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Version du 21 septembre 2020 à 18:00



NOTES DE L’ÉDITEUR.




I

HISTORIQUE DES QUATRE VENTS DE L’ESPRIT.

Victor Hugo n’a laissé qu’un très petit nombre de notes et d’indications sur les Quatre vents de l’Esprit. On le comprend. Il ne pouvait avoir ni plan, ni programme, puisqu’il nous offre en réalité sa poésie dans tous les genres sous un titre qui se prêtait merveilleusement à recevoir les inspirations de toutes les époques. On y trouve, en effet, la satire, le drame, l’ode, l’épopée. Les poésies sont réparties sur une durée de plus de trente années : la plus ancienne est du début de 1843 et la dernière de la fin de 1875. Elles auraient pu être espacées sur une plus longue durée, de 1822 à 1881, année de la publication.

C’eût été le livre de sa poésie dans sa diversité, dans son universalité. Victor Hugo y a un instant songé, comme nous le verrons, et il marquait bien cette intention en groupant des poésies écrites avant, pendant et après l’exil, à Paris, à Jersey, à Guernesey, à Bruxelles ; c’était là un véritable « Océan », suivant le mot qu’il avait choisi lui-même, un Océan qui s’ouvrait sur un horizon immense de chefs-d’œuvre et s’étendait à l’infini.

Si l’inspiration se pliait parfois aux exigences d’un plan arrêté, si elle s’orientait vers un but déterminé, si elle visait un sujet ou s’enfermait dans un cadre limité, le plus souvent, sous l’impulsion de sa prodigieuse puissance et de son étonnante fécondité, elle ne tardait pas à s’affranchir de tous les liens, à faire éclater tous les cadres, à poursuivre, comme une intrépide voyageuse, sa course échevelée à travers l’espace, explorant toutes les régions, atteignant tous les sommets. Une si belle hardiesse, une si vigoureuse fertilité devaient réserver des surprises ; les gerbes se multipliaient, grossissaient ; à peine étaient-elles nouées que la moisson était trop abondante pour être contenue dans les greniers, même très vastes, soigneusement préparés. Et suivant que le poète se consacrait à la satire, à l’ode, à l’épopée, sa verve était si bouillonnante, si impétueuse, si tumultueuse qu’elle semait sur sa route des poésies aux quatre vents de l’esprit.

Victor Hugo y mettait toute son âme, nous devrions dire toute l’âme, car il a laissé la note suivante qui marque en réalité l’origine des Quatre vents de l’Esprit :

TOUTE L’ÂME[1].

Ce recueil, Toute l’âme, sera une sorte de répertoire de toute la poésie, de celle du moins qui est en moi. Il aura un nombre indéterminé de volumes. Tout y sera, depuis le distique, jusqu’à l’épopée. Je l’achèverai, si Dieu le veut. Sinon, mes fils le publieront.

Il sera divisé en sections portant des titres distincts. Il pourra avoir une division spéciale intitulée : Choses de mon ancienne manière. (Je crois que je fais mieux maintenant.) Un volume sera intitulé : La croissance de l’âme. Un autre : Les Profondeurs.

Mes fils après ma mort le compléteront avec tous les fragments, Drame, Comédie, Satire, Épopée. Ils pourront même faire une section à part des vers isolés qu’ils trouveront et qui offriront une surface suffisante pour la pensée. Ce livre, Toute l’âme, sera comme un testament.

Titre des diverses sections :
Enfance.
Il y aura le chant d’Apollon
et le chant de Marsyas.
Amours.
Amour.
Idylles et comédies du cœur.
Les nuées (de l’âme).
Le Devoir.
L’Inconnu.

Et d’autres encore.

(J’écris cette note le 21 mai 1870.)

Cette note présente plusieurs particularités curieuses ; elle met d’abord en relief l’esprit méthodique de Victor Hugo, son souci de constituer des dossiers, d’établir des tables, de dresser même un inventaire.

On l’a déjà vu pour la Légende des Siècles, et on le constatera en mainte occasion, le poète classait sans cesse ses manuscrits, il leur assignait un rang ; et si la fécondité de sa production lui révélait rapidement la fragilité de ses combinaisons, l’incertitude du lendemain le poussait à faire, à toute époque, une sorte de testament littéraire. Il voulait être toujours prêt ; et puisque la vie lui laissait les répits nécessaires, il remaniait alors, corrigeait, modifiait l’ordre précédemment arrêté avec plus de sérénité et de tranquillité.

En mai 1870, Victor Hugo avait donc sous la main des poésies de toutes les époques, nous pourrions dire de toutes les manières, des poésies de la jeunesse et de l’âge mûr, des poésies en somme des Quatre vents de l’Esprit ; c’était bien là ce qu’il avait appelé Océan, mais de cet Océan il fallait dégager quelques points lumineux, il fallait aussi fixer un itinéraire à ceux qui seraient chargés de coordonner ce travail immense et de le publier ; il avait alors soixante-huit ans passés et il voulait ne rien laisser au hasard au cas où la mort le surprendrait : de là l’idée d’une « sorte de répertoire de toute la poésie » et d’ « un nombre indéterminé de volumes ».

Et quels sont les points lumineux qui se détachent ? le drame, la comédie, la satire, l’épopée. Ce sont bien là les livres dramatique, satirique, épique des Quatre vents de l’Esprit. Le livre lyrique est implicitement compris dans la désignation de certains chapitres. Ces quatre livres entraient donc dans le répertoire de Toute l’âme, ainsi que l’établit la note suivante :

LES QUATRE VENTS DE L’ESPRIT.

I. La Satire. — Le siècle.
Interlude. — Zénith et Nadir.
Le drame. — L’amour.
II. Le drame. — Gallus.
Interlude. — Oui, la terre fatale, oui, le ciel nécessaire…
III. L’Ode. — La vie.
Interlude. — En plantant le chêne des E.-U d’E.[2].
IV. L’Épopée. — La révolution.

Sur cette même feuille, on lit en haut :

Transition.
Zénith. — Nadir.
Interlude.

Et en travers :

Transition. Interlude.

Terminer chaque livre par une sorte d’épilogue sans titre séparé du livre par une page blanche portant une étoile.

Cette dernière note est inscrite sur un papier ayant enveloppé un volume à l’adresse du poète à Guernesey et timbré par la poste : « Lyon, 3 avril 68 ». Si on ne savait pas que Victor Hugo conservait tous les papiers pouvant être utilisés : enveloppes, lettres, couvertures de livres, bandes de journaux ; qu’il prenait, pour y écrire ses notes ou ses vers, le premier papier qui lui tombait sous la main, on risquerait d’être induit en erreur par cette date et d’être amené à tirer des conclusions différentes ; mais, qu’on le remarque bien, la note porte : IILe Drame : l’Amour, Gallus. Or, en 1868, les Deux trouvailles de Gallus n’étaient pas nées ; tout au plus la première avait-elle été projetée en 1865, mais l’idée de la seconde ne s’était présentée à Victor Hugo qu’en 1869 ; dans cette même année elles entrèrent dans le Théâtre en liberté et c’est seulement en 1870 qu’elles figurèrent dans le livre dramatique des Quatre vents de l’Esprit. En effet, sur une chemise d’un dossier daté du 12 août 1870, Victor Hugo écrit : « Les Deux trouvailles de Gallus forment le livre dramatique des Quatre vents de l’Esprit ». Donc la note de mai 1870 sur Toute l’âme et la note sur la division des Quatre vents de l’Esprit sont contemporaines.

Victor Hugo était un prodigue de variantes. La richesse de son vocabulaire lui permettait ces somptueuses dépenses aussi bien dans ses titres que dans ses vers. Il soumettait à son choix diverses propositions entre lesquelles il hésitait, car sur une grande feuille, au-dessous du titre définitivement adopté, n’offrant qu’une interversion des livres, lyrique et satirique, nous lisons cet autre titre et ces autres divisions :

LE QUADRIGE
DE
L’ESPRIT.

I. L’ode.
La vie.
II. Le drame.
L’amour.
III. La satire.
Le siècle.
IV. L’épopée.
La Révolution.

Et tout au bas de la feuille cette autre proposition, entourée d’un trait :

LE QUADRIGE DU SONGEUR.
LE QUADRIGE DE L’ESPRIT.

Les mots « de l’Esprit » ont été biffés ; et enfin cette indication :

L’esprit a ses points cardinaux.

Cependant, le 21 mai 1870, Victor Hugo avait opté pour une classification, car on lit dans ses carnets :

22 mai. J’ai classé hier le livre satirique ; je vais classer aujourd’hui le livre lyrique.

