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Version du 11 mars 2020 à 08:08

Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 566-572).

CHAPITRE XXVI


L’insuccès de la démarche de Nekhludov auprès du directeur de la prison n’avait pas calmé la fièvre d’activité qu’il ressentait ce jour-là. Au lieu de remonter dans sa chambre, comme il en avait eu d’abord l’intention, il résolut de retourner au palais du gouverneur, afin de demander, dans les bureaux, si l’on n’avait pas encore reçu avis de la grâce de la Maslova. Il fit la route à pied, trop heureux d’avoir trouvé un nouveau prétexte pour se distraire de la pensée qui le tourmentait ; et quand il apprit, dans les bureaux, qu’aucun avis n’était encore venu, il fut trop heureux de pouvoir passer plus d’une heure à écrire des lettres. Il écrivit à Sélénine, à sa tante, à son avocat, leur disant son inquiétude d’un retard qui n’avait, cependant, rien que de naturel.

Les lettres finies, il regarda sa montre et fut ravi de découvrir qu’il avait à peine le temps de refaire sa toilette, s’il ne voulait pas arriver en retard chez le gouverneur.

Mais voici que de nouveau, dans la rue, l’importune pensée prit possession de lui. Comment Katucha accueillerait-elle sa commutation de peine ? Où se fixerait-elle ? Que ferait Simonson ? Et que pensait-elle de lui, quels sentiments éprouvait-elle pour lui ?

Nekhludov se rappela le changement qui s’était produit en elle. Il se rappela ses visites à la prison, le sourire qu’elle lui avait adressé par la fenêtre grillée du wagon, en partant avec le convoi. « Il faut oublier tout cela, l’extirper de moi ! » — se dit-il ; et de nouveau il s’ingénia à ne point penser à la jeune femme. « Bientôt je la reverrai, tout se décidera ! » Et il se mit à combiner la façon dont il pourrait insister auprès du gouverneur pour obtenir la permission d’entrer dans la prison.


Le dîner du gouverneur, organisé avec le luxe habituel de ce genre de fêtes, fit ce soir-là un plaisir tout particulier à Nekhludov, après les longs mois où il avait dû se priver non seulement de tout luxe, mais des commodités les plus élémentaires.

La femme du gouverneur, ancienne demoiselle d’honneur de la cour de Nicolas, était une grande dame pétersbourgeoise de la vieille école, parlant parfaitement le français et ne parlant le russe qu’assez imparfaitement. Elle se tenait très droite, et, dans ses mouvements, s’efforçait de ne jamais éloigner ses coudes de sa taille. À son mari elle témoignait une considération tranquille et quelque peu méprisante ; mais pour ses hôtes elle était d’une amabilité extrême, sans négliger toutefois de proportionner ses faveurs au degré de leur importance.

Elle reçut Nekhludov comme un homme de son monde, l’entourant de ces légers et insensibles hommages qui firent que, une fois de plus, il eut la pleine conscience de ses perfections et se sentit pleinement satisfait. Elle lui donna à entendre, très discrètement, qu’elle connaissait les sentiments un peu singuliers, mais d’autant plus honorables, qui l’avaient amené en Sibérie ; et il comprit qu’elle le tenait pour un homme exceptionnel. Et ces légers hommages, et l’atmosphère de bien-être et de luxe qui remplissait la maison du gouverneur, tout cela eut pour conséquence que Nekhludov s’abandonna tout entier au plaisir de pouvoir manger un excellent dîner, en compagnie de personnes aimables et distinguées. Il eut l’impression de se retrouver dans un milieu qui lui était familier, dans son véritable milieu, comme si tout ce qu’il avait vu autour de lui pendant les derniers temps n’eût été qu’un rêve, dont il venait soudain de se réveiller.

Outre le général, sa femme, son gendre et sa fille, il y avait à table un riche marchand possesseur de mines d’or, un chef de bureau retraité, et le voyageur anglais dont le gouverneur avait parlé, le matin, à Nekhludov. Et avec chacun de ces trois invités Nekhludov fut ravi de faire connaissance.

Le voyageur anglais se trouva être un homme roux et plein de santé, parlant fort mal le français, mais très éloquent dès qu’il pouvait librement s’exprimer en anglais. Il savait beaucoup de choses, il avait vu beaucoup de choses : il intéressa énormément Nekhludov en lui parlant de ses souvenirs rapportés d’Amérique, de l’Inde, du Japon et de la Sibérie.

