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Revues étrangères Une nouvelle biographie de la Rosalba
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 934-945).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE LA ROSALBA


Gallerie nazionali italiane, tome IV, 1 vol. in-4o, Rome, 1899.


Un critique d’art florentin, M. Vittorio Malamani, vient de publier, dans le quatrième volume des Gallerie nazionali italiane, une très intéressante étude sur la Rosalba Carriera, à propos des portraits de cette éminente artiste que possède le Musée des Portraits, nouvellement inauguré aux Offices de Florence... Mais d’abord, je ne puis laisser passer cette occasion sans essayer d’expliquer, au moins en quelques lignes, ce que sont les Gallerie nazionali italiane.

Ce sont d’énormes volumes in-folio, imprimés avec grand soin et abondamment illustrés, que fait paraître tous les ans en Italie, aux frais de l’État, le ministère de l’Instruction publique. Les nombreuses études qui y sont recueillies traitent de divers sujets de l’histoire des arts, mais toujours à propos d’une ou de plusieurs œuvres appartenant aux musées italiens. Et bien que tous les historiens et critiques d’art soient invités à y collaborer, de préférence y collaborent les directeurs et conservateurs des musées italiens.

La publication de ces Gallerie nazionali est de date relativement récente ; mais, depuis de longues années, des recueils analogues paraissent à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, des recueils où les savans préposés à la garde des collections publiques rendent compte des résultats de leurs recherches sur telle ou telle des œuvres qu’ils ont mission de garder. A Berlin, par exemple, la collaboration de ces savans à l’Annuaire des Collections royales prussiennes fait, en quelque sorte, partie de leurs fonctions. Tantôt c’est le directeur du Musée de Peinture, tantôt le conservateur du Cabinet des Estampes, tantôt l’inspecteur des Palais royaux ou l’architecte chargé de la surveillance des monumens publics qui étudie quelqu’un des sujets de sa compétence : reproductions photographiques, plans, fac-similé d’autographes, tous les moyens lui sont offerts qui peuvent rendre son travail plus complet ou lui donner plus d’autorité : et il n’a pas à craindre d’être long, ni même d’être ennuyeux, pourvu que son travail touche à un problème historique vraiment intéressant.

Ai-je besoin d’ajouter, après cela, que de tels recueils sont d’une portée inappréciable pour le progrès de l’histoire des arts ? Ils ont en premier lieu l’avantage d’attacher les conservateurs à leurs musées, de les mettre avec ceux-ci en relations plus intimes, de leur ôter l’idée que leur unique devoir, vis-à-vis des œuvres qui leur sont confiées, consiste aies déplacer ou à les faire nettoyer. Ils fournissent à l’histoire des arts un personnel d’historiens, et les plus aptes du monde à s’en occuper avec fruit : car qui serait mieux à même de connaître un tableau que l’homme qui passe sa vie en contact avec lui, qui le voit librement à toute heure du jour, et qui a en outre sous la main tous les documens concernant sa provenance, son état de conservation, les diverses aventures qu’il a traversées ?

Mais surtout de tels recueils ont l’avantage de maintenir vivantes, pour ainsi dire, les œuvres des musées. Chacune de ces œuvres, pour peu qu’on se donne la peine de l’interroger, renaît, sort de son silence séculaire, fournit mille renseignemens curieux sur la personnalité et les procédés de son auteur, sur le goût de l’époque où il l’a produite. C’est en interrogeant de cette façon les tableaux des musées de Belgique et de Hollande que Fromentin a pu nous laisser le meilleur ouvrage que nous ayons sur l’histoire de la peinture des Pays-Bas au XVIIe siècle. Et si le musée de Berlin est en train de devenir un des plus renommés de l’Europe, si dès maintenant un grand nombre de ses peintures et sculptures, à peine connues il y a vingt ans, sont tenues pour des œuvres typiques en leur genre, c’est en partie parce que les conservateurs du musée de Berlin, non contens d’acquérir et de classer ces ouvrages, en ont fait l’objet d’infatigables recherches historiques. Trois morceaux, d’ailleurs assez peu importans, de Donatello leur ont permis de distinguer trois périodes successives dans l’évolution du talent du fameux sculpteur ; une esquisse de Rubens leur a suggéré l’idée de l’influence exercée sur le maître flamand par son élève Antoine Van Dyck. On n’imagine pas combien de découvertes, de théories, d’hypothèses, depuis vingt ans, ont eu pour point de départ ce musée de Berlin qui, pour la valeur artistique de ses collections, est peut-être le plus pauvre des grands musées d’Allemagne.