Ce classement n’était que provisoire, puisque sur une double feuille formant chemise on relève cette mention :

Pour le livre lyrique, pièces a ajouter et à classer. 10 août 1870.

On est amené à conclure de ces documents qu’en mai les livres des Quatre vents de l’Esprit faisaient partie d’une sorte de répertoire général : Toute l’âme ; que, tout en étant compris dans ce recueil, avec le titre des Quatre vents de l’Esprit, ils prenaient une forme plus nettement définie en se rangeant sous les quatre divisions : satire, drame, ode, épopée ou livre satirique, livre dramatique, livre lyrique, livre épique ; qu’enfin, en août 1870, les Quatre vents de l’Esprit n’étaient plus immatriculés dans Toute l’âme. Ils étaient détachés du grand répertoire de poésie, ils avaient leurs parchemins, leur état civil indépendant. Et ce qui le prouve, c’est un inventaire des manuscrits dressé le 15 août au moment où Victor Hugo se préparait à partir pour Bruxelles, à l’époque des tragiques événements de la guerre. Dans cet inventaire, il inscrivait les Quatre vents de l’Esprit comme une œuvre achevée et distincte : par suite de cette résolution, le projet primitif de Toute l’âme, qui devait être Toute la lyre, se trouvait modifié, et il l’arrêtait avec les divisions suivantes et les variantes de titres :

TROIS RECUEILS PROJETÉS.
La Croissance de la conscience.
La Croissance de la pensée.
La Croissance de l’esprit.
La Croissance de l’âme.
Les Profondeurs.
Toute l’âme.

Il n’est plus question d’un nombre indéterminé de volumes. Tout ce qui a trait aux Quatre vents de l’Esprit a disparu. Et, sur une feuille de papier bleu d’emballage ayant enveloppé un dossier, on lit cette note, d’une grosse écriture :

Pressé par le temps, je n’ai pu, avant mon départ, mettre en ordre ce que contient ce dossier, ce sont toutes les pièces destinées à composer trois recueils :

1o La Croissance de la conscience
1o La Croissance de l’âme,
commençant par Amours
et finissant par l’Inconnu.
2o Les Profondeurs.
3o Toute l’âme (recueil final).
Partout où il y a
Toute la vie, lire Toute l’âme.

Victor Hugo avait donc bien arrêté la publication immédiate de ses Quatre vents de l’Esprit, il les avait bien détachés de Toute l’âme, puisque sur le faux titre de l’édition française des Châtiments, paraissant le 20 octobre 1870, à Paris, on lisait :

Pour paraître prochainement :
POÉSIE.

LES QUATRE VENTS DE L’ESPRIT.

DEUX VOLUMES :
Tome premier. — I. Le livre satirique.
II. Le livre dramatique.
Tome second. — III. Le livre lyrique.
IV. Le livre épique.

Le 20 avril 1872, alors que plusieurs de nos départements étaient et devaient être occupés par les troupes allemandes jusqu’au payement total de notre rançon, Victor Hugo publie l’Année terrible. Il ajourne donc ses deux volumes des Quatre vents de l’Esprit, mais il les mentionne sur la couverture de l’Année terrible, en modifiant ainsi l’ordre des volumes primitivement arrêté :

Tome Ier. Tome II.
Le livre lyrique.
Le livre dramatique.
Le livre épique.
Le livre satirique.

Seul le livre dramatique conserve sa place désignée.

Mais en même temps, sur cette même couverture, il établit une sorte de programme de publication : 1o le Théâtre en liberté en deux volumes ; 2o les Quatre vents de l’Esprit ; 3o Dieu ; 4o la Fin de Satan.

Huit ans se passent ; en 1880, Victor Hugo publie Religions et Religion et il donne cette indication sur la couverture :

Pour paraître prochainement :
TOUTE LA LYRE.

La même année, il fait paraître l’Âne, et également sur la couverture la publication de Toute la lyre est annoncée ; il n’y est fait aucune mention des deux volumes les Quatre vents de l’Esprit, déjà terminés.

Victor Hugo avait probablement l’intention de les restituer à Toute la lyre qui remplaçait définitivement Toute l’âme. Car lui qui était plutôt disposé à mettre le public dans la confidence de ses projets, avant que l’œuvre fût terminée ou même commencée, pourquoi aurait-il omis de rappeler la publication prochaine des Quatre vents de l’Esprit signalée le 20 octobre 1870 sur la couverture de l’édition française des Châtiments et en 1872 sur la couverture de l’Année terrible ? Son silence était évidemment calculé ; dans l’indécision où il se trouvait de régler le sort définitif de ses Quatre vents de l’Esprit, il tenait, alors que l’ancienne annonce était oubliée, à conserver jusqu’à la dernière heure sa liberté, et à pouvoir au besoin donner à Toute la lyre ce caractère d’universalité qu’il lui réservait.

Toute la lyre ne devait pas être publiée de son vivant.

Il se décida en mars 1881 à remettre à l’imprimerie une partie de ses manuscrits des Quatre vents de l’Esprit, et les deux volumes paraissaient le 31 mai.


Nous avons essayé d’établir nettement l’origine des Quatre vents de l’Esprit, il nous reste maintenant à déterminer l’origine de chacun des livres, à en suivre la marche et le développement.

Victor Hugo n’avait pas, comme pour d’autres œuvres, adopté un plan, nous venons de le constater et d’en exposer les raisons. L’échelonnement de ses poésies sur une période de plus de trente années, les sources diverses d’inspiration auxquelles il a puisé excluaient nécessairement toute idée préconçue. Aussi c’est l’historique des quatre livres plutôt que l’historique de ses projets, de ses intentions ou de l’évolution de sa pensée qu’on trouvera dans les notes qui vont suivre.


À côté des chefs-d’œuvre qu’il donnera successivement comme les Châtiments, les Contemplations, la Légende des Siècles, naissent et foisonnent les poésies contemporaines des mêmes inspirations.

De 1852 à 1859, c’est l’épanouissement du génie poétique dans toute sa splendeur, c’est sa royauté souveraine s’exerçant sur tous les domaines, c’est le souffle puissant agitant toutes les cordes de la lyre ; aussi Victor Hugo pouvait bien écrire en 1852 à Van Hasselt : « Les vers sortent en quelque sorte d’eux-mêmes de toute cette splendide nature » ; il pouvait écrire le 14 janvier 1855 à Émile Deschanel : « Je travaille presque nuit et jour ; je vogue en pleine poésie ». Il a une si merveilleuse fécondité qu’il ne peut, par des haltes, en interrompre le courant ; les vers se pressent si nombreux, si variés, qu’il doit leur sacrifier le sommeil de ses nuits. Et, dans cette magnifique période de sept années, il aura si bien « vogué en pleine poésie » que, comme les explorateurs, il aura rapporté cette belle floraison de poésies qui figureront dans les divers livres des Quatre vents de l’Esprit.


Prenons le livre satirique. Nous y trouvons des pièces de toutes les époques, puisque la première est datée du 7 août 1849 et la dernière du 30 mai 1875. Néanmoins c’est dans les Châtiments qu’il faut chercher l’origine du livre satirique. Sans doute on objectera qu’il n’y a dans les Quatre vents de l’Esprit qu’un petit nombre de pièces de 1853, 1854 et 1855. C’est incontestable. Mais ne sont-ce pas les Châtiments qui ont poussé Victor Hugo vers la poésie satirique ? n’est-ce pas le coup d’État qui éveilla en lui cette verve cinglante qu’il ne se connaissait pas encore ? n’est-ce pas à la lueur de ces événements qu’il a ajouté une nouvelle corde à sa lyre ?

Si le coup d’État lui a dicté ses poésies de 1853, de 1854, de 1855, il retrouvera, à l’époque de nos désastres, ses colères contre l’empire, contre toutes les iniquités et les abus de la force. C’est ce qui explique pourquoi certaines pièces sont datées de 1870, de 1871, de 1874 et de 1875.


Quant au livre lyrique, si on voulait faire une statistique des pièces datées, on reconnaîtrait qu’elles sont espacées sur douze années différentes ; mais la plupart appartiennent aux années 1854 et 1855 comme d’ailleurs le plus grand nombre des pièces des Contemplations. On compte en effet vingt-huit pièces du livre lyrique et quatre-vingt-dix pièces des Contemplations, et on est amené à conclure que, si le livre lyrique ne tire pas, à proprement parler, son origine des Contemplations, du moins il en est, pour la majeure partie des poésies, le contemporain.


