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Journées de voyage en Syrie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 519-552).
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JOURNÉES DE VOYAGE
EN SYRIE

III.
JERUSALEM
JUIFS, MUSULMANS ET CHRÉTIENS[1]

14 décembre.

À peine installés à l’auberge, dont le confortable relatif nous paraît du sybaritisme après la rude existence que nous quittons, nous ne perdons pas une minute pour nous assimiler le plus possible de cette ville touffue, où, sous un aspect de mort, la vie intérieure ruisselle, où chaque pierre parle, où mille études sollicitent le voyageur, où les problèmes irritans se dressent à tous les pas devant lui ; chaque coup de pioche donné dans les couches historiques successives que le temps y a accumulées fait jaillir un enseignement nouveau, et des années d’investigation n’épuiseraient pas ce sol fécond. Les choses présentes y sont une source perpétuelle d’étonnemens et de leçons : d’abord l’homme de nos jours et de notre monde ne comprend rien à l’activité mystique de cette ruche religieuse ; bientôt il est plongé malgré lui dans cette atmosphère spéciale que se rappelleront tous ceux qui l’ont traversée.

Nos matinées se passent à courir avec le bon frère Liévin, le guide-né du pèlerin. Cet humble frère convers du couvent latin étudie avec passion depuis vingt ans chaque recoin de la ville sainte, et s’est fait une érudition archéologique du meilleur aloi qu’il met libéralement au service de tous. Le soir, nous profitons de l’affable hospitalité du consul de France et des relations qu’il nous a bien vite créées avec les patriarches des différens rites, avec tout ce que la petite société hiérosolymitaine compte d’éminent et d’original. Dans ce monde à part, l’étude des hommes complète celle des lieux et apporte son contingent précieux d’informations et de lumières. Je trouve à grand’peine quelques heures de la veillée pour rassembler ces notes ; s’il était besoin d’en excuser les lacunes, je devrais avouer quelle rêverie me faisait les interrompre, quand la splendeur des nuits de Syrie m’attirait à ma fenêtre, et m’y retenait par la séduction d’un mensonge propre aux villes arabes. Sur les terrasses plates de toutes ces maisons blanches, la lumière lunaire produit un singulier effet ; on dirait d’une épaisse couche de neige tombée dans la ville orientale. Sur toutes ces toitures horizontales qui s’étagent au-dessous de moi contre les flancs du mont Sion, la pierre passée au lait de chaux blanchit comme un tapis de frimas, émergeant dans la clarté du sein des ombres environnantes. En face, de l’autre côté de la rue, la tour de David se dresse sur ses énormes assises, reliant tout le massif de fortifications de la porte de Jaffa et des remparts. Les blocs à bossages rugueux, éclaboussés par la lumière rasante, les créneaux, accusés par une couronne de paillettes comme une légère touche de givre, complètent l’illusion, — illusion si frappante qu’elle me reporte soudain à ces jours, déjà lointains et présens encore, passés dans la dure hospitalité de l’ennemi, quand, durant les longues nuits de décembre, au milieu des toits ployant sous la neige, l’insomnie nous poussait à nos fenêtres, tout pleins de l’inquiétude de ceux qui vivaient ou mouraient loin de nous. Ces remparts, ces créneaux, ces fossés, n’est-ce pas la forte citadelle qui baigne ses pieds dans l’Elbe, et la muraille saxonne avec son glacis de givre derrière laquelle grelottent nos pauvres compagnons captifs ? Il ne faut rien moins, pour rompre le sortilège, que ce palmier qui se dresse au-dessus des réservoirs d’Ézéchias. Aussi bien ce silence de mort et cette nuit recueillie n’appartiennent qu’à la veuve de Sion. Tandis que dans nos villes les rues populeuses s’emplissent du bruit sourd des voitures et des clameurs douteuses de la nuit, aucun souffle ne trouble le sommeil éternel de Jérusalem, aucun pied n’ébranle ce pavé muet, — tout au plus, de loin en loin, l’aboi d’un chien ou le clairon insolent d’une caserne turque ; les croisés ne sont plus campés sur les collines d’alentour pour lui donner la réplique « à grand vacarme de timbales et de nacaires. » Nos premières explorations ont naturellement pour but le Saint-Sépulcre, cœur et raison d’être de la Jérusalem chrétienne, qui se serre autour de la vieille église franque comme la ville musulmane autour de la mosquée d’Omar. Le vaste temple est resté, comme nos cathédrales du moyen âge, une maison commune où la vie religieuse et la vie profane ont leur place ; enserré par une triple enceinte de couvens, tantôt il les pénètre de ses chapelles ramifiées, tantôt il se laisse pénétrer par leurs sacristies, leurs cellules, leurs communs. Un système compliqué de couloirs, de dégagemens, d’escaliers, de portes, enchevêtre les habitations monacales à la maison de Dieu ; les chapelles creusées dans le roc, les chambres des custodes, les divans des gardiens turcs, les dépôts d’huile et de cierges, tout se coudoie dans ce monde de pierre, où Quasimodo aurait pu élever une famille ; on comprend les saints personnages qui ont passé vingt et trente années sans sortir de ces murs.

Entrons-y donc un peu au hasard, cherchant les scènes pittoresques, les contrastes douloureux ou touchans dont il est sans cesse le théâtre, les émotions intimes qu’on ne saurait traduire sans en méconnaître la profondeur. En franchissant le seuil du parvis, on se trouve dans le divan des portiers musulmans : triste et nécessaire vestibule de la maison chrétienne. La garde en est confiée à une famille chez qui cette charge est héréditaire ; trois ou quatre Turcs, de mine assez débonnaire et dont la grave indolence peut passer pour du respect, fument leurs tchibouqs, accroupis sur des nattes. On passe, et les premières figures qu’on rencontre annoncent la Babel chrétienne. Tous les types des races humaines se croisent ici, tous les costumes du globe s’y mêlent, toutes les langues y retentissent, tous les rites y déploient leurs cérémonies. Catholiques, Grecs, Arméniens, Coptes, Abyssins, ont leurs autels séparés ; les sanctuaires les plus vénérés sont communs à tous, mais chacun n’y peut officier qu’à son heure, rigoureusement déterminée par des règlemens anciens. La foule se presse surtout à la porte de l’édicule qui renferme le tombeau ; trois visiteurs seulement peuvent y tenir ensemble, fort gênés par le caloyer de garde, qui fait une grosse recette en vendant des cierges : ce remuant personnage tourmente sans relâche, pour les faire sortir, les pèlerins qui nuisent à son commerce en s’attardant dans une méditation trop prolongée. Une femme fellah attend son tour, assise sur les marches en allaitant son enfant ; un Albanais prend patience en mordant à belles dents dans son pain ; un Circassien prosterné sur le pavé le frappe bruyamment du front ; les cordeliers traînent leur robe de bure ; les papas orthodoxes s’agitent, nombreux, loquaces et affairés. Une même pensée sort de tous ces cœurs et de toutes ces lèvres, traduite en vingt idiomes, formulée en autant de symboles différens.

Si le philosophe se complaît à l’idée de l’harmonie supérieure faite de toutes ces dissonances, le croyant est douloureusement distrait par les compétitions ardentes des communions rivales, cantonnées dans les différentes parties du monument. Quel voyageur, au spectacle de ces éternelles dissensions, n’a fait le rêve de voir tous les enfans de Jérusalem (dont le nom signifie en hébreu, par une étrange ironie, « l’héritage de la paix ») donner dans le premier temple de la chrétienté l’exemple de la concorde prêchée par leur maître ? Rêve bien naturel, mais dont les passions humaines au service des choses divines ne permettront jamais la réalisation ! On en peut du moins avoir l’illusion pendant la semaine sainte en entendant prêcher les mystères dans toutes les langues du globe. Le pèlerin qui parcourt alors les divers sanctuaires y rencontre des moines parlant simultanément au peuple en latin, en italien, en français, en grec, en arabe, que sais-je encore ? Les processions des divers rites se développent solennellement dans les détours de l’édifice, les Grecs dans le chœur éclatant d’ornemens d’or et de mosaïque, les Latins dans les ténèbres séculaires qui règnent sous les voûtes du nord ; trop souvent les pieuses armées, en se rencontrant, s’irritent, se querellent, se heurtent, leurs bannières pacifiques s’étonnent de les mener au combat, et le sang coule sur ces dalles qui en ont tant bu. C’est à cette même époque, dans la nuit du samedi saint, qu’on peut assister à la curieuse cérémonie du feu sacré des Grecs. Le patriarche, s’enfermant dans le saint sépulcre, communique par la lucarne à la foule impatiente qui emplit l’église depuis la veille le feu nouveau qu’un ange est censé lui apporter du ciel ; chacun se précipite pour allumer des premiers son cierge à la flamme céleste, et s’enfuit aussitôt pour la faire vénérer aux siens. Des cavaliers, venus de districts lointains, attendent, leurs chevaux sellés à la porte, pour rapporter une parcelle du feu sacré dans leur village. Une frénésie furieuse s’empare de cette turbulente foule grecque, des clameurs sauvages ébranlent la voûte : il est rare que cette cérémonie, legs évident du paganisme, s’achève sans accidens graves ; on se souvient de la catastrophe fameuse de 1833, où plus de 300 personnes périrent étouffées, où Ibrahim lui-même n’échappa qu’à grand’peine à la même mort.

La meilleure place, pour voir se dérouler ces curieuses scènes, est dans les galeries supérieures de la rotonde, qui communiquent avec le couvent latin et servent de promenoir aux moines ; les cordeliers espagnols y ont appendu les portraits de plusieurs de leurs rois. J’y trouve un Philippe II, mauvaise copie de la célèbre toile de Velasquez. Partout où le catholicisme pénètre, son jaloux protecteur le suit et s’installe en maître ; il n’a garde de manquer à ce rendez-vous du monde chrétien ; il quitterait plutôt son cher Escurial. Le voilà, livide et l’œil atone, dans son rigoureux costume de deuil,

Pâle en son noir pourpoint, la toison d’or au cou,


tel que chacun l’a vu en Espagne, en Italie ou en Belgique, guettant dans un recoin sombre de quelque église les libertins suspects au tribunal de la foi ; mais ici, comme pour narguer le terrible personnage, voici les papas et les archimandrites qui emplissent le chœur, faisant monter jusqu’à lui leurs chants schismatiques, psalmodiés sur un registre monotone. C’est l’heure affectée aux cérémonies orthodoxes, heure impatiemment attendue, jamais devancée, car la moindre infraction au règlement serait le signal de luttes sanglantes. Dès qu’elle est expirée, les Turcs, accomplissant leur humiliant et nécessaire ministère, referment les lourds vantaux du portail en poussant sur le parvis les fidèles attardés, ainsi que des écoliers qui auraient outre-passé le temps de leur récréation. En voyant se développer entre les piliers la procession grecque, je m’esquive comme il sied à un pauvre Latin.

Que de monumens chrétiens nous appellent encore au sortir du a grand sépulcre, » que de ruines vénérables, sans parler de la savante restauration de l’église Sainte-Anne, due à notre habile architecte M. Mauss ! Je les abandonne à de plus autorisés pour remonter la Voie-Douloureuse, artère principale de la ville, et les stations qui rappellent les défaillances du Christ ; nous nous arrêtons un peu avant le Saint-Sépulcre, nous franchissons l’enceinte du couvent copte et abyssin, adossé au chevet de la cathédrale. Dans les cactus et les figuiers qui croissent devant leurs cellules misérables, semblables aux cabanes en pisé des bords du Nil, circulent des fellahs, des Nubiens, des Abyssiniens, descendant toute la gamme des tons noirs, depuis l’olive jusqu’à la suie, que le soleil s’est plu à graduer du Caire à Gondokoro. Il ne tient qu’au voyageur, en pénétrant dans cette cour, de se croire transporté sous le tropique. Les moines coptes, enveloppés dans leurs sarraux de cotonnade bleue, font penser à leurs ancêtres de la Thébaïde. Ces chrétiens de l’Ethiopie et du Soudan, ces religieux à face nègre, ont de temps immémorial leurs autels et leurs privilèges au Saint-Sépulcre, où toutes les formes de la foi doivent être représentées.