Et ce mouvement n’eût pas été possible sans l’institution officielle de l’Annuaire des Collections royales. Non que les revues d’art manquent en Allemagne : nul autre pays n’en publie un aussi grand nombre. Mais ces revues ne sauraient se limiter à l’étude de l’art ancien, ni surtout s’accommoder de la forme, forcément un peu sèche, de pareils travaux sur des tableaux de musées. Seul V Annuaire garantit à ses collaborateurs la possibilité de poursuivre leurs recherches à leur convenance, sans se soucier de l’élégance du style, ni de l’agrément de l’illustration.

De quelle utilité serait, en France, une publication du même genre ! Comme elle compléterait avantageusement ces comptes rendus annuels des Sociétés des Beaux-Arts des Départemens qui, désordonnés, touffus, dénués d’unité et dénués de critique à un degré extraordinaire, n’en sont pas moins une source inestimable d’information historique ! Il y a par exemple au Louvre plus de trente mille dessins qui, depuis plus d’un siècle, dorment dans des cartons : à combien de précieuses études ils pourraient donner lieu ! A combien d’études précieuses pourraient donner lieu les centaines de tableaux de maîtres anciens que le hasard d’un legs, ou encore un caprice de Napoléon ont fait échouer dans d’obscurs recoins de nos musées de province ! Et je ne puis me défendre d’un sentiment de regret en constatant que, tant dans l’Annuaire de Berlin que dans les Gallerie nazionali de Rome, les auteurs citent à chaque page, comme les chefs-d’œuvre des maîtres dont ils s’occupent, des œuvres que possède le musée du Louvre et que personne ne s’avise d’y aller étudier. C’est au Louvre, notamment, qu’est l’œuvre principale du Milanais Beltraffio, à qui M. G. Carotti consacre un long article dans le quatrième volume des Gallerie nazionali : quelle admirable occasion ce tableau fournirait à un conservateur du Louvre pour comparer la manière de Beltraffio avec celle de Léonard, et pour chercher si une œuvre toute voisine, la Belle Féronnière, ne rappellerait pas plutôt la manière de l’élève que celle du maître !


Mais revenons au recueil italien, et en particulier à l’étude de M. Malamani sur la Rosalba. Publiée, nous dit le titre, « pour l’inauguration des nouvelles salles de portraits d’artistes au Musée des Offices, » cette étude a été écrite surtout à l’aide d’une foule de documens inédits, récemment acquis par la bibliothèque laurentienne de Florence, et provenant de la célèbre collection de Lord Asburnham. La Rosalba, comme l’on sait, n’était point mariée : après sa mort, ses papiers étaient tombés aux mains d’un chanoine de Chioggia, D. Giovanni Vianelli, qui, n’ayant pas le loisir de les compulser tous, s’était borné à en extraire, pour les publier séparément, les pages du Journal de l’artiste vénitienne relatives à son séjour à Paris en 1720 ; tout au plus y avait-il joint quelques lettres se rapportant à ce même séjour, des lettres écrites pour la plupart en français, et publiées par lui dans une traduction italienne assez fantaisiste. Plus tard, les papiers de la Rosalba s’étaient dispersés ; mais un paquet de cent cinquante lettres était venu, on ne sait comment, en possession du fameux Libri, qui l’avait vendu à Lord Asburnham en compagnie d’autres documens précieux, dérobés par lui dans les bibliothèques. Dans ce paquet se trouvaient, notamment, les lettres françaises traduites jadis en italien par le chanoine Vianelli, et retraduites en français par Alfred Sensier, qui nous a donné en 1865 une traduction du Journal de Rosalba Carriera pendant son séjour à Paris : mais à côté de ces lettres, déjà connues, le paquet en contenait d’autres plus intéressantes encore, antérieures et postérieures au voyage en France de la Rosalba : et c’est de ces lettres, — sorties enfin de la cachette où les tenait l’excentrique lord, complice et recéleur des vols de Libri, — que M. Malamani a pu tirer les élémens principaux d’une biographie complète et détaillée de la femme la mieux douée, peut-être, et à coup sûr la plus illustre entre toutes celles qui se sont livrées à la pratique des arts.