Le livre épique sort tout entier de la Légende des Siècles. Victor Hugo, alors installé à Guernesey, emporte par le souffle épique, avait élargi son premier projet, déjà ancien, des Petites épopées. Il entrevoyait, en 1857, de grandes et magnifiques fresques qu’il logerait dans une galerie immense, colossale, et il écrivait la Vision d’où est sorti ce livre:

J’eus un rêve, le mur des siècles m’apparut.

C’était l’histoire de l’humanité qui se dressait devant lui, et au moment où l’œuvre montait, grandissait, grossissait sans cesse, à la fin de l’année 1857 le poète rencontrait une de ses plus grandioses, de ses plus sublimes envolées dans la Révolution, placée aussitôt dans une des divisions de la Légende des Siècles, le Dix-Neuvième siècle.

Ce poème formera plus tard le livre épique des Quatre vents de l’Esprit. Mais avant de remplir toute sa destinée, que d’épreuves, que de fortunes diverses il traversera !

La Légende des Siècles doit être publiée en plusieurs séries ; la Révolution sera comprise dans la première, puis elle sera réservée pour la seconde, puis elle reposera à côté d’autres poèmes comme l’Âne, la Pitié suprême, parce que des champs nouveaux, des horizons infinis s’ouvrent au poète. Ah ! Victor Hugo ne suivait guère les fameux préceptes qu’Horace donnait aux poètes : de se modérer, de commander à leur inspiration, de la ménager, d’avoir surtout le souci des poèmes à venir. Son cerveau, toujours en mouvement, était si rempli d’idées, de pensées et d’images, qu’il éprouvait comme un soulagement à les mettre au jour ; sa muse pouvait parfois sommeiller, il ne donnait pas de répit à son cerveau. Tout au plus l’autorisait-il à se détendre en lui offrant quelque diversion ; et si, jusqu’en 1860, il avait largement et superbement payé son tribut à la poésie, il revenait alors au roman, à ses Misérables commencés avant l’exil auxquels il se consacrait jusqu’au 19 mai 1862. Mais il n’oubliait pas sa Légende des Siècles, et, à la fin de 1862, il écrivait les Sept merveilles du Monde. C’était une occasion pour lui d’arrêter sa seconde série ; il la classe ainsi : La Révolution, les Objections de l’âne, la Pitié suprême, les Sept merveilles du Monde[3].

Grâce à cette classification, même provisoire, il se sentait plus libre de poursuivre le roman. Il écrit alors William Shakspeare, les Travailleurs de la mer, l’Homme qui Rit. Ces œuvres achevées, publiées, il revient en 1869 à la poésie ; il bouleverse l’ordre arrêté en 1862 et se décide à détacher de la Légende des Siècles : l’Âne, la Pitié suprême et la Révolution.


La Révolution et la Pitié suprême dataient de la même époque, et quoique les deux poèmes fussent séparés, néanmoins il y avait eu entre eux des liens de parenté.

Nous avons vu, en effet, que dans le manuscrit de la Révolution le poète donnait l’indication suivante :

Ici peut être l’apostrophe à Henri IV, mais bien peser.

Or cette apostrophe a été publiée en grande partie dans la Pitié suprême. Il est donc bien certain qu’il y a eu des points de contact entre les deux poèmes. Nous n’irons pas jusqu’à dire que Victor Hugo avait l’idée de faire un unique poème de la Révolution et de la Pitié suprême ; qu’après avoir exposé toutes les violences et toutes les cruautés des rois il voulait terminer par un appel à la pitié suprême ; mais au moment où il détache la Pitié suprême de la Légende des Siècles il a le projet de la faire précéder d’un prologue intitulé les Statues[4]. Que pouvait être ce prologue ? Nous n’avons sur ce point aucune note, mais il est clair qu’il ne pouvait être question ici de la première partie de la Révolution qui porte le titre les Statues et qui est la préface nécessaire des deux autres parties : les Cariatides et l’Arrivée. Ce qui est vraisemblable c’est que Victor Hugo voulait donner à la Pitié suprême un prologue, qu’il aurait appelé les Statues, et qu’ayant renoncé à son projet il disposait alors de ce titre. Or, comme les divisions de la Révolution ne sont séparées sur le manuscrit que par des blancs et ne portent pas de titres, le jour où il a décide que ce poème formerait le livre épique des Quatre vents de l’Esprit, il a intitulé la première division : les Statues, et les deux autres divisions : les Cariatides et l’Arrivée.


Nous arrivons au livre dramatique ; il est désigné comme livre II dans les Quatre vents de l’Esprit, mais il a été écrit et surtout il a été arrêté très tardivement, en 1869. Il est né du Théâtre en liberté.

En 1865, l’amour de Victor Hugo pour le théâtre se réveilla tout à coup au bout de vingt-deux ans. Il avait complètement renoncé à la scène, à la suite des Burgraves en 1843, et, on aurait pu le penser, sans esprit de retour. Dégoûté des vilenies et des invectives, il avait cru de sa dignité de reculer désormais, comme le disait Auguste Vacquerie, devant les éclaboussures. Mais « la corde dramatique vibrait trop puissamment en lui », suivant Paul de Saint-Victor, et s’il n’avait plus en effet l’idée de faire représenter quelque pièce, il était possédé de ce démon du théâtre qui le poussait à écrire des comédies et des drames. Diversion, délassement, besoin de varier ses travaux, de se renouveler. Entre deux chapitres des Travailleurs de la mer, il ébauche des projets de pièces. C’est tout d’abord une comédie en un acte : Margarita, qui appartiendra plus tard aux Quatre vents de l’Esprit et qui sera ensuite accompagnée d’un drame. Pour l’instant il vit avec sa Margarita. Il la promène même, car sur son carnet de voyage, en 1865, songeant à son Gallus et à sa Margarita, il écrit les vers suivants :

Cherchant un grain de seigle
Cherchant un grain de mil un coq trouve une perle.
Certe, on doit s’étonner d’un lys noir, et d’un merle
Blanc, et d’une arabesque errant dans le damier,
Mais moins que d’une perle au milieu d’un fumier.
Le coq fut peu surpris et fort mécontent.

Il n’écrira cette comédie contemporaine de la Grand’Mère qu’en 1869, mais déjà en 1866, sur la couverture des Travailleurs de la mer, on lisait :

M. Victor Hugo fera paraître
PROCHAINEMENT :
TORQUEMADA,
DRAME EN CINQ ACTES.
MARGARITA,
COMÉDIE EN UN ACTE.
LA GRAND’MÈRE,
COMÉDIE EN UN ACTE.

Victor Hugo commençait le 21 juillet 1866 son roman l’Homme qui Rit ; cependant il notait quelques scènes de Margarita, et un an après, le 11 juillet 1867, faisant ses préparatifs de départ pour son voyage en Zélande, il laissait entre les mains de Mme Chenay, la sœur de Mme Victor Hugo, divers manuscrits et « un dossier contenant des choses commencées (dont Margarita) »[5]. La petite comédie commencée en 1865, continuée en 1867, pourrait assurément être terminée en 1868, mais l’achèvement de son roman l’Homme qui Rit, la longue correspondance entretenue avec ses amis Paul Meurice et Auguste Vacquerie pour la correction des épreuves ne lui permirent de reprendre Margarita qu’à la fin de l’année ; sa comédie était finie le 4 janvier 1869. Elle entrait alors dans le Théâtre en liberté, pour lequel Victor Hugo ébauchait ce début de préface :

De toutes les pièces qu’on va lire, deux peut-être, la Grand’mère et Margarita, pourront être représentées sur nos scènes telles qu’elles existent. Les autres sont jouables seulement à ce théâtre idéal que tout homme a dans l’esprit[6].

Pendant les mois de janvier et de février, Victor Hugo revenait à Gallus et à Margarita, et tout en ayant l’idée de compléter sa comédie, il trouva la formule de son drame dans la fable latine : Le coq et la perle, qu’il avait divisée en chapitres ; nous avons en effet retrouvé la note suivante :

Chapitre I. Gallus [le coq]
Chapitre II. Escam [le pâture]
Chapitre III. Quærens [cherchant]
Chapitre IV. Margaritam [une perle]
Chapitre V. Reperit [trouva]

Nous avons donné la traduction de chaque mot entre crochets.

Gallus margaritam reperit, le coq avait bien découvert une perle ; fâcheuse trouvaille pour lui. Elle est exquise, délicieuse, adorable, Margarita, mais c’est une conquête trop platonique. Or, escam quærens, cherchant de la nourriture, Gallus ne peut se contenter de Margarita. Esca lui réserverait de plus agréables surprises ; pourquoi ne se mettrait-il pas en quête ? Peut-être trouverait-il sa pâture ailleurs et serait-il plus heureux avec Élisabeth-Lison ? Et ce sera la seconde trouvaille ; d’Élisabeth il fera la marquise Zabeth. Victor Hugo avait pensé qu’à côté de la comédie il y avait un drame, et du 4 mars au 3 avril il écrivait Esca, un drame en deux actes : Lison et la Marquise Zabeth ; il avait les Trouvailles du duc Gallus.

