Le salut est en vous/Chapitre 9

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Traduction par inconnu.
Perrin (p. 225-248).

CHAPITRE IX

L’ACCEPTATION DE LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA VIE PRÉSERVE LES HOMMES DES MALHEURS DE NOTRE VIE PAÏENNE.

La situation des nations chrétiennes à notre époque est aussi pénible qu’à l’époque païenne. Sous bien des rapports et particulièrement au point de vue de l’oppression, elle est même plus cruelle.

Mais entre la situation des hommes de l’ancien temps et celle des hommes d’aujourd’hui il y a la même différence qu’entre les plantes des derniers jours de l’automne et celles des premiers jours du printemps. Là, dans la nature automnale, la décrépitude apparente correspond au déclin réel intérieur ; ici, au printemps, elle est en contradiction sensible avec l’état d’animation intérieure et de passage à une nouvelle forme de vie.

La même chose se produit pour la ressemblance toute extérieure de la vie païenne et de la vie d’aujourd’hui : l’état moral des hommes est absolument différent. Là, le régime de servitude et de cruauté était en parfait accord avec la conscience des hommes et tout pas en avant augmentait cet accord ; ici ce régime est en complète contradiction avec la conscience chrétienne et chaque pas en avant ne fait qu’augmenter cette contradiction.

Des souffrances inutiles en résultent. Cela ressemble à un accouchement laborieux : tout est prêt pour une nouvelle vie, mais elle tarde à paraître.

La situation semble sans issue, et le serait réellement si l’homme n’était pas capable, par une conception plus haute de la vie, de s’affranchir des liens qui semblent le tenir solidement.

Et cette conception est celle du christianisme, indiquée il y a dix-huit siècles.

Il suffirait à l’homme de s’assimiler cette conception pour voir tomber d’elles-mêmes les chaînes qui lui semblent si fortes, et pour se sentir tout à coup complètement libre, comme l’oiseau qui prend son vol pour la première fois.

On parle d’affranchir l’église de la tutelle de l’état, de donner la liberté aux chrétiens. Il y a là un étrange malentendu. La liberté ne peut être accordée ni enlevée aux chrétiens : elle est leur propriété inaliénable ; et si on parle de la donner ou de la reprendre, il s’agit évidemment non des véritables chrétiens, mais de ceux qui ne le sont que de nom. Le chrétien ne peut pas ne pas être libre parce que rien ni personne ne peut arrêter ou même ralentir sa marche vers le but qu’il s’est fixé.

Pour se sentir affranchi de tout pouvoir humain, il suffirait à l’homme de concevoir sa vie selon la doctrine du Christ, c’est-à-dire de comprendre que sa vie n’appartient ni à lui-même, ni à sa famille, ni à sa patrie, mais seulement à Celui qui la lui a donnée ; et qu’il doit, par suite, observer non pas la loi de sa personnalité, de sa famille ou de sa patrie, mais la loi que rien ne limite, de Celui dont il est issu. Il lui suffirait de comprendre que le but de toute la vie est d’observer la loi de Dieu pour que devant cette loi, qui tient lieu de toutes les autres, toutes les lois humaines perdissent leur caractère obligatoire.

Le chrétien s’affranchit donc de tout pouvoir humain par ce fait qu’il regarde la loi de l’amour, innée en tout homme et rendue consciente par le Christ, comme l’unique guide de la vie. Il peut être en butte à la violence, privé de sa liberté matérielle, dominé par ses passions (celui qui commet le péché est l’esclave du péché), mais il ne peut pas ne pas être libre, il ne peut pas être forcé, par quelque danger ou par quelque menace, de commettre une action contraire à sa conscience. Il ne peut y être forcé parce que les privations et les souffrances, qui sont si puissantes contre les hommes de la conception sociale de la vie, n’ont sur lui aucune action. Les privations et les souffrances qui enlèvent aux hommes de la conception sociale le bonheur pour lequel ils vivent, loin de compromettre celui du chrétien qui réside dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, le rendent au contraire plus intense, puisqu’il souffre pour Dieu.

C’est pourquoi le chrétien ne peut pas accomplir les commandements de la loi extérieure lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec la loi divine de l’amour, comme cela a lieu pour les exigences des gouvernements, et ne peut même pas se soumettre à qui que ce soit ou à quoi que ce soit, et reconnaître aucune sujétion.

La promesse de sujétion à quelque gouvernement que ce soit — cet acte qui est considéré comme la base de la vie sociale — est la négation absolue du christianisme, car promettre d’avance d’être soumis aux lois élaborées par les hommes, c’est trahir le christianisme, qui ne reconnaît, pour toutes les occasions de la vie, que la seule loi divine de l’amour.

Lors de l’ancienne conception, on pouvait promettre d’accomplir la volonté du pouvoir sans enfreindre celle de Dieu qui consistait en la circoncision, l’observation du jour du sabbat, l’abstention de certaines nourritures. L’une ne contredisait pas l’autre. C’est par là que la religion chrétienne se distingue de celles qui l’ont précédée. Elle ne demande pas à l’homme certains actes négatifs extérieurs, mais elle le place vis-à-vis de ses semblables dans une autre position dont peuvent résulter des actes fort divers, qu’on ne saurait définir d’avance. C’est pourquoi le chrétien ne peut pas promettre d’accomplir une volonté étrangère sans savoir en quoi elle consistera, ni obéir aux lois humaines changeantes, ni promettre de faire ou de ne pas faire quelque chose dans un temps donné, parce qu’il ignore à quel moment la loi chrétienne de l’amour pour laquelle il vit, lui demandera quelque chose et ce qu’elle lui demandera. Par cette promesse le chrétien déclarerait que la loi de Dieu n’est plus la seule loi de sa vie.