La gloire de la Rosalba a aujourd’hui bien pâli. Au Louvre, c’est à peine si le visiteur s’arrête un moment devant ses quatre pastels, insensible même à l’intérêt historique de ces œuvres qui, directement inspirées des maîtres de la Renaissance italienne, ont ensuite servi de modèles à La Tour et à Perroneau. On n’a plus désormais, pour les admirer, les motifs qu’avaient autrefois les Rigaud, les Coypel et les Watteau, à qui ces œuvres apparaissaient comme les parfaits exemples d’un art nouveau, infiniment élégant et joli dans sa simplicité[1]. Mais, en dehors même de toute considération historique, il y a dans ces pastels une délicate et légère poésie qui suffit à leur assurer un attrait immortel. La Tour, Perroneau, Liotard, pour ne point parler de Siméon Chardin, ces pastellistes admirables ont poussé bien plus loin que la Rosalba la maîtrise du métier et l’expression vivante : mais vainement on chercherait chez eux la fantaisie qui anime les figures de l’artiste vénitienne, se détachant sur les tons gris des fonds comme de pâles fantômes étranges et charmans. Et, si l’on ne s’était aussi souvent moqué du collectionneur Mariette, qui déclarait les figures de la Rosalba « incorrectes comme celles du Corrège, » mais aimables comme elles, je serais tenté de trouver qu’il avait raison : sans compter que, jusque dans l’imitation du Corrège, cette femme a toujours su garder les grâces de son sexe, et que son art est le plus féminin qu’il y ait eu jamais.

On se tromperait fort, cependant, à vouloir se représenter la Rosalba elle-même sur le modèle de ces piquantes jeunes femmes au sourire pervers, que, durant un demi-siècle, elle s’est plu à peindre sur le papier ou l’ivoire. Ni par l’apparence extérieure, ni par le caractère, elle ne leur a ressemblé. Avec tous ses rêves de poète, et malgré ce délicieux prénom de Rose-Blanche, qu’elle avait reçu au baptême et qu’on croirait inventé à dessein pour désigner ses blanches figures, c’était simplement une petite bourgeoise, courtaude et grassouillette, pratiquant en conscience les devoirs de sa profession. Elle avait à entretenir ses parens, ses sœurs, des fillettes orphelines qu’elle avait recueillies ; et, pour y parvenir, elle acceptait toutes les commandes dont on voulait bien la charger : portraits, groupes, allégories, au pastel ou à l’aquarelle, tout cela payé d’après un tarif invariable. D’un portrait en miniature elle demandait cinquante sequins ; d’un portrait au pastel, de vingt à trente sequins, suivant qu’on désirait l’avoir, « sans mains, ou avec une main, ou avec les deux mains, » ou enfin avec « un bouquet de fleurs dans l’une des mains. » Pour quelques sequins de plus, elle peignait sur les genoux du modèle un singe ou un chien. Avec cela très simple, dans ses toilettes comme dans sa manière de vivre, très naïve, sans ombre de vanité, ni de prétention. « Personne plus que moi n’aime la gaieté, — écrivait-elle dans son Journal, — mais je veux l’avoir en famille. Et, bien que le divertissement soit le meilleur remède à nos souffrances, je crois qu’on n’en doit user qu’avec modération. Je peux hardiment affirmer que personne n’a plus d’aversion que moi pour les excès et les désordres. J’évite les libertins comme des hommes atteints d’un mal contagieux. » Pas une fois elle ne paraît avoir trouvé le loisir de songer à l’amour. Elle-même, d’ailleurs, nous l’apprend, dans une lettre à un de ses amis, qui s’était chargé de lui transmettre une demande en mariage. « J’ai le regret de devoir vous dire, — écrit-elle, — que je ne suis nullement disposée à changer de condition. Mon travail, qui m’occupe tout entière, et un naturel assez froid, mont toujours tenue éloignée de toute pensée d’amour et de mariage. Je ferais bien rire le monde si je m’avisais de changer aujourd’hui, ayant depuis longtemps passé l’âge des folies. »