Quel sort leur réserve-t-il ? Sur le dos de la couverture de l’Homme qui Rit, tome I, il a annoncé la publication prochaine du Théâtre en liberté. Il possède un certain nombre de pièces dont il dresse la liste, et, parmi elles, figurent les Trouvailles du duc Gallus, — première trouvaille : Margarita, comédie en un acte, — deuxième trouvaille : Esca, drame en deux actes.

Au moment où paraissait le premier volume de l’Homme qui Rit, c’est-à-dire le 19 avril 1869, les Trouvailles du duc Gallus, qui devaient s’appeler plus tard les Deux trouvailles de Gallus, appartenaient donc au Théâtre en liberté. Mais Victor Hugo est interrompu dans son travail. Le 11 septembre 1869, il se rend au congrès de la paix à Lausanne et voyage en Suisse ; il revient à Bruxelles le 1er octobre, et retourne à Guernesey dans les premiers jours de novembre.

Au début de 1870 il écrit de nombreuses pièces de vers qui auront plus tard leur destination définitive et qu’il placera dans les Quatre vents de l’Esprit, la Légende des Siècles (2e série) et les Années funestes. Mais en mai il s’opère un grand travail dans son esprit ; en présence de tant de richesses accumulées, Victor Hugo songe à classer de nouveau son œuvre. Il a des poésies de toutes les époques ; c’est alors qu’il imagine le répertoire de toute sa poésie : Toute l’âme, dont nous avons parlé, et qu’il y mentionne la comédie et le drame en même temps qu’il entrevoit les Quatre vents de l’Esprit comme un recueil en quatre livres devant entrer probablement dans ce répertoire. Il a désigné un livre sous le titre suivant :

Drame. — L’Amour.
Drame. — Gallus.

C’est enfin au mois d’août qu’il se décidait à détacher de Toute l’âme le drame, la comédie, la satire, l’épopée, et qu’il indiquait les Deux trouvailles de Gallus comme devant former le livre dramatique.


On a vu par cet historique quelle a été l’origine des Quatre vents de l’Esprit, comment et à quelle époque l’idée s’en est précisée ; on a suivi les phases que les quatre livres ont traversées avant de revêtir leur forme définitive. Il nous reste à parler des délais qui se sont écoulés entre l’achèvement de l’œuvre et sa publication.

Au moment où Victor Hugo partait à Guernesey pour Bruxelles, le 15 août 1870, les deux volumes des Quatre vents de l’Esprit étaient prêts à paraître ; en tout cas il les considérait comme achevés. Si depuis cette époque on compte onze pièces qui sont datées de 1871, 1874 et 1875, c’est qu’elles lui ont été dictées en partie par les événements. L’empire s’effondrait le 4 septembre ; le poète rentrait à Paris le 5 et s’y enfermait pendant toute la durée du siège, il ne pouvait songer aux travaux littéraires en cours.

Cependant, sollicité par la société du Rappel, il répondit aux propositions qui lui étaient faites, et le 16 octobre nous lisons dans ses carnets :

J’écris à Barbieux que j’accepte pour les Quatre vents de l’Esprit le remplacement de MM. Lacroix et Panis par la société du Rappel.

Barbieux était le gérant du journal fondé par les deux fils de Victor Hugo, Charles et François-Victor Hugo, Paul Meurice, Auguste Vacquerie et Ernest Lefèvre.

Dans le traité passé avec Lacroix pour l’Homme qui Rit, le 27 septembre 1868, Victor Hugo devait céder à son éditeur, Lacroix, un, deux ou trois volumes de théâtre ou de poésie à son choix, moyennant 40 000 francs par volume ; et, dans la pensée du poète, les Quatre vents de l’Esprit ne devaient, à cette époque, former qu’un volume. À la suite de sa querelle avec Lacroix, en avril 1869, il avait manifesté sa volonté de recouvrer sa liberté d’action[7]. Voilà pourquoi il avait accepté que la société du Rappel se substituât à Lacroix et Panis.

Mais les événements le conduisent à l’Assemblée nationale à Bordeaux en 1871. Son œuvre subit un temps d’arrêt. On n’a pas oublié sa démission de membre de l’Assemblée, son retour à Bruxelles, l’attaque nocturne contre sa maison sous prétexte qu’il s’était permis d’affirmer son droit de donner asile aux réfugiés politiques, puis sa seconde expulsion de Belgique, sa retraite dans le Luxembourg où il écrit pour les Quatre vents de l’Esprit deux pièces relatives à l’agression dont il a été l’objet à Bruxelles.

Victor Hugo rentre à Paris à l’automne. Mais, pendant ses six mois de séjour, sa vie est bien agitée. Il ne s’appartient pas. Il est dérangé par des amis et des visiteurs. À Guernesey seulement il retrouvera l’apaisement, il travaillera en toute sécurité et en toute tranquillité dans ce pays, berceau de ses chefs-d’œuvre, dans cette atmosphère, dans ce cadre qui convenaient à sa méditation solitaire. Il y fait une fugue. Là il jouit de toute sa sérénité. Il a ses manuscrits, il les classe, et il annonce sur la couverture d’Actes et Paroles qu’il publiera prochainement les Quatre vents de l’Esprit. Il le peut, puisque les volumes sont prêts et l’éditeur désigné.

La société du Rappel, en se substituant à Lacroix et Panis pour l’exploitation des Quatre vents de l’Esprit, avait dû rembourser les 40 000 francs versés à Victor Hugo par les éditeurs ; elle n’attendait donc plus que la décision du poète. Mais en 1873 Victor Hugo veut reprendre tous ses droits sur son œuvre, et on lit dans ses carnets :

7 novembre. — Meurice est venu. Je lui ai remis, pour être versés à la caisse du Rappel à compte sur les 40 000 francs que je rembourse au Rappel pour le rachat des Quatre vents de l’Esprit, 11 330 francs.

14 décembre. — Je remets à M. Ernest Lefèvre pour la caisse du Rappel, en continuation du rachat du manuscrit des Quatre vents de l’Esprit, 12 670 francs.

12 janvier 1874. — Payé au Rappel entre les mains de M. Ernest Lefèvre, pour le rachat des Quatre vents de l’Esprit (3e paiement), 12 000 francs ; pour parfaire les 40 000 francs et être entièrement libéré, je n’ai plus à payer que 4 000 francs.

18 janvier 1874. — J’ai complété aujourd’hui entre les mains d’Ernest Lefèvre, moyennant 4 000 francs : 1o 1 500 francs en espèces ; 2o 2 500 francs en une traite fin du mois, le paiement de 40 000 francs qui rachètent la rétrocession du traité Panis et me font rentrer en possession du manuscrit des Quatre vents de l’Esprit.

Cette résolution de Victor Hugo ne peut être attribuée qu’à sa volonté d’être le maître de son œuvre pour conserver la liberté de ses projets, car il semble bien que jusqu’à la dernière heure il ait hésité à publier isolément ses Quatre vents de l’Esprit et qu’il ait eu la pensée de les introduire dans Toute la lyre. En effet, dans son carnet de 1875, à la date du 27 décembre, il dit :

J’ai annoncé à Saint-Victor et à Banville qu’un de mes prochains volumes serait intitulé Toute la lyre.

C’est ce qui peut expliquer pourquoi en 1880 il passait sous silence ses deux volumes des Quatre vents de l’Esprit et pourquoi il annonçait Toute la lyre sur les couvertures de Religions et Religion et de l’Âne. Cependant, le 27 février 1881, le peuple de Paris glorifiait l’entrée du poète dans sa quatre-vingtième année. Peut-être eut-il la coquetterie de répondre à cette grandiose manifestation en donnant une œuvre nouvelle, car trois semaines après on lit dans ses carnets :

21 mars 1881 : Je remets à Meurice le Livre satirique plus l’ouverture et Zénith et Nadir.

31 mars : J’ai remis à Paul Meurice (il a déjà le Livre satirique) Margarita et le premier acte de Esca.

Ses carnets ne mentionnent pas la remise de la suite du manuscrit, mais il avait livré une grande partie de la copie dans le courant d’avril, car on lit :

30 avril : J’ai corrigé la première épreuve des Quatre vents de l’Esprit.

8 mai : Demain j’aurai achevé et lundi j’aurai livré la fin des Quatre vents de l’Esprit.

31 mai : Les Quatre vents de l’Esprit paraissent aujourd’hui.

