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Version du 11 mars 2020 à 02:14

Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 184-201).


CHAPITRE XI


I


Nekhludov, lui aussi, s’était levé de bonne heure. Quand il sortit de chez lui pour se rendre à la prison, tout le monde dans la ville semblait encore dormir. Seul un paysan allait de porte en porte avec sa charrette, en criant d’une voix sourde : « Du lait ! Du lait ! Du lait ! »

La première pluie chaude du printemps était tombée dans la nuit. Partout où les pavés ne l’écrasaient pas, l’herbe verdissait. Les bouleaux, dans les jardins, s’étaient ornés d’un duvet vert ; les merisiers et les peupliers étiraient leurs longues feuilles odorantes. Dans les rues, les portes s’ouvraient paresseusement. Mais sur le marché de friperie, que Nekhludov eut à traverser, il y avait foule déjà. Hommes et femmes, des bottes aux pieds, se pressaient auprès des tentes disposées par rangées, tâtant, mesurant, marchandant les vestes, les gilets, et les pantalons.

Dans les cabarets aussi, il y avait foule déjà. On y voyait entrer des ouvriers en vestes propres et en bottes luisantes, enchantés de pouvoir échapper pour un jour aux fatigues de l’usine ; et plusieurs étaient accompagnés de leurs femmes, avec des fichus de soie voyante sur la tête et des vestes ornées de verroteries. Des sergents de ville en grande tenue, avec des pistolets attachés à leur ceinture par des cordons jaunes, se tenaient immobiles aux coins des rues, attendant quelque désordre qui vînt un peu les distraire de leur ennui. Dans les allées des boulevards et sur le gazon encore humide des pelouses, enfants et chiens couraient, jouaient, pendant que les nourrices, assises en groupes sur les bancs, bavardaient en riant aux éclats. Et de toutes parts dans les rues, se mêlant au bruit des charrettes sur le pavé, retentissaient le son et l’écho des cloches, convoquant la foule à assister à un service divin tout pareil à celui qui se célébrait dans la chapelle de la prison. Et de rares passants, endimanchés, prenaient le chemin de l’église de leur paroisse.

La prison, quand Nekhludov y arriva, était encore fermée.

Sur une petite place, à une centaine de pas de la porte, se tenait un groupe d’hommes et de femmes, la plupart portant des paquets à la main. À droite de la place s’étendait une construction basse en bois, à gauche se dressait un édifice à deux étages, avec une enseigne. Au fond se voyait l’énorme entrée de pierre de la prison, dont un soldat, le fusil sur l’épaule, défendait l’approche.

Devant le guichet de la baraque en bois, un gardien était assis, vêtu d’un uniforme galonné, et tenant un registre sur ses genoux. C’est à lui que s’adressaient les visiteurs pour faire inscrire les noms des prisonniers qu’ils désiraient voir.

Nekhludov s’approcha de lui et nomma : « La femme Catherine Maslov. »

— Pourquoi ne laisse-t-on pas entrer ? — demanda-t-il.

— On est en train de dire la messe, — répondit le gardien. — Aussitôt la messe finie, vous pourrez entrer.

Nekhludov se rapprocha du groupe des visiteurs. Au même instant se détacha de ce groupe et se glissa jusqu’à la porte de la prison un homme vêtu de haillons, les pieds nus, avec tout le visage rayé de sillons rouges.

— Dis donc, toi, où vas-tu ? — lui cria le soldat en portant la main à son fusil.

— Et toi, qu’est-ce que tu as à brailler comme ça ? — répondit l’homme en revenant lentement sur ses pas, sans s’émouvoir le moins du monde du cri du soldat. — Tu ne veux pas me laisser entrer ? C’est bon, j’attendrai ! Mais a-t-on vu brailler comme ça, comme si monsieur était un général ! Un rire approbateur accueillit cette plaisanterie. Les visiteurs étaient en grande partie de pauvres gens, maigrement vêtus, et quelques-uns tout à fait déguenillés ; mais il y en avait aussi quelques-uns, des hommes et des femmes, d’une mise plus élégante. Près de Nekhludov se tenait un homme en redingote, soigneusement rasé, gras et rose, portant dans la main un lourd paquet qui paraissait contenir du linge. Nekhludov lui demanda si c’était la première fois qu’il venait à la prison. Non, l’homme au paquet y était déjà venu bien souvent, il y venait chaque dimanche. Il raconta à Nekhludov toute son histoire. Il était portier dans une banque, et le prisonnier qu’il venait voir était son frère, condamné pour faux.

