La Case de l’oncle Tom/Ch XLII

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 548-557).


CHAPITRE XLII.

Le jeune maître.


Deux jours après, un jeune homme conduisait une voiture légère à travers l’avenue des arbres de Chine ; jetant les rênes sur le cou du cheval, il s’élança à terre, et demanda à voir le propriétaire de l’habitation.

Ce voyageur était George Shelby. Pour savoir comment il se trouvait là, il faut nécessairement retourner un peu en arrière.

Par quelques malheureuses circonstances, la lettre de miss Ophélia à madame Shelby avait été retenue un ou deux mois dans un bureau de poste reculé, et, quand elle atteignit sa destination, Tom était déjà hors de vue, perdu dans les lointains marécages de la rivière Rouge.

Madame Shelby lut avec une profonde peine les tristes renseignements qui lui arrivaient, mais toute action immédiate était impossible. Elle se trouvait alors au chevet du lit de son mari atteint d’une maladie grave, et dans le délire de la fièvre. Massa Georgie qui n’était plus alors un écolier, mais un jeune homme, fidèle assistant de sa mère dans les soins à rendre au malade, était aussi le seul conseiller auquel elle put s’en rapporter dans la gestion des affaires. Miss Ophélia avait eu la précaution d’envoyer le nom de l’avoué chargé de la succession de Saint-Clair, et tout ce qu’on put faire, ce fut d’écrire à cet homme de loi pour s’enquérir de ce que Tom était devenu. La mort de M. Shelby, arrivée peu après, avait préoccupé les siens pendant toute une saison de deuil, de pressants intérêts, et d’affaires qui ne se pouvaient ajourner.

Le défunt avait montré sa confiance dans la capacité de sa femme, en la désignant pour seule exécutrice testamentaire, et elle se trouva tout à fait absorbée dans une suite de soucis et d’embarras.

Avec l’énergie qui la caractérisait, elle s’appliqua à démêler le chaos. Elle et George furent quelque temps occupés à réunir et à examiner les comptes, à vendre des propriétés, à acquitter des dettes ; madame Shelby était déterminée à tout éclaircir, à tout mettre à jour, quelles que pussent en être les conséquences pour son aisance personnelle. Sur ces entrefaites, la réponse de l’homme de loi, que miss Ophélia leur avait désigné, arriva. Il annonçait que Tom avait été vendu aux enchères, et que, hors le prix du paiement reçu au nom de ses clients, il ne s’était mêlé en rien de cette affaire.

Ni George, ni sa mère ne se pouvaient contenter d’un tel résultat ; en conséquence, environ six mois après, quelques intérêts appelant George Shelby vers la Basse-Rivière, il se résolut à descendre à la Nouvelle-Orléans, et à poursuivre ses enquêtes jusqu’à ce qu’il eût découvert Tom et l’eût racheté.

Après quelques mois de recherches infructueuses, George rencontra, par hasard, un homme qui lui donna les informations qu’il désirait. L’argent en poche, il prit le bateau à vapeur pour la rivière Rouge, décidé à retrouver et à ramener son vieil ami.

Il fut bientôt introduit près du planteur qu’il trouva dans son vestibule.

Legris reçut le visiteur avec une sorte de hargneuse hospitalité.

« J’ai appris, dit le jeune homme, que vous aviez acheté à la Nouvelle-Orléans un nègre nommé Tom. Il a demeuré sur l’habitation de mon père, et je suis venu dans l’espérance de le pouvoir racheter. »

Le front de Legris se rembrunit, et sa colère éclata en virulentes paroles : « Oui, j’ai acheté un drôle de ce nom ; un s… marché que j’ai fait là ! Le plus insubordonné, le plus récalcitrant, le plus impudent chien ! Il a poussé mes nèg’s à s’enfuir, m’a fait sauver deux filles qui valaient bien de huit cents à mille dollars pièce. Il l’a avoué ; et quand je lui ai commandé de dire où elles étaient, ne s’est-il pas redressé, le chien, pour répondre qu’il le savait, mais qu’il ne le dirait pas ! il a tenu parole, quoiqu’il ait reçu la plus sévère correction, le plus damné fouet dont j’aie encore régalé un nèg’. — Je crois qu’il est en train de crever quelque part. Je ne sais s’il en viendra à bout.