Sur le dos de la couverture on lisait :

Victor Hugo publiera prochainement
PROSE. POÉSIE.
PAGES DE MA VIE. TOUTE LA LYRE.

Nous n’avons trouvé aucune indication sur ce volume : Pages de ma vie, dont la publication prochaine était annoncée. Mais Victor Hugo avait pris tant de notes sur les événements auxquels il avait été mêlé qu’il avait tous les éléments d’un ou de plusieurs volumes. Il suffit de citer ses notes sur son rôle au coup d’État qui forment une partie du reliquat de l’Histoire d’un Crime, ses Choses vues qui ont paru en partie après sa mort, ses carnets qui renferment les pages de sa vie et enfin quantité de fragments sur la politique et la littérature.

Le premier tirage fut fixé à 8 800 exemplaires, soit, en tout, 17 600 volumes.

Comme le disait le Temps, la veille de la publication, les Quatre vents de l’Esprit résumaient les quatre faces du génie de Victor Hugo. Et, citant les plus grands noms, le journal ajoutait : « Shakspeare n’a pas fait d’épopée, Dante n’a pas écrit de drames, Pindare de satires et Juvénal n’a pas composé d’odes. » Victor Hugo nous donnait, dans ses deux volumes, l’ode, la satire, le drame et l’épopée.



II

REVUE DE LA CRITIQUE.

Quand on lira tous ces extraits d’articles, on croira assister à quelque concours de dithyrambes. En effet, les écrivains s’appliquent à choisir les mots les plus sonores, à employer le style le plus imagé, à présenter les apologies les plus pompeuses, exprimant le regret de n’avoir pas à leur disposition l’incomparable vocabulaire du maître pour célébrer plus magnifiquement son œuvre. Ils n’ont pas assez de rayons pour grossir et élargir l’auréole du poète, ni assez de bronze et de marbre pour lui élever une statue digne de lui. C’est que Victor Hugo est entré vivant dans la gloire, et ils ont subi la contagion de cette fièvre dont Paris était atteint quelques mois avant la publication des Quatre vents de l’Esprit, lors de la célébration de la fête de Victor Hugo, au moment de son entrée dans sa quatre-vingtième année. On retrouve dans leurs articles tous les échos de l’apothéose. Les formules d’admiration, de surprise, d’enthousiasme ont été si entièrement épuisées qu’il y avait quelque gageure à les rajeunir. N’a-t-on pas déjà tout dit sur le magnifique épanouissement de ce génie, sa débordante fécondité et sa fantastique puissance ? Et cependant, si énorme qu’ait été cette production de plus de soixante années, l’impression qui se dégage de la critique, c’est qu’après avoir marqué sa colossale empreinte dans l’ode, la satire, le drame et l’épopée, Victor Hugo a réussi encore à se renouveler et à étonner ceux-là mêmes qui le connaissaient sous ses aspects les plus imprévus.

Fidèle à notre méthode nous avons voulu chercher quelque article hostile. Quel était l’homme qui avait attaqué avec le plus de violence, le plus d’aigreur et le plus d’injustice toutes les célébrités ou même seulement toutes les notoriétés sans exception ? C’était assurément M. de Pontmartin. Nous étions donc assuré de trouver l’article injurieux qui aurait manqué à la gloire de Victor Hugo. Nous ne pouvions guère douter que l’auteur des Causeries littéraires et des Jeudis de Mme Charbonnel ferait bonne mesure. Nous n’avons pas été déçu. On pourra s’étonner seulement que l’écrivain se soit si complètement fourvoyé. Il est vrai qu’une passion mieux documentée lui aurait sans doute épargné la tentation d’écrire des plaisanteries assez lourdes. On en jugera par cet échantillon que nous détachons de son article de la Gazette de France :


… L’esprit, c’est ce qui, même dans ses plus beaux temps, même dans ses plus belles œuvres, a toujours manqué à M. Victor Hugo. Le titre qu’il donne à son nouvel ouvrage, — Les Quatre vents de l’Esprit, — est, de sa part, une preuve d’abnégation stoïque ou d’étourderie sénile. Beaucoup de vent, oui ! un peu d’esprit, non ! Les vents qu’il évoque ne lui apportent pas ce qu’il n’a jamais eu.

…Ce qui manque à M. Hugo encore plus que l’esprit, c’est le tact ; encore plus que le tact, c’est la mesure. La mesure ! Tâchons de l’observer en parlant de cet octogénaire de Grenade qui a bien raison de vivre longtemps, mais qui a tort de s’obstiner à produire quand il lui serait si facile de remiser son génie dans sa gloire.


M. de Pontmartin conteste à Victor Hugo l’esprit. Il est le seul, car la critique est unanime à admirer la verve, l’ironie, l’esprit du poète ; mais il ne pouvait résister au plaisir de faire un mauvais jeu de mot. L’écrivain septuagénaire de la Gazette de France reproche à cet octogénaire de s’obstiner à produire ; c’est là peut être où il manque de « tact », parce qu’il manque aussi de renseignements. Il veut bien reconnaître que Victor Hugo a donné de fort « belles œuvres », « dans ses plus beaux temps », c’est-à-dire entre autres les Contemplations et la Légende des Siècles. Or les poésies des Quatre vents de l’Esprit sont en majorité contemporaines des Contemplations et de la Légende des Siècles, mais M. de Pontmartin l’ignorait. Le plus vigoureux des poèmes, la Révolution, a été écrit en 1857, dans cette magnifique période où le génie du poète était dans sa pleine floraison.

Nous convenons sans doute que l’écrivain royaliste n’avait pas contre Louis XV les mêmes colères et les mêmes indignations que Victor Hugo. Mais s’il eût su que les Quatre vents de l’Esprit dataient des « beaux temps », qu’ils étaient prêts à paraître en 1870, que leur publication avait été ajournée, il n’eût pas dit que Victor Hugo s’obstinait à produire, et avec un peu plus de clairvoyance, plus de sang-froid et plus de jugement il aurait découvert que les deux volumes étaient puisés aux sources des plus puissantes inspirations du poète, à l’époque des grands chefs-d’œuvre.

C’est dans les fragments d’articles des critiques qu’on trouvera la plus solide et la plus éclatante réfutation des badinages de M. de Pontmartin :


Le Gil Blas.
Louis Ulbach.

…Victor Hugo passe, jetant sa voix sonore aux quatre points cardinaux de l’esprit, à la satire, au drame, au lyrisme, à l’épopée. Il donne le vertige à ceux qui se croyaient assurés de n’en plus avoir en le contemplant ; il déconcerte ceux qui croyaient avoir achevé le programme de leur admiration ; il effondre d’un coup d’aile de son attelage les portes déjà mises en mouvement de son génie ; il oblige les éditeurs de son édition complète à la confesser incomplète ; il s’évade de sa gloire, qu’il sème en lambeaux lumineux sur sa route, pour aller la dresser plus près de Dieu. Les amis qui travaillent à sa statue relèvent la tête au bruit de son passage et rêvent maintenant, au lieu d’un poète pensif sur un socle de bronze ou de marbre, une vision comme celle que Mercié a suspendue au Louvre : le génie emporté d’un vol superbe dans l’infini.

Voilà le sentiment qui me reste de la première lecture de ces deux volumes. Il me semble pour ma part que je n’ai jamais applaudi, admiré, aimé, compris Victor Hugo, tant j’éprouve cette fois le besoin d’applaudir cette forme souple, facile, puissante, tant les vers à mettre en circulation comme des maximes frappées sur des médailles d’or sont nombreux, tant l’inspiration m’entraîne, tant l’émotion me trouble, tant l’idée est claire, simple.

Chateaubriand l’a salué enfant sublime, il faut le saluer vieillard sublime ; ce qu’on croyait le couchant est encore une aurore, et toutes les fêtes de notre gratitude sont à recommencer.


Le Siècle.
Edmond Texier.

Avant d’aborder cette œuvre incomparable, qui restera la plus haute fortune littéraire de ces dernières années, je ne crains pas de dire que l’admiration est une des formes de la critique et même la seule forme quand il s’agit d’un poète comme Victor Hugo. En passant le seuil de ce nouveau monument, l’enthousiasme devient l’atmosphère que l’on respire. Les Quatre vents de l’Esprit soufflent la même extase. Impossible de se soustraire à cette impression tyrannique. Transporté en pleine féerie du sublime, promené tour à tour des plus hautes régions de la poésie lyrique au décor où s’agitent les péripéties du drame humain, tout critique devient simple lecteur et tout lecteur s’incline devant le génie. Ces pages magnifiques, où nous trouvons le résumé de la vie et de l’âme de Victor Hugo, contiennent une suite de pièces dont les unes datent de 1853, d’autres de 1855, les dernières de 1870 et de 1875. Toutes les cordes de la lyre y donnent leur vibration amoureuse ou fatale, stridente ou doucement mélancolique.