Au moment où le brave portier, ayant tout dit sur lui-même, s’apprêtait à interroger Nekhludov, leur attention fut attirée par l’arrivée d’une calèche de louage, d’où sortirent un jeune étudiant et une dame en robe claire. L’étudiant tenait en main un gros paquet. Il s’avança vers Nekhludov et lui demanda s’il croyait qu’on lui permettrait de donner aux prisonniers une ration de pain blanc, que contenait son paquet.

— C’est ma fiancée qui a eu cette idée. Cette jeune femme est ma fiancée. Ses parents nous ont autorisés à apporter cela aux prisonniers.

— C’est la première fois que je viens ici moi-même, et j’ignore les usages de l’endroit, mais je crois que vous feriez bien de vous adresser là ! — répondit Nekhludov en désignant du doigt le gardien galonné, assis devant son registre.

Soudain la porte de fer de la prison s’ouvrit, et l’on en vit sortir un officier en grand uniforme, accompagné d’un gardien qui, après avoir échangé tout bas quelques mots avec son chef, déclara que les visiteurs étaient admis à entrer.

Le factionnaire se rangea sur le côté, et tout le monde se pressa vers la porte de la prison, comme si l’on craignait d’arriver en retard.

Derrière la porte se tenait un gardien qui, à mesure que les visiteurs passaient devant lui, les comptait à haute voix. Et, quelques pas plus loin, au fond du premier corridor, il y avait encore un autre gardien qui, touchant au bras toutes les personnes qui passaient, avant de leur laisser franchir une petite porte, les comptait de nouveau, afin que, à la sortie, on pût s’assurer que pas un seul des visiteurs ne restait dans la prison, et que pas un seul des prisonniers n’en était sorti. Ce gardien, trop occupé de son calcul pour voir les figures à qui il avait affaire, secoua vivement au passage l’épaule de Nekhludov, ce dont celui-ci, malgré ses excellentes intentions, ne laissa pas de se sentir quelque peu irrité.

La petite porte donnait sur une grande pièce voûtée, avec des barreaux de fer aux fenêtres. Nekhludov la traversa d’un pas lent, laissant passer devant lui le flot pressé des visiteurs. Il éprouvait à la fois un sentiment de répugnance pour les malfaiteurs enfermés dans cette prison, un sentiment de compassion pour les innocents qui, comme l’accusé de la veille et comme Katucha, y étaient enfermés en leur compagnie, et un sentiment de joie et d’orgueil à la pensée de l’acte héroïque qu’il allait accomplir.

À l’autre extrémité de la grande salle, un gardien disait quelque chose aux visiteurs qui défilaient devant lui. Mais Nekhludov, plongé dans ses réflexions, ne l’entendit pas et continua à suivre le groupe qui marchait devant lui. Il se trouva ainsi amené au parloir des hommes, tandis que c’était au parloir des femmes qu’il aurait dû se rendre.

Quand il entra, le dernier de tous, dans le parloir, il fut tout d’abord frappé d’un bruit assourdissant, forme du mélange d’un grand nombre de voix qui criaient en même temps. Il ne comprit la cause de ce bruit que lorsqu’il fut parvenu au milieu de la salle, où la foule des visiteurs se tenait debout devant un grillage, pareille à un essaim de mouches sur un morceau de sucre.

La salle était divisée en deux moitiés par un double grillage, qui allait du plafond jusqu’à terre. Entre les deux grillages s’étendait un espace d’environ trois archines, où des soldats se promenaient de long en large. Et, d’un côté, se tenaient les prisonniers ; de l’autre, les visiteurs. Ils étaient séparés par deux grillages et par un espace vide de trois archines, de telle sorte que non seulement c’était chose impossible aux visiteurs de rien donner aux prisonniers, mais qu’il leur était même difficile de les voir. Et non moins difficile était de parler d’un groupe à l’autre : on était obligé de crier de toutes ses forces pour se faire entendre. Et comme chacun voulait se faire entendre, et que les voix se couvraient l’une l’autre, chacun se trouvait bientôt contraint à essayer de crier plus fort que les autres. De là provenait l’extraordinaire clameur qui avait frappé Nekhludov en entrant dans la salle.

À distinguer ce qui se disait, on n’y pouvait songer. On pouvait seulement, par les visages, deviner les sujets dont il était question, et les relations qui existaient entre les prisonniers et leurs visiteurs.