Telle était cette excellente personne, à qui la légende, bien gratuitement, a attribué les aventures les plus romanesques. La légende a, du reste, défiguré sa vie tout entière, n’admettant pas, sans doute, qu’une artiste aussi fameuse pût nous laisser d’elle une image aussi prosaïque. Les biographies de la Rosalba, depuis celle de Mariette jusqu’à celle d’Alfred Sensier, fourmillent d’erreurs : il n’y a pas jusqu’à la notice que lui a consacrée Reiset, dans son excellent catalogue des dessins du Louvre, qui n’en contienne plusieurs, et assez importantes. Mais M. Malamani avait mieux à faire que de rectifier en détail les affirmations inexactes de ses prédécesseurs : il s’est borné, pour ainsi dire, à annuler leurs travaux, en tirant de documens authentiques une biographie désormais complète et définitive. Essayons, à notre tour, de le suivre dans son récit, ou tout au moins d’en signaler les passages principaux.


Rosalba Zuanna Carriera est née à Venise, le 7 octobre 1676. Son père était « facteur » chez le procurateur Bon ; sa mère, fille d’un marchand de fagots, était brodeuse. Chose curieuse, la plupart de ses biographes ont eu en main la copie de son acte de baptême, où était mentionnée la profession de ses parens, ce qui n’a pas empêché les uns de la faire naître en 1671, d’autres en 1678, et quelques-uns de la représenter comme la fille d’un haut fonctionnaire de la Chancellerie. Elle était l’aînée de trois sœurs. L’une de ses sœurs, Angela, épousa en 1704 le peintre Antonio Pellegrini, pour qui la Rosalba obtint, entre autres commandes, la décoration de la grande salle des délibérations de la célèbre Banque du Mississipi. La troisième sœur, Giovanna, vécut auprès de la Rosalba, l’aidant à la fois dans son travail et dans la direction du ménage. Elle vint avec elle à Paris, en 1750, de sorte que les trois sœurs s’y trouvaient réunies. C’est de Giovanna Carriera que Watteau a esquissé le portrait, dans un coin de l’admirable dessin du Louvre (n° 1334) qui s’appelle, au catalogue : Trois Portraits de musiciens. Sur la monture du dessin, Mariette avait noté, en latin, que les trois grands portraits représentaient le violoniste Antoine, le chanteur Pacini, et Mlle Dargenon, la pupille de Pierre Crozat : mais le dessin nous fait voir, sous ces trois grands portraits, deux têtes plus petites, qui sont, à n’en pas douter, celles de la sœur de la Rosalba et de la Rosalba elle-même. M. Malamani suppose que, si Mariette n’a point pris soin de nous en nommer les modèles, c’est qu’il croyait leurs noms suffisamment connus, le dessin ayant été fait au cours d’une fête donnée par Crozat en l’honneur de la Rosalba. L’attribution, en tout cas, paraît incontestable : et tous les admirateurs de Watteau auront plaisir à apprendre que, dans ce dessin, qui est d’ailleurs un de ses chefs-d’œuvre, le peintre des Fêtes galantes nous a laissé une image de l’artiste italienne dont le talent lui était si cher. On sait que celle-ci, de son côté, a peint au pastel un portrait de Watteau : qu’est devenu ce précieux portrait, et pourquoi M. Malamani ne nous en dit-il rien ?