Le chrétien qui promettrait d’obéir aux lois humaines serait comme un ouvrier qui, entrant au service d’un patron, promettrait en même temps d’obéir aux ordres d’étrangers. On ne peut pas servir deux maîtres à la fois.

Le chrétien s’affranchit du pouvoir humain par ce fait qu’il reconnaît seulement la volonté de Dieu. Et cet affranchissement s’accomplit sans luttes, non pas par la destruction des formes actuelles de la vie, mais par la modification de la conception de la vie. Cet affranchissement se produit parce que le chrétien, soumis à la loi de l’amour qui lui a été révélée par le Maître, considère toute violence comme inutile et coupable, et aussi parce que les privations et les souffrances, qui maîtrisent l’homme social, ne sont pour lui que les conditions inévitables de l’existence et qu’il les supporte patiemment, sans révolte, comme les maladies, la famine et les autres calamités.

Le chrétien agit selon la prophétie appliquée à son Maître : « Il ne contestera point, et ne criera point, et on n’entendra point sa voix dans les places. Il ne rompra pas tout à fait le roseau froissé et il n’éteindra pas le lumignon qui fume encore, jusqu’à ce qu’il ait rendu la justice victorieuse. » (Saint Mathieu, XII, 19-20.)

Le chrétien ne se dispute avec personne, n’attaque personne, n’emploie la violence contre personne. Au contraire, il supporte la violence avec résignation et s’affranchit ainsi lui-même et affranchit le monde de tout pouvoir extérieur.

« Apprenez la vérité et la vérité vous rendra libres. » S’il y avait un doute que le christianisme fût une vérité, la liberté complète, sans restriction, qu’éprouve l’homme dès qu’il s’assimile la conception chrétienne de la vie, serait une preuve indiscutable de sa vérité.

Les hommes, dans leur état actuel, ressemblent à un essaim suspendu à une branche. Sa situation est provisoire et doit absolument être changée. Il faut qu’il s’envole et cherche une autre habitation. Chaque abeille le sait et désire modifier cette situation, mais elles sont attachées les unes aux autres et ne peuvent s’envoler toutes ensemble, et l’essaim reste suspendu. Il semblerait qu’il n’y a pas d’issue pour les abeilles, pas plus que pour les hommes qui sont pris dans le filet de la conception sociale. Il n’y en aurait pas, en effet, pour les abeilles si chacune n’était pourvue d’ailes ; il n’y en aurait pas pour les hommes si chacun n’était doué de la faculté de s’assimiler la conception chrétienne.

Si aucune abeille ne prenait son vol sans attendre les autres, l’essaim ne changerait jamais de place ; et si l’homme qui s’est assimilé la conception chrétienne ne vivait pas suivant cette conception, jamais l’humanité ne changerait de situation. Mais, comme il suffit qu’une abeille ouvre les ailes et s’envole pour qu’une deuxième, une troisième, une dixième, une centième la suivent, et que tout l’essaim s’enlève librement, de même il suffirait à un seul homme de vivre selon l’enseignement du Christ, pour qu’un deuxième, un troisième, un centième suivent son exemple et que disparaisse ce cercle vicieux de la vie sociale où l’on ne voyait pas d’issue.

Mais les hommes trouvent ce moyen trop long et en cherchent un autre qui puisse les affranchir tous d’un seul coup. C’est comme si les abeilles trouvaient que c’est trop long de se détacher une à une et voulaient que l’essaim tout entier prît son vol d’un seul coup. Mais c’est impossible et tant que la première, la deuxième, la troisième, la centième n’auront pas déployé leurs ailes et ne se seront pas envolées, tout l’essaim sera immobilisé. Tant que chaque chrétien ne vivra pas isolément selon sa doctrine, les nouvelles formes de la vie ne s’établiront pas.

Un des phénomènes étonnants de notre époque, c’est que la propagande de la servitude faite par les gouvernements qui en ont besoin est faite également par les partisans des théories sociales, qui se considèrent comme les apôtres de la liberté.

Ces hommes annoncent que l’amélioration des conditions de la vie, que l’accord de la réalité et de la conscience se fera non par suite des efforts personnels d’individus isolés, mais par une réorganisation violente de la société, qui se produira d’elle-même, on ignore comment. Ils nous disent que nous ne devons pas marcher vers le but sur nos propres jambes, mais qu’il nous faut attendre qu’on introduise sous nos pieds une sorte de parquet mouvant qui nous portera où nous devons aller. C’est pourquoi nous devons demeurer sur place et tendre tous nos efforts vers la création de ce plancher imaginaire.