16 décembre.

Nos promenades dans les sanctuaires et dans les ruines nous apprennent la ville du passé ; nos visites à leurs habitans nous initient à la Jérusalem actuelle. Une des plus curieuses a été celle que nous avons faite hier au patriarche des Arméniens grégoriens, établi sur le mont Sion, à l’ancienne église de Saint-Jacques-le-Majeur, qui appartient aujourd’hui à sa communauté. Un couvent spacieux et bien construit, une école comme on en trouverait peu dans le reste de la Turquie, pourvue de cartes, de livres européens, de collections et d’instrumens de physique, une imprimerie enfin, attestent que cette petite communauté laborieuse et intelligente représente, ici comme dans tout l’empire, une bonne part du mouvement intellectuel. Arrêtés devant les presses, maniées par d’adroits ouvriers qui impriment les Évangiles en arménien, nous ne pouvons nous défendre d’une certaine admiration : la pensée orientale, saisie de l’arme merveilleuse de notre civilisation, s’incarne sur les feuilles humides en caractères bizarres, dans une langue mystérieuse.

Lamartine appelait les Arméniens « les Suisses de l’Orient. » Le mot a du vrai en tant qu’il peint leur probité, leur ténacité, leurs aptitudes exceptionnelles au travail et à l’épargne, ces qualités qui ont fait passer entre leurs mains, dans tous les centres commerciaux du Levant, un tiers au moins de la fortune mobilière. Fils des montagnes, eux aussi, descendus des massifs du Caucase et des plateaux de Van, où fut le berceau de leur race, la destinée les en a étrangement éloignés. Ils sont peut-être le plus frappant exemple de la persistance du lien national, resserré et garanti par le lien religieux, dans les races désagrégées de l’Orient. Dispersés sur toute la surface de cet immense empire et du royaume de Perse, ils ont oublié pour la plupart la langue de leurs pères et n’entendent que celle des populations turques ou arabes auxquelles ils sont mêlés. Néanmoins, partout où le hasard les a groupés, ils se reconnaissent, se réunissent en communauté distincte, s’allient et se soutiennent entre eux, se serrent autour de l’autel en tournant les yeux vers le chef suprême de leur religion, le patriarche demeuré à Eschmiadzin, dans les montagnes natales. Ils savent prouver par ces qualités particulières dont je parlais la constance et l’hérédité chez eux de ce qui constitue un peuple, le caractère national.

Le patriarche de Jérusalem est un homme tout jeune encore, d’une stature de géant, d’une physionomie noble et intelligente. Il a été, le croirait-on ? étudiant en droit à Paris, où il a appris la photographie, qu’il pratique avec succès. Rendu à la vie orientale, il en a retrouvé avec les grandeurs les plus sombres embûches. A la suite d’une cabale formée contre lui, on a tenté par deux fois de l’empoisonner ; sauvé par sa robuste constitution, il a fait jeter les coupables dans un in-pace, mais il n’ose plus manger que des mets préparés de la main de sa sœur. Singulière destinée en vérité que celle de ce pontife, commencée au pays latin et finissant sous la mitre dans un drame des Mille et une Nuits !

On nous a précisément montré ce matin, sur le mont des Oliviers, de nombreux vestiges mis à découvert par des travaux récens ; ils attestent l’existence d’une colonie arménienne considérable à une époque reculée sur le plateau aujourd’hui désert. Les chroniques d’Arménie parlent de princesses de la famille royale retirées à Jérusalem vers le VIIIe siècle ; faut-il leur attribuer ces restes ? Ce sont des fragmens d’architecture, des pavés de mosaïque fort curieux et d’un très bon style, avec des légendes arméniennes, des tombeaux, des cercueils en plomb timbrés de croix. On trouve de menus objets, de petites lampes en terre cuite enfouies dans les caveaux, suivant la touchante et symbolique coutume léguée par le paganisme aux premiers siècles chrétiens. Dans les sépultures antiques des îles de l’Archipel, le mort est couché une lampe à la main ; on lui a confié une lumière pour descendre dans l’éternité et s’éclairer dans ces redoutables ténèbres. Aujourd’hui on retrouve les lampes dans les tombes au milieu d’un peu de poudre : apparemment le mort a laissé là sa lumière inutile en ouvrant les yeux au jour éternel.

Ces découvertes sont dues à Mme la princesse de La Tour d’Auvergne, qui a bâti sur la sainte montagne tout un petit centre religieux et français. Le Pater, élégant monument sur le modèle du Campo-Santo de Pise, un couvent de carmélites, d’autres constructions encore inachevées entourent le chalet où elle habite. La princesse nous y retient et veut bien se mettre au piano pour nous faire l’aumône de ce dont nous sommes sevrés depuis si longtemps, d’un peu de musique. Tandis que les pensées chantantes de Mozart et de Schubert emplissent la petite maison, je m’assieds à la fenêtre et ne peux détacher mes yeux du spectacle sans pareil qui se déroule devant moi. Il faudrait écrire avec les larmes des prophètes pour peindre tant de beauté dans tant de désolation. D’un côté Jérusalem tout entière, descendant des hauteurs de Sion dans les profondeurs de la vallée de Josaphat, et au premier plan de la ville la majestueuse mosquée d’Omar, exhaussée sur le mont Moriah, piédestal taillé pour le temple le plus auguste du monde ; de l’autre, les horizons funèbres et solennels dont j’ai parlé dans mes courses antérieures, la vallée du Jourdain, les montagnes de Judée et de Moab enserrant la Mer-Morte. Suivant les heures du jour, des gammes de couleurs éclatantes ou douces, des dégradations de plans, des oppositions d’ombre et de lumière animent ces sombres et mornes paysages. Quand vient le soir, qui pourrait rendre avec quelques pâles gouttes d’encre le bleu lointain et charmant des monts d’Arabie, l’or rose des collines prochaines d’Engaddi et de Jéricho, l’opale du ciel, les ténèbres descendant dans les gorges, les nuances fluides et douteuses des brumes qui montent de l’eau morte, luisante et lourde comme un miroir de plomb ? Et quand on aurait fixé ces insaisissables splendeurs, qui en dirait le silence, l’immobilité, la majesté souveraine et désolée ?

Ce matin, le soleil était voilé, le ciel aqueux, un brouillard léger estompait les lignes comme les vagues apparences d’un rêve, comme un mirage sur la mer où dorment les villes ensevelies. Laissant errer mes regards sur les tableaux dont ma langue rebelle n’a pu rendre les éblouissemens, dont mon seul souvenir sait la grâce, j’écoutais les harmonies qui s’emparent de toute l’âme à ces heures recueillies ; je pensais qu’elle aussi est une mer calme et limpide en apparence, au fond de laquelle dorment ces royaumes engloutis, les illusions, les espérances, les douleurs de la vie passée ; la musique est le vent qui la remue et fait remonter à la surface tout ce triste limon. Sans doute, lorsqu’ici même, dans ce jardin de Gethsémani, le Christ voulut porter en une heure suprême tout le poids des douleurs humaines, il dut, pour les sentir plus cuisantes et plus infinies, entendre les cantiques célestes que les anges chantaient à Bethléem la nuit où il naquit.

Nous y sommes entrés en redescendant la colline, dans ce jardin des Oliviers. C’est un terrain enclos de murs, au pied de la sainte montagne, en face de la porte Saint-Étienne. Les huit troncs d’oliviers, vénérables arbres que la piété chrétienne fait remonter jusqu’aux jours de Jésus, ne vivent plus que par l’écorce, emplie de cailloux et surmontée de quelques bouquets de feuillage. On pénètre en ce lieu sous l’empire d’une émotion profonde pour y chercher la trace de l’auguste douleur qui l’a consacré ; il est difficile de se défendre d’un sentiment d’exaspération en voyant sous quel travestissement une dévotion inintelligente a déguisé ce sanctuaire. De petits parterres à la française, plantés d’immortelles et de buis, clos par des barrières de bois proprettes, séparent les arbres séculaires : le long du mur en maçonnerie qui ferme le jardin, les stations d’un chemin de la croix étalent leurs baroques puppazzi de cire peinte ; dans un des angles, une tonnelle de vignes grimpantes abrite la maisonnette du frère gardien, qui se promène en arrosant ses fleurs. Ce jardinet de presbytère de campagne n’était certes pas ce qu’on venait chercher dans le retrait solitaire où le Christ se réfugiait pour se préparer à la mort.

En rentrant dans la ville, que nous avons laissée ce matin calme et morte comme à son ordinaire, nous la trouvons tout émue et frémissante de nouvelles agitations religieuses. Un firman apporté de Constantinople a annoncé au patriarche grec, Mgr Cyrille, sa destitution, son rappel et son remplacement provisoire par l’évêque de Gaza. Un drogman du pacha est venu chercher le vieux pontife au couvent et lui a intimé l’ordre de le suivre. La nouvelle s’est répandue avec la rapidité de la foudre dans le quartier chrétien, qui a pris la physionomie des jours d’émeute. Les cloches sonnent le tocsin à toutes volées ; adversaires et partisans du prélat frappé emplissent les rues de leurs cris de joie ou de leurs imprécations. Des patrouilles de soldats turcs parcourent la ville, bivouaquent les armes en faisceaux dans la rue du Saint-Sépulcre et du patriarcat, dispersent les groupes, font fermer les boutiques et menacent les séditieux de leurs baïonnettes. Il ne tient qu’à moi de me croire surpris par une de nos émeutes parisiennes sur nos boulevards militairement occupés ; mais ici ce ne sont pas des griefs politiques qui poussent le peuple dans la rue : les passions religieuses sont seules assez violentes pour faire oublier au raïa la terreur qu’il a de son maître. C’est bien plutôt dans une de nos villes du XVIe siècle, dans Privas ou La Rochelle un jour de sédition huguenote, que je me crois reporté. Ces ruelles tortueuses, ces vieilles maisons ramassées à l’ombre des églises et des cloîtres, ces prêtres conduisant ou retenant la foule, ces cloches sacrilèges soufflant la colère, ces figures et ces costumes d’un autre temps, tout ici est le commentaire vivant d’un épisode de nos guerres de religion.