Ayant montré, de bonne heure, un goût très vif pour le dessin, Rosalba, encore enfant, reçut des leçons de Joseph Diamantini et d’Antonio Balestra. A vingt-quatre ans, son talent de miniaturiste était déjà assez reconnu pour qu’un certain Orsatti, de Lucques, lui commandât son portrait, lui offrant en payement « deux paires de gants et deux sachets parfumés. » Un mois plus tard un amateur français, le sieur Louis Vatin, qui sans doute avait eu l’occasion de la rencontrera Venise, lui écrivait pour la remercier de l’envoi d’une petite Vierge, et pour lui demander une seconde miniature, représentant « une dame occupée à cacheter une lettre. » Enfin en 1705 la renommée de la Rosalba était devenue si grande que l’Académie de Saint-Luc, à Rome, l’admettait parmi ses membres, sur la présentation d’un portrait de jeune fille tenant dans ses mains une colombe. Ce délicieux portrait, où M. Malamani croit reconnaître les traits de la Rosalba elle-même, est exposé aujourd’hui dans la galerie de l’Académie, en compagnie d’un des plus célèbres portraits de Mme Vigée-Lebrun : il suffirait à lui seul pour montrer combien l’art de la Vénitienne est tout ensemble plus féminin et plus artistique que celui de la dame française, dont la douceur un peu fade trouve à présent tant d’admirateurs. Mais ce portrait de l’Académie de Saint-Luc est une miniature, et non pas un pastel, comme le croit Reiset : ce qui nous amène à dire que, de profession, la Rosalba était et est toujours restée une miniaturiste. Ce n’est qu’en 1703, à près de trente ans, qu’elle s’est pour la première fois essayée dans la peinture au pastel, où d’ailleurs elle paraît avoir, d’emblée, brillamment réussi, car en apercevant son œuvre de début, le peintre Crespi s’écria que, depuis la mort du Guide, aucun homme n’était plus digne d’avoir dans son lit une femme aussi bien douée pour le dessin et pour la couleur.

C’est en qualité de miniaturiste que la Rosalba, dès 1704, se voit honorée de commandes par tous les princes de l’Europe. Maximilien II de Bavière, chassé de ses États après le désastre de Hochstœdt, lui demande de faire pour lui les portraits des douze plus belles dames de Venise, dont « la vue l’aidera à supporter les peines de l’exil. » Plus tard, le duc de Mecklembourg et l’électeur Palatin posent devant elle ; et le duc de Mecklembourg, ardent mélomane, joue avec elle des duos de viole et de clavecin. L’Électeur, de son côté, lui propose de venir s’installer à sa cour ; et peu s’en faut que la Rosalba ne se décide à accepter sa proposition. Du moins promet-elle au prince de peindre pour lui, de Venise, les portraits des plus belles jeunes femmes de la ville. Cette série de portraits des douze beautés vénitiennes lui est commandée de nouveau, en 1709, par Frédéric IV, roi de Danemark et de Norvège ; cette fois elle en peint une partie au pastel, mais non sans s’excuser de son peu d’expérience, « le continuel emploi de la miniature ne lui ayant pas laissé le loisir de se perfectionner dans ce genre. » De 1712 à 1717, durant ses trois séjours à Venise, le prince Auguste de Saxe, le futur roi de Pologne, la prie de peindre pour lui les portraits des dames qui lui ont accordé leurs faveurs. Mais de toutes les relations de la Rosalba avec des amateurs d’au de la des Alpes, les plus intéressantes pour nous sont celles qu’elle a eues avec Crozat, et qui ont abouti à son voyage à Paris.