Le jeune marchand possesseur de mines d’or, fils de paysans, vêtu d’un habit à la dernière mode avec des boutons de brillants sur le plastron de sa chemise, se trouva être, lui aussi, un homme charmant. Il avait la passion des livres, sacrifiait de grosses sommes pour des œuvres charitables, et se tenait soigneusement au courant de tous les progrès de l’opinion libérale en Europe. Nekhludov fut ravi de le connaître. Il le jugea intéressant à la fois parce qu’il causait très agréablement, et parce qu’il représentait un phénomène social nouveau et tout à fait sympathique : le phénomène d’une greffe heureuse de la civilisation européenne sur le tronc vigoureux de la nature russe.

Le chef de bureau en retraite était un petit homme tout enflé, avec de rares cheveux frisés un à un, des yeux bleus toujours humides, un ventre pointu et un bon sourire. Il parlait peu et manquait d’éclat, mais le gouverneur l’estimait parce qu’il avait montré dans ses fonctions une certaine honnêteté ; et davantage encore l’estimait la femme du gouverneur, pianiste distinguée, parce qu’il était excellent musicien et jouait avec elle des morceaux à quatre mains. Et si bienveillante était la disposition d’esprit où se sentait Nekhludov, qu’il fut ravi de faire connaissance même avec ce petit chef de bureau retraité.

Encore aucun de ces trois convives ne produisit-il à Nekhludov une impression aussi charmante que le jeune et aimable couple de la fille du gouverneur et de son mari. La fille du gouverneur n’était pas jolie, mais toute sa figure exprimait une douceur ingénue. Elle n’avait de pensée au monde que pour ses deux enfants. Son mari, qu’elle avait épousé par amour, et un peu contre le gré de ses parents, était un ancien lauréat de l’Université de Moscou. Modeste, timide, et ne manquant point d’intelligence, il se délassait de la monotonie du service en s’occupant de statistique : personne n’était renseigné comme lui sur le mouvement de la population étrangère en Sibérie.

Tout ce petit monde accueillit Nekhludov avec une politesse et des prévenances d’autant plus marquées que très sincèrement ils étaient eux-mêmes enchantés de le voir, ayant rarement l’occasion de rencontrer des figures nouvelles. Le gouverneur, qui s’était mis en grande tenue militaire, avec une croix blanche sur la poitrine, s’entretint tout de suite avec lui comme avec un vieil ami. Il lui demanda, sitôt assis, ce qu’il avait fait depuis le matin. Mais comme Nekhludov, profitant de l’occasion, lui répondait qu’il avait appris, à la poste, la grâce de la condamnée à qui il s’intéressait, et comme de nouveau il insistait, à ce propos, pour être admis à la voir dans la prison, le gouverneur fronça les sourcils et fit mine de ne pas avoir entendu. Évidemment il n’aimait pas qu’on lui parlât affaires pendant qu’il mangeait.

— Encore un peu de ce vin ? — dit-il, en français, au voyageur anglais.

L’Anglais, tendant son verre, raconta qu’il avait visité, dans la journée, la cathédrale et deux fabriques ; il ajouta qu’il serait heureux de pouvoir visiter la grande prison des déportés.

— Hé bien, voilà qui se trouve à merveille ! — s’écria le gouverneur en se tournant vers Nekhludov. — Vous irez ensemble ! Je vais vous signer un laissez-passer.

— Ne voudriez-vous pas visiter la prison le soir, le soir même ? — demanda Nekhludov au voyageur.

— Oui, je voulais précisément vous prier de m’autoriser à visiter la prison ce soir ! — dit l’Anglais au gouverneur. — Tous les déportés sont dans leurs chambres, je pourrai voir leur vie telle quelle est vraiment.

— Ha ! ha, le gaillard, il veut voir la fête dans toute sa splendeur ! — fit le gouverneur, qui, jusque-là, avait fort bien dissimulé son état d’ivresse. — Ha ! ha ! Eh bien, il la verra ! J’ai écrit vingt fois à Pétersbourg pour réclamer : on ne m’a pas écouté. Peut-être se décidera-t-on à agir, quand on aura lu les mêmes réclamations dans la presse étrangère !

Puis l’entretien changea. On parla de l’Inde, de l’expédition du Tonkin, dont les journaux russes s’occupaient alors ; on parla de la Sibérie, et le gouverneur cita quelques exemples extraordinaires de l’universelle corruption des fonctionnaires sibériens.

