, du calme qu’il sait installer à son foyer ; l’un d’ailleurs influe sur l’autre. La première condition pour jouir du calme et l’exercer, c’est de le comprendre et l’aimer. Le dix-neuvième siècle en avait obscurci la notion. Du reste, le monde a connu des périodes pendant lesquelles régna le culte du calme et d’autres qui n’en firent aucun cas.

Les Hellènes, aspirant au calme, s’y entraînaient par la volonté en dépit de leur vivacité naturelle ; ils y ajoutaient aussitôt l’aspiration philosophique. La philosophie dont il s’agit n’est point la recherche spéculative de la vérité ou la construction d’un système général de causalités ; c’est une vertu d’acquisition difficile mais d’utilisation quotidienne à laquelle les peuples heureux doivent une grande part de leur bonheur. Si l’on pouvait le décomposer pour avoir de ce remède bienfaisant une recette pharmaceutique, nous dirions qu’il y entre deux sixièmes de résignation, trois sixièmes d’espérance et un sixième de bonne humeur. Trop de résignation et nous obtenons la philosophie arabe, inactive et molle ; point de bonne humeur et c’est la philosophie anglaise, sombre et peu altruiste. Tout espérance et c’est celle du peuple français, trop prompt aux illusions et sensible aux déceptions. Les Grecs s’efforçaient de réaliser la juste mesure comme en tout, sentant bien que cette mesure correspond, ici, au maximum des forces préservées, que la philosophie, pour tout dire, doit constituer à l’homme une cuirasse assez forte pour le mettre à l’abri, pas assez lourde pour l’entraver. Ils ne tenaient pas la philosophie pour adaptée aux seules situations tragiques, aux circonstances exceptionnelles, mais, au contraire, propre à servir d’auxiliaire dans les minuties déprimantes autant que dans les grandes épreuves de la vie.

La santé était aux yeux de tous un bien essentiel. Ils le sentaient mieux que nous parce que leur civilisation rendait à la fois l’état de santé plus parfait et l’état de maladie plus pénible que ce n’est le cas pour nous. Notre existence est si contraire à l’hygiène que nous ne parvenons pas à jouir de nous-mêmes aussi complètement que le pouvaient les Grecs ; d’autre part, leurs ressources, en vue de l’atténuation de la souffrance et du bien-être relatif des mal-portants demeuraient très limitées. Enfin, ils considéraient le mal physique comme une déchéance et c’est là un point de vue que le christianisme et l’humanitarisme nous ont rendu étranger. Un retour offensif de cette notion se dessine actuellement, mais elle a beaucoup de peine à se faire admettre, étant contraire aux sentiments qui dominèrent depuis des siècles l’âme occidentale et aux enseignements qui l’ont façonnée. Les Grecs cherchaient la santé dans un dosage avantageux de l’exercice et du repos et si nous avons ressaisi le mécanisme de l’exercice, il n’en est pas de même de celui du repos..…

Le rôle de la beauté dans la vie grecque a été certainement exagéré. Pour un peu, on nous persuaderait que le dernier des Athéniens possédait une sorte de sens Ruskinien, d’habileté spontanée à draper une étoffe ou à disposer un objet. Ce n’est guère croyable. Il est certain pourtant que le sens de la beauté était alors plus développé qu’il ne l’est de nos jours. Un accord plus ou moins parfait existait entre le paysage et l’architecture, entre l’architecture et l’homme. Là était le véritable secret de la beauté grecque alors qu’aujourd’hui l’incohérence règne entre ces trois éléments ; l’artiste ne conçoit presque jamais son œuvre en raison du site au centre duquel elle doit se trouver placée et, quant à l’individu qui fréquente l’édifice une fois élevé, l’idée ne lui viendrait même pas que ses mouvements se puissent harmoniser avec les lignes entre lesquelles ils s’encadrent. Les Grecs savaient monter un perron ; nous ne le savons plus. Ils n’avaient pas, en pénétrant dans l’Acropole, la même démarche qu’en traversant une place publique ; leur attitude au stade n’était pas la même que dans leur demeure. De cette coordination entre des silhouettes prépondérantes — celle de l’être, celle du monument, celle du paysage — naissait une impression de beauté qui agissait doucement et puissamment sur la foule. Cette beauté que nous ne connaissons plus, nous commençons à en avoir parfois la nostalgie. Quand, par hasard, un ensemble vraiment eurythmique se dresse devant nous, un frisson de joie passe en nous. C’est là l’embryon d’une renaissance, le point de départ d’un mouvement qui ira s’accentuant.