Pierre Crozat, le collectionneur, parcourait l’Italie, en 1716, à la recherche de tableaux et de pierres gravées, lorsqu’il fit connaissance de la Rosalba. Tout de suite il se lia si étroitement d’amitié avec elle, qu’aux pastels qu’il lui commanda l’artiste joignit, en cadeau, son propre portrait. «Vous ne pouviez, lui répondit Crozat le 22 décembre 1716, me faire plus de plaisir que vous m’en avez fait en me faisant ce présent. Je n’ai jamais été si fâché que je le suis de n’avoir aucun talent pour vous le rendre. Parmi tous nos peintres je ne connais que M. Watteau capable de pouvoir faire quelque ouvrage à pouvoir vous être présenté. C’est un jeune homme chez qui je menai il sig. Sébastien Rizzi. S’il a quelque défaut, c’est qu’il est très long dans tout ce qu’il fait ; mais sachant l’usage du petit tableau que je l’ai prié de me faire, je suis persuadé qu’il ne perdra pas de temps à me satisfaire. »

Trois ans après, c’est Watteau lui-même qui, ayant vu chez Crozat les pastels de la Rosalba, fait écrire à celle-ci par son ami le paysagiste Vleughels. « Il y a ici, écrit Vleughels, un excellent homme nommé M. Watteau dont peut-être vous avez entendu parler. Il souhaiterait bien vous connaître, mais comme cela ne se peut, il voudrait avoir un petit morceau de vous : il vous en enverrait un de sa main. Je ne doute pas que M. Crozat ne vous ait parlé de cet habile homme. Non seulement il vous enverrait quelque chose de lui, mais, si cela ne se pouvait, l’argent se fait tenir facilement. Ainsi vous n’auriez qu’à choisir. Il est mon ami, nous demeurons ensemble. Il m’a prié pour vous de ses très humbles respects. Il attend que vous me fassiez une réponse favorable pour lui. »

Crozat, cependant, ne cessait pas de songer aux moyens de faire venir la Rosalba à Paris. « Il est bien vrai que ces sortes de voyages sont fatigans pour une dame, lui écrivait-il le 6 janvier 1719 ; mais nous en voyons plusieurs qui vont et viennent de Paris en Italie sans en être incommodées. Ainsi, Mademoiselle, vous qui n’avez rien de la faiblesse des femmes, et qui valez mieux que cent hommes, je vous exhorte à faire ce voyage dès cette année, et à profiter de la belle saison du printemps, en commençant par la route de Lorette, pour vous rendre dans la semaine sainte à Rome, ville qui mérite bien que vous la voyiez, afin qu’après Pâques vous puissiez continuer votre voyage par Florence, pour vous embarquer à Livourne à destination de Marseille, supposé que vous ne craigniez point la mer. C’est la voie la plus douce et la plus commode. Je vous donnerai des amis à Marseille, qui vous recevront bien. Il y a un carrosse, qu’on appelle la diligence, qui vous mènera à Lyon ; de Lyon vous trouverez une autre diligence qui vous mènera, en cinq jours, en cette ville, et cela sans beaucoup de dépense. Vous trouverez chez moi un petit appartement et des voitures pour vous bien promener à Paris et dans les environs, ce qui ne vous coûtera rien, car je me trouverai bien payé d’avoir le plaisir de vous avoir chez moi. Quoique je sois garçon, vous ne laisserez pas de trouver dans ma maison Mme de La Fosse, veuve d’un très fameux et illustre peintre, et Mlle d’Argenon, sa nièce, qui est une demoiselle fort aimable, et qui possède la musique et chante comme un ange. Pour lui faire un peu votre cour, je vous exhorte à lui apporter de la bonne musique ; et vous verrez qu’elle sera bien exécutée chez moi... A l’égard de vos intérêts, je compte bien que vous ne perdriez pas votre temps en cette ville : mais il ne faut pas croire que cela soit aussi considérable que le voyage que vous pourriez faire très aisément d’ici en Angleterre, où vous êtes très connue et où on aime fort le portrait. »