Tout près de Nekhludov était une petite vieille, un mouchoir sur la tête, qui, collée contre la grille, criait quelque chose à un jeune homme, un forçat, avec la moitié de la tête rasée : et le jeune homme, fronçant les sourcils, paraissait l’écouter avec une extrême attention. Venait ensuite l’homme en haillons qui, tout à l’heure, avait tant amusé la foule, devant la porte ; il causait avec un ami, faisait de grands gestes, criait et riait. Et, près de lui, Nekhludov vit, assise à terre, une jeune femme proprement vêtue qui, tenant un enfant sur les bras, pleurait et sanglotait, sans même avoir la force de lever les yeux sur le forçat qui se tenait en face d’elle, de l’autre côté de la grille, la tête rasée, les fers aux pieds.

Quand Nekhludov comprit que lui aussi aurait à s’entretenir avec Katucha dans les mêmes conditions, une haine le saisit contre les hommes qui avaient pu inventer et autoriser un tel supplice. Il fut stupéfait de penser qu’une institution aussi affreuse, un affront aussi cruel aux sentiments les plus sacrés, que cela n’eût, avant lui, indigné personne. Et il fut scandalisé de voir que les soldats et le gardien, et les prisonniers eux-mêmes, s’accommodaient de cette façon de s’entretenir comme d’une chose naturelle et inévitable.

Nekhludov resta ainsi immobile, durant plusieurs minutes, accablé d’une étrange impression de mélancolie, où se mêlaient un dégoût de toutes choses et la conscience de sa propre faiblesse.


II


— Tout de même, se dit Nekhludov, il faut faire ce pour quoi je suis venu ! Mais à qui m’adresser ?

Il chercha des yeux le surveillant de la salle et finit par le découvrir, mêlé à la foule. C’était un petit homme sec, avec des épaulettes d’officier à son uniforme. Nekhludov s’avança vers lui :

— Pardon, monsieur, — lui dit-il avec une déférence contrainte, — ne pourriez-vous pas m’indiquer où se trouve la section des femmes, et où l’on peut s’adresser pour les voir ?

— C’est au parloir des femmes que vous vouliez aller ?

— Oui. Je désirerais voir une femme qui est emprisonnée ici.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas dit tout à l’heure, dans la première salle, quand on vous l’a demandé ?

Puis se radoucissant :

— Et qui est-ce que vous désirez voir ?

— La femme Catherine Maslov.

— Une détenue politique ?

— Non, elle est simplement…

— Mais enfin quoi ? une prévenue ? une condamnée ?

— Oui, condamnée depuis avant-hier, — répondit doucement Nekhludov, craignant de détruire, par une parole trop vive, la bonne disposition qu’il croyait distinguer chez le surveillant.

Et le fait est que sa douceur parut toucher le terrible homme.

— Je vais vous faire conduire au parloir des femmes, bien qu’il me soit défendu de laisser sortir personne d’ici avant le signal. Mais, une autre fois, ne vous trompez plus !

— Sidorov ! — cria-t-il à un gardien tout couvert de médailles, arrive ici et conduis monsieur au parloir des femmes !

Le gardien ouvrit la porte, qui était fermée à double tour, fit sortir Nekhludov dans le corridor, le ramena dans la grande salle voûtée, puis, par un autre corridor, le conduisit au parloir des femmes.

Ce parloir, comme l’autre, était divisé en trois parties par deux grillages ; et, bien qu’il fût sensiblement plus petit, et que le nombre des visiteurs y fût moindre, les cris y étaient peut-être plus assourdissants encore. Là aussi, entre les deux grillages se tenait l’autorité, mais représentée cette fois par une surveillante également en uniforme, avec des galons sur les manches, des revers bleus et une ceinture de la même couleur. Et, tout comme dans l’autre parloir, d’un côté se cramponnaient au grillage des visiteurs libres, vêtus des façons les plus diverses ; de l’autre, se tenaient les prisonnières, la plupart en costume blanc, avec des fichus blancs sur leurs têtes. Pas une place libre sur toute la largeur du grillage. Et, du côté des visiteurs, l’encombrement était tel que plusieurs femmes étaient forcées de se dresser sur la pointe des pieds pour crier par-dessus la tête des personnes qui se trouvaient devant elles.