Ainsi achèvera de se dessiner le « retour à la vie grecque ». Au lieu de quelques excentricités naturistes qui difficilement s’imposeraient à tous, un courant se formera poussant à la recherche du calme, à la pratique de la philosophie, à l’effort vers la santé, à la jouissance du beau. Il n’y a rien là qui soit en contradiction avec les principes démocratiques. Bien au contraire, ces bases de la vie antique s’accommoderont à merveille d’une certaine simplicité et d’un égalitarisme relatif. Mais lorsque, sur de telles bases, la civilisation moderne aura retrouvé son équilibre, combien risquent de paraître laids et absurdes les siècles précédents. Nos fils s’étonneront, non que nous ayons vécu sous un tel régime, mais que nous en ayons si longtemps témoigné notre satisfaction ; ils s’extasieront devant l’agitation malsaine, le dérèglement mental, le mépris du bon fonctionnement animal et l’incompréhension de la beauté qui, si longtemps, auront dominé des générations se vantant d’être éclairées et se comparant orgueilleusement à leurs devancières.

Revue Olympique, 1907.

Sanatoriums pour bien-portants.

Au premier abord, l’accouplement de ces deux mots a quelque chose d’ahurissant. Qu’est-ce qu’un bien-portant peut venir chercher dans un sanatorium ? À la réflexion, on reconnaîtra pourtant que le nom est approprié à l’objet dont il s’agit. Le sanatorium dont il est ici question a bien en vue la conservation ou la consolidation de la santé, mais nous concevons le régime de cet établissement en telle façon que seuls des bien-portants le puissent efficacement fréquenter.

Et pourquoi le fréquenteraient-ils ?… Pour deux motifs : afin d’y trouver, quand besoin s’en fait sentir, le délassement le plus propre à les maintenir en bonne santé, et aussi afin de prendre occasion d’y augmenter leur « coefficient de capacité ».

Les occupations de la plupart des hommes d’aujourd’hui sont abondantes ; elles présentent de plus ce double caractère d’exiger la sédentarité et d’utiliser principalement la force nerveuse. Seuls certains métiers manuels demeurés sains et s’exerçant en plein air ont bénéficié d’une réduction de la tâche quotidienne en durée et en intensité d’effort ; mais ils sont rares. Beaucoup d’autres métiers dits manuels ont évolué, par contre, grâce aux progrès scientifiques et aux perfectionnements de la machinerie dans la direction des métiers cérébraux ; ils s’en rapprochent sensiblement désormais par leurs procédés et les résultats qui en découlent au point de vue de l’organisme humain. Parmi ces derniers enfin, il en est qui font vivre le travailleur dans une atmosphère de surchauffe incessante et le placent, en quelque sorte, sous une pression mentale assez exagérée pour devenir dangereuse. Il s’ensuit que la majorité des hommes commencent à éprouver et éprouveront chaque jour davantage le besoin de certains temps d’arrêt ou de repos coupant opportunément les longues périodes de pleine activité. L’état désirable auquel doivent aspirer ces hommes, tant au point de vue de leur bien-être personnel qu’au point de vue de leur productivité plus ou moins grande, est l’équilibre. En regard de la dépense considérable de force nerveuse et mentale qu’exige d’eux la civilisation moderne, il leur faut un approvisionnement équivalent de force musculaire ; l’homme équilibré est, de nos jours, celui auquel la fortune réserve ses faveurs. Il y a donc tout avantage à profiter des périodes de repos devenues nécessaires pour s’approvisionner de force musculaire. On le peut d’autant mieux que, en ce qui concerne les bien-portants, — et par là il faut entendre non pas ceux assez rares qui sont demeurés exempts de toutes misères physiques, mais ceux très nombreux dont les organes se révèlent de façon générale en bon état normal — la fatigue musculaire est à la fois un incitant et une détente. Cela est presque toujours vrai pour les jeunes hommes et la plupart du temps pour les hommes mûrs.

