« Cinéma !… Cinéma !…/03 » : différence entre les versions

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S. E. P. I. A. (p. 34-48).


CHAPITRE III



Il s’agissait, pour Claudine, de présenter l’invitation de M. Laroste. Que fallait-il inventer ? Mettrait-elle en avant ses camarades d’atelier voulant la revoir dans sa belle robe ? Parlerait-elle d’une vente de charité de la couture où elle serait vendeuse ?

Non, parce que sa mère ne manquerait pas d’y venir. Ah ! qu’il était compliqué de jouir d’un peu de liberté ! Si elle pouvait imiter Maxime qui, tranquillement, avait prévenu qu’il était à demeure chez son employeur, elle inaugurerait aussi ce procédé, mais elle savait que c’était impossible.

Ses parents ne l’autoriseraient certainement pas à délaisser la maison pour aller vivre avec une amie. Et puis, sans se l’avouer tout à fait, elle eût été peinée de quitter le nid familial.

Elle se rallia donc à l’idée de parler d’une réunion de ses camarades dans un salon de thé pour admirer sa robe en détail. Elle ne perdit pas de temps, parce que la fin de la semaine arrivait.

— Maman, dimanche, je n’irai pas au cinéma. Tu es contente ?

— Enchantée ! Et tu te promèneras avec ta mère ?

— Hélas ! non. Ce sont mes camarades de la couture qui m’offrent un thé pour que je leur laisse examiner les détails de ma jolie toilette, et…

— Mais interrompit Mme Nitol, ne l’avez-vous pas composée ensemble, cette robe ?

Claudine se mordit les lèvres. Il fallait bâtir sur son mensonge.

— C’est vrai, mais nous avons élaboré ce chef’ d’œuvre tellement rapidement qu’elles ne se souvien­nent plus de la marche à suivre. Tu comprends com­ bien cela les intéresse. Il y en a même une qui veut la copier.

— Je suis désolée. Tu vas encore passer une après-midi hors de la maison.

— Que veux-tu, m’man ! C’est notre vie à nous autres, jeunes. Nous commençons à avoir nos affaires personnelles, parce que nous ne sommes plus des bébés.

— Je m’en aperçois ! Enfin, je ne puis guère t’em­pêcher d’aller où tu te crois utile.

— Tu es gentille, m’man !

Claudine embrassa sa mère parce que des remords naissaient sur son mensonge. Il lui vint un malaise, car elle chancelait sous le faix de sa charge de trom­peries. Pourquoi se conduisait-elle ainsi, au lieu de rester la jeune fille simple et douce qui ne cherchait aucune complication ?

Elle rejeta vite ces gênantes divagations, comme elle les appelait. Elle ne voulait pas s’amollir dans une vie médiocre. Tout de suite, elle reporta son es­prit vers les films brillants et son visage devint extatique.

Quelle attente fiévreuse que cette matinée du di­manche ! Quelle angoisse délicieuse la possédait !

— Tu viens à la messe avec moi, Claudine ?

— Oui, maman.

Pour dire la vérité, Claudine se laissait conduire ce matin-là, car elle ne pensait qu’aux heures futures. Cinéma d’abord, et ensuite la surprise, l’inconnu, l’aventure.

Elle accompagna sa mère à l’église. Prier ? Elle ne le pouvait pas, et c’était effrayant. Il lui semblait que son âme était rigide, car elle ne pouvait formuler une prière. L’hypocrisie dans laquelle elle vivait scellait ses lèvres et elle contemplait avec indifférence tous les rites qui se passaient à l’autel.

Aucune émotion ne traversait son cœur, parce que devant elle, brillait le film évocateur des plaisirs ter­restres.

— Je suis contente que tu sois venue à la messe avec moi, ma petite fille.

Claudine ne répondit pas. Reprise par son rêve, elle contenait sa joie qui eût éclaté peut-être impru­demment, ayant insinué que son après-midi serait une corvée. Il ne fallait donc pas se montrer d’une gaîté expansive.

Après le déjeuner, elle s’habilla avec soin, revêtant sa jolie toilette qui lui sembla somptueuse. Elle ne regretta pas l’argent qu’elle y avait dépensé.

Sa mère l’admira et lui dit :

— Je ne suis pas étonnée qu’on veuille te la copier.

Elle se couvrit d’un manteau et partit. Elle se diri­gea vers la salle de spectacle indiquée et choisit un fauteuil dont la place était vide, à sa droite.