— Où est-il ? dit George avec impétuosité. Où est-il ? que je le voie. » Les joues du jeune homme étaient devenues pourpres, ses yeux lançaient des flammes, mais, prudemment, il se retint et n’ajouta rien de plus.

« Lui êt’e par là, sous l’hangar, » dit un petit esclave qui tenait le cheval de George.

Legris donna un coup de pied au négrillon en jurant ; George, sans dire un mot, marcha droit au hangar.

Tom était resté étendu deux jours depuis la fatale nuit ; sans douleur aucune, chaque nerf ayant été émoussé, détruit. Presque tout le temps il demeura dans une sorte de tranquille torpeur ; le corps vigoureux et fortement constitué avait peine à relâcher l’âme qu’il emprisonnait. Dans l’obscurité de la nuit, de pauvres créatures désolées dérobaient quelques heures à leur insuffisant repos, pour lui venir rendre les services d’affection dont il avait été si libéral durant son temps d’épreuve. Les malheureux disciples avaient certes peu à offrir : — le verre d’eau froide, — mais donné, le cœur plein d’amour et les yeux ruisselants de larmes.

Ces larmes tombaient sur l’honnête et insensible visage, témoignages du regret tardif des pauvres ignorants païens que sa patience et son amour durant son martyre avaient soudain éveillés au repentir, et qui versaient d’amères prières au pied d’un Rédempteur, dont ils connaissaient à peine le nom, mais que jamais cœur fervent et simple n’invoqua en vain.

Cassy, qui se glissant hors de son refuge, avait écouté en cachette, et appris le sacrifice fait pour elle et pour Emmeline, s’était, la nuit d’avant, au risque d’être découverte, faufilée au chevet de Tom. Le peu de mots que l’âme aimante du martyr laissa tomber de ses mourantes lèvres, avait dissipé ce long hiver, fondu cette épaisse glace, que le désespoir et les souffrances de tant d’années avaient accumulée dans le sein de Cassy, et la pauvre femme attendrie avait pleuré et prié !

Quand George entra sous le hangar, il fut pris de vertige : son cœur se serra, ses genoux fléchirent.

« Est-il possible ! — est-il possible ! dit-il ; et il tomba à genoux près de l’agonisant. — Oncle Tom. — Mon pauvre ami, mon cher, mon vieil ami ! »

Quelque chose du son de la voix pénétra l’oreille du mourant ; il remua un peu et très-doucement la tête, sourit et murmura :

« Si Jésus touche le chevet,
Le lit entier n’est que duvet. »

Des larmes, qui faisaient honneur à son cœur viril, tombèrent des yeux du jeune homme, penché sur son vieil ami

« Ô cher oncle Tom, éveillez-vous ! — parlez encore une fois, — ouvrez les yeux, — c’est votre petit Georgie, votre massa Georgie, — ne me reconnaissez-vous plus !

— Massa Georgie ! dit la faible voix ; et Tom rouvrit les yeux. — Massa Georgie ! » — et il parut troublé.

L’idée, le souvenir, se firent jour lentement dans son âme. Le vague regard devint fixe, l’œil s’éclaira, une lueur illumina les traits, les faibles et rudes mains se rapprochèrent, se joignirent, et deux larmes coulèrent le long des joues.

« Béni soit le Seigneur ! — c’est — ah ! c’est — c’est — tout ce qui me manquait ! Ils ne m’avaient pas oublié ! Ah ! cela réchauffe l’âme, — ça fait bien au pauvre vieux cœur ! À présent, oh ! je meurs content ! Bénis le Seigneur ô mon âme !

— Non, vous ne mourrez pas ! Il ne faut pas que vous mourriez ! Ne pensez pas à nous quitter : je viens vous racheter, je vous remmène ! s’écria George avec une impétueuse véhémence.

— Ô massa Georgie ! venu trop tard ; — c’est le Seigneur Jésus qui m’a acheté ; il m’appelle à sa demeure — J’ai hâte d’y aller. Mieux vaut le ciel que le Kintuck !

— Oh ! il ne faut pas mourir, cela me tuerait ! — Je me briserai le cœur de penser à ce que vous avez souffert, — et vous voir étendu là ! sous ce misérable hangar ! ô pauvre, pauvre cher ami !