Quant aux causes qui ont amené cette effervescence, elles appelleraient une longue et intéressante étude qui sortirait malheureusement du cadre de ces souvenirs. Cet incident n’est pas isolé et se rattache à tout un ensemble de faits d’une haute portée religieuse en attendant qu’elle devienne politique. Le monde chrétien d’Orient, comme celui d’Occident, entre dans une phase particulariste très marquée, où les églises d’une même communion, mais de provinces et de nationalités différentes, tendent de plus en plus à accuser leur individualité, à se détacher du faisceau commun, et à répudier l’autorité centrale pour vivre de leur vie propre. Pour mesurer la force et la ténacité de ce mouvement, il faut savoir qu’au lieu d’être, comme chez nous, la subordonnée de l’état politique, l’église est en Orient la seule représentation actuelle, le seul vêtement avouable, pour ainsi dire, des nationalités soumises, le seul lien officiel qui rattache et perpétue, pour des races géographiquement et politiquement disparues, l’ensemble des traditions et des espérances patriotiques. Il suit de là que le travail latent de ces nationalités et leurs aspirations, qui ne sont un mystère pour personne, doivent avoir leur expression première dans les choses religieuses. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Le vieil édifice de l’église grecque orthodoxe, pour ne parler que de celui-là, est profondément ébranlé. Au nord, les Bulgares l’ont délibérément quitté, et ont consommé le schisme en se donnant un clergé et des temples séparés. Au midi, les populations gréco-arabes des patriarcats d’Antioche et de Jérusalem, sans aller aussi loin que les races slaves, commencent à supporter impatiemment la domination du clergé hellène, et à attaquer la clé de voûte, l’autorité branlante du Phanar. La scission s’accuse chaque jour entre les fidèles arabes, qui n’entendent pas un mot à la langue liturgique, et le haut clergé venu de Constantinople, les moines de race hellène qui détiennent les immenses richesses des couvens de par l’autorité pontificale et défendent celle-ci en conséquence. Le patriarche Cyrille a eu le tort, aux yeux de ces derniers, de s’associer dans une certaine mesure à l’esprit de ses ouailles et de le porter sur un autre terrain, au synode convoqué à Constantinople lors du schisme bulgare, où il plaida seul la thèse conciliatrice et se prononça contre l’anathème. De là l’indignation du Phanar, qui a demandé à la Porte la destitution du prélat suspect, et l’a obtenue. — On comprend maintenant l’abattement et la colère du peuple en se voyant arracher son pasteur, la joie des caloyers et des archimandrites qui le remplacent par un des leurs : elle se manifeste par des cris, des insultes, des cantiques d’actions de grâce et des carillons de fête. Ce soir, le clergé grec a illuminé la croix de la coupole en signe de réjouissance : triste spectacle d’anarchie religieuse et d’intérêts purement humains déchaînés au nom du Christ contre la paix de son tombeau.

Cette nuit, entendant à une heure avancée un bruit d’armes et de chevaux dans la rue silencieuse qui conduit à la porte de Jaffa, au-dessous de notre hôtel, je me suis mis à la fenêtre : c’était le patriarche Cyrille qu’on emmenait clandestinement pour éviter le tumulte. Le malheureux vieillard est âgé de quatre-vingts ans, et souffre d’une maladie aiguë. Néanmoins les soldats l’ont placé sur un cheval et l’entraînent nuitamment à Jaffa, où on l’embarquera pour Constantinople sur une frégate qui l’attend dans le port. Tandis que les cavaliers s’engouffrent sous la voûte, éclairée par une lanterne, on distingue entre leurs tarbouchs le haut bonnet noir et les voiles de deuil du prisonnier. Ce cortège de martyre, passant comme une vision nocturne, rappelle éloquemment à l’esprit le souvenir de l’auguste passion dont tout parle ici, de cet autre prisonnier qui sortit de la ville par une nuit semblable, traîné du prétoire au Golgotha par les gardes du procurateur romain.


18 décembre.

Nous avons passé cette journée dans les sépulcres. Cette ville groupée autour d’un tombeau est véritablement la capitale de la mort ; elle se vautre en souveraine dans la banlieue de Jérusalem, où la bêche du fossoyeur remplace la charrue absente. Les tombes s’y pressent sans ordre, celles d’aujourd’hui coudoyant celles d’autrefois ; les sépultures humiliées des Juifs, enfouies çà et là sous des morceaux de pierre de rebut, se consolent à l’ombre des monumens des ancêtres, riches de souvenirs nationaux et d’enseignemens historiques.

Ce sont eux que nous avons parcourus aujourd’hui. Tout le plateau rocheux qui domine Jérusalem au nord n’est qu’une vaste nécropole, doublant une carrière, comme il était d’usage dans l’antiquité. Les villes de l’ancien Orient avaient résolu d’une façon très pratique le problème si ardu qui s’impose actuellement à nos grands centres. En extrayant du sol les matériaux pour construire les demeures des vivans, elles leur substituaient les restes des morts ; les deux villes jumelles s’augmentaient ainsi dans une proportion constante, et chaque maison nouvelle qui s’élevait laissait une place correspondante dans la cité souterraine. M. de Saulcy a minutieusement décrit ces hypogées, dont les plus intéressans sont ceux dits « des Juges » et « des Rois ; » mais les attributions qu’il en fait aux rois de Juda sont au moins conjecturales : il est peu probable que l’histoire fasse jamais surgir de leurs ténèbres les noms des morts fastueux qui leur ont confié leur secret. Quels qu’ils fussent, ils avaient au plus haut degré le sens des choses funèbres. Il faut convenir que les Égyptiens et les vieux Asiatiques ont seuls su se faire de la mort une idée suffisamment sinistre et solennelle ; ces grandes bouches noires béantes qui dévorent les corps et les oppriment dans la nuit éternelle sous des montagnes de rochers sont tout à la fois le plus grandiose et le plus horrible des modes de sépulture. C’est d’elles que parlait l’Ecclésiaste quand il disait : « L’homme ira dans la maison de son éternité. »

Après une visite rapide à d’autres excavations de moindre intérêt, nous nous dirigeons vers la grotte de Jérémie, à une portée de fusil de l’enceinte. C’est dans cette caverne spacieuse que le prophète, suivant la tradition populaire, aurait été enchaîné et aurait composé ses lamentations. Malheureusement pour la tradition il nous dit lui-même (XXXVII, 15-18) qu’il fut jeté en prison par Sédécias dans la maison du scribe Jonathan. Parfois la nuit le roi venait chercher son prisonnier dans sa geôle pour lui demander avec une terreur inquiète : « Ta parole vient-elle de Dieu ? » — Aujourd’hui un santon musulman habite la grotte avec son âne, comme Balaam ; cet autre faux prophète remplace les élégies du voyant par les psalmodies nasillardes de la prière mahométane.

En tournant l’angle nord-est de la muraille, nous arrivons à la porte Saint-Étienne. Devant le poste de soldats qui la garde, nous rencontrons une scène amusante, fantaisie de Callot encadrée dans ce paysage sinistre. On sait que la charité est la vertu musulmane par excellence : dans tous les édifices publics, mosquées, casernes, de fréquentes et abondantes distributions sont faites aux pauvres gens. Ici les soldats les ont organisées d’une façon originale : la marmite est installée sur une terrasse soutenue par un mur de trois à quatre mètres ; au pied de ce mur, une foule de mendians, de lépreux, de malingreux de toute sorte, agrémentés de loques et d’infirmités indescriptibles, se ruent à l’assaut de la terrasse, leurs écuelles à la main, se font la courte échelle et tâchent de grimper aux pierres. Le distributeur de soupe, n’arrivant pas à la verser à même dans chaque plat, la laisse majestueusement tomber en cascade d’une large cuiller ; la pluie jaunâtre et bouillante coule un peu dans les écuelles, beaucoup sur les têtes et les vêtemens des gueux, qui reçoivent avec délices ce bienheureux déluge. De temps en temps un corps dégringole de la grappe accrochée au mur, et sa chute occasionne les bousculades, les bris d’écuelles, les horions les plus réjouissans.

Nous sommes descendus de là dans la vallée de Josaphat. Voici le pays des tombes : ce n’est plus l’antique nécropole, déserte et souterraine, des plateaux du nord ; c’est le domaine de la mort présente et à fleur de terre. Pourtant du milieu des pierres juives qui envahissent le lit du Cédron et montent comme une armée funèbre à l’assaut de la sainte colline, qu’elles submergeront bientôt tout entière, quelques sépulcres monumentaux de l’ancien Israël émergent çà et là. On ignore l’époque de ces curieux édicules et on est conduit à se demander si d’ingénieux ouvriers ne se seraient pas plu à créer une énigme architecturale pour renfermer la grande énigme humaine.

Nous passons devant Siloë, hameau de troglodytes adossé à la montagne, à l’extrémité du ravin où le Cédron se dérobe par un coude sur la gauche ; quelques murs de pierres sèches, bouchant les entrées des cavernes funéraires, ont transformé les hypogées en maisons ; des mendians en sortent comme des ombres et nous poursuivent de leurs demandes de bakchich dans la gorge d’Hinnôm et jusqu’au mont du Mauvais-Conseil. C’est là que Judas vint se pendre après l’accomplissement de sa trahison. A mi-côte de cette colline se trouve l’Haceldama, le champ du sang ou du potier, que les Arabes appellent encore de son nom sémitique, Hakk-el-Dama. Une tradition ininterrompue et très autorisée place en ce lieu le terrain acheté par Kaïphe avec les trente sicles, prix du sang innocent, et destiné à la sépulture des étrangers. Chose singulière, l’histoire a exécuté avec une fidélité scrupuleuse l’arrêté du sanhédrin. Quand nos croisés assiégèrent Jérusalem, ils firent du champ réprouvé leur cimetière, qu’ils appelèrent le « Charnier de Chaudemar. » Il reste de leurs constructions un édifice carré sous un toit en terrasse ; entre les quatre murs, un déblai, pratiqué dans le sol sur une profondeur de plusieurs mètres, renferme encore un monceau d’ossemens : c’est le « pourrissoir, » comme disaient énergiquement nos pères, qui garde peut-être les reliques des compagnons de Godefroy et d’Amaury. On y descendait les corps par une ouverture pratiquée dans le toit. Quand le bon frère Faber, le pèlerin de Nuremberg, après avoir rapidement visité les tombeaux d’Israël, « parce qu’il n’y avait là aucune indulgence à gagner, » vint à l’Haceldama, il vit par le soupirail, au milieu des os desséchés, cinq cadavres récens. Il se mit à lire ses heures sur les cinq inconnus, « en souhaitant de tous ses vœux d’être enseveli là avec ses frères. » — Avant de quitter le champ du potier, il en prend texte pour nous rapporter la curieuse histoire des trente deniers, que je traduis, et qu’on lira sans doute avec édification.

« Pour ce qui est des trente deniers, j’en ai lu certaine longue et verbeuse histoire, où il est dit que Tharé, père d’Abraham, les frappa sur l’ordre du roi Ninus, avec d’autres du même coin. Abraham, les ayant reçus, les apporta en ce pays, d’où ils passèrent à Ismaël dans sa part de succession, sans jamais se séparer les uns des autres. Les Ismaélites les donnèrent aux fils de Jacob pour prix de Joseph leur frère, quand ceux-ci le vendirent ; les frères cependant les portèrent en Égypte, où ils les échangèrent contre du froment. Et d’Égypte ils passèrent dans le pays de Saba pour des marchandises. La reine de Saba les offrit, entre autres munificences, à Salomon, qui les plaça dans le trésor du temple de Dieu. Nabuchodonosor les en tira avec le reste des richesses du temple et les envoya en présent à Godolias, par qui ils arrivèrent dans le royaume de Nubie. Cependant le Seigneur étant né à Bethléem, Melchior, roi de Nubie, les offrit à notre dit Seigneur ; la benoîte Vierge et Joseph, fuyant avec l’enfant, les perdirent dans le désert, où un berger les trouva et les garda trente ans. Ledit berger, ayant ouï la renommée des miracles du seigneur Jésus, vint, étant infirme, à Jérusalem ; comme la santé lui fut rendue, il porta tous les trente à notre dit seigneur Jésus. Lui, ne voulant pas les recevoir, les donna aux prêtres du temple, qui les mirent dans la Corbone. Judas cependant ayant vendu le Seigneur, ils les lui livrèrent ; quand, poussé par le remords, il les jeta dans le temple, les prêtres les recueillirent et en achetèrent ce champ. Après ce marché, ils furent dispersés dans tout l’univers ; j’en vis un à Rhodes, dont Jehan Tucher de Nuremberg prit l’empreinte ; il en fit un modèle en plomb et en fondit de pareils en argent, qu’il distribua à ses amis. En l’an 1485, comme nous étions assemblés à Nuremberg pour tenir le chapitre provincial, ledit personnage donna à chaque frère un de ses deniers. Il y en a autant que de clous à la croix, et sur l’une des faces on voit une figure d’homme, et sur l’autre est un lis. Il y avait bien une légende, mais on ne peut plus la voir. »

Nous reprenons la vallée d’Hinnôm jusqu’au pied du mont Sion, à l’angle sud-ouest, où elle rejoint la route de Bethléem et le Birketes-Soultan, grand réservoir arabe vulgairement appelé piscine de Salomon. Tout reste antique porte ici ce nom prestigieux ; murs, jardins, réservoirs, aqueducs, tout a été fait par le grand roi, il accapare toutes les splendeurs de la monarchie juive. L’imagination populaire, simple et synthétique, a toujours besoin d’un nom sous lequel elle incarne tous les souvenirs d’une époque. Le fils de Bethsabée a été cet élu de la légende pour la race de David. Elle lui restitue chaque pierre douteuse comme elle lui a attribué toute la littérature de son temps. C’est une loi historique qui semble empruntée aux lois sidérales, cette attraction de quelques grands noms, s’augmentant de sa propre masse incessamment accrue, et absorbant à la longue l’effort lent et composite d’une ou de plusieurs générations, fait de mille efforts obscurs. Il n’y a pas à discuter avec la foule, qui concentre arbitrairement sur quelques têtes radieuses les travaux, les conquêtes et les initiations qui sont l’œuvre collective d’une société.