Jacques Laroste n’était pas encore là, mais, par chance, le fauteuil ne fut pas occupé. Un voisin s’ins­talla à sa gauche, puis l’obscurité se fit.

Un frisson de plaisir traversa Claudine et elle fut toute au spectacle. Cependant, elle remarqua un couple devant elle qui ne cessait de s’embrasser silen­cieusement. Un peu plus loin, une dame provocante essayait de séduire son voisin par des agaceries non déguisées. Claudine en fut choquée, mais elle le fut bien autrement quand elle sentit sa cheville enserrée par une main. Elle eut un réflexe qui la fit se dresser avec un cri. Son voisin se leva brusquement et dis­parut, tandis que des spectateurs murmuraient : « Silence ! silence ! »

Claudine retomba sur son fauteuil, et, à sa droite, la voix de Jacques Laroste s’inquiéta :

— Qu’y a-t-il donc ?

Émue, Claudine répondit :

— À l’entracte, je vous le raconterai.

En termes brefs, il s’excusa d’être en retard, et ils ne parlèrent plus.

Rassurée par la présence du jeune homme, elle put jouir du spectacle avec plus de liberté. De temps en temps, elle secouait sa cheville, car la sensation de cette étreinte inattendue la poursuivait comme si un serpent s’était enroulé autour d’elle.

La clarté revint et Jacques Laroste redemanda :

— Que s’est-il passé ?

Elle raconta le fait avec indignation. Il sourit et murmura :

— Il y a des salles de cinéma qui se permettent quelque licence. Je n’aurais pas dû vous indiquer celle-ci dont la réputation est quelque peu équivoque, mais elle me semblait commode par la proximité de mon logis et par ses séances permanentes.

Claudine l’écoutait, toute désemparée.

— Il y a donc des salles où les spectateurs ont de ces hardiesses ?

— Cela arrive parfois ! répondit brièvement son voisin.

Claudine ne marqua pas son étonnement, mais un dégoût lui vint. Elle croyait qu’une salle de cinéma était inoffensive et elle apprenait que certaines d’entre elles étaient des repaires de voleurs, d’hommes cherchant la grossière aventure, de femmes éhontées, de complices en adultère.

Claudine était écœurée, parce que son esprit n’avait entrevu que la surface de l’écran, sans songer à ce qui pouvait se passer dans la salle obscurcie. Cepen­dant elle se remit vite et regarda avec plaisir la suite du film.

Ils sortirent. Jacques Laroste la guida, et au bout de quelques minutes ils pénétrèrent dans l’immeuble où le jeune homme possédait un studio confortable.

Tout de suite en entrant, Claudine s’exclama dans un cri :

— Que c’est joli, chez vous !

C’est ainsi qu’elle rêvait d’être installée. Une cer­titude lui vint qu’il pouvait y avoir des installations charmantes hors du cinéma.

— Que c’est joli ! répétait-elle extasiée.

Tout lui plaisait : les tentures de soie bouton d’or, les meubles recouverts de ce même tissu. Les lampes allumées et voilées d’abat-jour roses disposaient à l’intimité.

— Enlevez votre manteau, et si vous désirez vous recoiffer un peu.

Tout en parlant, il la conduisit dans un cabinet de toilette, brillant de ripolin blanc et de nickel.

Claudine se sentit tout à l’aise. Elle avait tellement rêvé de ce confort qu’elle s’y mouvait avec sûreté.

Elle se poudra, arrangea ses boucles et revint dans le studio où elle prit un fauteuil. Ses yeux errèrent autour de la pièce et elle se trouva si bien qu’elle eut un doux sourire pour son compagnon.

— Chère petite Claudine…

— Ah ! dans une atmosphère pareille, on vit ! Les regards sont satisfaits et l’on ne se sent pas déshé­ritée.

Elle chassa vite le tableau qui vint se poser devant ses yeux et qui consistait en une banale salle à man­ger Henri II et un salon plus modeste encore où un divan occupait un angle, en compagnie de quelques fauteuils sans grâce comme sans style. Non, elle ne pourrait plus habiter au milieu de ces meubles mesquins, ni marcher sur ce tapis de feutre élimé. Ici, elle enfonçait avec volupté ses pieds dans la haute laine qui couvrait cette pièce féerique.

On sonna.

— Ah ! voici nos invités ! dit Jacques.

