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Le Siècle (Le Siècle, édition du 29 avril 1874p. 1-10).

EXPOSITION

DU BOULEVARD DES CAPUCINES.

Les Impressionnistes.


Floréal, ramenant les beaux-arts avec les fleurs, nous fait assister à un spectacle inattendu. Ce n’est plus une exposition, c’est six expositions que Paris va offrir à la curiosité publique. Déjà les unes sont ouvertes et les autres se préparent. Comptons-les : — la Société coopérative, au boulevard des Capucines ; — les Amis des arts, chez Durand-Ruel ; — l’Œuvre de Prud’hon et l’Œuvre de Chintreuil, à l’École des beaux arts ; — les Alsaciens Lorrains, au Corps-Législatif ; — enfin le Salon de l’année, dans son local habituel du Palais de l’Industrie. Tout cela, actuel ou rétrospectif, cosmopolite ou national, collectif ou individuel, poursuivant tantôt un but de réclame et tantôt un but de philanthropie, mais ayant le don de mettre en mouvement, pour plusieurs mois, cette population d’artistes, de lettrés et d’amateurs qui, en formulant le jugement de Paris, réglemente le goût du monde. N’est-ce pas admirable !

Cette explosion inattendue, sollicitant l’attention de tant de côtés à la fois, nous obligera de restreindre nos développements ; mais, comme par le passé, nous laisserons la grande place aux artistes qui vivent et se tiennent au cœur de l’action. Quel que soit l’intérêt qui s’attache à des personnalités comme celles de Prud’hon et de Chintreuil, quelles que soient l’importance et la beauté des chefs-d’œuvre accumulés au corps législatif, il est une chose qui touche plus directement notre patriotisme : c’est de savoir comment se gouverne la capacité productive de la France. Cette source jaillissante, qui depuis la Révolution sort des entrailles de notre peuple, et, coulant suivant des pentes diverses, a produit sans interruption l’école classique, l’école romantique, l’école naturaliste, se soutient-elle dans son ampleur féconde ou bien s’appauvrissant menace-t-elle de défaillir ? C’est le point capital, sur lequel seules les œuvres de nos artistes vivants pourront nous répondre.

Commençons par l’exposition du boulevard des Capucines.

Il y a quelques années, le bruit se répandit dans les ateliers qu’une nouvelle école de peinture venait de naître. Quel était son objet, sa méthode, son champ d’observation ? En quoi ses produits se distinguaient-ils de ceux des écoles précédentes, et quelle force apportait-elle à l’actif de l’art contemporain ? Il fut tout d’abord difficile de s’en rendre compte. Les membres du jury, avec leur intelligence accoutumée, prétendaient barrer le chemin aux nouveaux venus. Ils leur fermaient la porte du Salon, leur interdisaient l’entrée de la publicité, et, par toutes les sottes voix dont l’égoïsme, l’imbécillité ou l’envie disposent en ce monde, ils s’efforçaient de les livrer à la risée.

Persécutés, chassés, honnis, mis au ban de l’art officiel, les prétendus anarchistes se groupèrent. Durand-Ruel, que les préjugés administratifs ne troublent pas, mit une de ses salles à leur disposition, et, pour la première fois, le public put apprécier les tendances de ceux qu’on appelait, je ne sais pourquoi, les Japonais de la peinture. Depuis lors, le temps a marché. Forts d’un certain nombre d’adhésions nouvelles, encouragés par d’importants suffrages, les peintres dont nous parlons se sont constitués en société coopérative, ont loué l’ancien local de l’atelier Nadar, au boulevard des Capucines ; et c’est là, dans un domicile à eux et arrangé par leurs mains, qu’ils viennent d’organiser leur première exposition, celle-là même dont nous voulons entretenir nos lecteurs.

Disons d’abord, pour les artistes qui seraient tentés de prendre part à une telle entreprise, qu’elle repose sur des bases excellentes. Tous les associés ont un droit égal, à la conservation duquel est préposé un conseil d’administration de quinze membres, nommé à l’élection et renouvelable par tiers d’année en année. Les œuvres sont placées suivant leur grandeur : les petites sur la cimaise, les autres au-dessus ; le tout par ordre alphabétique, après tirage au sort de la lettre commençante et avec stipulation qu’en aucun cas il n’y aura plus de deux rangées de tableaux. Sages dispositions, qui garantissent à chaque sociétaire exactement la même somme d’avantages.