Au point de vue économique, on soutient une théorie qui peut se formuler ainsi : « Pire cela est, mieux cela vaut. » On dit que plus il y aura concentration des capitaux et, par suite, plus grande sera l’oppression des travailleurs, et plus proche sera l’affranchissement. Tout effort personnel pour s’affranchir de l’oppression du capital est donc inutile. Au point de vue politique, on prêche que plus grand sera le pouvoir de l’état, qui doit s’emparer du domaine encore libre de la vie familiale, mieux cela vaudra ; c’est pourquoi il faut appeler l’intervention du gouvernement dans la vie familiale. Au point de vue de la politique internationale, on affirme que l’augmentation des moyens de destruction conduira à la nécessité du désarmement au moyen de congrès, de tribunaux d’arbitrage, etc. Et, chose étrange, l’inertie des hommes est telle qu’ils adoptent ces théories, quoique toute la marche de la vie, tout pas en avant prouve leur fausseté.

Les hommes souffrent de l’oppression et on leur conseille de rechercher, pour améliorer leur situation, des moyens généraux qui seront appliqués par le pouvoir, auquel ils doivent continuer à se soumettre. Il est bien évident cependant qu’on ne ferait ainsi qu’augmenter la force du pouvoir et l’intensité de l’oppression. Aucune des erreurs des hommes ne les éloigne autant du but qu’ils poursuivent. Ils font toutes sortes de tentatives et inventent toutes sortes de moyens compliqués pour changer la situation, mais ne font pas ce qui serait le plus nécessaire, n’emploient pas le moyen le plus simple qui consiste à ne pas faire ce qui crée cette situation.

On m’a conté l’histoire d’un commissaire de police audacieux qui, arrivant dans un village où les paysans s’étaient révoltés et où des troupes étaient appelées, eut l’idée de réprimer la rébellion à la Nicolas Ier, seul, par sa seule influence personnelle. Il donna l’ordre d’amener quelques charretées de roseaux et, s’étant enfermé dans une grange avec les moujiks, il les terrifia tellement par ses imprécations qu’il les obligea à se fustiger mutuellement. Cette exécution continua jusqu’au moment où un jeune nigaud refusa de se laisser faire et conseilla aux autres de résister. Alors seulement le supplice cessa et le commissaire dut s’enfuir.

Ce sont ces conseils d’un petit nigaud que les hommes ne se décident pas à suivre. Ils continuent à se fustiger eux-mêmes et déclarent que c’est là le dernier mot de la sagesse humaine.

Est-il un exemple plus frappant d’exécution volontaire que la docilité avec laquelle les hommes de notre temps se soumettent à des fonctions qui les réduisent à l’esclavage et, particulièrement, au service obligatoire ? Les hommes se mettent eux-mêmes sous le joug : ils en souffrent, mais ils croient que cela doit être ainsi et que cela n’empêchera pas l’affranchissement de l’humanité, qui se prépare quelque part, on ne sait comment et malgré l’oppression toujours grandissante.

En effet, l’homme moderne quel qu’il soit (je ne parle pas du véritable chrétien), instruit ou ignorant, croyant ou athée, riche ou pauvre, marié ou célibataire, vit occupé de sa besogne ou de ses plaisirs, consommant le fruit de son travail ou celui du travail d’autrui, redoutant la gêne et les privations, la haine et les souffrances. Il vit ainsi, tranquillement. Tout à coup des individus pénètrent chez lui et lui disent : « 1o Promets et jure que tu nous obéiras servilement en tout ce que nous t’ordonnerons, et que tu considéreras comme vérités indiscutables tout ce que nous imaginerons et déciderons et que nous appellerons lois : 2o donne-nous une partie du produit de ton travail pour que, avec cet argent, nous te maintenions en servitude et t’empêchions de résister à nos ordres par la violence ; 3o choisis, élis ou fais-toi élire comme prétendu participant au gouvernement, en sachant bien que l’administration s’effectuera indépendamment des discours stupides que tu prononceras dans des assemblées d’hommes tels que toi, et qu’elle ne sera faite que d’après la volonté de ceux qui ont en mains la force armée ; 4o viens à certaines époques au tribunal et participe à toutes les cruautés insensées que nous commettons sur des hommes égarés ou corrompus par nous-mêmes, sous forme d’emprisonnement, de réclusion et d’exécutions ; 5o enfin et par-dessus tout, en si bons rapports que tu te trouves avec les hommes des autres nations, aussitôt que nous te l’ordonnerons, considère-les comme tes ennemis et concours personnellement ou par un mercenaire à les ruiner, les faire prisonniers, les tuer, hommes, femmes, enfants, vieillards, peut-être même tes compatriotes et jusqu’à tes parents s’il le faut. »

Que pourrait répondre tout homme sensé ?