Lorsque Nekhludov se fut un peu accoutumé au vacarme de la salle, son attention fut attirée par la haute et maigre figure d’une bohémienne qui, au centre du grillage, du côté des prisonnières, expliquait quelque chose, avec des gestes rapides et d’une voix criarde à un visiteur en veste bleue, un bohémien aussi, debout de l’autre côté. Près de ce bohémien se tenait un jeune paysan à la barbiche blonde, qui, rougissant, semblait faire effort pour retenir ses larmes. Il écoutait ce que lui disait une jolie prisonnière en face de lui, et celle-ci, tout en parlant, le considérait tendrement de ses grands yeux bleus. C’était Fenitchka avec son mari.

Nekhludov examina, l’un après l’autre, les visages des prisonnières appuyées contre la grille : la Maslova n’était point dans le nombre. Mais, cachée derrière la rangée du premier plan, une femme se tenait debout, et Nekhludov devina que c’était elle. Aussitôt il sentit son souffle s’arrêter et redoubler les battements de son cœur. La minute décisive approchait.

Il s’avança jusqu’au grillage, parvint péniblement à se frayer une place, et fixa son regard sur la Maslova.

Elle s’était placée derrière la paysanne aux yeux bleus et paraissait écouter, en souriant, son entretien avec son mari. Au lieu du sarrau gris qu’elle portait l’avant-veille, elle était toute vêtue de blanc. Sous son fichu apparaissaient les boucles charmantes de ses cheveux noirs.

— Allons ! il faut prendre parti ! — songea Nekhludov. — Mais comment l’appeler ? Si elle pouvait me voir et venir d’elle-même !

Elle, cependant, n’en eut point l’idée. Elle s’attendait toujours à voir arriver Berthe ou Claire, et ne soupçonnait pas que cet élégant visiteur pût être là pour elle.

— Qui désirez-vous voir ? — demanda à Nekhludov la surveillante, s’arrêtant devant lui.

— Catherine Maslov ! — répondit Nekhludov, parlant à grand’peine.

— Hé ! la Maslova ! — cria la surveillante, — du monde pour toi !


III


La Maslova se retourna brusquement, et, levant la tête, la poitrine droite, avec cette expression d’empressement que lui avait autrefois connue Nekhludov, elle s’approcha de la grille, après s’être glissée entre deux prisonnières. Et elle se mit à regarder Nekhludov avec un mélange de surprise et d’interrogation. Elle ne le reconnaissait toujours pas. Mais elle eut vite fait de deviner en lui, à sa mise, un homme riche. Et elle lui sourit.

— Vous êtes venu pour moi ? — demanda-t-elle, collant contre le grillage ses yeux souriants, qui louchaient un peu.

— Oui, j’ai voulu…

Nekhludov s’arrêta, ne sachant pas s’il devait lui dire « vous » ou la tutoyer. Il se décida à employer le « vous ».

— J’ai voulu vous voir… je…

— Tu m’embêtes avec tes histoires ! — criait, près de lui, un visiteur en guenilles. — L’as-tu pris, oui ou non ?

— Tous les jours plus malade ! elle se meurt ! — criait-on de l’autre côté.

La Maslova ne put rien distinguer de ce que lui disait Nekhludov. Mais, à l’expression de son visage, pendant qu’il parlait, elle le reconnut. Ou plutôt elle crut le reconnaître, car dans l’instant d’après elle se dit qu’elle s’était trompée. Le sourire n’en disparut pas moins de ses lèvres, et son front resta serré d’un pli de souffrance.

— On n’entend pas ce que vous dites ! — cria-t-elle en clignant des yeux, tandis que son front se plissait de plus en plus.

— Je suis venu…

« Oui, je fais mon devoir, j’expie ! » songeait Nekhludov.

Et à peine cette pensée lui fut-elle venue que des larmes lui remplirent les yeux et la gorge, et que, s’accrochant des doigts à la grille, il se tut. Il sentait qu’au premier mot il éclaterait en sanglots.

— Aussi vrai que Dieu m’entend, je n’en sais rien ! — criait une prisonnière du fond de la salle.

L’émotion avait donné au visage de Nekhludov une expression que la Maslova reconnut aussitôt. Tous ses doutes s’effacèrent.

— Je ne suis pas bien sûre de vous reconnaître, — crut-elle cependant devoir dire, sans lever les yeux sur lui. Et une rougeur soudaine inonda ses joues, et l’expression de ses traits s’assombrit encore.

— Je suis venu te demander pardon ! — dit alors Nekhludov.

Il dit cela aussi haut qu’il put, d’une voix monotone, comme une leçon apprise.