Pour qu’il en soit ainsi toutefois, il est essentiel que les deux fatigues ne se produisent pas simultanément. Le métier cérébral ne s’interrompt pas complètement par la cessation du geste qu’il provoque. Il n’est pas aussi facile de donner congé au cerveau qu’aux bras. D’ailleurs, les occupations connexes subsistent le plus souvent. Que si, dans ces conditions, l’on se borne à introduire dans sa vie une série d’efforts physiques, on a chance d’aboutir au surmenage ; en tous les cas, on n’aboutit pas au repos fortifiant. Les Américains, ces grands empiriques, savent cela d’instinct depuis longtemps. Quand le financier de Wall street, un des plus trépidants au sein d’une société trépidante, a décidé que l’heure avait sonné pour lui d’un répit obligatoire, il s’en va dans les Adirondacks camper, chasser, pêcher, ramer, sans souci possible de ce qui se passe au delà de l’horizon soudainement sauvage au centre duquel il s’est réfugié. Les Adirondacks constituent pour lui et pour ses compatriotes un vaste « Sanatorium pour bien-portants ». Vaste et provisoire, car cette région comme tout le reste du Nouveau-Monde connaîtra l’ère de l’exploitation parcellaire, verra se multiplier les défrichements, les enclos, les routes et s’élever les habitations. C’est là précisément où nous en sommes en Europe. Il n’est pas facile d’y trouver à portée les districts solitaires ou établir des camps à l’américaine, sinon en troupe ou à grands frais. De là le recours à un établissement permettant la pratique des sports artificiels, escrime, gymnastique, cyclisme — ou artificialisés comme l’équitation sur piste ou la natation en piscine.

L’heure a sonné où un tel établissement peut être utile à tous. Dans certains pays — par exemple, dans une grande partie de l’Europe continentale — on se serait trouvé jusqu’ici hors d’état d’en profiter parce que l’éducation sportive avait été trop longtemps négligée. Pour qu’un homme soit à même de faire ses « vingt-huit jours », comme on dit en France, ou de suivre son « cours de répétition », comme on dit en Suisse, il faut qu’il ait accompli, au préalable, la période réglementaire de service comme recrue et qu’il ait ainsi appris les éléments du métier militaire. De même, les « vingt-huit » ou les « treize jours » sportifs dont il est ici question, supposent une initiation antérieure qui n’a pas besoin d’avoir été très complète, mais qui doit avoir existé en quelque manière. Or, le nombre augmente — partout et rapidement — de ceux qui reçoivent cette initiation.

Ceci dit, comment se représenter l’organisation du sanatorium pour bien-portants ?… Il comprendra : un grand gymnase et des salles d’escrime et de boxe très aérées, avec en annexe, un préau couvert, des douches, un à deux salons, une salle à manger, enfin vingt à trente chambres simples et confortables. Comme nourriture : trois repas par jour avec des menus copieux à tendances végétariennes, sans exagération toutefois ; du vin de table pour ceux qui le désirent, mais aucun spiritueux. Comme genre de vie, lever à sept heures, coucher à neuf, trois heures de travail musculaire le matin et autant dans l’après-midi, une heure et demie de sieste entre deux et le reste en flânerie. C’est là, bien entendu, sinon un minimum, du moins une moyenne inférieure. Il n’y a pas lieu de prévoir de direction médicale proprement dite ; un « directeur des Exercices physiques », dont le type s’importera d’Amérique, suffira à remplir la double besogne de conseiller hygiénique et technique. Ce sera à chacun, s’il le juge nécessaire, à se faire examiner, au préalable, par son médecin habituel.