« Mais pourquoi le ferais-je ? devrait-il dire, semble-t-il, pourquoi promettrais-je d’obéir aujourd’hui à Salisbury, demain à Gladstone ; aujourd’hui à Boulanger, demain à une chambre composée d’hommes semblables à Boulanger ; aujourd’hui à Pierre III, demain à Catherine II, après-demain à l’imposteur Pougatchev ; aujourd’hui au roi fou de Bavière, demain à Guillaume ? Pourquoi promettrais-je d’obéir à des hommes notoirement mauvais ou légers, ou qui ne me sont pas connus du tout ? Pourquoi, sous forme d’impôt, leur abandonnerais-je le produit de mon travail, sachant que cet argent sert à acheter des fonctionnaires, à construire des prisons et des églises, à entretenir l’armée, et à d’autres mauvaises choses destinées à m’opprimer ? Pourquoi irais-je me battre de verges moi-même ? Pourquoi, perdant mon temps, m’aveuglant moi-même et attribuant aux violents un semblant de légitimité, participerais-je aux élections, et me figurerais-je participer à l’administration, lorsque je sais pertinemment que l’administration de l’état est entre les mains de ceux qui disposent de l’armée ? Pourquoi participerais-je au châtiment d’hommes égarés, sachant, si je suis chrétien, que la loi de vengeance est remplacée par la loi d’amour, et, si je suis un homme instruit, que le châtiment n’améliore pas les hommes, mais au contraire les rend plus mauvais ? Pourquoi irais-je, en personne ou par un remplaçant, tuer et dépouiller en m’exposant moi-même au danger de la lutte, simplement parce que les clefs du temple de Jérusalem sont chez tel ou tel archevêque, ou que tel Allemand, et non pas tel autre, doit être prince en Bulgarie, ou que les phoques sont chassés par les pêcheurs anglais et non par les pêcheurs américains ? Et surtout pourquoi irais-je, moi-même ou par une force armée payée par moi, aider à l’oppression et à l’assassinat de mes frères ou de mon père ? Tout cela m’est inutile, nuisible, et tout cela est la conséquence d’un principe immoral et vil. Si vous me dites que sans tout cela j’aurais à supporter des violences, il me paraît bien certain d’abord que rien n’est plus cruel que ce que je subis en vous obéissant ; ensuite il est évident qu’il n’y aurait personne pour nous flageller si nous ne le faisions nous-mêmes. Puisque le gouvernement, ce sont des souverains, des ministres, des fonctionnaires, armés de plumes, qui ne peuvent, par eux-mêmes, m’obliger à rien, comme le commissaire pour les moujiks, ce ne sont pas eux qui me traîneront de force devant un tribunal, en prison, à l’échafaud, mais bien des hommes tels que moi, dans la même situation et à qui il est aussi désagréable qu’à moi d’être fustigés. Il est donc probable que, si je leur ouvre les yeux sur notre position, non seulement ils ne commettront pas de violences sur moi, mais au contraire ils suivront mon exemple.

Mais, en supposant que je dusse souffrir pour ce motif, alors même il me serait plus avantageux d’être déporté ou emprisonné en défendant le bon sens et le bien, que de souffrir pour l’imbécillité et le mal qui doivent disparaître demain, sinon aujourd’hui.

Il semblerait que, à défaut de sentiment religieux ou moral, le simple raisonnement et le calcul devraient amener tout homme à agir ainsi. Eh bien, non. Les hommes de la conception sociale trouvent qu’il est inutile et même nuisible d’agir ainsi pour s’affranchir de l’esclavage, et que, comme les moujiks de tout à l’heure, nous devons continuer à nous fustiger les uns les autres, en nous consolant par ce fait que nous bavardons dans des assemblées et dans des réunions, que nous formons des associations ouvrières, que nous fêtons le 1er mai, que nous complotons et que, en cachette, nous tirons la langue au gouvernement qui nous fouette.

Rien ne s’oppose autant à l’affranchissement des hommes que cet égarement incompréhensible. Au lieu de pousser chaque homme à s’affranchir lui-même, en changeant sa conception de la vie, on cherche un moyen général extérieur, et on ne fait que s’enchaîner plus étroitement. C’est comme si, pour faire du feu, on voulait disposer les morceaux de charbon de façon à ce qu’ils s’allument tous à la fois.

Cependant il devient de plus en plus évident que l’affranchissement des hommes se produira précisément par l’affranchissement de chaque individu. Cet affranchissement d’individus isolés, au nom de la conception chrétienne, phénomène autrefois très rare et qui passait inaperçu, est devenu beaucoup plus fréquent en ces dernières années, et bien plus dangereux pour le pouvoir.

S’il arrivait, dans l’ancien temps, à l’époque romaine, qu’un chrétien eût à refuser de participer aux sacrifices ou de s’incliner devant les empereurs ou les idoles, ou, au moyen âge, de se prosterner devant les icônes ou de reconnaître le pouvoir du pape, ces cas étaient exceptionnels : l’homme pouvait être placé dans la nécessité de confesser sa foi, mais il pouvait aussi achever sa vie sans avoir été mis une seule fois dans cette obligation.

Aujourd’hui, tous les hommes sans exception sont soumis à ces épreuves de la foi. Ils doivent participer aux cruautés de la vie païenne, ou s’y refuser. En outre, dans les temps anciens, le refus de se prosterner devant les dieux, les icônes ou le pape n’était pas d’une importance considérable pour l’État, car le nombre des croyants ou des incrédules ne pouvait influer sur sa puissance. Tandis qu’aujourd’hui le refus de satisfaire aux exigences antichrétiennes des gouvernements menace leur pouvoir dans son principe même puisqu’il est basé sur ces exigences.

La marche de la vie a amené les gouvernements à une situation telle que pour se maintenir ils doivent demander aux hommes des actes qui sont en désaccord avec la véritable doctrine chrétienne. Voilà pourquoi tout vrai chrétien compromet l’existence de l’organisation sociale actuelle et doit amener infailliblement l’affranchissement de tous.

Quelle importance peut-on attribuer au refus de quelques dizaines de fous, comme on les appelle, de prêter serment au gouvernement, de payer l’impôt, de participer à la justice et de servir dans l’armée ? On punit ces gens, on les déporte, et la vie continue sa marche comme auparavant. Cependant, ce sont ces faits qui, plus que toute autre chose, compromettent le pouvoir et préparent l’affranchissement des hommes. Ce sont les abeilles isolées, détachées les premières de l’essaim, qui voltigent autour, attendant, ce qui ne peut tarder, que tout l’essaim se détache peu à peu. Et les gouvernements le savent et redoutent ces exemples plus que tous les socialistes, communistes et anarchistes, avec leurs complots et leur dynamite.

