« L’Enseignement supérieur en France » : différence entre les versions

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L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR
EN FRANCE.


Les révélations qui ont été faites à la Sorbonne, il y a environ un mois, en présence des délégués des Sociétés savantes, sont bien de nature à exciter l’attention de tous ceux que préoccupent les intérêts du pays. Il résulte avec une cruelle évidence, de l’éloquent exposé de M. Jules Simon, alors ministre de l’instruction publique, que la France, assez riche, disait-on jadis, pour payer sa gloire, assez opulente aujourd’hui pour payer ses défaites, est trop pauvre pour assurer à l’instruction publique un budget vraiment digne d’une nation civilisée. Il ressort nettement du discours énergique de l’honorable orateur, que l’État ne dépense pas plus de 86 000 francs par an, pour l’entretien de la Faculté des lettres, de la Faculté des sciences, des Écoles de médecine et de droit. 86 000 francs, pour former des écrivains, des savants, des médecins, des législateurs, pour préparer la génération sur laquelle le pays fonde son avenir ! On ne saurait trop méditer ce chiffre navrant, pour en rougir.

Il est manifeste que les sciences sont actuellement dépourvues des ressources les plus nécessaires à leur développement ; et cela, au moment où tout le monde comprend, qu’une renaissance n’est possible que par les bienfaits de l’instruction et de la science. « La résurrection commencera seulement le jour où l’on pourra complétement et facilement travailler, c’est-à-dire être un savant tout à son aise[1]. »

Malgré l’évidence d’une telle affirmation, il nous a paru curieux de chercher dans le passé des enseignements propres à la mettre encore en relief. Nous avons été conduit ainsi à étudier la voie du salut, qui a été tracée et suivie en Prusse après ses désastres de 1806.

Il y a aujourd’hui soixante-cinq ans, la Prusse venait de signer la paix de Tilsitt. Après Iéna, la patrie du grand Frédéric cède au vainqueur la moitié de ses provinces, elle se sépare d’une population de cinq millions d’âmes ; son ancienne prépondérance s’évanouit ; l’heure de l’anéantissement semble imminente. À ce moment, un grand patriote, Guillaume de Humboldt, le frère de l’illustre auteur du Cosmos, prend la plume, et dans un écrit mémorable[2], il s’efforce de ranimer chez ses concitoyens l’espoir dans l’avenir. Il récapitule d’abord en un magnifique langage la marche des événements qui se sont succédé, depuis la rupture du traité de Vienne jusqu’à l’heure des défaites. Quoique ce tableau, tracé en traits lumineux, abonde en pages du plus haut intérêt, nous devons le passer sous silence et arriver à ce que l’auteur appelle lui-même la voie du salut.

« Prussiens, s’écrie Humboldt, après Iéna, ne désespérez pas de la patrie !… Faites-vous les vertus de votre condition … Ce qui vous convient désormais, c’est la patience, le travail, l’économie. Aimez-vous, la bienveillance console ! Que le malheur ait rapproché tous les cœurs et confondu toutes les classes !… Les révolutions parcourent la face du globe, chaque peuple a ses époques de grandeur et d’abaissement ; peut-être si nous savons préparer la fortune de nos enfants, les destinées de la Prusse se relèveront quelque jour. »

Ainsi parle Guillaume de Humboldt en 1808. À côté de lui, à la même époque, un esprit remarquable, Fichte, philosophe distingué en même temps que tribun populaire, fait à Berlin une véritable croisade en faveur de l’enseignement. Avec l’éloquence que sait inspirer la conviction, il expose dans quatorze conférences consécutives le moyen de relever la nation ; il développe avec énergie les vertus de ce grand remède qu’il préconise : l’instruction. « L’instruction seule, s’écrie Fichte, dans un de ses Discours sur la régénération de l’Allemagne, peut nous sauver de tous les maux qui nous écrasent ! »

Guillaume de Humboldt et Fichte sont entendus. Selon leurs conseils, la régénération s’opère par l’instruction. On a vu les prodiges accomplis de l’autre côté du Rhin par soixante ans de culture scientifique et de travail : la Prusse, abattue de 1808, a cédé la place à la nation écrasante et victorieuse de 1871.

Le lecteur a compris le rapprochement que nous avons voulu établir : la plus simple logique ne fait-elle pas ressortir l’absolue nécessité de relever en France l’enseignement scientifique et de favoriser, au prix des plus grands efforts, le développement de l’instruction publique ? La situation est difficile, le temps presse, il est indispensable que les réformes signalées à l’Assemblée des sociétés savantes s’accomplissent dans un avenir très-prochain. Déjà l’impulsion est donnée : il faut que le mouvement se continue. Trois nouvelles chaires de mécanique ont été créées récemment à Marseille, à Lille et à Poitiers ; des laboratoires de clinique, pour les études d’histologie et d’analyse pathologique, ont été fondés à Montpellier et à Paris, où s’organise encore à l’École de médecine, un nouveau laboratoire de chimie biologique qui sera dirigé par M. Wurtz.

Le Muséum d’histoire naturelle va être complétement transformé. Déjà de magnifiques laboratoires ont été ouverts à M. Frémy, à M. Decaisne, à M. Brongniart ; déjà l’erpétologie est installée dans un nouveau monument où les reptiles ne seront plus emprisonnés dans des cages étroites et malsaines ; les collections du Muséum, qui constituent certainement une de nos gloires scientifiques, ne tarderont pas, enfin, à trouver place dans des galeries spacieuses où pourront s’étaler leurs innombrables richesses.

La Faculté des sciences de Paris sera transportée dans les terrains annexes du Luxembourg, où l’on construira un édifice digne de sa destination. L’antique Sorbonne n’abritera plus que la Faculté des lettres et la Faculté de théologie.

Pour mettre à exécution ces projets, l’argent est indispensable, s’il est le nerf de la guerre, il est aussi celui de la science ; de semblables progrès ne se réaliseront pas, on le conçoit, avec les 86 000 francs dont nous avons parlé tout à l’heure. Mais M. Jules Simon a fait entendre aux délégués des sociétés savantes que, cette année même, le budget de l’instruction s’élèverait probablement à la somme de huit millions de francs, dont la moitié serait fournie par le Conseil municipal de Paris et l’autre moitié par l’État. Les événements politiques actuels troubleront-ils d’aussi belles espérances ? Puissent tous ceux qui ont le pouvoir de hâter cette décision comprendre que l’avenir du pays est en jeu ! Puissent-ils se rappeler que la prospérité d’une nation ne dépend pas seulement des trésors qu’on y amasse, des palais qu’on y construit et des remparts dont on la défend. Son véritable bien, sa réelle force, c’est qu’on y compte des citoyens instruits, cultivés, et qu’on y voie surgir des intelligences d’élite, qui en font la grandeur. Qu’ils n’hésitent pas à puiser dans les caisses du trésor les quelques millions qui doivent relever l’enseignement supérieur en France, et plus tard on dira d’eux, comme les Allemands peuvent le dire de Guillaume de Humboldt et de Fichte. Ils ont ouverts au pays la voie du salut.

Gaston Tissandier.


  1. M. Jules Simon, Journal officiel, 23 avril 1873.
  2. Matériaux pour servir à l’histoire des années 1806, 1807 et 1808. Brochure anonyme due à Guillaume de Humboldt : elle obtint, à son apparition, un succès extraordinaire.