Il alla ouvrir et revint avec deux jeunes gens accompagnés de deux femmes élégantes sur lesquelles des diamants brillaient. Claudine en fut éblouie et se crut au cinéma, tellement ces personnes en possé­daient l’allure. Elle se sentit écrasée, mais quand les présentations furent faites, elle se vit étourdie de compliments sur son visage et sa robe.

Puis un couple survint encore. La dame avait le même genre que les deux autres. Au cours de la conversation, Claudine apprit que les dames étaient artistes de music-hall. L’emploi de Claudine ne fut pas révélé et elle en fut heureuse, parce qu’elle n’en était pas fière. Dans cette ambiance inaccoutumée, elle oubliait qui elle était, ainsi que la mesquinerie de sa vie.

Elle comprit que celui qui les recevait n’avait pas d’occupation dans la capitale. Il était en congé, sem­blait-il, et se contentait de gérer ses propriétés avec l’aide d’un ami. Ceux qu’il recevait là étaient plus ou moins riches, c’est du moins ce que la jeune in­vitée déduisit par les paroles entendues. Une autre remarque qu’elle fit, c’est que Jacques Laroste parais­sait d’un niveau supérieur à son entourage, bien qu’il ne marquât pas de dédain.

Elle s’amusait du bagout, de la franchise « bon en­fant » de cet entourage et elle riait des saillies décochées. La familiarité grandissait.

Une des jeunes femmes lui dit tout à coup :

— Vous me plaisez et vous me paraissez faite pour le théâtre. Je vous guiderai, si vous voulez.

Claudine ne s’attendait pas à une telle ouverture, et, dans sa joie, elle ne put d’abord trouver un mot pour l’exprimer. Comment ! elle pourrait faire partie de cette brillante phalange de femmes merveilleuses, richement parées et qui monopolisaient tous les hommages ? Elle put enfin répondre :

— Oh ! vous me comblez, Madame ! C’est un rêve auquel je n’osais pas prétendre. Je suis toute prête à vous suivre.

Claudine oubliait tout : sa famille, son métier, son jeune âge qui la laissait sous la tutelle de ses parents. Quand la jeune femme qu’on appelait familièrement Coralie eut la réponse de sa future protégée, elle cria :

— Eh ! Louis ! voici une recrue ! Viens un peu ici.

Un jeune homme se détacha du groupe où il péro­rait et s’empressa de répondre à l’appel de la jeune femme.

— Tiens, lui dit-elle, voici une bonne volonté. Tu vas t’en occuper. Je crois qu’elle te fera honneur.

Elle les laissa en riant. Claudine était un peu dé­contenancée par le laisser-aller et ce sans-gêne, mais n’avait-elle pas vécu ces manières dans certains films ? Cette Coralie était sans doute une amie d’enfance de ce jeune homme séduisant que l’on appelait Louis.

Il s’assit près d’elle et murmura :

— Ma belle enfant…

À cette appellation, Claudine se recula instinctive­ment.

— Ne soyez pas si farouche, reprit son interlocu­teur ; il faut vous accoutumer à acquérir plus de sang-froid. Ainsi vous voulez faire du théâtre ?

— C’est-à-dire que j’aime le cinéma, parce que tout m’y semble facile et agréable.

— Je vois ce que c’est ! Vous êtes séduite par le déroulement du film et vous y trouvez la vie belle. Ce que vous avez ne vous suffit plus et vous vous complaisez dans ce mirage, vous êtes malheureuse…

— Oh ! oui ! s’écria Claudine, émue par la divina­tion de son interlocuteur.

Il poursuivit :

— Comme vous êtes jolie et que vous portez la toi­lette à ravir, il sera facile de vous introduire dans le monde qui vous tente.

— Oh ! merci, Monsieur !

À ce moment, le maître de maison annonça le goû­ter qui se composait de champagne et de gâteaux choisis, que Claudine admira avant d’y toucher.

Elle avait bu peu de champagne dans sa vie, sim­plement à de rares lunches de mariage. Celui qu’on lui servit lui parut délicieux. Il était doux, sucré et pétillait agréablement. Il lui donna une sensation in­connue qui la transporta dans un monde irréel. Elle en prit un second verre et ne sut pas comment sa parole s’anima. Les mots lui arrivaient rapides et parfois spirituels, si bien qu’elle fut le centre du petit cercle. Elle voyait les invités qui riaient autour d’elle et se croyait de l’esprit. Elle ne remarquait pas les regards qui s’échangeaient entre ceux qui l’entou­raient. Un vertige lui arrivait ainsi qu’une chaleur anormale. Le nommé Louis lui prit la main, en l’appe­lant « belle chérie ». Elle ne s’en offusqua pas, con­fondant le cinéma avec la réalité. C’est ainsi que cela se passait sur l’écran.