Un nouveau règne commence : il est de règle que tout les sujets prêtent serment au nouveau souverain. À cet effet, on les réunit tous dans les églises. Et voici qu’un homme à Perm, un autre à Toula, un troisième, à Moscou, un quatrième à Kalouga, déclarent se refuser à prêter serment, et tous les quatre, sans s’être donné le mot, expliquent leur refus de la même façon, à savoir que, selon la loi chrétienne, il est défendu de jurer et que, même si le serment était permis, ils ne pourraient pas, selon l’esprit de cette loi, promettre d’accomplir les mauvaises actions qu’on leur demande dans la formule du serment, telles que : dénoncer quiconque compromettrait les intérêts du gouvernement, défendre ce dernier par les armes et attaquer ses ennemis. On les fait venir devant les commissaires, les prêtres, les gouverneurs ; on essaye de leur faire entendre raison, on les prie, on les menace, on les punit, mais ils restent inébranlables et ne prêtent pas serment. Ainsi, au milieu de millions d’hommes qui ont prêté serment, vivent quelques hommes qui ne l’ont pas fait.

Et si on leur demande : « Comment donc, vous n’avez pas prêté serment ?

— Non, nous n’avons pas prêté serment.

— Et rien ne vous est arrivé ?

— Rien. »

Tous les sujets sont obligés de payer l’impôt et tous le payent. Mais un homme à Kharkov, un autre à Tver, un troisième à Samara, refusent tous pour le même motif. L’un dit qu’il ne payera que lorsqu’on lui aura dit à quoi est destiné l’argent qu’on lui demande. Si c’est pour de bonnes actions, il donnera de lui-même et plus qu’on ne lui demande. Si c’est pour de mauvaises actions, il ne donnera rien volontairement, car, selon la loi du Christ qu’il professe, il ne peut pas concourir à faire le mal. En d’autres termes, les autres disent la même chose. À ceux qui possèdent quelque chose, on le leur prend par force ; ceux qui n’ont rien, on les laisse tranquilles.

— Alors, tu n’as pas payé l’impôt ?

— Non.

— Et rien ne t’est arrivé ?

— Rien.

On a établi des passeports. Tous ceux qui quittent le lieu de leur résidence sont obligés de s’en munir et de payer des droits à cet effet. Tout à coup, de divers endroits, apparaissent des hommes qui refusent de se servir de passeports et de payer les droits, affirmant que c’est inutile et qu’on ne doit pas dépendre d’un gouvernement établi seulement sur la violence. Ici encore les autorités sont impuissantes. On emprisonne ces hommes, mais on les relâche ensuite et ils vivent sans passeports.

Tous les paysans sont obligés de remplir des fonctions de police : centenier, dizainier, etc. Mais, à Kharkov, un paysan refuse de remplir cette fonction, donnant pour motif que la loi chrétienne qu’il professe défend de garrotter, d’emprisonner, de conduire d’un lieu à un autre qui que ce soit. Le même fait se reproduit à Tver, à Tambov. On injurie ces paysans, on les frappe, on les emprisonne, mais ils tiennent bon et ne vont pas à l’encontre de leur foi. Et on cesse de les choisir comme centeniers, et de nouveau « rien ».

Tous les citoyens doivent participer à la justice comme jurés. Et voici que des gens appartenant aux classes les plus diverses, des carrossiers, des professeurs, des négociants, des moujiks, des nobles, refusent ces fonctions en se basant, comme s’ils s’étaient donné le mot, non sur des motifs reconnus par la loi, mais sur ce que le tribunal lui-même, selon leur croyance, est illégitime, antichrétien et ne doit pas exister. On leur applique des amendes en tâchant de ne pas leur laisser exprimer publiquement les motifs de leur refus, et on les remplace par d’autres. On procède de même avec ceux qui, pour la même raison, refusent d’être témoins. Ici encore « rien ».

Tous les jeunes gens de 21 ans sont obligés de tirer au sort. Tout à coup un jeune homme à Moscou, un autre à Tver, un troisième à Kharkov, un quatrième à Kiev, comme s’ils s’étaient entendus, se présentent au bureau de recrutement et déclarent ne vouloir ni prêter serment ni servir, parce qu’ils sont chrétiens.

Voici un des premiers cas que je connaisse bien personnellement, de ces refus, qui deviennent de plus en plus fréquents[1]. Un jeune homme d’une instruction moyenne refuse le service, à la mairie de Moscou. On ne prête pas attention à ses paroles et on lui demande comme aux autres de prononcer le serment. Il refuse en indiquant l’endroit exact de l’Évangile qui défend de jurer. De nouveau on ne prête aucune attention à ce qu’il dit et on exige qu’il se conforme à la règle, mais il refuse. Alors on le regarde comme un sectaire qui comprend mal le christianisme, c’est-à-dire d’une autre manière que ne le comprennent les prêtres payés par l’état. On l’envoie donc aux prêtres. Ceux-ci le catéchisent, mais leurs exhortations à nier le Christ au nom du Christ sont sans effet sur le jeune homme et on l’incorpore dans l’armée en le signalant comme incorrigible. Il continue à ne pas prêter serment et refuse ouvertement d’accomplir les devoirs militaires.