Vers la fin du dîner, la conversation s’alourdit, ou du moins Nekhludov trouva qu’elle s’alourdissait. Mais, après le dîner, lorsqu’on fut passé au salon pour prendre le café, la maîtresse de la maison eut l’idée d’interroger le voyageur anglais sur Gladstone ; et Nekhludov eut l’impression que les réponses de l’Anglais étaient pleines de sens. Après le bon dîner, après le bon vin, assis dans un bon fauteuil, en compagnie de bonnes gens d’une éducation parfaite, Nekhludov se sentait de plus en plus à l’aise. Et, lorsque la maîtresse de la maison, sur la prière de l’Anglais, s’assit au piano avec le chef de bureau retraité et se mit à jouer la Symphonie en ut mineur de Beethoven, Nekhludov éprouva un sentiment de satisfaction de soi-même que depuis bien longtemps il n’avait plus éprouvé. C’était comme si, soudain, il avait de nouveau reconnu tout ce qu’il valait.

Le piano était excellent ; et Nekhludov, qui connaissait par cœur la symphonie de Beethoven, dut s’avouer que rarement il l’avait entendue aussi bien jouée. Au milieu de l’admirable andante, il eut peine à se retenir de pleurer. Il s’attendrit sur lui-même, sur Katucha, sur sa sœur Nathalie, qui l’avait tant aimé !

Après avoir remercié l’hôtesse de la jouissance artistique qu’elle lui avait procurée, il s’était levé pour pendre congé, lorsque la fille du gouverneur s’approcha de lui et lui dit, en rougissant :

— Vous avez eu la bonté de vous intéresser à mes enfants ; voulez-vous les voir ?

— Elle s’imagine que c’est un grand bonheur pour tout le monde de voir ses enfants ! — dit la mère, avec un sourire indulgent pour le manque de tact de sa fille. — Le prince n’a aucune envie de les voir.

— Mais pardon ! au contraire, j’en serai très heureux ! — protesta Nekhludov, profondément touché de ce rayonnement d’amour maternel. — Au contraire, je vous supplie de me les laisser voir !

— Elle emmène le prince pour lui faire admirer ses moutards ! — s’écria en riant le gouverneur, du fond du salon, où il était occupé à jouer au whist avec son gendre et le possesseur de mines d’or. — Allons, mon ami, acquittez-vous, de cette corvée !


Cependant la jeune femme, visiblement émue à la pensée qu’on allait porter un jugement sur ses enfants, sortit en hâte du salon, entraînant Nekhludov derrière elle. Dans une grande chambre toute tendue de blanc, et éclairée d’une lampe dont un abat-jour sombre adoucissait la lumière, deux petits lits d’enfant étaient dressés côte à côte ; et près deux se tenait assise une nourrice en pèlerine blanche, avec une bonne grosse figure de Sibérienne. Elle se leva pour saluer sa maîtresse.

La jeune mère, aussitôt entrée, se pencha sur l’un des lits.

— Ceci, c’est ma Katia ! — dit-elle, en écartant le rideau pour laisser voir le charmant visage aux longs cheveux d’une petite fille de deux ans, qui dormait tranquillement, la bouche ouverte. — Elle est jolie, n’est-ce pas ? Et pensez qu’elle n’a que deux ans !

— Délicieuse !

— Et voici Vaska, comme l’appelle son grand’père ! Un tout autre type ! Un vrai Sibérien ! n’est-ce pas ?

— Oui, un garçon superbe ! — dit Nekhludov en regardant un bébé tout joufflu et tout rouge.

La mère, debout près de lui, souriait doucement.

Et soudain Nekhludov se rappela les chaînes, les têtes rasées, les coups de poings sur les yeux, Kriltzov mourant, Katucha. Et il ressentit une affreuse souffrance. Et il regretta de n’avoir point, lui aussi, un bonheur comme celui qu’il voyait, si calme et si pur !

Ayant encore loué de son mieux la beauté des deux enfants, il revint avec la mère au salon, où l’Anglais l’attendait pour se rendre avec lui à la prison, comme c’était convenu. On se dit adieu, on échangea des souhaits et des remerciements ; et Nekhludov, en compagnie de l’Anglais, sortit de l’hospitalière maison du gouverneur.

Le temps avait changé. Une neige serrée tombait par rafales et avait couvert déjà le pavé de la cour, les arbres du jardin, les marches du perron, le dessus de la voiture, le dos des chevaux. Nekhludov monta dans la voiture avec son compagnon et ordonna au cocher de se rendre à la prison.