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Version du 11 mars 2020 à 08:07

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 573-577).

CHAPITRE XXVII


La neige avait eu beau orner toutes choses d’un joyeux voile blanc, elle avait eu beau en orner le toit, le perron, la cour de la prison : celle-ci, avec ses deux lanternes rouges et son factionnaire, n’en gardait pas moins un aspect sinistre.

Le directeur à la mine imposante vint lui-même recevoir les visiteurs, sur le pas de la porte. À la lumière des lanternes, il lut soigneusement le laisser-passer que le gouverneur avait remis à Nekhludov au sortir de table ; puis, se bornant à hausser les épaules en signe de résignation au caprice de son chef, il invita les deux visiteurs à le suivre jusque dans son bureau. Arrivé là, il leur demanda ce qu’ils voulaient voir.

Nekhludov lui dit que, avant toute autre chose, il désirait avoir un entretien avec la Maslova, ajoutant que son compagnon, d’autre part, désirait poser quelques questions sur le régime de la prison, de manière à pouvoir, ensuite, visiter les salles avec plus de profit.

Le directeur ordonna à un gardien d’aller chercher la Maslova et de l’amener au bureau.

— Combien de personnes la prison peut-elle contenir ? — demanda l’Anglais, par l’intermédiaire de Nekhludov. — Combien de personnes contient-elle en ce moment ? Combien d’hommes ? Combien de femmes ? Combien d’enfants ? Combien de forçats, de déportés, de suivants libres ? Combien de malades ?

Nekhludov traduisait, au fur et à mesure, les questions de l’Anglais et les réponses du directeur ; mais il eût été absolument hors d’état de dire ce que signifiaient ces questions et ces réponses, car la perspective de son entretien avec Katucha l’avait anéanti. Et quand, au milieu d’une phrase qu’il traduisait, quand il entendit un bruit de pas dans le corridor, et quand la porte s’ouvrit, et quand, ainsi que cela s’était passé bien d’autres fois depuis trois mois, — mais cette fois-ci, sans doute, serait la dernière, — quand il vit entrer un gardien conduisant derrière lui, vêtue de blanc, avec son fichu sur la tête, Katucha, quand il vit Katucha, ce fut comme si tout le sang de ses veines avait brusquement cessé de couler.

« Je veux vivre, je veux avoir une famille, des enfants, je veux prendre une part de bonheur ! » murmura à ce moment en lui une voix que depuis longtemps il n’avait plus entendue.


Il se leva, il fit quelques pas au-devant de Katucha. Celle-ci n’avait encore rien dit ; mais elle était toute rouge, animée, et le regardait avec une expression dont il fut froissé. C’était une expression qu’il ne lui avait encore jamais vue, un mélange de résolution froide et d’ardente passion. Elle rougissait et elle pâlissait ; ses doigts enroulaient et déroulaient le bord de sa veste ; et tantôt elle le regardait bien en face, tantôt elle baissait timidement les yeux.

— Tu sais la nouvelle ? — demanda Nekhludov.

— Oui, on me l’a apprise. Mais voilà, j’ai maintenant décidé… Je vais me marier avec Vladimir Ivanovitch…

Elle parlait très vite, sans s’arrêter. Évidemment elle avait préparé d’avance les phrases qu’elle disait.

— Comment ? avec Vladimir Ivanovitch ? — commença Nekhludov.

Mais elle l’interrompit :

— Eh ! bien, quoi ? Puisqu’il le veut, que je vive avec lui…

Elle s’arrêta, comme épouvantée. Puis, se reprenant :

— Puisqu’il veut bien que je vive près de lui ! Que puis-je souhaiter de mieux ? Peut-être lui ferai-je plaisir ? Peut-être arriverai-je à me rendre utile ?… Que puis-je…

De deux choses l’une : ou bien elle s’était prise d’amour pour ce Simonson, et vraiment elle n’avait plus besoin du sacrifice de Nekhludov ; ou bien elle continuait à l’aimer, lui, Nekhludov, et c’était pour le dégager de son fardeau qu’elle unissait sa vie à celle de Simonson.

Clairement, Nekhludov se rendit compte de cette alternative. Et il eut honte. Il se sentit rougir.