Jacques Laroste paraissait ennuyé et il empêcha Louis de remplir encore une fois la coupe de Clau­dine. Elle s’excitait de plus en plus, parlant d’abon­dance, vantant les films qui lui plaisaient, en avouant qu’elle désirait cette vie.

Elle s’appuyait au dossier de son fauteuil, comme elle l’avait vu faire aux stars, et elle en saisissait la pose avec un heureux à-propos.

Enfin, un à un, les invités partirent, et quand Louis la salua pour prendre congé d’elle, sa main resta un peu longuement dans celle du jeune homme. Elle lui dit d’une manière presque provocante :

— Vous tiendrez votre promesse !

— Certainement ! Nous vous ferons débuter dans un petit rôle, et je suis sûr que vous aurez du succès.

— Que je suis contente !

Quand elle fut seule avec Jacques Laroste, elle murmura :

— Si seulement ma vie pouvait changer ! Si vous saviez combien je me trouve misérable dans ma con­dition ! Je vous assure que je me sens créée pour autre chose !

Laroste l’écoutait en souriant, connaissant ces divagations de femme incomprise qui se croit toutes les possibilités de talent. Il voyait les yeux papillo­tants et s’apercevait de la parole qui s’embrouillait quelque peu. Il se demandait, un peu inquiet, quel accueil elle recevrait dans sa famille. Comme elle parlait toujours, sans avoir l’air de vouloir partir, il lui dit :

— Ma bonne Claudine, reposez-vous un peu, puis je vous reconduirai.

Elle sursauta :

— Je ne veux pas m’en aller ! Je suis si bien chez vous ! Ce salon me plaît tellement ! Je me sens chez moi. Jacques, Jacques, inventez quelque chose pour que je ne parte pas !

— Allons, enfant, ne pleurez pas ; vous savez qu’il faut rentrer chez vos parents.

Il la détacha du fauteuil où elle se cramponnait et la mit debout. Elle ne se sentait pas très à l’aise sur ses jambes et vacilla un peu.

— Oh ! que j’ai mal à la tête !

— L’air vous fera du bien.

Il l’aida à enfiler son manteau et l’emmena. Il héla un taxi, la fit monter et s’assit à côté d’elle. Som­nolente, étourdie, elle appuya sa tête sur cette épaule masculine et se serait endormie s’il ne l’avait pas secouée.

Elle gravit les étages sans trop savoir ce qu’elle faisait, mais, soutenue par le bras de son compagnon, elle put sonner à sa porte, alors qu’il disparaissait.

Sa mère vint lui ouvrir.

— Comme tu rentres tard, Claudine !

— Tard ?

— Mais oui, il est 20 heures, et au mois de novembre il fait nuit noire.

— Ah !

— Qu’est-ce que tu as ?

— Mal à la tête et au cœur.

— Vous avez donc beaucoup goûté ?

— Oui, et elles m’ont fait boire du champagne.

Claudine s’affala sur un siège et des haut-le-cœur la saisirent.

— Grand Dieu ! cria sa mère, et ta belle robe !

Elle s’élança pour en dévêtir sa fille, car celle-ci ne prêtait nulle attention à sa toilette. Sa mère conjura la catastrophe avant que Claudine ne se soulageât.

— Ma pauvre petite ! Heureusement que ton père n’est pas là, il dîne chez les Retoulle avec un cama­rade de régiment, retrouvé.

— Je suis bien malade, m’man.

— Mais non. Tu vas te coucher, et demain cela ira mieux. C’est une indigestion.

Claudine tombait de sommeil. Elle se laissa désha­biller et s’endormit lourdement, inerte comme un pa­quet de plomb.

Mme Nitol réfléchissait et ne pensait pas grand bien des compagnes d’atelier de sa fille. De temps à autre, elle allait voir si elle dormait bien et la trouvait dans le même sommeil.

Scandalisée, elle se disait : « Elle a bu trop de champagne, elle est ivre. Quelle honte ! »

Le lendemain, Claudine ne put se lever. Une tor­peur l’anéantissait. Sa mère lui interdit de bouger et, au milieu des vapeurs qui l’embrumaient encore, elle ne résista pas et, après une tasse de thé léger, elle se rendormit.