Langue puissante, aussi transparente que le cristal, aussi tranchante que l’acier, aussi riche que ce métal de Corinthe fait de la fonte de tous les métaux précieux.

… Les grands poètes portent partout le sentiment des harmonies dans l’harmonie ; La Révolution ressemble à ce « bouclier de l’avenir » que Victor Hugo nous montre fait d’une « poignée énorme de rayons ».

Les flammes vengeresses qui servent de glaive à l’archange du jugement dernier, et les rayons transparents qui sont le prisme divin de l’idéal s’y entre-croisent dans un magnifique flamboiement.


Le Constitutionnel.
Georges Ohnet.

C’est vraiment un spectacle prodigieux que celui de ce vieillard plus vigoureux et plus ardent que les jeunes gens de notre génération, maître de son esprit et écrivant toujours sans ressentir les fatigues auxquelles nous autres, nous succombons si souvent.

… Ce qui dans Victor Hugo est prodigieux, c’est qu’il a atteint à la perfection dans tous les genres, et que, tout en se montrant grand, il a donné les preuves d’une souplesse remarquable. Il a été véritablement universel. Et c’est en cela qu’il est digne d’incarner ce siècle qui a été marqué par une marche en avant au progrès universellement constatée.

… Nous avons lu avec un intérêt particulier toutes les pages qui se rattachent à ce temps d’exil qui est la période sombre de la vie du grand poète. Elles sont empreintes d’une mélancolie exquise. Il est peut-être cruel de paraître se délecter de ces poésies qui ont été certainement écrites avec des larmes. Mais elles sont si belles qu’on oublie les tristesses dont elles sont la radieuse expression pour s’abandonner à leur charme pénétrant.

Nous voulons finir en adressant au maître l’expression de notre profonde et sincère admiration pour son génie qui, à la face de tous les peuples, met au front de notre France l’éclat incontesté de la souveraineté littéraire. Grâce à lui, notre pays qui n’est plus redoute, est encore envié et respecté. Honneur et merci à lui !


L’Indépendant.
A. Naquet.

Le nouveau livre de Victor Hugo est un événement national, non point seulement à cause de l’immense génie qui l’a enfanté, non point seulement parce que — ainsi que ses devanciers — il est une consécration de plus de cette immense révolution littéraire, complément de notre révolution politique, qu’a accomplie le grand homme dont, le 27 février dernier, nous fêtions le soixante-dix-neuvième anniversaire, mais surtout parce que toutes les œuvres de Victor Hugo sont l’expression la plus haute des sentiments de patrie, d’humanité, de justice, de fraternité, de vaste idéal humain.


Le Droit.
Mario Proth.

… Ces quatre vents qui soufflent du fond de l’infini apportent au monde ces quatre grandes voix, satirique, dramatique, lyrique, épique dont les verbes merveilleux sont tous familiers à cet universel génie. L’esprit reste joyeusement confondu devant cette production incessante, devant cette inépuisable fécondité, devant cette inspiration toujours égale à elle-même dont l’histoire ne nous avait point jusqu’à ce jour montré l’équivalent…

Ce poète formidable, ce justicier souverain dont les siècles rediront ce livre sauveur, les Châtiments, il nous revient, aussi fier que jadis, aussi indigné, aussi foudroyant et toujours humain.


La Nouvelle Revue.
Henri de Bornier.

… Comment donner une idée de cette œuvre prodigieuse ? Vous avez entendu peut-être l’orgue de l’église de Saint-Bavon, à Harlem. L’orgue est à lui seul un monument ; il est aussi haut que l’église ; il repose sur douze colonnes, et des statues de marbre blanc sont disposées en groupes depuis l’entablement jusqu’au faite. Il y a quatre claviers, entre lesquels sont répartis soixante registres, et douze soufflets se mettent à l’œuvre et animent d’une vie formidable et le trombone, et le double trombone, et le contre-basson, et la bombarde ; on se demande si la mer qui est voisine, soulevée par quelque tempête, n’entre pas dans la haute cathédrale. Rien n’est plus terrible, et tout à coup rien n’est plus charmant. Des souffles de printemps succèdent à des hurlements de cyclone ; et il y a des moments d’accalmie où les cinq mille voix de cet océan d’harmonie se taisent pour nous laisser entendre le petit cri joyeux d’une hirondelle.


Le Gaulois.
Catulle Mendès.

… S’il y a quelque chose de plus prodigieux que le génie de Victor Hugo, c’est le renouvellement perpétuel de ce génie. Chaque œuvre nous le montre sous un aspect imprévu. Il est toujours égal à lui-même, certes, et il a atteint déjà des hauteurs qui ne sauraient être dépassées, même par lui ; donc, égal ! mais jamais pareil. En lisant les quatre sous-titres des Quatre vents de l’Esprit, vous avez pensé peut-être : « Un livre satirique ? Bon, cela ressemblera aux Châtiments. Un livre dramatique ? Nous y retrouverons certainement le poète de Ruy Blas et de Marion de Lorme. Un livre lyrique ? À la bonne heure, nous allons lire d’exquises chansons d’amour semblables aux Chansons des rues et des bois, et nous reconnaîtrons les sublimes odes visionnaires des Contemplations. Un livre épique ? Ce seront évidemment des poèmes analogues aux merveilleux poèmes de la Légende des Siècles. » Ceux qui ont pensé cela se sont trompés.

Le livre satirique ne ressemble pas aux Châtiments ; le livre dramatique a peu de rapports avec Ruy Blas ; le livre lyrique ne provient pas des Contemplations ; le livre épique n’est pas la Légende des Siècles continuée. Car il a plu à l’infatigable créateur de se manifester par des créations nouvelles ! Vous êtes dans les Pyrénées ; depuis un mois, vous vous levez de grand matin ; le sac sur le dos, le bâton ferré en main, vous avez admiré bien des lacs, bien des torrents, bien des gorges, bien des sommets ! enfin vous dites : « À quoi bon voyager plus loin ? Tout ce que je puis voir, ne l’ai-je pas vu ? Est-ce que les eaux, entre les monts, n’auront pas partout le même azur limpide ? Les cascades ressemblent aux cascades ; le même écroulement épouvantable de roches s’entasse dans les gorges obstruées et c’est toujours le même brouillard vaguement lumineux qui se déchire aux pâles cimes de neige ! » Voyageur imbécile ! tu crois donc que la nature, pour faire beau, pour faire grand, a besoin de se plagier elle-même ? tu crois qu’elle manque d’imagination ? Reprends ton bâton et reboucle tes guêtres ! Partout — également admirable — t’attend l’inattendu, terrible, superbe ou charmant ! Et c’est à l’œuvre divine que ressemble l’œuvre de Victor Hugo.

… Et maintenant, niez, riez, criez, tapagez, contempteurs des génies, rabaisseurs des gloires, insulteurs des triomphes ! Si vous saviez combien tout ce que vous oserez empêchera peu d’être sublimes les sublimes pensées et les sublimes vers ! Niez, vous dis-je ! Il n’importe. Si vous ne croyez pas ce que vous dites, si vous mentez dans quelque but d’intérêt personnel, l’on vous méprise ! et si vous êtes sincères, ah ! pauvres gens, comme je vous plains !


L’Événement.
Aurélien Scholl.

… Je viens de parcourir à la hâte les Quatre vents de l’Esprit et j’avoue ma stupéfaction. Quel est donc cet homme que rien ne lasse et qui va, qui va toujours ? Est-ce Victor Hugo ? Est-ce Averroës ou Paracelse ? N’est-ce pas plutôt Prométhée, vainqueur du vautour ?

Les Quatre vents de l’Esprit nous versent la vie à pleins bords. Hugo a mis l’infini en volume, la tempête et la sérénité, les étoiles et les gouffres, les tremblements de terre et les tremblements de ciel.

… Il y avait, au temps où j’allais chaque année en Allemagne, un homme fort digne qui se tenait devant la source de Schwalheim.

Quand vous arriviez, il prenait un verre de cristal, le remplissait de l’eau pétillante qui avait les feux du diamant et la fraîcheur d’un glacier, et vous la donnait à goûter.

Puis il disait d’un ton admiratif :

— Toute la source est comme cela !

Ainsi dirai-je au lecteur après lui avoir offert une coupe de Victor Hugo 1881.


Le Moniteur universel.
Paul de Saint-Victor.