Deux points essentiels. D’abord la proscription du concours sous quelque forme que ce soit ; évidemment, on ne saurait empêcher les hôtes du sanatorium de se mesurer entre eux s’ils le veulent absolument, mais ce sera le devoir du directeur de chercher à les en détourner et de ne s’y prêter en aucune manière. L’émulation ne doit naître, ici, que de la consultation des records et, notamment, de ces « records moyens » qui indiquent les résultats auxquels peut viser selon son âge, les conditions de son organisme et la fréquence de ses exercices un homme de force moyenne. Celui qui fait un séjour au sanatorium n’a pas besoin d’être incité à l’effort musculaire puisqu’il est venu tout exprès pour cela, mais il a besoin que cet effort soit également réparti sur toute la période de son séjour ; il a besoin surtout que nulle excitation nerveuse n’agisse sur lui. Ceci est de toute nécessité.

Le second point connexe au premier a trait à « l’organisation du repos ». Avant et après l’exercice, il faut obtenir la détente immédiate et totale de tout le corps, le silence des muscles. Le sanatorium devra être abondamment pourvu de ces chaises-longues de paille et de ces divans composés de simples planches de bois sur lesquelles on pose un matelas mince et mobile en crin ou en varech serré ; meubles dont l’empirisme américain a suscité l’utilisation avant même l’étude scientifique du dételage humain et de ses avantages. Dans l’intervalle des exercices, les hommes devront s’y étendre, non pour chercher un sommeil superflu, mais pour tâcher d’y réaliser la stagnation complète des membres et de la pensée.

L’occasion sera bonne évidemment pour se livrer à quelques essais naturistes ; en général, en faire l’essai, c’est s’y fixer. Le bain d’eau ne suffit pas à l’être humain ; il lui faut encore le bain d’air ; il a été longtemps frustré de tous les deux ; il l’est encore du second. La peau a besoin de s’exercer à nu ; non seulement la santé y gagne, mais le perfectionnement technique aussi. Quant au « bain de soleil » et surtout au bain d’« air ensoleillé », il ne saurait présenter d’inconvénients dès que le climat ou la saison le permettent.

Nous avons mentionné tout à l’heure la possibilité pour le client du sanatorium d’augmenter son « coefficient de capacité ». Que si, en effet, il est assez énergique pour forcer un peu la note au bout de quelques jours et, prenant tout à fait au sérieux son travail pour demander à ses muscles des efforts progressifs, il est assuré d’obtenir certaines modifications corporelles d’importance — et notamment un accroissement thoracique. C’est dans le manuel de Gymnastique utilitaire, il y a déjà quelques années, qu’a été signalée, pour la première fois, cette possibilité d’une « plus-value » physique désignée sous le nom d’augmentation du coefficient de capacité. « De telles modifications, y était-il proclamé, sont réalisables, non seulement bien au delà de l’adolescence, mais en plein âge mûr ; de fait, elles sont réalisables tant que le système artériel n’a pas perdu sa souplesse et son élasticité. Leur valeur est double. On peut comparer l’effet produit à l’emménagement dans une demeure plus vaste que celle que l’on quitte, où l’on se sentira, par conséquent, plus à l’aise et où l’on jouira d’un plus grand confort. Un second résultat plus précieux encore sera la constitution de « réserves » propres à accroître la résistance éventuelle à la maladie. La maladie met, en quelque sorte, le siège devant l’organisme ; la principale difficulté que rencontre le médecin n’est-elle pas de faire passer des vivres à l’assiégé ? Rien ne vaut les réserves fraîches que chacun aura sagement ajoutées au cours de sa vie virile aux approvisionnements dont la nature et l’éducation l’avaient muni. C’est pourquoi, il serait infiniment désirable que l’homme s’efforçat à deux ou trois reprises différentes, entre vingt-cinq et quarante-cinq ans, d’augmenter de la sorte son coefficient de capacité.