Disons ensuite, pour le public, qu’il ne trouvera point là de toiles stigmatisées et déjà compromises par un refus. Ce sont toutes œuvres originales, qui n’ont comparu devant aucun jury, qui par conséquent n’ont subi aucune décision de nature à les déconsidérer. Elles se présentent vierges devant l’amateur, dont la liberté d’appréciation demeure ainsi entière. Et ne croyez pas que l’ensemble soit maigre ou n’ait qu’une chétive importance. Le catalogue comporte 165 numéros : peintures, aquarelles, eaux-fortes, pastels, dessins, etc. ; et, parmi les exposants, s’il y en a qui luttent encore pour se faire jour, on en compte un certain nombre dont la place est marquée depuis longtemps en rang honorable. Tels sont MM. Eugène Boudin, dont les plages et les marines sont disputées aujourd’hui à prix d’or ; Stanislas Lépine, qui s’est fait une réputation pour ses bords de la Seine, si finement traités ; Brandon, que la peinture des mœurs juives accapare ; Gustave Colin, dont les pages pyrénéennes flamboient de lumière et de soleil ; Cals, qui applique à la représentation des types et des scènes populaires son art méditatif et réfléchi. Comme graveur, je ne citerai qu’un nom, mais c’est celui d’un maître, M. Félix Bracquemont, l’aqua-fortiste si connu. Son envoi se compose de plus de trente planches, la plupart de premier ordre et dont quelques-unes sont de précieux documents d’histoire : le portrait d’Auguste Comte, ceux de Théophile Gautier, de Baudelaire, de Meryon, de Charles Kean, etc.

Mais ce n’est ni à propos de ces noms connus, ni à propos de ces œuvres acceptées, que se pose la question d’école dont je parlais en commençant. Pour se rendre compte de ce que sont les nouveaux venus, de ce qu’ils veulent, de ce qu’ils rêvent, de ce qu’ils réalisent ; pour calculer l’écart qui sépare leur mode d’interprétation du mode d’interprétation antérieurement adopté, il faut se placer devant les toiles de MM. Pissarro, Monet, Sisley, Renoir, Degas, Guillaumin, et aussi devant celles de Mlle Berthe Morisot. C’est là l’état-major de la nouvelle école, — si école il y a, ce que nous verrons tout à l’heure.

Ironie ! ce sont quatre jeunes gens et une demoiselle qui, depuis cinq ou six ans, font trembler le jury ! C’est pour barrer le chemin à ces quatre jeunes gens et à cette demoiselle que, depuis cinq ou six ans, le jury accumule les sottises, entasse les abus de pouvoirs, se compromet si bien devant l’opinion, qu’il n’y a plus aujourd’hui un homme en France qui osât parler en sa faveur !

Voyons donc un peu ce que nous annoncent de si monstrueux, de si subversif de l’ordre social, ces terribles révolutionnaires.

Sur les cendres de Cabanel et de Gérôme, je le jure, il y a ici du talent, et beaucoup de talent. Cette jeunesse a une façon de comprendre la nature qui n’a rien d’ennuyeux ni de banal. C’est vif, c’est preste, c’est léger ; c’est ravissant. Quelle intelligence rapide de l’objet et quelle facture amusante ! C’est sommaire, il est vrai, mais combien les indications sont justes !

M. Pissarro, lui, est sobre et fort. Son œil synthétique embrasse l’ensemble d’un trait. Il a le tort grave de peindre sur ses terrains (Gelée blanche) les ombres portées qu’y projettent des arbres placés hors du cadre, et que par conséquent le spectateur est réduit à supposer, ne pouvant les voir. Il a un penchant déplorable pour les terres maraîchères (le Verger), et ne recule devant aucune représentation de choux ni de légumes domestiques. Mais ces fautes de logique ou ces vulgarités de goût n’altèrent pas ses belles qualités d’exécutant. Dans sa Matinée du mois de juin, on est obligé de louer sans réserve la force qui a groupé les éléments divers du paysage et l’exécution savante qui en a disposé les masses harmonieuses.

M. Monet a des emportements de main qui font merveille. À la vérité, je n’ai pu trouver le point d’optique pour voir son Boulevard des Capucines ; il m’eût fallu, je crois, traverser la rue et regarder le tableau des fenêtres de la maison d’en face. Mais les natures mortes de son Déjeuner sont superbement brossées, et son Soleil levant dans le brouillard retentit comme les accents de la diane au matin.

M. Sisley a de la distinction, et il la porte jusqu’à la grâce dans un paysage vraiment poétique qu’il intitule Route de Saint-Germain.