Et quand il eut dit cela, une honte le prit, et il regarda autour de lui. Mais il songea que cette honte était bonne, et que c’était son devoir de s’exposer à la honte. Et, aussi haut qu’il put, il cria :

— Pardonne-moi ! Je suis lourdement coupable envers…

Elle se tenait immobile, derrière la grille, et ne le quittait pas des yeux.

Il n’eut pas la force d’achever sa phrase, et s’éloigna de la grille, faisant effort pour retenir les sanglots qui lui secouaient la poitrine.

Le gardien qui l’avait amené était resté dans la salle ; et, sans doute, il avait suivi des yeux les détails de la scène. En voyant Nekhludov s’écarter du grillage, il s’avança vers lui, lui demanda pourquoi il ne continuait pas à s’entretenir avec la femme avec qui il avait affaire. Nekhludov se moucha, fit de son mieux pour reprendre contenance, et répondit :

— Il n’y a pas moyen de parler à travers ce grillage ! on ne s’entend pas !

Le gardien réfléchit un instant.

— Écoutez, — reprit-il, — je crois que, pour vous, on pourrait peut-être faire venir la prisonnière ici ! Mais une minute seulement !

— Maria Karlovna ! — cria-t-il à la surveillante, — faites venir ici la Maslova ! C’est pour une affaire très grave !

Eh bientôt, par une porte de côté, entra la Maslova. S’approchant doucement de Nekhludov, elle le regardait en dessous sans lever la tête. Son visage malsain, enflé, exsangue, pourtant toujours agréable à voir, semblait parfaitement calme ; mais les yeux noirs, sous les paupières gonflées, brillaient d’un éclat inaccoutumé.

— Vous pouvez vous entretenir ici, une minute ou deux ! — dit le gardien ; après quoi, d’une mine discrète, il s’écarta.

Nekhludov s’était assis sur un banc fixé dans le mur. La Maslova s’arrêta d’abord devant le gardien, d’un air respectueux, mais, quand il se fut écarté, elle se décida à rejoindre Nekhludov, et s’assit près de lui sur le banc, en relevant sa jupe.

— Je sais qu’il vous est difficile de me pardonner, — commença Nekhludov. Il s’arrêta de nouveau, comme pour reprendre courage, et poursuivit :

— Mais si ce n’est plus chose possible de réparer le passé, du moins je suis résolu à faire maintenant tout ce que je pourrai. Dites-moi…

— Comment avez-vous fait pour me trouver ? — demanda-t-elle, sans répondre à sa question. Et tantôt elle fixait sur lui, tantôt elle ramenait vers le sol le regard de ses yeux brillants.

« Mon Dieu ! viens à mon aide ! Enseigne-moi ce que je dois faire ! » se disait intérieurement Nekhludov, épouvanté de l’expression vicieuse et basse qu’il lisait sur ce visage blême.

— C’est avant-hier, à la cour d’assises, — dit-il, — quand on vous a jugée… J’étais juré… Vous ne m’avez pas reconnu ?

— Non, pas du tout ! Comment aurais-je pensé à vous reconnaître ? D’ailleurs, je n’ai regardé personne ! ajouta-t-elle.

— Ainsi, il y a eu un enfant ? — demanda Nekhludov ; et il se sentit rougir.

— Il est mort tout de suite, Dieu merci ! — répondit la Maslova d’une voix brève et méchante, en détournant les yeux.

— Et de quoi ? Et comment ?

— J’étais malade moi-même, j’ai failli mourir ! — Elle continuait à parler sans lever les yeux.

— Et mes tantes, elles vous ont renvoyée ?

— Est-ce qu’on garde une femme de chambre qui va avoir un enfant ? Dès qu’elles se sont aperçues que j’étais enceinte, elles m’ont congédiée… Mais, d’ailleurs, à quoi bon parler de tout cela ? Je ne me souviens plus de rien, j’ai tout oublié ! Tout cela est bien fini.

— Non, cela n’est pas fini ! Je ne puis admettre que cela soit fini ! Je veux à présent racheter ma faute.

— Il n’y a rien à racheter : ce qui est fait est fait, et tout cela est fini ! — reprit-elle.

Et de nouveau elle leva les yeux sur Nekhludov, avec un vilain sourire plaintif et caressant.