Le Livre satirique égale les Châtiments par la puissance de la pensée et l’éclat acéré du style. Mais la colère s’est visiblement adoucie, la corde de fer s’est détendue sans s’amollir ; une philosophie supérieure apaise l’indignation et quelquefois l’attendrit. Dans les Châtiments c’était l’Érinnye, lancée, d’un vol de feu, sur les coupables d’un crime et d’un règne, les prenant chacun corps à corps pour les marquer de sa torche et les flétrir de son fouet vengeur.

Ici, c’est l’Euménide, sévère et redoutable encore, mais accessible au pardon et à la pitié, planant dans une sphère supérieure, d’où le méchant, apparaissant confondu avec le mal même, obtient les circonstances atténuantes de sa triste fatalité… Le Livre lyrique est un enchantement perpétuel : mélodies et mélancolies, voix de la pensée et murmures du rêve, épanchements intarissables du cœur, élans éperdus de l’âme vers l’impénétrable Infini. Ces poèmes, nés dans l’exil, sont attristés de sa teinte ; sur leurs pages les plus rayonnantes, l’idée de la France absente projette sa grande ombre… Ce long exil, que Victor Hugo a subi d’un cœur si hautement inflexible, quelques pages du Livre lyrique nous en donnent le journal intime : tristesses sans doute, regrets déchirants de la patrie perdue, souvenirs en larmes des nids vides et des tombeaux délaissés : mais aussi joies profondes du devoir fidèlement accepte, approbation de la conscience satisfaite, paix de l’âme contente d’elle-même et qu’aucune tempête du sort ne saurait troubler… Un seul morceau remplit le Livre épique : la Révolution ; mais la Légende des Siècles n’a rien qui dépasse ce poème prodigieux, c’est la vision d’une Apocalypse historique.

… L’exécution est un prodige d’imagination et de style. Cette cavalcade nocturne à travers Paris frappe d’une place de ténèbres la marche machinale et retentissante des trois chevaux sculptés sur les pavés émus, l’immobilité des chevaucheurs rigides fendant les rues sombres, les horreurs de la nuit et les apparitions de l’histoire accompagnant vaguement leur groupe sépulcral, la grandeur et la terreur des vers qui l’évoquent, pareils, eux aussi, à des colosses submergés par l’ombre, l’inépuisable crescendo de leur lugubre harmonie, tout cela compose un tableau d’une inexprimable épouvante. La grandeur dans le fantastique ne saurait aller au delà.


Nous terminons cette revue de la critique par quelques appréciations sur les Deux Trouvailles de Gallus. Nous les avons groupées et mises en relief parce qu’à l’époque où parurent les Quatre vents de l’Esprit, le livre dramatique eut un grand retentissement. C’était comme la révélation d’un théâtre nouveau de Victor Hugo. On ne connaissait que ses grands drames ; on fut ébloui par cette verve étincelante, séduit par cet esprit charmant, surpris par cette ironie d’une touche si légère, et profondément remué par le dénouement terrible et imprévu. Les auteurs et les critiques dramatiques d’alors jugeaient que cette pièce en deux parties se prêtait merveilleusement à la scène tant elle était conduite avec art, avec une habileté consommée, une savante gradation des effets, et ils ne comprendraient guère aujourd’hui que cette pièce, toute remplie de belle humeur, de grâce, d’émotion, n’eût pas encore tenté le directeur d’un de nos grands théâtres, soucieux de montrer l’auteur dramatique sous un aspect curieux et inédit.


La Nouvelle Revue.
Henri de Bornier.

… C’est une délicieuse pastorale que cette comédie, et quelquefois, comme on l’a vu, elle s’élève jusqu’au sublime.

… Je ne veux pas déflorer ce dernier acte en le racontant ; il y a, dans ce dénouement d’une philosophie si tragique, des accents désespérés, des coups d’aile dans l’infini, de la douleur morale, des profondeurs de tristesse dont l’analyse ne pourrait donner une idée. Pour bien comprendre ce drame il faut le lire. Que dis-je ? le lire ? Eh ! pourquoi ne le verrait-on pas sur la scène ? On trouvera, espérons-le, un directeur bien avisé qui forcera la main à Victor Hugo s’il résiste : j’admets la liberté pour tout le monde, excepté pour les poètes de génie, quand ils veulent dérober leurs œuvres a nos applaudissements ; publier les Deux Trouvailles de Gallus, c’est bien ; mais cela ne suffit pas.

Précisément, parce que cette superbe trilogie est d’un genre inconnu, parce qu’elle contient tout ce qu’une œuvre de théâtre comporte de libres allures, précisément pour cela nous voulons voir comment elle sera comprise de la foule. Elle le serait admirablement, je n’en doute pas ; car la foule a des liens mystérieux avec les grands poètes : le génie étant multiple ne peut être tout à fait compris que par un juge multiple.


Le Droit.
Mario Proth.

… Dans les Deux Trouvailles de Gallus, ces deux comédies d’une si haute et si poignante philosophie, d’une si entraînante poésie, d’une action si simple et si fortement nouée que sans doute nous verrons bientôt à la scène, ne retrouvez-vous pas tout entier le créateur d’Hernani et de Ruy Blas ?


Le Télégraphe.
Maxime Gauthier.

Ce qui est à la fois le ressort, l’intérêt et la vie du théâtre de Victor Hugo, c’est l’antithèse. Il réunit dans une seule figure les traits les plus disparates et nous étonne par le contraste inattendu.

… Si nous sommes dans un monde quelque peu fantastique, si les personnages ont un autre langage que ce langage banal qui fatigue chaque jour nos oreilles, eh ! mille fois tant mieux ! c’est le poète qui parle par leur bouche ; qui s’en plaindrait ? C’est la note lyrique et non la note dramatique, diront quelques-uns. Soit ! puisque ce lyrisme nous emporte. Soyons heureux, au contraire, que les personnages, se souciant médiocrement de l’action, l’interrompent et la brisent, pour nous chanter ces grands airs dont la musique est signée Victor Hugo.


Le Journal des Débats.
Bérard-Varagnac.

Nous ne quittons pas tout à fait la satire en abordant le drame : les Deux trouvailles de Gallus. C’est du reste un esprit bien différent qui circule et qui brille de ses mille facettes dans cette création singulière, fantastique, amusante, éblouissante de verve, de fougue, de grâce, d’ironie ardente et d’audacieux caprice.

C’est, à mon sens, le chef-d’œuvre des Quatre vents de l’Esprit que ce drame étincelant, mené et enlevé de main de maître ; double drame, en deux parties ou en deux journées : la première, intitulée Margarita ou la comédie ; le seconde, Esca, ou proprement le drame, on va voir pourquoi : … Gallus escam quærens margaritam reperit. C’est sur ce vieil adage latin que se joue la fantaisie comique du poète.

… La seconde partie, Esca, est encore supérieure à la première. Ici, l’imagination du poète se déploie dans tout son ardent éclat, et en la lisant, cette seconde partie, je me disais en moi-même : Quel merveilleux dramaturge ! Mon Dieu ! quelle entente du théâtre ! quelle science des effets et des situations ! quel art inné et consommé de la mise en scène ! Ce double drame au fond n’est pas un drame véritable ; c’est une exquise bluette ; une fleur éclose un matin aux rayons capricieux de sa verve. Oui, mais quelle finesse et quelle sûreté de main dans l’arrangement de cette légère intrigue ! et quel feu roulant de saillies, de réparties ! comme ces dialogues courent naturellement et vivement ! Et quelle source bouillonnante d’invention comique ! Quel beau et franc rire gaulois ! Toute la scène première de cette seconde partie est un pur chef-d’œuvre.


Paul de Saint-Victor s’étend longuement dans le Moniteur universel sur le Livre dramatique : « C’est, dit-il, la rareté et la surprise du recueil », et il ajoute :

C’est du Théâtre en liberté que sortent les deux pièces publiées dans les Quatre vents de l’Esprit ; théâtre, qu’après Shakspeare, Victor Hugo pouvait seul refaire : moitié réel, moitié légendaire, azuré par le conte bleu et assombri par l’histoire humaine, coloré de rêverie et pénétré de nature ; passant de la demi-teinte du caprice à la lumière de l’observation ; laissant l’humour, la bizarrerie, le détail, toutes les arabesques de l’esprit, enguirlander son dialogue ; moins soucieux de l’action suivie que de l’étude des âmes et de l’art raffiné du style. Ce théâtre, les Deux Trouvailles de Gallus nous en donnent deux merveilleuses scènes avec Margarita et Esca : une comédie exquise couronnée par une fin grandiose, un drame en raccourci, du plus étrange et terrible effet.