À midi, une ouvrière de chez Mme Herminie vint de­ mander pourquoi l’on n’avait pas vu Claudine à l’atelier.

Mme Nitol la regarda sans amabilité et lui dit :

— Vous devriez le savoir mieux que moi, car vous étiez sans doute à la réunion organisée par vous toutes, hier ?

— Une réunion ? Pas que je sache !

— Comment ! Claudine est partie hier dimanche, vers 14 heures, pour se joindre à vous, afin que vous puissiez examiner les détails de sa jolie toilette.

— Quelle histoire ! Je n’en ai pas entendu le pre­mier mot ! Votre Claudine vous a mystifiée, chère Ma­dame. Elle a dû aller se promener avec des amis et absorber quelques coktails !

— Il paraît que c’est du champagne qu’elle a bu.

— Ah ! vous pensez bien que nous n’avons pas le moyen de nous payer du champagne, au prix où il est !

La pauvre Mme Nitol ne disait plus rien ; elle était effondrée. Quels secrets lui cachait sa fille ? L’ou­vrière dit encore d’un ton sévère :

— Claudine va un peu trop au cinéma, cela lui tourne la tête. Elle nous raconte les films qu’elle voit, avec une envie, un enthousiasme qui la feront dé­railler. Il faut avoir le cerveau solide pour aller au cinéma impunément ! Si elle ne voyait encore que de bons films ! mais ceux qui la captivent sont ceux où le laisser-aller est funeste. Quand elle sort de ces séances, comment voudriez-vous qu’elle trouve de l’attrait à la vie familiale ?

Mme Nitol approuvait intérieurement celle qui lui parlait si sagement, mais il lui était dur de donner raison à l’ouvrière qui se permettait cette leçon.

La jeune fille s’en alla sans en dire davantage, et Mme Nitol, accablée, attendit le réveil de Claudine.

Cette dernière s’habillait, les voix de sa mère et de sa visiteuse l’ayant tirée du sommeil.

Elle arriva dans la salle à manger où sa mère dres­sait le couvert.

— Qui est-ce qui est venu ?

— Une de tes camarades de couture.

Claudine était blême et ne put pâlir davantage.

Elle sentit la catastrophe qui fonçait sur elle et attendit.

— Peux-tu me dire la vérité et m’avouer où tu as bu du champagne, hier après midi ?

— Ne sois pas inquiète, m’man ! Je suis allée avec des amies que tu ne connais pas, et nous avons été dans un salon de thé, oh ! un joli salon que tu aurais aimé, avec des tentures de soie jaune d’or, et…

— Trêves de bavardage et de mensonges !

— Mais, m’man…

— Je ne te crois plus. Tu me caches la vérité.

— Je t’assure, m’man…

Tout à coup, Claudine se révolta et cria :

— Et puis, j’en ai assez !… Jamais de liberté et tou­jours des reproches ! La vie est impossible dans les familles !

— Comment oses-tu te plaindre, Claudine, alors que je t’épargne une partie du ménage ?

— Ah ! bien, j’aurais de jolies mains pour travail­ler dans la soie !

— Aussi ne fais-tu rien dans la maison.

— Mais qui ne se plaindrait pas de se voir astreinte à une obéissance aveugle, comme si les parents étaient la science infuse ! On peut tout de même avoir des idées différentes et bâtir sa vie selon ses ten­dances. Qu’avez-vous de plus que les jeunes ? Votre âge !

— Claudine !

— Oui, et j’en ai assez d’être sous une férule.

— Avoue donc que c’est le cinéma qui te rend folle.

— Quelle idée !

— Je maintiens ce que je dis ! Quand tu vois évo­luer les artistes, tu n’as qu’une envie : partager leur existence. Tu dédaignes tes parents, notre logis, nos habitudes de braves gens, mes robes démodées et nos visages fanés de travailleurs. Ton père n’est pas là, puisque le pauvre homme est obligé de déjeuner à côté de son ministère. Quel chagrin ce serait pour lui de te savoir dans ces idées de grandeur, et quelle grandeur, toute de surface !… Ah ! tu ferais mieux d’épouser celui qui t’a demandée en mariage !

— Oh ! ne me parle pas de lui, cela mettrait le comble au dégoût que j’ai de mes jours présents.

— N’en parlons donc plus et déjeunons,

— Je n’ai pas faim.

— Force-toi ; tu ne prends pas assez l’air. Doréna­vant, tu passeras tes dimanches avec moi. Nous fe­rons de grandes promenades.