Revue Olympique, 1907.

Satisfactions passionnelles.

… Il faut au corps une certaine dose de volupté ; et la volupté ce n’est pas le bien-être, c’est le plaisir physique intensif. Cette nécessité n’est pas de toutes les époques parce qu’elle n’est pas essentiellement animale. Dès lors, les temps de spiritualisme ou d’ascétisme dominants en peuvent éteindre momentanément l’aiguillon. Mais dès que l’humanité traverse une phase de « liberté corporelle », si l’on peut dire ainsi, la dose de plaisir physique intensif redevient indispensable au bon fonctionnement vital de l’individu. Or le sport produit de la volupté, c’est-à-dire du plaisir physique intensif. Nombre de sportsmen attesteront que ce plaisir atteint dans certaines circonstances le double caractère impérieux et troublant de la passion sensuelle. Tous, sans doute, ne l’éprouvent pas. Il y faut certaines qualités d’équilibre, ainsi que l’ardeur et l’absence de préoccupations étrangères ou de retenue qui sont à la base de toute exaltation des sens. Mais cette exaltation, tel nageur, tel cavalier, tel escrimeur, tel gymnaste vous diront qu’ils la connaissent bien. L’ivresse de la vague, du galop, du combat, du trapèze n’est rien moins qu’une ivresse de convention. Elle est à la fois réelle et définie et a sur « l’autre » cette supériorité qu’elle n’est jamais artificiellement provoquée par l’imagination, rarement déçue par la satiété. Elle pacifie les sens non seulement par la fatigue mais par la satisfaction. Elle ne se borne pas à les neutraliser, elle les contente.

Il est une autre passion de l’homme qu’il faut aussi, bien que dans une moindre mesure, apaiser par quelque satisfaction : la colère. Le mot évoque la ruée d’une violence déchaînée et il exclue, à tort, ces colères froides ou diluées, beaucoup plus pernicieuses pour qui les ressent et s’y abandonne. Les moralistes répondent qu’il suffit d’apprendre à se résister à soi-même : très joli, mais trop simpliste. Cette simplicité découle de l’éternelle confusion entre le caractère et la vertu. Les qualités du caractère ne relèvent pas de la morale : elles ne sont pas du domaine de la conscience. Ces qualités, ce sont : le courage, la volonté, la persévérance, le sang-froid, l’endurance… elles sont aux trois-quarts physiques. Dites-moi si l’homme qui brise une chaise ou casse un verre pour apaiser sa colère ne ferait pas mieux de saisir un engin de sport quelconque et de s’en servir, fut-ce brutalement ? Vous croyez à l’utopie ? C’est du sens pratique, au contraire, et l’expérience l’a prouvé……

Congrès de Psychologie sportive, Lausanne, 1913.

Reconstruction pédagogique.

Rien ne vaudra en fait de réformes sans le concours d’une pédagogie entièrement renouvelée. La pédagogie européenne a trois méfaits sur la conscience. Elle a produit de l’ignorance internationale et, par là, sa responsabilité dans la guerre a été immense. Elle a produit de l’inintelligence individuelle et enfin de l’incompréhension sociale. En un mot, elle a fait faillite ; car ce n’est point la mission d’une pédagogie de se borner à engendrer une quantité de progrès matériels tels que la photographie en couleurs, le cinéma, la télégraphie sans fil, etc… : progrès qui facilitent et embellissent la vie et, comme tels, méritent qu’on les apprécie hautement et qu’on témoigne de la gratitude à leurs inventeurs mais qui ne constituent quand même que les accessoires de l’humanité dans sa marche en avant. Une pédagogie digne de ce nom se reconnaît à ce qu’elle répand de la clarté sur les ensembles, chasse les préjugés, unit les cœurs. Jadis, en Europe, les éducateurs tendaient à cela, mais ils ne se sont pas avisés à temps que les circonstances ayant changé, il leur eût fallu changer aussi leurs méthodes.