Ce cas n’est pas prévu par la loi. Il n’est pas possible de tolérer qu’on ne se soumette pas aux ordres de l’autorité, mais il n’est pas possible non plus de ranger ce cas parmi les insubordinations ordinaires. Après conciliabule, les autorités militaires, pour se débarrasser de ce garçon gênant, se décident à le reconnaître comme révolutionnaire et l’envoient sous escorte à la police secrète. Les policiers et les gendarmes l’interrogent, mais rien de tout ce qu’il dit ne peut être rangé dans aucune catégorie des crimes qui sont dans leurs attributions, et il est impossible de l’accuser d’aucun acte révolutionnaire, puisqu’il déclare qu’il ne veut rien détruire, mais qu’au contraire il condamne toute violence. D’ailleurs il ne cache pas ses opinions et cherche plutôt l’occasion de les formuler ouvertement. Et les gendarmes, bien que la légalité ne les gêne guère, ne trouvant aucun motif d’accusation, le rendent comme le clergé aux autorités militaires. Les chefs se consultent de nouveau et décident d’inscrire et d’enrégimenter le jeune homme quoiqu’il n’ait pas prêté serment. On l’habille et on le dirige sous escorte vers l’endroit où se trouve le détachement auquel on le destine. De nouveau le chef de ce détachement lui demande l’accomplissement des devoirs militaires, et de nouveau il s’y refuse et, devant les autres soldats, déclare qu’il ne peut pas, comme chrétien, se préparer au meurtre, défendu déjà par la loi de Moïse.

Cet incident s’est produit dans une ville de province. Il provoque l’intérêt et même la sympathie non seulement chez les personnes étrangères à l’armée, mais encore chez les officiers ; aussi les chefs hésitent à employer les mesures disciplinaires appliquées ordinairement contre l’insubordination. Pour la forme cependant on met le jeune homme en prison et on écrit à l’administration militaire supérieure pour demander des instructions. Au point de vue officiel, le refus de servir dans l’armée, à laquelle appartient le tsar lui-même, et qui est bénie par l’église, est une folie. On écrit donc de Pétersbourg que, selon toutes probabilités, le jeune homme ayant probablement perdu la raison, il faut, sans employer la rigueur contre lui, l’envoyer examiner et soigner dans une maison de fous. On l’y envoie dans l’espoir qu’il y restera longtemps comme, il y a dix ans, cela est arrivé, à Tver, à un autre jeune homme qui a refusé le service, et qu’on a torturé, dans la maison des aliénés, jusqu’à ce qu’il se soit soumis. Mais ce moyen ne réussit pas toujours. Les médecins examinent le jeune homme, s’intéressent à son cas et finalement, ne trouvant en lui aucun symptôme d’aliénation mentale, le renvoient aux autorités militaires. On l’incorpore, en ayant l’air de ne pas se rappeler son refus ni les motifs qu’il en a donnés. On l’envoie de nouveau à l’exercice et, de nouveau, devant les autres soldats, il s’y refuse en invoquant les mêmes raisons.

L’affaire attire de plus en plus l’attention aussi bien des soldats que des habitants de la ville. On écrit de nouveau à Pétersbourg et on reçoit cette fois l’ordre de verser le récalcitrant dans l’armée qui occupe les régions frontières d’Asie, armée sur le pied de guerre, où on peut fusiller pour le refus d’obéir, et où ce genre d’affaires passe inaperçu, car, dans ces pays lointains, il y a très peu de Russes et de chrétiens, mais beaucoup de mahométans et d’idolâtres. C’est ce qu’on fait. On envoie le jeune homme dans l’armée de la région transcaucasienne, en compagnie de criminels et sous le commandement d’un chef connu pour sa sévérité.

Pendant toutes ces pérégrinations le malheureux est traité grossièrement, on lui fait subir le froid, la faim, la malpropreté, en un mot on lui fait souffrir le martyre. Mais toutes ses souffrances n’ébranlent pas sa résolution. Au Transcaucase, lorsqu’on l’envoie comme sentinelle, de nouveau il refuse d’obéir. Il ne refuse pas d’aller se poster, mais il refuse de prendre le fusil en déclarant que dans aucun cas il n’emploiera la violence contre personne. Comme tout cela a d’autres soldats pour témoins, il est impossible de laisser cette désobéissance impunie. On fait passer le jeune homme en jugement pour insubordination, et on le condamne à deux ans d’emprisonnement militaire. De nouveau, on l’envoie par étapes, avec de vulgaires criminels, au Caucase où on l’emprisonne en le livrant au pouvoir discrétionnaire du geôlier. On le martyrise pendant dix-huit mois, mais il reste inébranlable dans sa résolution de ne pas porter les armes, et il en fait connaître la raison à tous ceux qui l’entourent. À la fin de la deuxième année, on le remet en liberté, et, pour s’en débarrasser le plus tôt possible, on le libère avant le terme, en comptant contrairement à la loi, comme temps de service, les années passées en prison.