La Maslova ne s’était pas attendue à revoir jamais Nekhludov, ni surtout à le revoir à ce moment et dans cet endroit. De là venait que, d’abord, sa vue l’avait blessée et lui avait remis en mémoire des choses auxquelles elle avait résolu de ne jamais songer. Elle s’était d’abord rappelé, en revoyant Nekhludov, le monde merveilleux de sentiments et de rêves que lui avait jadis révélé son premier amour ; elle s’était rappelé comment elle avait aimé cet homme, et comment il l’avait aimée, et puis aussi elle s’était rappelé la cruauté de son abandon, et la longue série d’humiliations et de souffrances qui avait suivi ces instants de bonheur. Et tous ces souvenirs lui avaient fait peine. Mais, n’ayant pas la force de s’y appesantir, elle avait eu recours, une fois de plus, à son procédé habituel : elle avait refoulé ces souvenirs douloureux dans les ténèbres de son âme.

En revoyant Nekhludov, elle l’avait d’abord identifié avec le jeune homme qu’elle avait jadis aimé ; mais, dès l’instant d’après, la chose lui étant pénible, elle y avait renoncé. Et, dès lors, ce monsieur élégamment vêtu, avec sa belle barbe bien taillée, n’avait plus été pour elle qu’un de ces « clients » qui, lorsqu’ils en avaient besoin, se servaient de créatures comme elle, et dont les créatures comme elle avaient le devoir de se servir autant qu’elles pouvaient. De là venait que maintenant elle le regardait avec ce sourire caressant. Elle se taisait, réfléchissant à la manière dont elle pourrait le mieux se servir de lui.

— Oui, — dit-elle, — tout cela est fini. Et voici qu’on m’a condamnée aux travaux forcés !

Ses lèvres frémirent, quand elle eut à prononcer ces terribles mots.

— Je savais, j’étais certain que vous n’étiez pas coupable ! — dit Nekhludov.

— Bien sûr, je n’étais pas coupable ! Est-ce que je suis une voleuse ou une empoisonneuse ?

Elle se tut de nouveau un instant, puis reprit :

— On dit ici que tout est la faute de l’avocat. On dit qu’il faut signer un pourvoi. Mais on dit que cela coûte très cher… pour les frais… l’avocat…

— Oui, sans doute, — dit Nekhludov. — Je me suis déjà adressé à un avocat.

— Mais il faut en prendre un bon…, un cher…

— Je ferai tout ce qui sera possible.

De nouveau, un silence. Le sourire de la Maslova devenait de plus en plus caressant.

— Je voudrais vous demander… si cela ne vous gêne pas… un peu d’argent. Pas beaucoup… dix roubles Mais seulement si cela ne vous gêne pas ! Je n’ai pas besoin de plus !

— Sans doute, sans doute, — répondit Nekhludov, tout confus ; et il tira son portefeuille.

La Maslova jeta un coup d’œil rapide sur le gardien qui se promenait de long en large dans le fond de la salle.

— Attendez qu’il ait le dos tourné, sans quoi on me prendrait l’argent !

Nekhludov prit dans son portefeuille un billet de dix roubles, mais, au moment où il allait le donner, le gardien se retourna. Il cacha le billet dans la paume de sa main.

« Mais c’est là une créature morte ! » songeait Nekhludov, en considérant ce visage blême et gonflé, qui, de ses yeux trop brillants, épiait tour à tour les mouvements du gardien et les gestes de la main tenant les dix roubles. Et le malheureux eut un instant de découragement.

Le tentateur qui lui avait parlé dans la nuit de l’avant-veille de nouveau éleva la voix au dedans de lui, pour le détourner de penser à ce qu’il devait faire, et pour le faire penser plutôt aux conséquences de ce qu’il voulait faire.

« Jamais tu ne feras rien de cette femme ! » disait le tentateur ; « tu ne réussiras qu’à t’attacher au cou une pierre qui te noiera et t’empêchera de te rendre utile aux autres ! Lui donner de l’argent, voilà ce qui est bien ! Tout l’argent que tu as dans ton portefeuille ! Et puis lui dire adieu, et en finir avec elle ! »

Mais aussitôt Nekhludov sentit que, dans cette minute même, une crise décisive s’accomplissait en lui, et que son âme se trouvait comme à la rencontre de deux routes, et que, ayant choisi l’une, jamais plus elle ne pourrait revenir à l’autre. Il sentit que c’était dans cet instant même qu’il devait faire l’effort d’où dépendrait toute sa vie. Et il fit cet effort, après avoir invoqué à son aide ce Dieu dont il avait, l’avant-veille, si clairement constaté la présence dans son cœur.