— Ah ! non, jamais.

— Qu’est-ce que j’entends ?

— Je veux au moins la liberté de mes dimanches.

— Tu en fais un trop mauvais usage.

— Je m’en irai ! Je m’en irai !

Avec colère, Claudine jeta sa serviette et se leva de table, les yeux furibonds.

— Où iras-tu, malheureuse ?

— Je connais une jeune fille de trente ans, céli­bataire, elle habite un studio et je m’associerai avec elle. Nous avons les mêmes goûts et nous vivrons pai­siblement en respectant notre indépendance.

— Je ne veux pas que tu quittes la maison et que tu t’exposes à des aventures navrantes. Sois raison­nable, réfléchis. Tu es si jeune ! La raison ne te con­duit pas en ce moment.

— Oh ! je suis très lucide et je sais ce que je veux, interrompit Claudine violemment.

Bien que Mme Nitol fût terrassée par cette scène, elle parvint à calmer la jeune révoltée et à lui faire reprendre sa place à table.

Claudine était incapable de manger. Elle restait les sourcils froncés, prête à l’attaque malgré tous les efforts de sa mère pour la dérider.

Mme Nitol ne prenait pas cette colère au sérieux. Sa fille était jeune, sensible aux influences, et elle pensait la ramener à plus de raison.

La bouderie qu’elle lui voyait ne tirerait pas à con­séquence, parce qu’elle provenait de la gêne causée par l’incident survenu.

Claudine, sans doute, était honteuse d’avoir menti et d’être revenue dans un état peu normal. Tout cela se dissiperait, et elle verrait de nouveau sa fille gaie et pleine d’entrain.

L’indulgence de Mme Nitol était grande, et il lui semblait que parler au cœur de ses enfants était le meilleur moyen de se les attacher.

Cependant Claudine ne semblait pas répondre à l’illusion de sa mère. Son visage était de plus en plus sombre et fermé. Un pli d’entêtement se formait dans la moue de sa bouche.

Elle paraissait excédée et elle ressemblait à une princesse que l’on retenait captive et qui profiterait du premier manque d’attention pour s’enfuir.

— Claudine, réponds-moi !

C’était la deuxième fois que Mme Nitol lui adressait la parole sans avoir de réponse.

— Ne t’ai-je pas toujours entourée de tendresse ?

— Papa et toi, vous m’avez surtout tenue en li­sières. Jamais d’initiative…

— Tu te trompes, ma fille.

— Je suis bon juge.

— Nous avons essayé d’aller à l’encontre des idées folles qui te passaient par la tête !

— Idées folles ! Simplement parce qu’elles n’étaient pas les vôtres !

— J’ai fait de mon mieux pour vous élever dans le bon sens et la raison.

— Avec l’âge, la raison vient, et avec la nécessité, le bon sens opère, et chacun obéit aux lois de sa na­ture. J’ai horreur de la médiocrité.

— Mon Dieu ! Que te faut-il ?

— Je ne peux plus supporter la tristesse de ces appartements sans ampleur ! Ce sont des cabines sans aucun confort et encore moins de luxe. Je ne m’y habitue pas, j’y ai toujours souffert. Depuis toujours, j’ai été ainsi !

— Que veux-tu donc, petite malheureuse ?

— Ne plus vivre entre quatre murs étroits !

— Nous ne sommes pas au temps des fées et je ne puis changer ce logis en palais.

— Tu aurais tort, puis que tu t’y plais !

— Tu deviens méchante, Claudine ! Crois-tu donc que je n’aime pas les belles choses ?

— Si tu les aimais vraiment, tu aurais orienté autrement ta vie !

— Je me suis contentée de mon lot et je n’ai pas tourmenté ton père pour qu’il cherche des honneurs. Nous avons été simples, mais heureux. Mon intérieur me plaît parce qu’il est peuplé de souvenirs. J’espère que tu le comprendras et que tu ne dédaigneras pas ce foyer où je vous ai élevés, ton frère et toi, avec tant d’amour.

— Ce n’est pas parce qu’il t’agrée que je doive y vivre ! Vraiment les parents sont d’un despotisme !…

Mme Nitol ne répondit pas. Son cœur était gonflé d’amertume. Quelle triste constatation jaillissait des paroles de Claudine. Elle demanda :

— Ne vas-tu pas chez Mme Herminie ? Tu vas être en retard.

Sans un mot la jeune fille alla dans sa chambre où elle s’habilla pour sortir.