Les mêmes faits se sont produits en différents endroits de la Russie et, toujours, l’action du gouvernement a été aussi timide, hésitante et secrète. Certains de ces insoumis sont envoyés dans des maisons de fous ; d’autres sont attachés aux bureaux militaires ; d’autres sont envoyés en service en Sibérie ; d’autres sont incorporés parmi les forestiers ; d’autres sont enfermés en prison ou frappés d’amendes. En ce moment encore plusieurs d’entre eux sont en prison, non pas pour avoir nié le droit du gouvernement, mais pour n’avoir pas obéi aux ordres de leurs chefs militaires. Ainsi, récemment, un officier de réserve, qui n’a pas indiqué le lieu de son habitation et qui a déclaré ne vouloir plus servir dans l’armée, a été puni, pour désobéissance aux autorités, d’une amende de 30 roubles, qu’il a d’ailleurs refusé de payer de bon gré. Tout récemment encore quelques recrues et soldats, qui ont refusé de prendre part aux exercices et de s’armer, ont été mis à la salle de police pour insubordination.

Ces cas de refus d’accomplir les ordres du gouvernement contraires au christianisme se produisent en ces derniers temps, non seulement en Russie, mais encore partout ailleurs. Ainsi je sais qu’en Serbie les membres de la secte appelée Nazoren refusent constamment le service militaire, et le gouvernement lutte vainement avec eux depuis plusieurs années en les emprisonnant. En 1885, il y a eu cent trente de ces refus. Je sais qu’en Suisse ont été enfermés, depuis 1890, dans le fort de Chillon nombre d’hommes, pour refus de service militaire, qui cependant sont restés fermes dans leurs résolutions. Le même refus s’est produit en Suède et les coupables ont été même emprisonnés, et le gouvernement a soigneusement caché ces cas au peuple. Il y a eu aussi des cas semblables en Prusse. Je sais qu’un sous-officier de la garde a déclaré, à Berlin, en 1891, que, comme chrétien, il ne pouvait continuer à servir ; et malgré les exhortations, les menaces et les punitions, il s’est obstiné dans sa résolution. En France, dans le Midi, s’est créée en ces derniers temps une communauté qui porte le nom de Hinschist (ces renseignements sont empruntés au Peace Herald, juillet 1891) dont les membres refusent le service militaire en se basant sur les principes chrétiens. Au début on les incorporait dans le service des ambulances, mais aujourd’hui, à mesure que le cas devient plus fréquent, ils sont punis pour insubordination, et, malgré cela, ils refusent toujours de porter les armes.

Les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs bombes, leurs émeutes, leurs révolutions, sont loin d’être aussi dangereux pour les gouvernements que ces hommes isolés, qui proclament de tous côtés leurs refus en se basant sur la même doctrine connue de tous.

Tout gouvernement sait comment et avec quoi se défendre contre des révolutionnaires ; aussi ne craint-il pas ses ennemis extérieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même le mal de toute autorité, qui ne combattent pas le gouvernement, mais simplement l’ignorent, peuvent s’en passer, et, par conséquent, refusent d’y participer.

Les révolutionnaires disent : « L’organisation sociale actuelle pèche par cela et par cela qu’il faudrait supprimer et remplacer par ceci et ceci. » Le chrétien, lui, dit : « Je ne m’occupe pas de l’organisation sociale, j’ignore si elle est bonne ou mauvaise, et je ne veux pas la détruire, précisément parce que je ne sais pas si elle est bonne ou mauvaise ; mais, pour le même motif, je ne veux pas non plus la soutenir ; — et non seulement je ne le veux pas, mais je ne le peux pas, parce que ce qu’on me demande est contraire à ma conscience. Or toutes les obligations du citoyen sont contraires à la conscience du chrétien, et le serment, et les impôts, et la justice, et l’armée ; et c’est sur ces obligations que se base tout le pouvoir de l’état.

Les ennemis révolutionnaires luttent extérieurement contre le gouvernement, tandis que les chrétiens, sans lutte, détruisent intérieurement tous les principes sur lesquels est basé l’état.

Dans le peuple russe, où, surtout depuis Pierre Ier, la protestation du christianisme contre l’état n’a jamais cessé ; dans le peuple russe où l’organisation sociale est telle que les hommes s’en vont par communautés en Turquie, en Chine, dans des contrées inhabitées et que, loin de sentir la nécessité d’un gouvernement, ils l’envisagent toujours comme une charge inutile qu’on supporte seulement, qu’il soit turc, russe ou chinois ; dans le peuple russe l’affranchissement chrétien de la soumission au gouvernement se produit en ces derniers temps par cas isolés de plus en plus fréquents. Ces manifestations sont d’autant plus dangereuses pour le gouvernement que les manifestants appartiennent souvent aux classes moyennes et supérieures et qu’ils expliquent leur refus, non plus par une religion mystique et sectaire comme autrefois, en l’accompagnant de pratiques superstitieuses et fanatiques, ainsi que le font les « suicidés par le feu » ou les bégouny, mais le motivent en s’appuyant sur les vérités les plus simples, comprises et reconnues de tous.

Ainsi on refuse de payer l’impôt, parce qu’il est employé à des actes de violence. On refuse de prêter serment, parce que promettre d’obéir aux autorités, c’est-à-dire à des hommes qui emploient la violence, est contraire au sens de la doctrine chrétienne, et que, dans tous les cas, c’est défendu par l’Évangile. On refuse les fonctions de police, parce qu’il est interdit au chrétien d’employer la violence contre ses frères. On refuse de participer à la justice, parce qu’elle accomplit la loi de la vengeance, inconciliable avec la loi du pardon et de l’amour chrétien. On refuse le service militaire, parce que le chrétien ne doit pas tuer.