Par exemple, au point de vue international, l’adolescent était tenu au centre d’une série de cercles concentriques sur lesquels on projetait de moins en moins de lumière à mesure qu’ils s’éloignaient de lui. Très renseigné sur ce qui le touchait de près, il ne l’était point sur le reste. Proche de lui la brume commençait, allant s’épaississant jusqu’à devenir compacte sur l’horizon. Or, le temps est venu, temps de démocratie cosmopolite, où non seulement les contacts internationaux se sont faits quotidiens et multiples, mais où, en raison des intérêts enchevêtrés, il s’est trouvé que la meilleure façon de servir son pays allait être désormais de bien connaître les autres pays. À partir de ce moment, les procédés pédagogiques en usage, — procédés de clocher, pourrait-on les appeler — sont devenus les plus grands pourvoyeurs de malentendus internationaux, parce qu’ils faussaient toutes les proportions et de chaque question, en réalité prismatique, faisaient une surface d’apparence plane.

Au dedans des frontières, les malentendus aussi naquirent, parce que le procédé synthétique, facile à appliquer au développement du cerveau quand les éléments de la synthèse étaient peu nombreux, ne pouvait plus fonctionner avec des éléments chaque jour plus nombreux. Alors on a dû se lancer dans le maquis des « bifurcations », qui ne sont que du spécialisme prématuré et, par là, frappé d’impuissance. On a distingué la formation scientifique de la formation littéraire et, parmi les Sciences, les « naturelles » des « mathématiques », et parmi les Lettres les Modernes des Anciennes. Ainsi, on a fabriqué des intelligences parcellaires prenant chacune leur parcelle pour la totalité et ne se comprenant plus tout en croyant se comprendre, ce qui produit de toutes les collaborations la plus défectueuse et la plus dangereuse.

La muraille s’est alors haussée et épaissie entre la simplicité de l’enseignement primaire et la complexité des ordres suivants. Autrefois, le secondaire était un primaire qui avait « continué ». Celui qui n’avait pas continué pouvait du moins le suivre des yeux. Il savait à peu près où il allait. Rien de tel maintenant. La muraille est presque infranchissable mentalement. Elle a isolé le prolétariat de la bourgeoisie au point de vue intellectuel, sans doute pour la plus grande satisfaction des intérêts de classe de la seconde, mais pour le plus grand dam des intérêts de l’humanité.

Où va l’Europe ? 1923.

L’aviation intellectuelle.

La connaissance ressemble à un vaste système montagneux vers lequel nos pères se seraient mis en route à l’aube, la lanterne et le pic à la main. De loin, on apercevait le profil suggestif de la chaîne ; à mesure qu’on s’en est approché, on a perdu de vue l’ensemble. On s’est divisés en équipes et l’ascension a continué par des vallées séparées. Longtemps entre les équipes, la liaison a été maintenue par des allées et venues transversales. Puis l’isolement s’est aggravé. On a fini par ne plus avoir que l’illusion de l’unité ; chaque équipe a cru la posséder toute entière ; le sens des proportions s’est évanoui ; on n’a plus réalisé ni le temps, ni l’espace. L’orgueil des résultats spéciaux obtenus a opéré ; on s’est grisé de ce savoir localisé ; on s’est méfié des généralisateurs qui, en effet, ne pouvaient plus raisonner que spéculativement, ayant perdu le contact de la réalité. Chacun sur son contrefort, s’est cru au sommet… À la lueur des feux de guerre, il est apparu que les itinéraires n’avaient pas convergé et que le véritable sommet était loin. Or, pour repérer une région, maintenant, on la survole. Ainsi ses secrets sont révélés et son relief n’a plus de mystère. Qu’on organise donc un nouveau départ. À des procédés de pionniers, que soient substitués des procédés d’aviateurs et l’on survolera le domaine de la connaissance.