Tandis que nous nous livrons à ces réflexions philosophiques en remontant à la porte de Jaffa, nous sommes brusquement interpellés par un petit vieillard à costume oriental, coiffé d’un volumineux turban blanc qu’il enlève tout d’une pièce : ce personnage nous salue d’une harangue que je renonce à reproduire et qui débute ainsi : Il me rincresche de n’esser pus à mon poste per accoglir vos échélenzes… Nous reconnaissons à ce langage le légendaire M. Damiani, notre agent consulaire à Ramleh, le dernier agent à turban que la France ait gardé dans ce pays. Les Damiani ont d’illustres archives : ils ont hébergé tout le siècle ; voyageurs, poètes et soldats, tous les hommes d’action et de pensée que cette terre attire d’un invincible aimant, se sont assis à leur table. Le père du titulaire actuel a reçu Bonaparte et Chateaubriand ; notre interlocuteur a été l’hôte de Lamartine, d’Ibrahim, de tant d’autres, mais il est plus fier encore d’être à Ramleh consoul de toutes les potences, et prend fort au sérieux sa dignité. Dernièrement, lors du passage de l’escadre à Jaffa, il s’est rendu à bord du vaisseau amiral pour demander les cinq coups de canon qui lui étaient dus réglementairement ; tandis qu’on lui servait la salve en question, Damiani se levait gravement après chaque coup dans le canot qui le ramenait à terre, et saluait en ôtant des deux mains son turban pyramidal. Au demeurant c’est le meilleur homme du monde et le dernier débris, intéressant pour l’archéologue, de tout un passé pittoresque, politique et administratif déjà lointain, du Levant tel que l’ont connu et décrit nos pères. Aujourd’hui le chapeau et l’habit noir ont remplacé le turban et le caftan chez tout ce qui représente de près ou de loin la grande machine européenne ; le bureaucrate s’est substitué au patriarche dans le sélamlik transformé en comptoir, le papier timbré de l’huissier a fait regretter aux pauvres diables le courbache du janissaire : la bonne gestion des aifaires et le prestige occidental ont-ils gagné ce que la couleur locale a perdu à cette métamorphose ? Je laisse à de plus compétens le soin d’établir la balance.


20 décembre.

Nous avons consacré ces derniers jours à l’étude du Haram-ech-Chérif, le « sanctuaire auguste, » l’enceinte qui a contenu le temple de Jéhovah et qui rassemble aujourd’hui les monumens musulmans ; le principal d’entre eux, la mosquée d’Omar, est le chef-d’œuvre le plus accompli de l’art arabe. On pénètre dans le Haram par la porte occidentale dite Bab-el-Moghreby, la porte des Maugrabins. Sous la voûte et devant la fontaine, décorées avec la fantaisie exquise du goût moresque, veillaient encore il y a dix ans des noirs féroces, le sabre au poing, prêts à faire tomber la tête du giaour qui eût osé franchir le seuil sacré sans un firman rarement obtenu. Aujourd’hui les nègres ont disparu, les imans gardiens du sanctuaire se sont apprivoisés devant l’affluence croissante des Européens et l’éloquence irrésistible des bakchichs qui pleuvent de leurs mains. Cette porte franchie, on se trouve dans le Haram, cité sainte dans la cité commune dont elle occupe presqu’un quart en superficie. C’est le sommet du mont Moriah, aplani au nord par des nivellemens, prolongé au sud par des remblais ; les travaux gigantesques des rois de Juda en ont fait une plate-forme d’environ 500 mètres de long sur 300 de large. Ce quadrilatère est renfermé dans une enceinte de murailles antiques, continuée au sud et à l’est par le mur même de la ville et se rattachant au nord à la tour Antonia, la vieille citadelle romaine. Au milieu de cette esplanade, une seconde plate-forme entièrement dallée en marbre supporte la mosquée du calife Omar, qui occupe l’emplacement précis du temple d’Israël, et se détache avec une majesté incomparable sur ce piédestal, visible de tous les points de l’horizon de Jérusalem. Au sud du monument, la mosquée El-Aksa, l’ancienne basilique de Justinien, s’appuie au mur d’enceinte. Des restes de portes antiques, aujourd’hui murées, sont encastrés sur divers points ; une foule d’édicules auxquels se rattachent mille superstitions musulmanes, fontaines, mimbers, chapelles aux grêles colonnettes supportant un dôme ovoïde en forme de mitre cannelée, sont semés au hasard dans le Haram. Sur tout le pourtour de cette vaste esplanade, là où un peu de terre végétale s’est amassée sur le roc primitif, des oliviers, des cyprès, un maigre gazon, offrent une promenade solitaire aux méditations des croyans péripatéticiens. Des quodjahs y traînent leurs babouches avec la gravité contemplative de l’Oriental, recueilli en ne pensant à rien ; des soldats montent la garde au pied de la tour Antonia et sur les terrasses des remparts ; la barbe et le turban blanc d’un vieux Turc faisant ses ablutions à la fontaine, d’où s’envolent les colombes effarouchées, papillotent entre le feuillage sombre des cyprès. Le plus souvent aucun bruit, aucun mouvement humain ne viennent troubler le silence et la solitude du plateau sacré.

Telle est à peu près la surface du Haram : le dessous, machiné comme un plancher de théâtre, abrite le système le plus compliqué de substructions, de voûtes, de galeries, de citernes, d’égouts, tout un monde souterrain.

Moins que tout autre, j’ai le droit de toucher à un sujet qui a été épuisé par l’auteur du Temple de Jérusalem, et je n’essaierai pas de redire la majestueuse ordonnance de cette belle mosquée d’Omar, les splendeurs de la lumière sur ses parvis, les fêtes toujours nouvelles qu’elle y donne aux yeux. Tamisée et décomposée par de savantes verrières, tantôt réveillée par les cubes de cristal des mosaïques et les ors des plafonds, tantôt éteinte par l’ombre des colonnes de porphyre et les tapis de Perse, elle atteint une intensité d’effets que lui envieraient nos plus mystérieuses basiliques. Que d’heures émerveillées j’ai passées à suivre ses jeux, en écoutant les légendes que me racontait l’imam sur la pierre de la Sakrah, le vieil autel des holocaustes, quartier de roc fruste et labouré par le temps, qui se dresse dans sa nudité originelle au milieu de tous ces matériaux précieux artistement travaillés ; la main de David l’a touché, et il est suspendu sur l’abîme par celle des anges.

La mosquée El-Aksa, bien que fort curieuse pour l’archéologue, mérite moins d’arrêter le visiteur ; le hasard nous y fait pourtant rencontrer un sujet d’observations d’un haut intérêt. Toute grande mosquée est encore aujourd’hui dans la ville arabe ce qu’était la cathédrale dans nos villes du moyen âge, un petit centre clérical et hospitalier autour duquel se groupent les logemens des desservans, les asiles, les hôpitaux, les écoles ; l’enseignement de ces dernières est ordinairement distribué dans le temple. Nous entrons précisément à El-Aksa à l’heure des cours. Les étudians, vêtus du costume ecclésiastique, caftan noir et turban blanc, sont accroupis sur leurs genoux, la plume de roseau à la main et l’écritoire de cuivre passée à la ceinture ; ils forment des cercles inégaux autour des professeurs, suivant le plus ou moins de notoriété de ceux-ci. Les débutans n’ont que de rares auditeurs ; les maîtres renommés, les lumières de l’école, réunissent jusqu’à cinquante et soixante disciples au pied du petit tréteau où ils sont juchés. Chacun de ces ulémas, quelle que soit la science qu’il professe, a un Coran ouvert devant lui ; il lit, en la scandant sur un rhythme monotone, une leçon du texte sacré, qu’il commente ensuite à sa façon. Un d’eux veut bien nous expliquer dans tous ses détails l’organisme de ces universités et la division de l’enseignement qu’on y dispense. Quelle n’est pas notre surprise en y retrouvant les traits originaux, la constitution intérieure, la fidèle reproduction en un mot d’une de nos universités du XIIIe siècle ! Privilèges spéciaux, existence séparée, confusion des études littéraires et ecclésiastiques, découlant toutes ici du Coran comme là de la Bible, rien n’y manque. Les clercs, — c’est encore le vrai nom de ces étudians qui, une fois gradés en droit civil et canon, fournissent indifféremment à la société musulmane le cadi et l’imam, ses magistrats et ses prêtres, — les clercs, habitant généralement un quartier autour de la mosquée, inviolable à l’autorité séculière, couverts par leurs immunités et leurs franchises, ne sont justiciables que du tribunal universitaire. L’enseignement a conservé rigoureusement les grandes divisions de la scolastique : droit canon, droit civil, grammaire, mathématique, musique. Tout le savoir humain vient se ranger sous ces rubriques, et il procède tout entier du livre révélé. L’autorité juridique de notre vieille Sorbonne se retrouve dans les plus fameuses de ces universités, et il n’est pas jusqu’à son esprit frondeur que leurs docteurs ne semblent tenir d’elle ; il m’était facile d’en surprendre la trace dans la parole de celui qui m’initiait à ce côté de la vie musulmane ; il laissait percer la conviction qu’en certains cas l’université avait qualité pour interpréter la loi et casser même les arrêts souverains du commandeur des croyans. — Ainsi, en errant parmi ces étudians pelotonnés sur le parvis de la mosquée et prenant des notes sur leurs genoux, je pouvais me croire au milieu des clercs de la rue du Fouarre commentant Aristote, tant il est vrai que cet immobile Orient, je ne me lasse pas de le répéter, garde toujours pour qui veut l’interroger la reproduction vivante, la révélation sincère de notre histoire passée, à nous qui marchons.

Dans le chœur de la mosquée, une chaire élégante est portée par deux colonnes, les colonnes du paradis, entre lesquelles ne peuvent passer que les seuls prédestinés. Les parois intérieures des deux fûts sont sensiblement usées par les efforts séculaires des pèlerins et des effendis obèses qui essaient péniblement leur aptitude au bonheur éternel. On y voit souvent quelque grave et haut fonctionnaire orné de cette rotondité qui est partout l’apanage des gens satisfaits d’eux-mêmes et de la fortune, et qui, chez les Turcs, est presque un uniforme administratif ; le malheureux se tourne et se retourne, suant à grosses gouttes, pour suivre dans la porte céleste le jeune mollah dont il envie pour la première fois la pieuse maigreur ; d’un air de componction et riant sous cape, l’ecclésiastique tire à deux mains sur le magistrat essoufflé. Vains efforts ! l’excellence ne passe pas et s’en va un peu honteuse, non sans remettre une libérale offrande à son guide, pour qu’il raconte au public comment elle est sortie victorieuse de l’épreuve imposée aux croyans ; il faut bien garder son prestige vis-à-vis de ses administrés.