Le fait est que la Rosalba se serait volontiers mise en route aussitôt, si son père, au même moment, n’était tombé malade. Le vieillard mourut le 1er avril 1719, à soixante-quatorze ans. Et c’est seulement l’année suivante, au printemps de 1720, que l’artiste partit de Venise, en compagnie de sa sœur Giovanna. Dans sa livraison de juillet, le Mercure galant put annoncer à ses lecteurs l’arrivée à Paris de la Rosalba, « peintre de grand renom en miniature et en émail. » Le Mercure ajoutait que Crozat l’avait fait venir de Venise à ses frais, ce qui n’était pas tout à fait exact : mais nous savons par son Journal quel somptueux accueil elle avait trouvé dans l’hôtel de la rue Richelieu, où tous les jours des dîners et des concerts étaient donnés en son honneur. Nous savons aussi les noms des personnages divers avec qui elle s’est liée durant son séjour à Paris : Watteau, Rigaud, Julienne, Caylus, l’abbé Delaporte, sans compter Mariette, qui devait devenir depuis lors son plus fidèle ami. Et nous savons que, si elle ne réalisa point son projet d’un voyage à Londres, son séjour à Paris fut en revanche pour elle infiniment plus fructueux que ne l’avait prévu le digne Crozat. Quand elle repartit pour Venise, le 15 mars 1721, après avoir peint d’innombrables portraits, elle emportait des commandes pour une année entière.

Mais de ces lucratives commandes aucune ne lui tenait autant à cœur que le pastel qu’elle devait exécuter comme morceau de réception pour l’Académie des Beaux-Arts, où elle avait été admise par acclamation, le 26 octobre de l’année précédente. Elle mit à ce pastel un soin infini, dont elle fut d’ailleurs récompensée par l’extrême succès qu’il obtint auprès des membres de l’Académie. Il est aujourd’hui au Louvre : on y voit une jeune fille qui, suivant l’expression de la Rosalba, « représente aussi une nymphe de la suite d’Apollon, présentant de sa part à l’Académie de Paris une couronne de laurier. »

Elle n’oubliait pas non plus les promesses faites à ses amis de Paris. « J’avais commencé quelques petites têtes pour M. Watteau, — écrit-elle à Vleughels en rentrant à Venise ; — mais des Anglais, que que la foire a attirés ici, et qui ne veulent pas partir sans avoir leurs portraits, m’ont empêché d’achever. « Hélas ! Watteau ne devait jamais voir ces « quelques petites têtes » commencées à son intention : trois mois après le départ de la Rosalba, il mourait, « le pinceau à la main », laissant à Crozat ses plus beaux dessins, « en reconnaissance de tous les bons services qu’il en avait reçus. »

Les nombreuses lettres adressées à la Rosalba, durant les années suivantes, par Crozat, Mariette, Rigaud, Charles Coypel, l’abbé Delaporte, abondent en renseignemens curieux sur la politique, les arts et les mœurs du temps. On ne saurait trop souhaiter que quelque nouveau Sensier tirât parti de ces documens, désormais accessibles au public, pour reconstituer dans son ensemble l’histoire des relations de la Rosalba avec ses amis et admirateurs parisiens. Bornons-nous, pour notre part, à citer une lettre de Coypel, où l’éloge est vraiment poussé jusqu’à l’extravagance :


Charles Coypel à Antoine Corrège, dit aujourd’hui Rosa Alba.