Premièrement, il faudra le reconnaître, ce domaine, et ensuite le cadastrer de façon que le voyage aérien en soit facilité. Mais il y a des degrés différents dans la manière de survoler un territoire. On peut en prendre une vue d’ensemble rapide ; on peut la prolonger par des ralentissements, des évolutions, des rapprochements du sol… On peut enfin atterrir plus ou moins longuement sur des points déterminés. On peut aussi répéter le survolement plusieurs fois de façon à bien se pénétrer de ce que la première vue a révélé. Quelle élasticité engendrera l’application à la pédagogie de pareils procédés ! Encore, n’en faut-il pas abuser Après l’excès de myopie, il ne faut point verser dans l’excès de presbytisme. C’est pourquoi les réformes que nous préconisons ne touchent ni l’École primaire où s’apprend le maniement des outils servant à la culture, ni l’École supérieure ou universitaire qui distribue le spécialisme pratique ou scientifique. Mais entre les deux, nous prétendons introduire une « ère d’idées générales », embrassant l’ensemble du monde matériel et de l’évolution humaine, afin que tout individu en arrive à posséder, au seuil de la vie active, un aperçu du patrimoine dont il est à la fois bénéficiaire et responsable.

Union Pédagogique Universelle, 1926.

Le rappel de la Rhétorique.

La qualité des « gens de lettres » et le nombre de leurs lecteurs ne définissent point la culture réelle d’un peuple, mais bien la manière dont il manie lui-même l’outil de son propre langage écrit et parlé. S’il se néglige à cet égard, il incline forcément vers la vulgarité et la médiocrité. C’est ce que l’on constate déjà dans beaucoup de pays. Parce que la grammaire et la syntaxe anciennes semblaient, non sans quelque raison, de fastidieuses campagnes pour une génération pressée — parce que des préceptes et des recettes de la rhétorique nos pères avaient abusé, on les tint pour désormais inutiles. Il fut estimé ridicule et pédant de s’exercer à « raconter » ; mais on ne s’avisa point que rédiger, résumer, réfuter… demeurent d’obligation quotidienne pour tout le monde et que la possession d’un vocabulaire abondant et nuancé, l’art de bien construire une phrase, l’habitude de graduer logiquement les idées sont indispensables pour y réussir. À cette carence, s’est superposée l’action déplorable des jargons : jargon d’affaires, jargons administratif, judiciaire, jargon scientifique qui paraît tenir pour intolérable l’emploi d’un terme que chacun comprendrait : jargon littéraire qui, chez certains auteurs, semble vouloir parfois s’inspirer d’un idéal similaire ; jargon sportif, encore que celui-là possède à son actif l’introduction de quelques expressions imagées difficiles à remplacer.

Une influence non moins délétère est exercée par la tendance au bavardage qui gagne de proche en proche. L’accoutumance à la vitesse ambiante y a sa part. Plusieurs langues sont en train de perdre leur valeur musicale tant la prononciation y va s’accélérant comme si le temps allait manquer pour traduire le flux des pensées. La prolixité pourtant est presque toujours en rapport avec la futilité et la monotonie des sujets de conversation. En vérité, il faut apprendre à parler, à écrire, à lire… autrement que ne le fait l’enfant lorsqu’il épèle des mots ou les transcrit sur le papier : branche aujourd’hui négligée de l’éducation publique mais qui ne saurait continuer de l’être sans dommages pour le patrimoine intellectuel issu des efforts du passé. Il n’y a pas à rétablir les synonymes et les figures de rhétorique dans leurs privilèges d’antan, mais il faut leur reconnaître une zone raisonnable d’où ils ne risquent plus d’être expulsés. Non seulement le choix des mots, mais le souci du style correct, le triage des arguments, la conduite d’une discussion, les principes élémentaires de documentation, les diverses formes du discours ou de la correspondance. — et encore l’art de lire et d’annoter un livre — tout cela n’est-il pas plus essentiel à la formation du citoyen que les classements et les étiquetages par lesquels le temps présent travaille en fait à alimenter et à fortifier sans cesse cet « esprit primaire » dont il dénonce ensuite l’envahissement et se plaint d’être la victime ?