Tous ces motifs de refus sont si justes que, si autoritaires que soient les gouvernements, ils ne peuvent pas punir à cause de cela ouvertement. Pour le faire, il faut nier absolument la raison et le bien et les gouvernements affirment, au contraire, que leur pouvoir se base précisément sur la raison et sur le bien.

Que peuvent faire les gouvernements contre ces insoumis ?

En effet, ils peuvent exécuter, emprisonner et déporter à perpétuité tous ceux qui désirent les renverser par la force ; ils peuvent couvrir d’or et acheter les individus dont ils ont besoin ; ils peuvent soumettre à leur pouvoir des millions d’hommes armés, prêts à tuer tous leurs ennemis. Mais que peuvent-ils contre des hommes qui, ne voulant rien détruire ni créer, n’ont qu’un seul désir, ne faire rien qui soit contraire à la loi du Christ, et refusent, pour ce motif, de remplir les obligations les plus élémentaires et, par suite, les plus nécessaires aux gouvernements ?

Si c’étaient des révolutionnaires prêchant et pratiquant la violence et l’assassinat, la répression serait facile : une partie pourrait être achetée ; une autre, trompée ; une autre, terrifiée ; et ceux auprès de qui aucun de ces moyens ne réussirait, on les ferait passer pour des criminels, ennemis de la société, on les emprisonnerait, on les exécuterait, et la foule approuverait. Si c’étaient des fanatiques, appartenant à quelque secte particulière, il serait facile, grâce aux superstitions qui sont mêlées à leur doctrine, de réfuter en même temps la vérité qu’elle contient. Mais que faire avec des hommes qui ne prêchent ni révolution ni quelque dogme religieux particulier, mais qui refusent, simplement parce qu’ils ne veulent faire de mal à personne, le serment, l’impôt, la participation à la justice, le service militaire, obligations qui sont la base de l’état actuel ? Que peut-on leur faire ? Les acheter est impossible, le risque même qu’ils courent volontairement démontre leur désintéressement. Les tromper en leur affirmant que cela est ordonné par Dieu est également impossible, car leur refus est basé sur la loi de Dieu, nette et indiscutable, professée également par ceux qui veulent forcer ces hommes à agir contrairement à son esprit. Les effrayer par des menaces est encore moins possible, car les privations et les souffrances qu’ils subiront ne feront qu’augmenter leur désir de suivre la loi divine qui dit d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes et de ne pas craindre ceux qui peuvent tuer le corps, mais de craindre ceux qui peuvent tuer le corps et l’âme. Les emprisonner à perpétuité ou les exécuter est également impossible : ces hommes ont un passé, des amis ; leur façon de penser et d’agir est connue, tout le monde sait qu’ils sont bons et doux, et on ne peut pas les faire passer pour des criminels qu’il faut supprimer dans l’intérêt de la société. Et l’exécution d’hommes reconnus par tous comme bons ferait naître des défenseurs, des commentateurs de l’insoumission. Et il suffirait que les causes de l’insoumission soient expliquées pour qu’il devienne évident pour tous que ces causes sont justes et que tous doivent suivre leur exemple.

Devant l’insoumission des chrétiens les gouvernements sont désarmés. Ils voient que la prédiction du christianisme se réalise, que les liens des enchaînés tombent, que les esclaves secouent le joug, et que cet affranchissement doit infailliblement être la ruine des oppresseurs ; ils le voient et savent que leurs jours sont comptés et ils ne peuvent rien faire. Tout ce qu’ils peuvent pour leur salut, ce n’est que retarder l’heure de leur perte. C’est ce qu’ils font, mais leur situation est quand même désespérée. Elle est semblable à celle du conquérant qui voudrait conserver la ville incendiée par ses propres habitants. À peine éteindrait-il le feu d’un côté qu’il s’allumerait des deux autres.

Les foyers sont rares encore, mais ils se réuniront en un incendie qui, né d’une étincelle, ne s’arrêtera que lorsqu’il aura tout consumé.

La situation des gouvernements devant les hommes qui professent le christianisme est si précaire qu’il s’en faut de bien peu que ne s’effondre leur pouvoir, élevé par tant de siècles et si solide en apparence. Et c’est alors que l’homme social vient prêcher qu’il est inutile et même nuisible et immoral de s’affranchir isolément !

Des gens veulent détourner une rivière. Ils ont longtemps travaillé pour lui creuser un nouveau lit, mais enfin il ne reste plus qu’à lui donner issue. Encore quelques coups de pioche, et l’eau, jaillissant avec force, se débarrassera elle-même des derniers obstacles. Mais à ce moment arrivent d’autres hommes qui trouvent le procédé mauvais et déclarent qu’il vaut mieux construire au-dessus du fleuve une machine au moyen de laquelle on puisse élever l’eau et la faire passer d’un côté à l’autre.

Mais les choses sont trop avancées.

Les gouvernants sentent déjà leur impuissance et leur faiblesse, et déjà les hommes de la conception chrétienne se réveillent de leur torpeur et commencent à sentir leur force.

« J’ai apporté le feu sur la terre, a dit le Christ ; combien je languis après le moment où il s’allumera ! »

Ce feu commence à s’allumer.




  1. Tous les détails de ce fait comme de ceux qui précèdent sont authentiques.