Nous voudrions encore, en parcourant le Haram, nous attarder à quelques wélys (chapelles) aux dômes provocans, en forme de mitres, brodés de sentences de la loi en lettres koufiques, ou étudier les beaux vestiges de la Porte-Dorée, les assises antiques de la tour Antonia ; mais les royaumes souterrains nous appellent avec leur fascination mystérieuse. Nous descendons, par un soupirail de l’angle sud-est, parmi des matériaux gigantesques, debout encore ou gisans sur le flanc, dans l’ombre auguste de ces voûtes, portées par des forêts de piliers semblables à des tours, que l’imagination orientale a peuplées de djinns et de génies malfaisans. C’est Salomon qui les a enchaînés dans cet Érèbe factice : expert aux formules magiques, il les a contraints à mettre en place ces moellons qu’une armée ne remuerait pas, à soutenir ces voûtes qui portent la plate-forme et ses temples, à creuser ce réseau d’aqueducs et de citernes, amenant les eaux des montagnes lointaines ou dégorgeant le sang des hécatombes ; puis il les a écroués pour l’éternité aux pierres de leurs piliers. Malheur aux âmes qui s’égareraient dans ces labyrinthes infernaux sans y jeter un petit caillou ! Les djinns les saisiraient et se les renverraient dans la nuit éternelle comme une balle ensorcelée.

Hélas ! la science lumineuse et impitoyable est descendue, elle aussi, dans ces ténèbres : elle a regardé l’appareil des pierres, la courbe des arcs, la disposition des portiques, si complètement analogue à celle de la Porte-Dorée, et nous voici obligés de confesser que les plus vieilles de ces substructions colossales remontent à l’époque hérodienne, et la majeure partie aux derniers califes. N’importe, si les vaillans ouvriers qui ont de la sorte étayé la montagne sont plus voisins de nous que nous ne l’aurions cru d’abord, ils n’en ont pas moins continué et rétabli l’œuvre du roi magnifique, qui a commencé sans nul doute ces réservoirs et ces palais souterrains. Permis encore à nous à entendre la voix attristée de l’Ecclésiaste dans ces corridors éternellement silencieux.

Je relisais hier soir dans Josèphe le récit de l’agonie de la nationalité juive, expirant dans ce même temple dont j’étudie les vestiges, comme la vie qui reflue au cœur avant de s’éteindre. En voyant Israël périr, sa tâche accomplie, on pense involontairement à ces insectes qui rampent durant de longs mois sans se douter qu’ils portent en eux le germe d’une forme meilleure : le jour venu et la métamorphose achevée, la chrysalide abandonnée disparaît, tandis que le nouveau-né monte sur ses ailes radieuses dans la lumière. De même le peuple imprudent qui a livré son âme à des races plus avisées tombe, cadavre lui-même, en défendant le cadavre de son culte. L’anarchie, l’oppression, la misère, ont eu raison des derniers lambeaux de l’organisation hébraïque ; parfois un souffle de délivrance passe sur la Judée : un messie paraît, c’est lui ! On accourt, on le suit, pour le voir finir sur la croix du proconsul. Le joug s’appesantit, et le pauvre peuple retombe, plus faible de son nouvel espoir trompé. Haineux et divisés, comme tous les malheureux et les vaincus, incapables d’un effort commun par suite des suspicions intestines, âpres aux restes chimériques du pouvoir et du sacerdoce, rien ne leur manque de ce qu’il faut pour faire mourir une grande nation. Les purs s’isolent des hésitans ; les derniers tenans de la loi, les zélateurs, à la suite des massacres de Césarée, s’enferment dans la ville, et, la ville prise, dans le temple. Là, derrière l’autel menacé par Titus, une poignée de sectaires oppose au colosse romain la plus héroïque défense, rendons-leur justice, qu’ait enregistrée l’histoire militaire. « Leur audace était plus grande que leur nombre, et ils redoutaient plus de vivre que de mourir, » dit Tacite, un expert en courage.

Il faut lire dans Josèphe, dont l’attitude douteuse entre les deux camps rend l’admiration peu suspecte, les péripéties de cette résistance acharnée : comment, cédant pied à pied la haute ville, la tour Antonia, l’enceinte du Haram, dont les remparts les avaient longtemps protégés, les portiques et les galeries du temple, les derniers combattans d’Israël vinrent se faire écraser sur le saint des saints, sur cette pierre de la Sakrah, où avait ruisselé le sang de tant d’autres holocaustes, — comment la torche d’un légionnaire, jetée sur les lambris de cèdre, réduisit en cendres le monument vénérable, qui ne devait plus se relever. Tous ceux des Juifs qui ne furent pas vendus comme esclaves, traînés au triomphe capitolin ou dispersés aux quatre coins du monde pour errer dans un éternel exil, se réfugièrent dans les labyrinthes souterrains du Moriah. Ombres vivantes dans ces cavernes funèbres, ils ne tardèrent pas à y mourir de faim. Quand les soldats romains, qui allaient puiser l’eau aux piscines de Siloë, étonnés d’y voir des cadavres apportés par les sources mystérieuses, se décidèrent à fouiller les entrailles de la montagne, ils n’y trouvèrent plus que quelques agonisans parmi des milliers de squelettes. L’un de ces derniers survivans, le chef héroïque des défenseurs de la ville, Simon Bar-Gioras, essaya d’échapper à ses ennemis en les terrifiant par une apparition de fantôme. S’étant enveloppé de draperies blanches et revêtu d’un manteau de pourpre, il surgit brusquement par un des soupiraux des galeries, sur la plate-forme du Haram, aux yeux des Romains épouvantés. Ce spectre royal, sortant des cavernes salomoniennes et revenant errer dans les cendres du temple détruit, c’était tout ce qui restait de la nation de David.

C’est le bénéfice de cet étrange pays que la vie contemporaine y offre sans cesse l’éloquent commentaire de l’histoire passée, l’illustration des réflexions que cette histoire inspire. J’en ai eu un nouvel exemple aujourd’hui en allant voir les Juifs pleurer au mur du temple, curieux spectacle que Jérusalem réserve tous les vendredis à l’étranger. Une belle gravure de M. Bida l’a popularisé chez nous.

Le mur d’enceinte du Haram qui regarde vers l’ouest, à l’intérieur de la ville et proche du pont des Macchabées, s’est conservé jusqu’à une grande hauteur tel qu’il était aux époques reculées où Israël possédait en paix la ville de David : assises de blocs énormes, à refends et en retraite, d’aspect fruste et vénérable. C’est le débris monumental que la tradition fait remonter avec le plus de vraisemblance au roi Salomon. Un étroit couloir est ménagé entre ce mur et les masures modernes ; les Juifs, à qui l’entrée du parvis sacré est rigoureusement interdite, ont acheté des Turcs, moyennant finance, le droit d’y venir pleurer sur les ruines des monumens de leurs ancêtres. La tradition est vieille chez eux et date de la dispersion de Titus. Les Romains, les Perses, les croisés, les musulmans, ont tour à tour prélevé sur cette piété nationale un lourd tribut : les avares proscrits l’ont continué à ces maîtres successifs de leur patrimoine, estimant plus que leur or l’ineffable joie de toucher les vestiges de leur grand roi, la porte de l’enceinte paternelle d’où on les chasse. Saint Jérôme témoigne de l’antiquité de cette coutume dans une de ses lettres. « Vous y verrez ce peuple lugubre venir pleurer sur les ruines de son temple, » écrit-il. — C’est là qu’un philosophe devrait aller méditer sur la vitalité persistante des religions et la réprobation mystérieuse de la famille hébraïque. Au pied de la muraille géante, contre la première assise dont les têtes atteignent à peine le faîte, une foule compacte se presse et couvre les pierres vénérées de baisers, de caresses et de larmes. Quelques-uns ont les vêtemens du pays, gombaz de soie aux couleurs éclatantes ; mais la grande majorité, Juifs de Pologne, de Russie, de Valachie, portent cet inénarrable costume qui nous a tant frappés à Saphed, où nous le vîmes pour la première fois. Les femmes, enveloppées dans leurs voiles blancs, se mêlent à ces pieuses douleurs.

Les voilà tous, au nombre de plusieurs centaines, étreignant les pierres de leurs mains crochues, balançant la tête et le corps avec les ondulations rhythmées de la prière orientale, psalmodiant sur une gamme aiguë les lamentations des prophètes ou des litanies en plat allemand. Par momens, le chant et les branlemens de tête s’apaisent, puis, au cri d’un coryphée, le long cordon des calottes fourrées, des turbans, des chapeaux européens, recommence à monter et à descendre avec des mouvemens de houle en fureur. Beaucoup pleurent réellement sur la muraille sacrée et cruelle qui leur cache la vue du Moriah et du parvis de Salomon. Le musulman qui va prier à la mosquée maudit les parias honnis, les touristes venus en partie de plaisir rient à gorge déployée des détails grotesques de la scène ; impassibles sous le mépris et l’insulte, ils jettent en dessous un regard chargé de haine à l’infidèle, et continuent sans se laisser distraire leur lamentable commémoration.

Une indicible pitié saisit le spectateur à la vue de cette éternelle infortune, de ce patriotisme sans défaillance, quoique sans aliment. Le cœur se serre, et la raison est confondue. Quelle, évocation historique pourrait lutter d’étrangeté et d’invraisemblance avec ce fait actuel : l’apparition de ce peuple indéfectible, qui revient du fond des siècles mythiques en pleine vie moderne, comme le spectre de Bar-Gioras au milieu des Romains, pour maudire un attentat vieux de deux mille ans, pour prier et pleurer, avec une passion toujours jeune, dans une langue éteinte, sur les ruines d’un temple dédié à un culte mort ?


22 décembre.

Nous avons été visiter aujourd’hui les établissemens russes, à dix minutes de la porte et sur la route de Jaffa. De quelque point de l’horizon qu’on regarde Jérusalem, l’œil est attiré et préoccupé par cette masse blanche qui couronne la colline de l’ouest et domine la cité allongée à sa base. Qu’on descende des plateaux de Naplouse ou qu’on monte de Jaffa, cette église ceinte de maisons apparaît la première au voyageur comme une sentinelle ou une gardienne de la ville ; mieux encore que la croix grecque et le drapeau des tsars, la richesse, l’importance de ces constructions, lui apprennent leur nationalité. Le consul, logé dans une élégante villa qui fait partie du groupe des bâtimens, nous reçoit avec affabilité et nous montre en détail, avec une satisfaction bien compréhensible, l’œuvre due à la charité et à la sagacité de ses compatriotes. Un hôpital de soixante lits, largement et confortablement installé, une pharmacie, un hospice, au vieux sens du mot, maison disposée pour des pèlerins pauvres, avec des chambres proprettes destinées aux voyageurs plus aisés, une chapelle intérieure, une grande et belle église, des dépendances nombreuses, rien ne manque à la petite cité moscovite. Médecins, pharmaciens, infirmiers, dames hospitalières, attendent les malades et les indigens. Je ne puis m’appesantir sur les mille petits détails qui révèlent une main généreuse autant que prévoyante ; ce qu’il faudrait faire comprendre pour restituer aux moindres choses toute leur valeur et leur suprême intérêt, c’est l’impression irrésistible de puissance, de richesse, de persévérance et de vitalité qui se dégage de tout cela. On dit que la Russie a déjà enfoui, je me trompe, semé 4 millions dans ce champ, qui ne restera pas improductif ; comparez cette somme aux quelques misérables milliers de francs que les autres puissances envoient à leurs coreligionnaires, et déduisez-en la force de l’action exercée de part et d’autre !