Le respect des saisons.

Time is money. Hâtons-nous… vite, vite. Une telle formule indéfiniment répétée a eu sa répercussion pédagogique. On a raccourci l’enfance, on supprime l’adolescence. Plus d’âge ingrat. Les gosses seront tenus pour grandes personnes et traités comme telles dès leur dixième année. Par là, la période d’activité pratique d’un chacun se trouvera grandement accrue et le productivisme sera satisfait. Croyez-vous vraiment ? Comptez-vous que cette suppression du premier printemps va engendrer une extension de l’été et que l’automne s’abstiendra de débarquer prématurément dans des organismes fatigués ? Les parents encouragent. Ils trouvent charmant que leurs gamins s’avèrent malins, calculés, pratiques. On sourit d’eux d’ailleurs quand ils se montrent naïfs. Leurs attitudes de petits hommes roublards et de petites femmes coquettes sont applaudies imprudemment. Bientôt une autre forme de précocisation s’affirme. On parle de la « forte génération » que la pratique des exercices virils prépare, mais c’est une génération falotte et névrosée qui pourrait bien, en fin de compte, sortir de là. La raison en est simple. Une expression populaire la définit : il ne faut point brûler la chandelle par les deux bouts. C’est justement ce que l’on est en train de faire. Il devient évident que le « fêtardisme » actuel n’est pas la simple détente saine et normale d’un lendemain de guerre, d’une guerre longue et dure qui a tendu les nerfs, mais qu’il est le produit d’une morale en loques. Nous nous payons de mots. Nous qualifions de modernisme ce qui n’est que pourriture et de liberté littéraire ce qui n’est que licence pornographique. Partout encouragée, la pornographie pénètre dans les foyers les plus respectables et y dépose le germe de la tuberculose physiologique et psychique. Une extravagante veulerie arrête les protestations. Ceux qui volontiers les formuleraient sont retenus par la terreur de paraître « vieux jeu ». Les jeunes sportifs trouvaient dans la joie de leurs muscles durcis et de leur santé fortifiée le meilleur principe de résistance, mais sur eux s’abat maintenant la nuée bourdonnante des « petites amies » en quête d’initiations prématurées. Une littérature dévergondée vient à la rescousse. Or, le sport comporte une dépense intense d’énergie corporelle : dépense qui sera récupérée et au-delà, c’est entendu, mais à condition de ne point se doubler d’une dépense simultanée d’un autre ordre, que l’organisme juvénile n’est point fait pour supporter aussi aisément qu’il supporte l’effort musculaire. Cette simultanéité paraît inoffensive pour les robustes. En réalité, elle atteindra rapidement la race dans sa sève. En attendant que la famille et l’opinion défaillantes se ressaisissent, c’est aux sportifs eux-mêmes à intervenir près de leurs cadets. C’est aux aînés à avoir le courage de le dire et de le répéter : on ne peut pas être à la fois sportif et fêtard. On ne le peut pas sans préparer un triste avenir à soi-même, à sa patrie, à sa race. Que ceux qui veulent continuer à faire la fête s’abstiennent plutôt de sport. Cela vaudra mieux pour tout le monde. Qu’on ne l’oublie plus, la nature reprend vite ses droits. Gare aux automnes et aux hivers précoces et qu’en poussant la fleur, vous ne fassiez simplement tomber plus tôt la feuille !

U. P. U., 1928.