— M’appelez pas pauvre, reprit Tom d’un ton solennel ; — j’ai été un pauvre misérable, mais autrefois. C’est passé, passé. Maintenant, je suis aux portes de gloire. Ô massa Georgie, le ciel est proche ! j’ai gagné la victoire ! — le Seigneur Jésus me l’a donnée ! — gloire soit à soit nom ! »

George, frappé de l’énergie avec laquelle ces phrases interrompues étaient prononcées, demeurait, plein de respect et silencieux, à contempler son vieil ami.

Tom lui serra la main et poursuivit, reprenant haleine presqu’à chaque mot :

« Faut pas le dire à Chloé. Pauvre âme ! trop terrible pour elle. Seulement lui dire que vous m’avez trouvé près d’entrer dans la gloire, et que je pouvais pas rester pour personne. — Dites-lui le Seigneur être avec moi, toujours, partout ; il a tout fait léger, tout facile. Et… oh ! les pauv’s enfants ! et la petite ! Mon vieux cœur presque se fendre pour eux bien des fois ! Dites à tous qu’il faut me suivre, — me suivre ! — À maître, à bonne maîtresse, dites que je les aime toujours. Tous dans la vieille chère maison aussi. — Vous savez pas ? j’aime eux tous, — j’aime tout, — toutes les créatures, partout ; — n’y a plus rien qu’amour ! — Oh ! massa Georgie, quelle grande chose c’est d’être chrétien ! »

À ce moment, Legris, qui errait d’un air insouciant au dehors de la porte, lança à l’intérieur un coup d’œil hargneux, et s’éloigna.

« Vieux Satan ! s’écria George indigné ; ma consolation est de penser que le diable le lui revaudra un de ces jours !

— Oh non ! — faut pas, reprit Tom s’accrochant à la main qu’il tenait. Pauvre malheureux ! c’est pitié de penser à lui ! Oh ! s’il se repentait seulement, le Seigneur lui pardonnerait ; j’ai tant peur qu’il se repente pas !

— J’espère bien que non, dit George. Dieu me préserve de le rencontrer là-haut !

— Chut ! massa Georgie, paix ! — ça me chagrine, faut pas penser comme ça ; — il m’a pas fait réellement mal, — seulement ouvert pour moi les portes du royaume. C’est tout. »

Le mourant, que la joie de revoir son jeune maître avait rempli d’une force éphémère, s’affaissa tout à coup. Les ressorts se détendirent, les yeux se fermèrent ; et sur son visage apparut ce mystérieux, ce sublime changement qui parle d’une autre vie.

Il commença à respirer par longues et profondes aspirations ; sa large poitrine se soulevait et s’abaissait pesamment ; mais l’expression des traits était celle du triomphe.

« Oh ! qui nous séparera — jamais — de l’amour — du Christ ! » Il dit, d’une voix à peine murmurée, et avec un sourire s’endormit dans le Seigneur.

George demeurait frappé de respect : il lui semblait être dans un lieu consacré ; et lorsqu’il se releva, après avoir fermé les yeux sans vie, il n’avait plus qu’une pensée, — celle que son vieil ami avait exprimée : « Quelle grande chose que d’être chrétien ! »

Il se détourna : Legris, l’air sombre, était debout derrière lui.

La sérénité de cette scène de mort réprima l’impétuosité des passions de la jeunesse. La présence de l’homme n’excita plus chez George qu’un sentiment de profond dégoût, et l’impatient désir de s’en délivrer le plus vite et avec le moins de paroles possible.

Fixant ses yeux noirs et perçants sur Legris, du doigt il montra le mort, et dit simplement : « Vous avez tiré de lui tout ce que vous en pouviez jamais avoir. Combien voulez-vous du corps ? je désire l’emporter et le faire enterrer décemment.

— Je ne vends pas des nègres morts, repartit Legris d’un ton bourru ; enterrez-le où et comme il vous plaira.

— Garçons, dit George avec autorité à deux ou trois nègres qui restaient là à regarder le corps, aidez-moi à le soulever et à le porter dans ma voiture, et donnez-moi une bêche. »

Un d’eux courut en chercher une ; les deux autres aidèrent George à transporter le cadavre.