Il résolut de tout dire à la Maslova, et, sur-le-champ :

— Katucha ! Je suis venu vers toi pour te demander pardon ! Et toi, tu ne m’as pas répondu, tu ne m’as pas dit si tu me pardonnais, si jamais tu me pardonnerais !

Mais elle ne l’écoutait même pas, continuant à épier tour à tour les dix roubles et le gardien. Et, à un moment où le gardien se retournait, d’un geste rapide elle étendit la main, saisit le billet, et le cacha dans sa ceinture.

— C’est bien étrange, ce que vous me dites ! — reprit-elle avec un sourire dont Nekhludov fut tout écœuré.

Il eut l’impression qu’il y avait en elle, sous ce sourire, quelque chose comme de la haine pour lui, qui l’empêcherait toujours de pénétrer plus à fond dans son âme.

Et cette impression, sans qu’il sût comment, non seulement ne le détournait plus de la Maslova, mais le liait plus étroitement à elle. Il sentait qu’il avait le devoir de parvenir, malgré tout, à réveiller cette âme, que la tâche était affreusement difficile, mais que cette difficulté même l’attirait encore. Il éprouvait à l’égard de la Maslova un sentiment que jamais jusqu’alors il n’avait éprouvé à l’égard de personne ; il ne désirait d’elle rien pour lui-même, il désirait uniquement qu’elle cessât d’être telle qu’elle était à présent pour redevenir telle qu’elle avait été autrefois.

— Katucha, pourquoi me parles-tu ainsi ? Tu sais pourtant que je te connais, que je me souviens de ce que tu étais autrefois, à Panofka…

— Ce qui est vieux s’efface ! — répondit-elle sèchement.

— Je me souviens de tout cela pour réparer, pour racheter ma faute ! — reprit Nekhludov.

Et il allait lui dire qu’il était prêt à se marier avec elle : mais il leva les yeux sur elle, et il lut dans ses yeux quelque chose de si grossier et de si repoussant qu’il ne trouva pas la force de poursuivre son aveu.

En cet instant, on donna le signal du départ. Le gardien, s’approchant de Nekhludov, lui dit que le moment était venu de finir l’entretien. La Maslova se leva, considérant Nekhludov d’un regard caressant, mais, au fond, ravie d’en être débarrassée.

— Au revoir, j’ai encore bien des choses à vous dire, fit Nekhludov en lui tendant la main.

La Maslova toucha sa main, mais sans la serrer.

— Je viendrai encore vous voir, et alors je vous dirai des choses très importantes qu’il faut que je vous dise ! — ajouta Nekhludov.

— C’est cela ! venez ! vous me ferez plaisir ! — répondit-elle, retrouvant pour lui le sourire qu’elle accordait à ses « clients » en pareille occasion.

— Vous êtes plus proche de moi qu’une sœur ! — dit encore Nekhludov.

— Que dites-vous là ? — fit-elle, sans s’étonner autrement ; et, avec un dernier sourire, elle courut vers la porte.


IV


Nekhludov s’était figuré que Katucha, en le revoyant, en découvrant son repentir et son intention de lui venir en aide, se réjouirait, et s’attendrirait, et redeviendrait aussitôt l’ancienne Katucha. Il dut constater que Katucha n’existait plus et que seule désormais existait la Maslova. Et cette constatation le remplit d’étonnement.

Et ce qui l’étonnait surtout, c’était que la Katucha non seulement n’eût pas honte de son état — de son état de prostituée, car elle avait bien suffisamment honte, au contraire, de son état de prisonnière, — que non seulement elle n’eût pas honte d’être une prostituée, mais qu’elle en parût même heureuse et presque fière.

Or, la chose, en réalité, n’avait rien d’étonnant. Tous en effet, pour pouvoir agir, nous avons besoin de considérer notre mode d’activité comme important et beau : d’où résulte que, quelle que soit la condition d’un être humain, cet être se fait nécessairement de la vie une conception dans laquelle son mode particulier d’activité apparaît comme important et beau.

On s’imagine volontiers que le voleur, le traître, l’assassin, la prostituée rougissent de leur métier, ou, tout au moins, le tiennent pour mauvais. En réalité, rien de tel. Les hommes que leur destinée et leurs fautes ont placés dans une situation déterminée, si immorale qu’elle soit, s’arrangent toujours pour se faire une conception générale de la vie où leur situation particulière puisse leur apparaître comme légitime et considérable. Et, pour confirmer en eux cette exception, ils s’appuient instinctivement sur d’autres hommes qui se trouvent dans la même situation qu’eux, et qui conçoivent de la même façon qu’eux la vie en général et leur place dans cette vie en particulier.