Tout ceci n’est rien encore, ce n’est que le cadre ; mais, si l’on observe les singuliers hôtes attendus dans cette demeure, le fleuve dont nous venons de parcourir le lit, on s’étonne, j’allais dire on s’effraie, de bien autre façon. C’est à Pâques, au grand moment du pèlerinage, qu’il en faudrait faire une étude complète ; cependant le mouvement plus restreint que détermine la fête de Noël nous permet d’en saisir la curieuse physionomie. Rien ne peut faire comprendre à notre société si déshabituée de pareilles impulsions le courant de dévotion ardente qui jette chaque année 3,000 ou 4,000 pèlerins russes sur les lieux saints. Pour s’expliquer cette croisade pacifique, il faut remonter à nos siècles de foi absolue, aux pionniers de l’Europe catholique en Orient, à ces compagnons de Pierre l’Ermite, ces précurseurs des croisés, qui arrivaient à pied, le bourdon à la main, du fond des Flandres ou de la Bretagne à Jérusalem. De même rien mieux que ce spectacle ne peut nous aider à restituer ces époques historiques. Sous plus d’un rapport, ce peuple russe en est encore au même âge que nos pères du XIe siècle, au même degré de ferveur et de naïveté puissantes. Aidé par un gouvernement soucieux d’utiliser un pareil levier, il s’ébranle périodiquement au fond de ses steppes comme une migration d’oiseaux du nord. Le paysan de la Petite-Russie, le mougik de Moscou, le serf de Sibérie, le Xircassien des provinces chrétiennes du Caucase, le Bulgare du Danube, les marchands de Nijni ou d’Arkhangel, se réunissent à Odessa, où des paquebots les prennent gratuitement et les transportent à Jaffa. De là ils font à pied, en chantant des cantiques, la longue route qui mène à travers les montagnes jusqu’à Jérusalem, et sont reçus pour la plupart dans la communauté. Je les ai vus dans l’hospice, dans leur église, et souvent surtout au Saint-Sépulcre ; coiffés de la casquette nationale, frileusement plies dans leurs longues lévites, ils ôtent à l’entrée du sanctuaire leurs grandes bottes rougies par les neiges, se prosternent sur le pavé avec des signes de croix répétés et prient avec ferveur. Et il ne faudrait pas confondre ces démonstrations avec les simagrées machinales du dévot grec : il suffit de regarder ces physionomies où le sentiment se traduit avec la jeunesse et la gaucherie naïve des figures de nos cathédrales gothiques, ces yeux ardens sous ces longs cheveux retombant en boucles sur les épaules, pour y surprendre une flamme de foi véritable et immense. Beaucoup ne croient pas leur pèlerinage achevé à Jérusalem et le continuent jusqu’au Sinaï ; ils affrontent les fatigues et les misères de plusieurs mois de marche dans les déserts arabiques, pour aller baiser les rochers touchés par Moïse. On nous a montré une très curieuse collection de fossiles, de poissons et de coquillages pétrifiés rapportés et augmentés sans cesse par les pèlerins des montagnes saintes. Une anecdote encore qui pourra donner la note de cette dévotion ascétique, digne des temps héroïques du christianisme. Mme Kajevnikof nous fait voir une énorme croix en fer brut pesant au moins 18 ou 20 livres. Elle a été trouvée pendue au cou d’une vieille femme morte dans l’hospice ; la malheureuse était venue à pied de Jaffa avec ce singulier cilice, qu’elle portait depuis des années !

On conçoit maintenant ce que peut donner une pareille force savamment développée et dirigée. Si l’on ajoute à cet enthousiasme religieux les qualités d’obéissance et de respect qui nous ont frappé chez la plupart de ces hommes, on se dit qu’il n’y a pas de limites à l’action possible d’un bras servi par un aussi merveilleux instrument. Il faudrait vraiment une sagesse surhumaine pour ne pas être tenté d’en abuser. On a quatre mille pèlerins aujourd’hui, on en aura quarante mille demain, si l’on veut, si l’on peut les loger et les nourrir. Un peuple entier viendra sur cette colline, soumis, dévoué, ardent : le jour où l’on voudra, sur un mot, sur un signe, il se ruera à la délivrance du Saint-Sépulcre avec le même entrain, avec la même abnégation que les compagnons de Godefroy de Bouillon ; mais j’écarte ces éventualités violentes : l’action lente et intense d’un pareil mouvement moral s’exercera en dépit de tout. Aussi, en parcourant ces belles salles, en admirant les attentions maternelles de la Russie pour ses enfans et les sacrifices qu’elle s’impose, on sent à travers tout cela la fermentation des germes féconds, une expansion irrésistible et forte à briser des roches, comme un frémissement sourd de moissons qui mûrissent.

Des impressions d’un caractère plus profond encore nous attendaient dans la basilique. On connaît la disposition générale des églises russes en forme de croix grecque surmontée de cinq dômes bulbeux. Celle-ci ne s’en écarte pas. L’intérieur est décoré avec une richesse sobre et délicate à laquelle les édifices consacrés au culte orthodoxe ne nous ont guère habitués.

Sur les panneaux de l’iconostase se déroule la galerie habituelle des panagia et des saints dans leurs fonds d’or. J’étais surtout curieux de voir là comment l’art religieux russe a modifié la vieille tradition byzantine, si immobile chez les Grecs, si familière à tous ceux qui ont habité l’Orient. L’épreuve est toute en sa faveur. Cette école, à peine née d’hier, si je suis bien informé, donne déjà des résultats surprenans et nous promet peut-être une rénovation de la peinture religieuse. Elle a su avec un discernement parfait garder toutes les qualités des vieux maîtres du mont Athos et des couvens grecs, la naïveté, la douceur1, l’éclat, l’expression fervente ; elle en a rejeté impitoyablement la gaucherie, la raideur, les incorrections de dessin, les poses conventionnelles ; c’est d’un archaïsme bien autrement vrai, bien autrement jeune et religieux que celui de l’école allemande d’Overbeck. L’œil fait à l’immobilité hiératique des types byzantins est tout surpris de voir des saints orthodoxes vivre et se mouvoir dans leur ciel d’or ; on applaudit sincèrement à ce jeune art barbare déjà si savant et si ingénieux. Il y a là telle tête de Christ qui est sur la route des nobles et antiques figures que Flandrin a laissées à Saint-Vincent-de-Paul et à Saint-Germain-des-Prés.

Mais ce ne sont pas ces détails qui m’ont tout d’abord frappé ; en entrant, je l’avoue, le spectacle que j’avais sous les yeux ne m’a guère laissé la faculté d’observer. C’était la vigile de je ne sais quelle fête orthodoxe, et l’on disait les vêpres du saint. Dans le chœur, une petite table portait un cadre de reliques ; ces vieux restes étaient couverts d’une grande couronne de roses naturelles, suivant une touchante coutume de l’église russe. Un peu plus bas, un évêque assisté de trois diacres lisait le rituel posé sur un pupitre. Les quatre officians étaient revêtus d’ornemens splendides, de lourdes chapes d’or reluisantes d’émaux et de gemmes qui faisaient paraître plus singulière encore leur coiffure de deuil, ce long voile noir retombant tout autour de la tête appelé kalimafkon. L’évêque était jeune : sa barbe et ses cheveux blonds encadraient un de ces types slaves si séduisans, rêveurs et mystiques, où il y a de la femme et du barbare ; quand il disait son chant grave, sa voix contenue semblait venir de plus loin que lui. Les trois acolytes, statues immobiles, tenaient un grand cierge allumé à chaque face du pupitre ; leur voile noir retombait tristement sur une opulente barbe blanche ; leurs paupières ne remuaient pas sur leurs yeux atones, pas un muscle ne bougeait sur leurs faces hiératiques, qu’on eût dites descendues d’une mosaïque. Ces quatre personnages, disparaissant parfois dans un nuage d’encens, bizarrement éclairés par la lumière du couchant décomposée et adoucie à travers les vitraux, n’avaient plus rien de ce monde. Derrière l’iconostase, des chantres invisibles, doués de voix superbes et admirablement dirigées, psalmodiaient les litanies du saint sur un récitatif en plain-chant. Je m’attendais à la mélopée nasillarde des hymnes grecs ; au lieu de cela, j’écoutais avec ravissement la musique religieuse la plus symphonique, la plus douce et la plus pénétrante qu’il m’ait jamais été donné d’entendre. Il y avait surtout une basse ample et profonde qui reprenait fréquemment un motet lent et plaintif ; j’ignore comment les musiciens nomment la gamme ascendante qui lui servait de thème, mais elle était d’un effet si large et si sûr qu’à chaque reprise on tressaillait involontairement.

Tout cela nous avait cloués à nos places comme une apparition merveilleuse. De cette musique céleste, de ces lumières mourantes du jour, de ces parfums d’encens et de cire, de ces fraîches fleurs sur ces ossemens, de ces vieillards éblouissans sous leurs voiles de deuil, se mouvant dans un fond d’or au milieu des icônes de saints dont on les distinguait à peine, il se dégageait une poésie si sacrée, une prière si exquise, que nous ne pouvions plus nous dérober à leur charme, à leur émotion communicative. Ces hommes ont vraiment une entente supérieure de la mise en scène religieuse : ils ont retenu les traditions pompeuses de l’ancien Orient. Même à Jérusalem, en face de ces souvenirs écrasans, ils ne sont ni petits ni ridicules. C’est alors surtout que j’ai senti quelle force s’accumulait sous ces voûtes ; en voyant autour de moi tous ces pèlerins russes, les femmes prosternées, les hommes debout, graves, fervens et recueillis, les réflexions qui m’obsédaient tout à l’heure me sont revenues cent fois justifiées. Cette religion, déjà si vive, est nourrie et comme chauffée à blanc par un clergé qui dispose de tels moyens d’action, qui sait s’emparer de l’homme par tous ses sens pour arrivera, son âme, et ce clergé lui-même est un instrument docile dans la main d’un maître ! Ne voilà-t-il pas le levier à soulever le monde ? En m’avouant que l’avenir est à ces hommes, je suis obligé de reconnaître que c’est justice, puisqu’ils sont simples, pieux et bons. Ils ne savent pas au même degré que nous diriger les forces de la matière ou jouer avec les rouages subtils des machines politiques ; mais ils ne connaissent pas nos révoltes, nos doutes. Ils n’ont pas encore toutes nos sciences, nos arts, nos lettres ; mais ils possèdent les trois grandes sciences que nous avons désapprises, la foi, le sacrifice et le respect.


25 décembre.

Noël ! Noël ! C’est à Bethléem qu’il faut aller cette nuit célébrer la joyeuse naissance, c’est à Bethléem que court toute cette foule, revêtue de ses habits de fête, qui s’engouffre sous la porte de Jaffa, à Bethléem que vont ce soir le peuple, les rois et les étoiles. Sur celles-ci pourtant il ne faut pas trop compter. Un ouragan furieux s’est déchaîné cette nuit avec la violence qui appartient aux rares perturbations atmosphériques de ces climats : je ne peux partir que vers le matin, fouetté par des trombes diluviennes, cherchant vainement la route dans la campagne transformée en étang et noire comme une gueule de four ; mon cheval butte jusqu’au poitrail dans les flaques d’eau, et je ne suis guidé dans les ténèbres que par le tintement lointain des cloches de Bethléem, qui carillonnent la bonne nouvelle et le réconfort.