Mademoiselle, je vous dois un compliment, que je vous fais de tout mon cœur, sur la merveille que vous venez d’envoyer à M. le comte de Morville. Bien des gens, cependant, pourront croire que c’est me jouer un tour sanglant que d’envoyer un pastel de cette beauté dans un cabinet où les miens commençaient à s’étaler avec quelque succès. Je conviendrai avec eux que le vôtre fait perdre aux miens, en un instant, leur pauvre petite réputation : mais si votre dernier ouvrage détruit tous ceux que j’ai faits jusqu’à présent, je vous donne ma parole que ceux que je ferai à l’avenir seront meilleurs. Oui, mademoiselle, les beautés de ce charmant tableau m’ont frappé trop vivement pour qu’elles ne me soient pas profitables ; mais enfin si, par malheur, je me flatte d’une fausse espérance, je me tournerai d’un autre côté. Il faut que vos talens me fassent estimer de façon ou d’autre. Si je ne puis vous les voler, j’aurai du moins la gloire de les publier plus vivement que qui que ce soit, et ce n’est point une besogne si facile entre gens de même art. Permettez-moi de saluer toute la famille.


Pendant qu’on gardait ainsi à Paris le souvenir de son triomphal séjour, la Rosalba continuait à pratiquer son petit négoce, parmi toute sorte de deuils, de tristesses domestiques, et de soucis d’argent. Elle voyait mourir sa sœur Giovanna, sa vieille mère, son beau-frère Pellegrini : des jeunes filles qu’elle avait recueillies la quittaient pour se marier à l’étranger ; des cliens refusaient de la payer ; et déjà, pour comble de malechance, sa vue commençait à baisser un peu. Elle travaillait, pourtant, avec plus d’énergie qu’elle n’avait jamais fait, multipliant les portraits et les allégories, pour avoir de quoi subvenir à des charges sans cesse plus fortes. En 1723, elle se rendit à Modène, pour faire les portraits de trois jeunes princesses que leurs parents voulaient marier. Les trois portraits, portés de cour en cour, tirent le tour de l’Europe, sans qu’aucun d’eux réussit à procurer à son modèle le mari rêvé. Mais pour la Rosalba, du moins, ce séjour à Modène fut une distraction, la dernière qu’ait eue l’excellente créature.

En 1746, tandis qu’elle préparait une série de pastels pour son ancien client Auguste de Saxe, — l’admirable série qui remplit aujourd’hui tout un cabinet du Musée de Dresde, et qui surpasse peut-être encore en piquante fraîcheur les pastels du Louvre, — une première attaque de cataracte vint clore à jamais sa carrière d’artiste. La cataracte fut opérée, et avec succès, en 1743 ; mais quelques mois après, elle revenait ; et depuis lors la vie de la Rosalba ne fut plus qu’un martyre. A la perte de la vue et à toutes sortes d’autres infirmités physiques s’était jointe encore une profonde mélancolie, qui finit même par dégénérer en véritable folie. Et longtemps encore, la malheureuse continua de vivre, tandis que tous ceux qu’elle avait aimés disparaissaient autour d’elle. Elle mourut le 15 avril 1758, à quatre-vingt-deux ans. Elle laissait par testament 2 500 ducats pour qu’à perpétuité, des messes fussent dites, pour le repos de son âme, dans l’église de San Vio, où elle avait demandé à être enterrée. Mais non seulement personne ne songe plus, depuis longtemps, à dire des messes pour le repos de son âme : le repos même du corps ne lui a pas été accordé. En 1808, l’église de San Vio fut profanée et détruite ; et personne ne sait plus aujourd’hui ce que sont devenus les restes mortels de la Rosalba.


T. DE WYZEWA.

  1. Nanteuil, Vivien, et bien d’autres peintres du XVIIe siècle, nous ont laissé d’excellens pastels : mais leurs portraits au pastel sont conçus et peints comme des portraits à l’huile. La Rosalba est la première qui ait fait servir le procédé spécial du pastel à produire en peinture des effets spéciaux : et peut-être a-t-elle contribué autant et plus que Watteau à introduire dans l’art français du XVIIIe siècle un nouvel idéal de beauté féminine.