Puis le critique analyse la pièce et il résume ainsi les conversations de Gallus :

Mêlez en pensée la verve de Rivarol à l’amertume de Chamfort, la folie de Marcutio à l’ironie de Candide, vous aurez une idée des conversations de Gallus ; mélange exquis de sarcasme et de fantaisie, d’imagination et de persiflage. Tout le rôle est à suivre, vers à vers, comme l’habit de bal de Buckingham était suivi, pas à pas, par les invités de la fête ; il grêle des perles, il pleut des bijoux.

Puis passant au drame et analysant le premier acte, Lison, Paul de Saint-Victor conclut :

Quelle féerie que le prologue enchanteur couleur du songe et couleur du temps. Une Ève de Watteau tentée par un Satan rococo ! Un merveilleux tableau décoré et machine par le plus grand des poètes. La musique même n’y manque pas, et ce sont ses vers.

Enfin le critique, après une longue analyse du second acte, la Marquise Zabeth, termine ainsi :

… Quel dénouement deux fois tragique, par la terreur et par l’imprévu !

Jusqu’à cette dernière scène, on a traversé la pièce comme une fête galante : une idylle de ballet, un enlèvement romanesque, des rires, des chansons, des babils de freluquets et de caméristes, des duos de prince et de chambellan étincelants d’épigrammes. Au milieu de ce petit monde brillant et futile, une femme, nerveuse sans doute, ennuyée, inquiétante par ses silences, mais qui, en somme, semblait faite à son métier de luxe et de joie ; puis, soudainement, une âme ulcérée qui s’ouvre, un noir ressentiment longuement, couvé qui fait explosion, l’hétaïre qui se démasque et découvre un visage exaspéré d’Euménide, le poison qui sort d’une bague et foudroie, une exécrable méprise éclatant sur la victime morte, dans un cri d’amour…

… Je ne sais rien, au théâtre, de plus déchirant et de plus poignant.


Le Constitutionnel.
Georges Ohnet.

Après avoir analysé toute la pièce, le critique conclut ainsi :

Telle est la fin saisissante de cette pièce vigoureuse et merveilleusement colorée. Elle montre l’amour comme le fond des choses humaines, et fait comprendre que, dans toute femme, fût-elle pure comme Nella, infâme comme Zabeth, le cœur est le souverain maître. Déjà le grand poète avait traité cette thèse avec une ampleur sans égale dans son beau drame de Marion de Lorme. Il y est revenu dans le Livre dramatique, avec cette richesse de forme et cette profondeur de pensée que lui seul possède.

Ces trois actes, la comédie et le drame, seraient bien intéressants, joués à la Comédie-Française. Mlle Croizette serait très belle dans la double incarnation de Lison et de Zabeth. M. Delaunay ferait un duc Gallus admirable d’élégance sardonique et de cynisme séduisant. M. Got est tout indiqué pour Gunich, qui est une sorte de L’Angély. Il y aurait là une belle occasion de fêter le maître et de célébrer sa vieillesse bientôt séculaire.


Ainsi, au moment où parurent les Quatre vents de l’Esprit, en 1881, des hommes de théâtre comme Henri de Bornier et Georges Ohnet, des critiques dramatiques comme Paul de Saint-Victor, des critiques littéraires comme Bérard-Varagnac, Mario Proth considéraient les Deux trouvailles de Gallus comme une curiosité théâtrale d’un genre nouveau qu’on devrait mettre à la scène, comme un joyau de l’art le plus raffiné, comme une pièce remplie d’heureuses trouvailles où se mêlent la fantaisie et la vérité, le rire et les larmes.

Et si, lors de leur publication, les Deux trouvailles de Gallus excitèrent la surprise et le ravissement des lecteurs, quel plus magique effet produiraient sur des spectateurs ces scènes exquises, vives, alertes, pimpantes, émouvantes où les vers seraient mieux mis encore en relief et où les effets auraient toute leur valeur et toute leur intensité. C’est vraiment du théâtre, et du théâtre pour la foule qui goûtera le charme et la gaîté du dialogue, suivra avec intérêt le jeu des passions et comprendra, comme le dit Georges Ohnet, que dans toute femme le cœur est le souverain maître.



III

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.

Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Paris, J. Hetzel, A. Quantin, éditeurs (imprimerie A. Quantin), 1881, 2 volumes in-8o. — Édition originale, publiée à 15 francs les deux volumes.
Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Édition définitive. Poésie XV et XVI, Paris, J. Hetzel et Cie, rue Jacob, no 18, A. Quantin, rue Saint-Benoît, no 7 (imprimerie A. Quantin), 1881, 2 volumes in-8o. Publiée à 7 fr. 50 le volume.
Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Paris, Calmann-Lévy, éditeur, ancienne maison Michel Lévy frères (imprimerie A. Quantin), 1882, première édition in-18, 2 volumes ; 7 francs les deux volumes.
Les Quatre vents de l’Esprit. — Paris, Édition collective, Eugène Hugues (imprimerie P. Mouillot), 1885, grand in-8o. Illustrations de Émile Bayard, Riou, Lix. Première édition illustrée, publiée en 16 livraisons à 10 centimes ; l’ouvrage complet, 2 francs.
Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Édition collective, Paris, A. Lemerre, éditeur, passage Choiseul, no 31, 1888, 2 volumes petit in-12 ; 6 francs le volume.
Les Quatre vents de l’Esprit. — Édition nationale, poésie XV, Paris, E. Testard et Cie, rue de Condé, no 18 (typographie G. Chamerot), 5 compositions hors texte, 1889, in-4o ; 30 francs le volume.
Les Quatre vents de l’Esprit. — Petite édition définitive, Hetzel-Quantin, 2 volumes in-16 (s. d.), à 2 francs le volume.
Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Édition à 25 centimes le volume, Paris, Jules Rouff et Cie, 7 volumes in-32.
Les Quatre vents de l’Esprit.I. Le livre satirique ; II. Le livre dramatique ; III. Le livre lyrique ; IV. Le livre épique. — Édition de l’Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollendorff, chaussée d’Antin, no 50, grand in-8o, 1908. Publiée à 10 francs le volume.



IV

NOTICE ICONOGRAPHIQUE.


1883. Le Livre d’or de Victor Hugo, Paris, E. Launette, direction de M. Émile Blémont. Six compositions (photogravures Goupil) :
La Grisette [Elle passa. Je crois qu’elle m’avait souri] (de Nittis). — Alsace et Lorraine [Ainsi nous n’avons plus Strasbourg !] (Jean Benner). — Les Îles du Rhin [Ainsi nous n’avons plus Strasbourg !] (Jundt). — La nuit, pendant que les pêcheurs sont en mer (Maxime Lalanne). — La nuit, pendant que les pêcheurs sont en mer (Weber). — Marine [Deuxième promenade dans les rochers] (H.-W. Mesdag).
1885. Édition Hugues. Cinq compositions hors texte :
Frontispice (Émile Bayard). — Voix dans le grenier (Riou). — Les Deux trouvailles de Gallus [Lison] (Émile Bayard). — Le Parisien du faubourg (Lix). — Les Statues (Émile Bayard).
1886. Édition Hébert. Quatre compositions de François Flameng, gravées par Léopold Flameng, Henri Lefort, Mme Louveau-Rouveyre, Los de Rios :
Du temps de Vénus aphrodite [Le bout de l’oreille]. — Ainsi nous n’avons plus Strasbourg !Près d’Avranches. — C’était un vieux pasteur, berger de la montagne [Troisième promenade dans les rochers].
1889. Édition nationale, Testard. Cinq compositions hors texte :
La déesse errait nue et blanche au fond des bois [Le bout de l’oreille] (E. Foubert). — Les Deux trouvailles de Gallus [Lison] (L.-E. Fournier). — Chanson d’autrefois (A. Bramtot). — Duo (P. Sinibaldi). — Rencontre d’une petite fagotière (Léon Lhermitte). Gravées par Mongin, H. Vion, J. Massard, E. Buland, C.-L. Faivre.
SALON.
1888. Loiseau (Georges) [sculpture].
Jersey, Guernesey, îles sœurs (Jersey).


  1. Cette note portait primitivement le titre de Toute la lyre qui a été biffé et remplacé par celui de Toute l’âme.
  2. États-Unis d’Europe.
  3. Voir tome II de la Légende des Siècles de cette édition, Historique, p. 528.
  4. Voir tome II de la Légende des Siècles de cette édition, Historique, p. 528.
  5. Voir l’Historique de l’Homme qui Rit de cette édition, p. 580.
  6. Voir le Théâtre en liberté.
  7. Voir l’Homme qui Rit, Historique de cette édition, p. 589.