Malgré ces difficultés, une foule effervescente et pittoresque remplit le couvent latin, la basilique et la grotte. On devine quelle affluence une nuit de Noël attire à Bethléem. Il est vraiment providentiel que les Grecs aient conservé l’ancien calendrier ; si les solennités chrétiennes tombaient aux mêmes dates pour toutes ces communions ennemies dans ces sanctuaires contestés, les lieux saints ne seraient qu’un perpétuel champ de bataille. Le pacha a envoyé un bataillon pour sauvegarder l’ordre, non moins que pour faire honneur à la fête ; il n’est pas rare de voir en Turquie les soldats musulmans rehausser de leur présence la pompe des cérémonies chrétiennes, faire cortège aux processions et présenter les armes au dieu étranger. La troupe bivouaque dans les nefs condamnées de la basilique, devenues, depuis que les Grecs les ont séparées du chœur par un mur de clôture, un vestibule banal. Si le tableau est triste pour l’archéologue et le chrétien, il est sans prix pour le peintre. Des chevaux attachés à la porte, qui font sonner leurs larges étriers de fer et leurs housses toutes frissonnantes d’amulettes de métal, descendent des cavaliers arabes en grand costume, pantalons bouffans, vestes brodées d’or et soutachées de couleurs vives, ceintures de soie rouge laissant passer les crosses damasquinées des pistolets et les manches des poignards, abayes de laine brune traînant à terre comme des chapes, kouffiehs multicolores ou turbans blancs enroulés autour de la tête. Tout ce monde emplit la basilique et se groupe à souhait dans les entre-colonnemens, disputant et gesticulant avec les marchands de chapelets, de cierges et de pâtisseries. Les femmes sont en nombre : on sait qu’elles ont conservé un costume particulier au village de Bethléem, et qui doit être à très peu de chose près le vêtement antique. Il se compose d’une chemise de laine rouge et bleue ouverte sur la poitrine, d’une espèce de cotte de même étoffe, et d’un long voile blanc à paremens brodés gracieusement soutenu par un bonnet à haute forme qui n’est autre que l’ancienne mitre des femmes orientales. Ce bonnet, tressé de laine, de grains de corail, de cercles de cuivre et de pièces de monnaie, est, avec leur collier, une véritable boutique de changeur. Le grand luxe est d’y réunir des centaines de pièces de tout temps et de toute provenance, vieux trésor de la famille : talaris, sequins, piastres, florins, ducats, quelques-uns demeurés là peut-être depuis les Vénitiens et les Génois, sans préjudice des médailles, des breloques, des chaînettes, des bijoux de toute forme, des anneaux soudés aux oreilles, aux coudes, aux poignets, aux chevilles. Toutes bruissantes de cette orfèvrerie, les belles Bethléémitaines s’avancent drapées dans leurs voiles avec une grâce et une noblesse incomparables ; une existence simple et primitive a conservé aux races orientales ce galbe antique, pur et serein, que nous ont fait perdre l’incessant travail de pensée, l’intensité nerveuse et l’activité inquiète de la vie moderne. Au milieu de tout ce va-et-vient, les soldats turcs, graves et silencieux, se chauffent en rond autour de feux allumés dans les bas côtés de la nef, près de leurs fusils dressés en faisceaux contre les colonnes byzantines. À ce bivouac improvisé, les uns font la cuisine, d’autres fument leurs tchibouqs ; les flammes tirent des notes éclatantes de tous ces tarbouchs et montent en spirales réveiller les saints personnages des mosaïques ; leurs prestiges rendent une vie fantastique aux sévères docteurs des conciles d’Éphèse et de Nicée, qui semblent se mouvoir sur l’or des murailles et regardent avec scandale, de leurs mornes yeux d’émail, ces armes, ces feux, cette foule ; ils ont dû de leur vivant contempler les mêmes scènes, quand le sac de la basilique par les soldats persans de Khosroës vint interrompre leurs subtiles controverses.

Cependant le peuple se précipite dans la grotte de la Nativité, qui s’étend sous le chœur de l’église ; on y descend par deux escaliers semi-circulaires, dont l’un appartient aux Grecs, l’autre aux Latins. C’est un carré long de 10 à 12 mètres sur 5 : le rocher a partout disparu sous les revêtemens de marbre, les tapisseries, les lampes de vermeil, tout le pieux trésor dont la chrétienté a enrichi depuis de longs siècles le sanctuaire vénéré ; une des lampes, toujours allumées, qui pendent de la voûte a été donnée par le roi Louis XIII. Sur le côté de la grotte qui regarde l’orient, une excavation, en forme de niche dans le rocher, marque la place même de l’enfantement, comme l’atteste cette fameuse étoile d’argent qui a fait un bruit si tragique dans la politique contemporaine, — une autre excavation au sud, la chapelle de la crèche, est le lieu assigné à l’adoration des mages. La grotte se continue par un corridor qui prend sur cette pièce principale, serpente dans le rocher, conduit à plusieurs chapelles consacrées par des traditions diverses, et revient déboucher par quelques marches dans le couvent latin.

La foule des fidèles emplit la petite église des franciscains, obstrue l’escalier et se prosterne pieusement dans la crypte, rayonnante de lumières. C’est un spectacle touchant de voir les Bethléémitaines et les vieux Arabes à barbe blanche se précipiter sur la crèche pour arriver à baiser les marbres de l’autel, l’étoile d’argent. Au moment où j’entre à grand’peine dans le sanctuaire, l’officiant lit cette leçon de l’Évangile : In prœsepio reclinaverunt eum… « Ils le couchèrent dans la crèche. » Frappé de cette coïncidence, pénétré de la solennité du lieu et du souvenir, gagné par la fièvre de ferveur qui s’exhale de tous ces cœurs et de toutes ces lèvres, on se sent envahi par l’émotion commune, on obéit doucement au magnétisme de cette adoration que tout persuade. C’est l’heure où s’épanche la source cachée de la prière, qui toujours filtre goutte à goutte dans quelque fond de l’âme, comme la lumière du ciel dans ce berceau de rocher. J’ai passé une partie de la nuit à errer dans les détours de la grotte, tantôt perdu dans la foule agenouillée devant la crèche, tantôt m’égarant dans les retraits déserts formés par les élargissemens du long boyau souterrain : ce sont des chapelles dédiées aux Innocens, à saint Jérôme, à sainte Paule. Personne ne vient troubler leur solitude : la musique et les chants des fidèles invisibles m’arrivent étouffés et mourans comme dans un couloir des catacombes. L’illusion est complète quand en remontant le corridor j’émerge subitement dans la clarté des lampes d’or et l’assemblée chrétienne. Tout au fond de la grotte, l’oratoire de saint Jérôme m’attire de préférence ; c’est là qu’il venait, suivant la tradition, prier et travailler, c’est là que son tombeau dort sous l’autel ; j’y vais à plusieurs reprises, cherchant si ce grand esprit n’y a pas laissé son secret de paix et de détachement.

Je remonte dans le cloître latin, où les bons franciscains assaisonnent le déjeuner hospitalier qu’ils m’offrent du récit animé de leurs dernières tribulations. Ce sont des moines italiens et espanols, aux têtes caractéristiques, dont la plupart m’ont été déjà présentés par Filippo Lippi ou Zurbaran. Un seul est Français ; le père Bernard (qu’il me permette de trahir le nom modeste, enseveli par lui dans ce couvent) nous séduit par son instruction étendue, son élévation d’idées, son onction vraiment chrétienne. Il vit dans ce milieu de si peu de ressources pour un esprit comme le sien, isolé, froissé souvent, se consolant avec la bibliothèque, la correspondance de saint Jérôme, les couchers de soleil sur les montagnes d’Idumée et l’espoir de dormir un jour dans ce petit cimetière du cloître, où on le déposera revêtu de sa robe de bure, les mains en croix sur son vaillant cœur, près du berceau d’où sa tombe attend la résurrection.

La pluie me reconduit à Jérusalem : elle s’établit avec une persistance qui semble annoncer le commencement de la « saison des pluies, » mot qui a le privilège de faire frissonner le voyageur en Syrie. Il n’a plus qu’à fuir devant elle, s’il ne veut affronter cette démoralisation de l’eau, suffisante pour empoisonner toutes les joies du voyage à cheval. Aussi bien le paquebot passe dans trois jours à Jaffa, et l’Égypte miroite déjà devant nos yeux : il faut nous résoudre à faire nos malles, c’est-à-dire à renfoncer dans les sacoches des mulets nos trois chemises, nos livres et nos cartouches, et à partir demain.


26 décembre.

Je voudrais pourtant, avant de quitter Jérusalem, résumer la physionomie de l’étrange ville et l’impression morale qu’elle laisse. J’ai dit la désolation de son aspect matériel et la tristesse de ses abords ; j’ai éprouvé qu’on y vit en quelque sorte d’une vie rétrospective par les débris des âges passés qui racontent son histoire, que le promeneur le moins prévenu, en parcourant cette ville arrêtée dans le temps, se sépare tout naturellement de la pensée contemporaine et commerce familièrement avec les Juifs, les Romains et les croisés, qui parlent seuls dans le silence présent.

Mais du cadavre qui gît dans ce tombeau, l’âme a survécu. Si tous les bruits de nos villes se taisent dans celle-ci, si leurs conditions essentielles d’existence en sont absentes, il est un des côtés de l’activité humaine qui s’est développé avec une intensité exclusive, qui a confisqué à son profit tout l’effort de pensée des habitans et des hôtes de Jérusalem. Pour faire comprendre comment il vous saisit dans ce milieu au détriment de toute autre préoccupation, il faut demander à l’homme de notre temps un déplacement absolu de ses habitudes, de ses intérêts et de ses points de vue. Cet élément social à qui, chez nous, la place est mesurée chaque jour d’une main plus avare, et qui s’est maintenu à Jérusalem étouffant tous les autres, c’est l’élément religieux.

Le commerce, le luxe, l’industrie, ces grands soucis de toute agglomération d’hommes, n’existent ici que pour les nécessités premières et les objets de piété. L’agriculture est dérisoire, le pays exporte tout au plus quelques sacs d’olives. Le projet, caressé par des ingénieurs européens, d’un chemin de fer reliant Jaffa à Jérusalem est tombé et tombera chaque fois devant l’impossibilité d’alimenter la ligne, non moins que devant une sorte de réprobation morale, soulevée par cette association d’idées et de mots qui hurlent ensemble. Tandis que la plus petite bourgade du Levant, dévorée aujourd’hui par le démon de l’agio, a sa bourse dans un café ou dans un khan, Jérusalem n’en a pas ; les Grecs et les Juifs y vivent, ô miracle, sans « faire d’affaires. » Le plaisir est encore plus sévèrement banni que le travail de la cité sainte : l’hiver dernier, M. le consul de Russie ayant voulu donner un modeste bal, cette idée fut accueillie comme une monstruosité. Chacun garde, sous la pression de l’atmosphère générale, une certaine retenue d’actions et de paroles comme sous le coup d’un deuil commun ; on marche et on cause dans la rue comme dans une église ; on ne pense même pas aux distractions de nos villes, on s’étonnerait de les rencontrer ici. Il n’y a d’autres intérêts locaux que ceux qui se rattachent aux questions religieuses, d’autres séditions que celles nées au pied de l’autel, d’autres travaux intellectuels que ceux consacrés au prosélytisme et aux recherches théologiques.