Le jeune homme n’adressa ni une parole ni un regard à Legris qui, sans contremander ses ordres, demeurait là debout, sifflant avec une insouciance affectée. Il les suivit, d’un air de mauvaise humeur, jusqu’à la voiture qui était arrêtée devant la porte de la maison.

George étendit son manteau, fit placer soigneusement le corps dessus, — dérangeant le siège pour faire place. Enfin il se retourna, regarda fixement Legris, et lui dit avec un sang-froid contraint :

« Je ne vous ai pas déclaré ma pensée sur toute cette atroce-affaire ; — ce n’est ni l’heure ni le moment. Mais, monsieur, ce sang innocent obtiendra justice. Je proclamerai ce meurtre sur les toits, s’il le faut ! et je vous accuse devant le premier magistrat que je pourrai trouver.

— Allez ! dit Legris faisant claquer dédaigneusement ses doigts. J’aurai plaisir à vous voir vous démener. Où comptez-vous prendre vos témoins, s’il vous plaît ? — Où sont vos preuves ? Allez ! bon courage ! »

George vit toute la portée de ce défi. Il n’y avait pas un blanc sur l’habitation ; or, dans tous les tribunaux du Sud, le témoignage des gens de couleur n’est pas admis. Il lui sembla dans ce moment que le cri d’indignation qu’il refoulait au fond de son cœur pouvait pénétrer la voûte des cieux pour en faire descendre la justice ; vain espoir !

« Après tout, que d’embarras pour un nègre mort ! » dit Legris.

Ce mot fut une étincelle dans une poudrière. La prudence n’est pas la vertu des jeunes gens du Kentucky. George se retourna, et d’un coup violemment asséné, terrassa Legris. Debout sur le misérable tombé la face contre terre, il ressemblait à son patron triomphant de l’esprit du mal.

Il est certains hommes qui n’en valent décidément que mieux pour être bien rossés ; ils respectent tout de suite l’homme qui les a roulés dans la poussière. Legris était de ces natures-là. Lorsqu’il se fut relevé, et qu’il eut secoué un peu ses habits, il suivit des yeux, avec une sorte de considération, la voiture qui s’éloignait lentement ; et il ne rouvrit la bouche que lorsqu’elle fut hors de vue.

Au delà des limites de la plantation, George avait remarqué, en venant, un petit tertre sec, sablonneux et ombragé de quelques arbres. C’est là qu’ils creusèrent la fosse.

« Faut-il ôter le manteau, massa ? demandèrent les nègres lorsque la fosse fut prête.

— Non, non ; — enterrez-le avec lui. C’est tout ce que je puis te donner maintenant, mon pauvre ami, cher oncle Tom ! et tu l’auras. »

Ils le déposèrent enveloppé du manteau, et les hommes rejetèrent la terre, pelletée à pelletée, en silence. La fosse comblée, ils la recouvrirent de gazon.

« Vous pouvez vous en aller, mes enfants, dit George glissant une pièce d’argent dans la main de chacun, mais ils demeurèrent là, hésitant.

— Si jeune maître voulait nous acheter ?… dit enfin l’un d’eux.

— Nous, servir lui fidèlement, ajouta l’autre.

— Les temps si durs, ici ! jeune maître, dit le premier. Oh ! maître, par grâce, achetez-nous ! s’il vous plait !

— Je ne puis ! — je ne le puis pas ! dit George avec tristesse, et leur faisant de la main signe de s’éloigner. C’est impossible. »

Les pauvres gens désolés se retirèrent en silence et la tête basse.

« Sois moi témoin, Dieu éternel ! dit George s’agenouillant sur la tombe de son pauvre ami ; oh ! je te prends à témoin, qu’à partir de cette heure je ferai tout ce qu’un homme peut faire pour chasser de mon pays la malédiction de l’esclavage. »

Il n’y a pas une pierre pour marquer le lieu où repose notre ami. Qu’a-t-il besoin de monument ! Le Seigneur sait où le trouver pour le relever immortel au jour où il apparaîtra dans sa gloire.

Ne le plaignez pas. Une telle vie, une telle mort ne demandent pas de larmes. Ce n’est ni dans la richesse, ni dans la puissance qu’éclate la gloire de Dieu, mais dans l’amour souffrant et dévoué. Bénis sont ceux qu’il appelle à le suivre et à porter sa croix après lui avec patience ! C’est d’eux qu’il est écrit : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. »