Nous sommes étonnés de voir des voleurs s’enorgueillissant de leur adresse, des prostituées de leur corruption, des meurtriers de leur insensibilité. Mais nous nous en étonnons seulement parce que l’espèce de ces personnes est très restreinte, et parce que leur cercle, leur atmosphère se trouvent en dehors des nôtres. Et nous ne sommes pas surpris, par exemple, de voir des riches s’enorgueillissant de leur richesse, — c’est-à-dire de leur vol ou de leur recel, — ou encore de voir des puissants s’enorgueillissant de leur puissance, c’est-à-dire de leur violence et de leur cruauté. Nous ne nous apercevons pas de la façon dont ces personnes déforment et pervertissent leur conception naturelle de la vie, leur sens primitif du bien et du mal, afin de justifier leur situation à leurs propres yeux. Nous ne nous en apercevons pas, nous ne pensons pas à nous en étonner : et cela simplement parce que le cercle des personnes ayant cette conception pervertie est grand, et parce que nous-mêmes en faisons partie.

C’est une conception de ce genre que s’était faite la Maslova et de la vie en général, et de son propre rôle en particulier. Prostituée du plus bas degré, condamnée aux travaux forcés, elle ne s’en faisait pas moins une conception de la vie qui lui permettait de justifier sa conduite, et même de s’enorgueillir devant autrui de sa condition.

Cette conception reposait sur l’idée que le principal bonheur de tous les hommes, — tous sans exception, vieux et jeunes, riches et pauvres, instruits et illettrés, — était la possession corporelle de la femme. La Maslova admettait comme une chose certaine que tous les hommes, malgré les autres pensées qu’ils prétendaient avoir en tête, n’avaient en réalité que cette pensée-là. Et comme elle se savait une femme agréable, pouvant satisfaire ou non, à son gré, ce désir des hommes, elle se tenait en même temps pour un personnage infiniment important et nécessaire.

Telle était sa conception de la vie ; et en effet toute son expérience personnelle, passée et présente, était pleinement faite pour la confirmer.

Depuis dix ans, partout où elle avait été, elle avait vu tous les hommes remplis du désir de la posséder. Peut-être y avait-il eu, sur son chemin, des hommes qui n’avaient pas éprouvé ce désir : mais ceux-là, elle ne s’était jamais avisée de les remarquer. Et ainsi le monde entier lui apparaissait comme une réunion d’hommes épris de son corps, infatigables à le désirer, et s’efforçant de le posséder par quelque moyen que ce fût, par la séduction, la violence, la ruse, ou à prix d’argent.

Et à cette conception de la vie la Maslova s’était d’autant plus attachée qu’elle sentait bien qu’en la perdant elle aurait perdu, à ses propres yeux, l’importance qu’elle s’attribuait. Et c’est pour ne pas perdre cette conception de la vie qu’instinctivement elle s’accrochait au cercle des personnes qui concevaient la vie de la même façon. De là venait aussi le soin qu’elle mettait à chasser de son cœur les souvenirs de sa première jeunesse, qui ne concordaient pas avec sa conception présente de la vie ; et sans doute elle n’était point parvenue à les chasser tout à fait : mais, dans le recoin de son cœur où elle les avait refoulés, elle les avait effacés, murés de son mieux, comme les abeilles bouchent l’entrée des nids de certains insectes qu’elles savent capables de détruire leur ruche. Et c’est pour cela qu’en Nekhludov, dès qu’elle l’avait revu, elle s’était refusée à voir l’homme jadis aimé par elle d’un amour innocent et chaste ; et c’est pour cela qu’elle n’avait voulu voir en lui qu’un « client » riche, un homme dont elle avait le droit et le devoir de tirer profit, et avec lequel elle avait à entretenir des relations du même genre qu’avec les autres hommes de sa « clientèle ».

« Non, je n’ai pas pu lui dire aujourd’hui ce que j’avais à lui dire de plus important ! Je n’ai rien pu lui dire ! » songeait Nekhludov en sortant du parloir avec la foule des visiteurs. « Mais, la prochaine fois, je lui dirai tout ! »

Dans la grande salle, les deux gardiens comptaient de nouveau les passants, afin que pas un prisonnier ne sortît et que pas un visiteur ne restât dans la prison. Et de nouveau on rudoya Nekhludov, on le frappa sur l’épaule ; mais il ne pensa même pas à s’en apercevoir.