Devine-t-on maintenant quelle doit être l’influence de cette atmosphère propre, de cette fermentation générale sur la masse des esprits ? comme dans tous les milieux particuliers, la vue se fausse, devient sujette à des grossissemens d’optique, et aperçoit toutes choses à travers le nuage environnant. Les intelligences attirées ici par la recherche ou la propagation de la vérité et celles qui y viennent remplir des fonctions publiques, utiliser des talens plus pratiques, des aptitudes à l’intrigue, procèdent autrement qu’ailleurs. Les esprits les plus sains y subissent une déviation sui generis, percent dans quelque direction baroque, s’adonnent à quelque manie : c’est ce qu’on a appelé la a folie hiérosolymitaine. » On va peut-être crier à l’exagération ; mais tous ceux qui ont pratiqué l’Orient connaissent bien le mot et la chose et trouveront dans leurs souvenirs, à l’appui de ces assertions, plus de vingt noms que les convenances ne me permettent pas de citer. Chacun a ou croit avoir son idée, toujours pénétrée par l’idée dominante : l’industrialisme lui-même ne se produit ici que teinté de piétisme. Sans parler des nombreux millénaires, recrutés surtout parmi les Juifs et les sectes américaines, qui viennent chercher à Jérusalem la restauration du royaume de Dieu et la régénération de l’humanité, on rencontre à chaque pas des personnalités étranges. Celui-ci fonde une église, cet autre se contente d’un ordre ; l’un a eu des visions, un second a son plan tout fait pour le remaniement de la carte d’Orient ; un troisième est poursuivi par les embûches des adversaires religieux et politiques que ses fonctions l’ont forcé de combattre durant de longues années ; d’autres reconstituent des principautés avitales tombées en déshérence. On n’en finirait pas à énumérer toutes les manifestations de cette influence du milieu. Les plus excellens esprits y sacrifient par quelque côté : un consul d’une grande puissance, homme charmant et de. valeur singulière, a bâti de ses deniers un hospice qui doit être la maison-mère d’un nouvel ordre d’hospitaliers, destiné à soigner les pèlerins malades, divisé en langues et en bannières ; il insiste auprès de nous pour que nous propagions l’idée et lui procurions des recrues prêtes à faire les vœux mineurs, à ressusciter le Temple, dont il sera grand-maître. Voilà la note. Le passé est tellement vivant, seul vivant ici, que rien de ce qu’il a produit ne paraît impossible à réaliser à ceux dont l’existence s’écoule en communion avec lui. Combien de bons moines se consolent de leurs déboires en attendant la prochaine croisade !

On comprend, sans que j’insiste davantage, que la seule impression générale, la seule étude fructueuse est celle de l’ordre d’idées exclusif qui engendre ces phénomènes. Si la loi du voyageur moderne est de mettre en lumière le relief particulier de ce qu’il étudie, quiconque veut parler de Jérusalem doit s’attacher au mouvement religieux, qui entraîne d’ailleurs de graves effets politiques. Pour analyser ce mouvement, si complexe et si divisé, il faut faire le départ des principales forces en présence. Les « Latins, » comme on dit ici, c’est-à-dire les catholiques relevant directement de Rome, se présentent d’abord avec l’autorité que leur donnent l’ancienne possession des lieux et le souvenir des flots de sang versés pour la défense de la Palestine. Numériquement ils seraient parmi les plus faibles : un noyau d’indigènes, le mouvement fort peu considérable du pèlerinage européen, les catholiques de rite oriental, Maronites ou Syriens, qui viennent se grouper autour d’eux, tout cela ne constitue pas une église bien considérable. Leur force est dans l’ordre de Saint-François, gardien attitré de la terre-sainte, qu’il couvre de ses couvens depuis de longs siècles ; il faut reconnaître impartialement que les frères mineurs sont bien supérieurs en moralité et en lumières aux moines grecs, bien autrement respectés des fonctionnaires musulmans. Elle est encore dans le patriarcat, dirigé par des prélats italiens qui allient à une vie irréprochable le sens politique et les ressources d’esprit que l’on sait, dans le prestige de la grande église catholique, dans la possession de sanctuaires incontestés autrefois, envahis depuis un siècle par les empiétemens des Grecs, mais dont les plus augustes appartiennent encore aux héritiers des croisés, dans la mémoire vivante du royaume latin et des armes franques, dans les témoignages que porte chaque pierre des services rendus et de la gloire acquise.

En face des Latins et en hostilité perpétuelle avec eux, les Grecs luttent pour la primauté. Ils sont représentés par un clergé considérable et remuant, par d’innombrables moines. Ces moines et ce clergé sont moralement inférieurs à leurs compétiteurs : nul n’ignore par quels moyens ils arrivent à supplanter ces derniers ; mais ils ont pour eux la richesse, l’intrigue, l’habitude de traiter avec les maîtres du sol et la souplesse qui leur plaît. Ils dirigent un troupeau considérable ; la majeure partie des Arabes chrétiens est de la communion orthodoxe. Ce troupeau est grossi et ses pasteurs enrichis par le mouvement incessant du pèlerinage qui amène à Jérusalem les Grecs des îles, de la Turquie, du royaume hellénique, sans parler des pèlerins russes dont j’ai signalé plus haut l’importance. Surtout ils ont l’immense avantage de tenir au sol par toutes leurs racines, de combattre avec les armes et les langues de l’Orient, de se recruter facilement dans le pays ou dans les contrées avoisinantes, de poursuivre leur développement logique sur un terrain qui est le leur. Grecs de l’Hellade, de l’Archipel et de Syrie, tous en somme sont et seront toujours des Orientaux ; leur culte offre à l’Oriental la pompe, l’apparat, les pratiques minutieuses que sa nature réclame ; ils puisent dans le sentiment de leur force l’audace et la persévérance qui leur ont permis de déposséder les Latins d’une partie de leurs sanctuaires. A côté de ces avantages, il faut néanmoins se rappeler les causes intérieures de dissolution qui menacent l’église orthodoxe et dont j’ai déjà dit quelques mots.

Après ces deux puissances religieuses, alliés le plus souvent aux Grecs, dont les conquêtes leur ont profité, viennent les Arméniens grégoriens. Ils se sont fait une place enviable dans les principaux sanctuaires, leurs titres sont anciens et respectables, leur communauté intelligente et laborieuse ; mais leur nombre insignifiant ne leur permet pas d’aspirer à une prépondérance effective, et ils ne semblent pas y songer. A côté d’eux, je ne citerai que pour mémoire les Coptes, les Abyssins, les jacobites, débris demeurés là pour compléter de leurs notes originales et exotiques le concert du christianisme universel.

L’élément nouveau que les trente ou quarante dernières années ont introduit à Jérusalem est le protestantisme. Les missionnaires anglicans et américains sont arrivés les premiers, précédés par la cargaison de bibles obligée : pourvus à souhait de zèle et d’argent, ils ont élevé des constructions confortables, un évêché, une chapelle, et semé par la ville des dépôts de bibles. Les luthériens allemands les ont suivis dans les derniers temps : grâce au courant d’émigration propre à leur race, ils forment déjà une petite colonie qui a des établissemens et un hospice. L’action protestante est à peu près nulle sur les indigènes : cette compréhension septentrionale du christianisme trouve la nature orientale absolument rebelle. En dehors de quelques convertis juifs, les sectes réformées ne vivent ici que de l’apport étranger. Leur développement matériel progresse pourtant chaque jour. Il faut rendre cette justice au protestantisme que, fidèle jusqu’ici à son principe, il s’est désintéressé de toute intrigue politique ; peu soucieux de la possession de fait, dont les anciennes communions sont si jalouses et à laquelle il ne pourrait d’ailleurs produire aucun titre, il ne demande aux lieux saints que le droit commun à la prière, et ne se distingue que par d’importantes recherches scientifiques, des fouilles heureuses et des travaux d’exégèse.

Vis-à-vis de toutes ces branches de la famille chrétienne, comme Ismaël contre ses frères, la tribu juive, haineuse et fermée, végète dans sa misère malgré quelques établissemens dus à la munificence de ses riches coreligionnaires d’Europe. Puis-je redire, sans me répéter, sa foi implacable, son espérance obstinée et vaine, le mystère de son culte, de son existence et de son abaissement ? Ignorés et méprisés malgré leur nombre, parqués dans un quartier étouffé et dans des synagogues borgnes, chassés de tous les lieux consacrés par la Bible, l’Evangile ou le Coran, les fils d’Israël nourrissent plus que tous autres des prétentions d’avenir et la persuasion d’une renaissance nationale. Ils arrivent de tous les coins de l’Europe, étranges comme j’ai essayé de les dépeindre, avec la régularité instinctive des oiseaux émigrans, ajouter des tombes à celles de leurs aïeux. Un chiffre donnera une idée de leur importance numérique, si peu en rapport avec leur importance religieuse et politique, qui est nulle : sur toute la population de Jérusalem, qui se monte à 26,000 âmes environ, les Juifs comptent pour plus de moitié, 14,000 âmes. — Le reste se décompose comme il suit : chrétiens 7 ou 8,000, musulmans 4 ou 5,000. La plupart de ces derniers sont des Bédouins du désert ou des citadins arabes ; le surplus est fourni par les Turcs, fonctionnaires et soldats.

Ces derniers planent tranquillement au-dessus des autres groupes, tenant, eux aussi, Jérusalem pour une ville sainte, vénérant le prophète dans le Haram, appelant les croyans à la prière du haut des clochers transformés en minarets, surveillant les chrétiens dans les sanctuaires qu’ils leur accordent, interposant entre eux leur autorité incontestée : élément pondérateur et nécessaire, clé de voûte qui retient cet assemblage de matériaux hétérogènes et l’empêche de s’effondrer dans l’anarchie et le sang. Tels sont les principaux acteurs qui se disputent cette étroite scène. Je ne puis entrer dans le détail fastidieux des intrigues, des conflits, des complots qui se nouent et s’enchevêtrent chaque jour sur ce champ de discorde entre ces groupes hostiles ; le prosélytisme religieux et les convoitises temporelles les maintiennent dans cet état de fièvre permanente qui surprend si fort l’étranger et s’empare bientôt de lui, s’il n’y prend garde. Redirai-je avec quelle douleur le chrétien assiste à ces mesquines querelles dans le lieu qui devrait être par excellence le temple de la paix et de la charité ?

Pourtant, et c’est sur cette idée que je voudrais terminer cet aperçu et quitter Jérusalem, le penseur qui examine sans parti-pris ce spectacle attristant en appelant à lui le secours d’une philosophie plus haute peut en dégager une sereine et consolante leçon. Tandis que les sectaires épousent telle ou telle colère, tandis que les âmes simples se révoltent en perdant leurs illusions, il néglige les passions et les petitesses humaines, dont il serait puéril de s’étonner, pour ne retenir que le mobile unique dont elles procèdent : il pardonne à ces soldats aveugles de la même cause de s’entre-tuer pour la couleur de leur drapeau ; plus frappé de l’unité fondamentale que des divergences apparentes, il se demande quelle attraction mystérieuse pousse les esprits à ce centre commun de tous les pôles du monde moral comme du globe terrestre ; il écarte ou coordonne les formes diverses appropriées aux traditions, au tempérament, à l’état social et intellectuel de chaque race, pour s’arrêter au principe éternel qu’elles revêtent, et qui vient chercher ici la source de la plus haute révélation par laquelle il se soit jamais manifesté ; il reconnaît dans ces notes dissemblables l’hymne universel qui monte au ciel du fond de tous les cœurs humains. Indulgent pour des erreurs qui ont leur raison d’être, il comprend tous ces esprits, venus de directions opposées, qui lui veulent donner pour absolus leurs points de vue relatifs ; mais il tâche de s’élever assez haut pour embrasser l’ensemble de cette vérité abstraite que chacun d’eux voit sous un angle partiel. Les navigateurs qui suivent des routes contraires sur la haute mer se guident tous sur une même étoile ; elle apparaît à chacun sous une inclinaison différente, les nuages l’interceptent, l’horizon la dérobe, cet infini change d’apparences au gré de leur course vagabonde, et pourtant ils poursuivent avec sécurité le chemin qu’elle a marqué. Ainsi de la lumière éternelle dont un reflet luit sur ce tombeau et y attire les peuples de la terre ; les voiles dont ils l’entourent et les couleurs que leurs yeux prévenus lui prêtent la cachent moins que leurs adorations unanimes ne la découvrent.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 1er février.