M. Renoir a l’audace. C’est à lui qu’on avait refusé l’an passé cette Amazone revenant du bois, où il y avait de si remarquables parties de dessin et de modelé. La Loge qu’il expose aujourd’hui est encore empruntée aux mœurs contemporaines, et les personnages, vus à mi-corps, y sont de grandeur naturelle. Le soir, à la lumière, cette femme, décolletée, gantée, fardée, rose aux cheveux et rose entre les seins, fait illusion.

M. Degas a l’étrangeté et pousse quelquefois jusqu’à la bizarrerie. Les chevaux, les ballerines, les blanchisseuses, voilà ses sujets de prédilection, et ce qui paraît le préoccuper exclusivement dans tout le monde qui l’entoure. Mais quelle justesse dans le dessin et quelle jolie entente de la couleur !

Mlle Berthe Morisot enfin a de l’esprit jusqu’au bout des ongles, surtout au bout des ongles. Quel fin sentiment artistique ! On ne saurait trouver pages plus gracieuses, plus délibérément et plus délicatement touchées, que le Berceau et Cache-cache, et j’ajouterai qu’ici l’exécution est en rapport parfait avec l’idée à exprimer.

Ce sont là les notes personnelles à chacun. Les vues communes qui les réunissent en groupe et en font une force collective au sein de notre époque désagrégée, c’est le parti pris de ne pas chercher le rendu, de s’arrêter à un certain aspect général. L’impression une fois saisie et fixée, ils déclarent leur rôle terminé. La qualification de Japonais, qu’on leur a donnée d’abord, n’avait aucun sens. Si l’on tient à les caractériser d’un mot qui les explique, il faudra forger le terme nouveau d'Impressionnistes. Ils sont impressionnistes en ce sens qu’ils rendent non le paysage, mais la sensation produite par le paysage. Le mot même est passé dans leur langue : ce n’est pas paysage, c’est Impression que s’appelle au catalogue le Soleil levant de M. Monet. Par ce côté, ils sortent de la réalité et entrent en plein idéalisme.

Ainsi ce qui les sépare essentiellement de leurs prédécesseurs, c’est une question de plus ou de moins dans le fini. L’objet de l’art ne change pas, le moyen de traduction seul est modifié, d’autres diraient altéré.

Telle est, en soi, la tentative, toute la tentative des impressionnistes.

Maintenant que vaut cette nouveauté ? Constitue-t-elle une révolution ? Non, puisque le fond et dans une grande mesure la forme de l’art demeurent les mêmes. Prépare-t-elle l’avénement d’une école ? Non, puisqu’une école vit d’idées et non de moyens matériels, se distingue par ses doctrines et non par ses procédés d’exécution. Si elle ne constitue pas une révolution et si elle ne contient le germe d’aucune école, qu’est-elle donc ? Une manière et rien de plus. Le non fini, après Courbet, après Daubigny, après Corot, on ne peut pas dire que les impressionnistes l’aient inventé. Ils le vantent, ils l’exaltent, ils l’érigent en système, ils en font la clef de voûte de l’art, ils le mettent sur un piédestal et ils l’adorent ; voilà tout. Cette exagération, c’est une manière. Et les manières en art, quel est leur sort ? C’est de demeurer le propre de l’homme qui les invente ou de la petite chapelle qui les accueille ; c’est de se circonscrire au lieu de s’étendre ; c’est de s’immobiliser sans se reproduire et de périr bientôt sur place.

Avant peu d’années, les artistes aujourd’hui groupés au boulevard des Capucines seront divisés. Les plus forts, ceux qui ont de la race et du sang, auront reconnu que, s’il est des sujets qui s’accommodent de l’état d’impression, se contentent des dehors de l’ébauche, il en est d’autres et en bien plus grand nombre, qui réclament une expression nette, demandent une exécution précise ; que la supériorité du peintre consiste précisément à traiter chaque sujet suivant le mode qui lui convient, par conséquent à n’être point systématique et à choisir hardiment la forme qui doit donner tout son relief à l’idée. Ceux-là, qui chemin faisant auront perfectionné leur dessin, laisseront là l’impressionnisme, devenu pour eux un art véritablement trop superficiel. Quant aux autres, qui, négligeant de réfléchir et d’apprendre, auront poursuivi l’impression à outrance, l’exemple de M. Cézanne (Une moderne Olympia) peut leur montrer dès à présent le sort qui les attend. D’idéalisation en idéalisation, ils aboutiront à ce degré de romantisme sans frein, où la nature n’est plus qu’un prétexte à rêveries, et où l’imagination devient impuissante à formuler autre chose que des fantaisies personnelles, subjectives, sans écho dans la raison générale, parce qu’elles sont sans contrôle et sans vérification possible dans la réalité.

Castagnary.