— Si tu l’aimes… dit-il.

— Moi, voyez-vous ? jamais je n’ai connu des hommes de cette espèce-là ! Comment ne pas les aimer ? Et puis, Vladimir Ivanovitch, il est si différent des autres !

— Sans doute ! — reprit Nekhludov d’une voix tremblante. — C’est un homme excellent, et je crois…

Mais elle l’interrompit de nouveau, comme si elle eût craint qu’il dît ce qu’il allait dire. Ou peut-être était-ce elle-même qui tenait à lui dire tout.

— Non, non. Il faudra que vous nous pardonniez de ne pas faire ce que vous voulez…, — murmura-t-elle. — C’est que vous, vous avez besoin de vivre !

Ce qu’il venait de se dire, ce qu’il s’était dit déjà dans la chambre des enfants, chez le gouverneur, voici que Katucha le lui répétait !

Mais déjà il avait cessé de se dire cela. De tout cela nulle trace déjà ne restait plus en lui : il avait de nouveau d’autres sentiments et d’autres pensées. Il avait honte, il avait peur, l’angoisse l’étreignait.

— Et ainsi tout est désormais fini entre nous ? — demanda-t-il.

— Mais oui, c’est à croire que oui ! — répondit-elle avec un étrange sourire.

— Je serais pourtant bien heureux de pouvoir te rendre service…

— Nous n’avons besoin de rien ! (Elle regarda Nekhludov dans les yeux, en prononçant ce nous.) Je vous dois déjà assez comme ça ! Sans vous…

Et elle voulut ajouter quelque chose ; mais soudain sa voix faiblit. Elle baissa la tête et ne dit plus rien.

— Je ne sais pas qui de nous deux doit le plus à l’autre. Dieu réglera nos comptes ! — reprit Nekhludov.

— Oui, oui, c’est cela, Dieu nous voit ! — murmura-t-elle.

Are you ready ? (Êtes-vous prêt ?) — demanda l’Anglais.

— Tout de suite ! — répondit Nekhludov. Puis, s’efforcant de contenir son angoisse, il interrogea Katucha sur la santé de Kriltzov.

Katucha, elle aussi, s’était ressaisie. D’un ton presque tranquille, elle dit ce qu’elle savait : que Kriltzov avait beaucoup souffert dans le trajet, et que, dès l’arrivée, il avait été envoyé à l’infirmerie. Marie Pavlovna avait demandé la permission de le soigner, mais on lui avait répondu que c’était impossible.

— Et maintenant je vais retourner là-bas ! — ajouta-t-elle, en voyant que l’Anglais s’impatientait.

— Ne nous disons pas encore adieu, je vous reverrai ! — dit Nekhludov en lui tendant la main.

— Non, adieu, adieu ! — lui répondit Katucha d’un ton résolu.

Et alors leurs yeux se rencontrèrent : et dans le regard des yeux un peu louches de Katucha, dans son triste sourire, dans la façon dont elle dit le mot adieu, Nekhludov comprit clairement que, des deux explications possibles de sa conduite, c’était la seconde qui seule était vraie. Il comprit qu’elle l’aimait, que de tout son cœur elle l’aimait, comme le soir où il l’avait embrassée au sortir de l’église. Et il comprit qu’elle s’était dit qu’en se mariant avec lui elle lui imposerait un sacrifice, elle perdrait sa vie : tandis qu’en se mariant avec Simonson elle le délivrait.

Elle serra la main qu’il lui tendait, se retourna brusquement, et sortit.


L’Anglais aurait voulu procéder de suite à la visite des salles. Mais en voyant l’émotion qui faisait trembler les mains de Nekhludov, il eut un scrupule et fit mine de devoir d’abord noter certains détails dans son carnet de poche. Nekhludov s’assit sur un banc de bois, à l’écart. Son cœur était plein de honte et de désespoir. Il se tint là quelques minutes, sans pensée.

— Eh bien ! Messieurs, voulez-vous que maintenant nous parcourions les chambres ? — demanda le directeur.

Nekhludov se leva en sursaut. L’Anglais referma son carnet, et l’on se mit en marche.