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CHAPITRE XXVI
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CHAPITRE XXVII
CONCLUSION





== Seconde partie ==

LE DÉSERT DE GLACE.

CHAPITRE I
L’INVENTAIRE DU DOCTEUR
C’était un hardi dessein qu’avait eu le capitaine Hatteras de s’élever jusqu’au nord, et de réserver à l’Angleterre, sa patrie, la gloire de découvrir le pôle boréal du monde. Cet audacieux marin venait de faire tout ce qui était dans la limite des forces humaines. Après avoir lutté pendant neuf mois contre les courants, contre les tempêtes, après avoir brisé les montagnes de glace et rompu les banquises, après avoir lutté contre les froids d’un hiver sans précédent dans les régions hyperboréennes, après avoir résumé dans son expédition les travaux de ses devanciers, contrôlé et refait pour ainsi dire l’histoire des découvertes polaires, après avoir poussé son brick le Forward au-delà des mers connues, enfin, après avoir accompli la moitié de la tâche, il voyait ses grands projets subitement anéantis ! La trahison ou plutôt le découragement de son équipage usé par les épreuves, la folie criminelle de quelques meneurs, le laissaient dans une épouvantable situation : des dix-huit hommes embarqués à bord du brick, il en restait quatre, abandonnés sans ressource, sans navire, à plus de deux mille cinq cents milles de leur pays !

L’explosion du Forward, qui venait de sauter devant eux, leur enlevait les derniers moyens d’existence.

Cependant, le courage d’Hatteras ne faiblit pas en présence de cette terrible catastrophe. Les compagnons qui lui restaient, c’étaient les meilleurs de son équipage, des gens héroïques. Il avait fait appel à l’énergie, à la science du docteur Clawbonny, au dévouement de Johnson et de Bell, à sa propre foi dans son entreprise, il osa parler d’espoir dans cette situation désespérée ; il fut entendu de ses vaillants camarades, et le passé d’hommes aussi résolus répondait de leur courage à venir.

Le docteur, après les énergiques paroles du capitaine, voulut se rendre un compte exact de la situation, et, quittant ses compagnons arrêtés à cinq cents pas du bâtiment, il se dirigea vers le théâtre de la catastrophe.

Du Forward, de ce navire construit avec tant de soin, de ce brick si cher, il ne restait plus rien ; des glaces convulsionnées, des débris informes, noircis, calcinés, des barres de fer tordues, des morceaux de câbles brûlant encore comme des boutefeux d’artillerie, et, au loin, quelques spirales de fumée rampant çà et là sur l’ice-field, témoignaient de la violence de l’explosion. Le canon du gaillard d’avant, rejeté à plusieurs toises, s’allongeait sur un glaçon semblable à un affût. Le sol était jonché de fragments de toute nature dans un rayon de cent toises ; la quille du brick gisait sous un amas de glaces ; les icebergs, en partie fondus à la chaleur de l’incendie, avaient déjà recouvré leur dureté de granit.

Le docteur se prit à songer alors à sa cabine dévastée, à ses collections perdues, à ses instruments précieux mis en pièces, à ses livres lacérés, réduits en cendre. Tant de richesses anéanties ! Il contemplait d’un œil humide cet immense désastre, pensant, non pas à l’avenir, mais à cet irréparable malheur qui le frappait si directement.

Il fut bientôt rejoint par Johnson ; la figure du vieux marin portait la trace de ses dernières souffrances ; il avait dû lutter contre ses compagnons révoltés, en défendant le navire confié à sa garde.

Le docteur lui tendit une main que le maître d’équipage serra tristement.

– Qu’allons-nous devenir, mon ami ? dit le docteur.

– Qui peut le prévoir ? répondit Johnson.

– Avant tout, reprit le docteur, ne nous abandonnons pas au désespoir, et soyons hommes !

– Oui, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, vous avez raison ; c’est au moment des grands désastres qu’il faut prendre les grandes résolutions ; nous sommes dans une vilaine passe ; songeons à nous en tirer.

– Pauvre navire ! dit en soupirant le docteur ; je m’étais attaché à lui ; je l’aimais comme on aime son foyer domestique, comme la maison où l’on a passé sa vie entière, et il n’en reste pas un morceau reconnaissable !

– Qui croirait, monsieur Clawbonny, que cet assemblage de poutres et de planches pût ainsi nous tenir au cœur !

– Et la chaloupe ? reprit le docteur en cherchant du regard autour de lui, elle n’a même pas échappé à la destruction ?

– Si, monsieur Clawbonny, Shandon et les siens, qui nous ont abandonnés, l’ont emmenée avec eux !

– Et la pirogue ?

– Brisée en mille pièces ! tenez, ces quelques plaques de fer-blanc encore chaudes, voilà tout ce qu’il en reste.

– Nous n’avons plus alors que l’halkett-boat56 ?

– Oui, grâce à l’idée que vous avez eue de l’emporter dans votre excursion.

– C’est peu, dit le docteur.

– Les misérables traîtres qui ont fui ! s’écria Johnson. Puisse le ciel les punir comme ils le méritent !

– Johnson, répondit doucement le docteur, il ne faut pas oublier que la souffrance les a durement éprouvés ! Les meilleurs seuls savent rester bons dans le malheur, là où les faibles succombent ! Plaignons nos compagnons d’infortune, et ne les maudissons pas !

Après ces paroles, le docteur demeura pendant quelques instants silencieux, et promena des regards inquiets sur le pays.

– Qu’est devenu le traîneau ? demanda Johnson.

– Il est resté à un mille en arrière.

– Sous la garde de Simpson ?

– Non ! mon ami. Simpson, le pauvre Simpson a succombé à la fatigue.

– Mort ! s’écria le maître d’équipage.

– Mort ! répondit le docteur.

– L’infortuné ! dit Johnson, et qui sait, pourtant, si nous ne devrions pas envier son sort !

– Mais, pour un mort que nous avons laissé, reprit le docteur, nous rapportons un mourant.

– Un mourant ?

– Oui ! le capitaine Altamont.

Le docteur fit en quelques mots au maître d’équipage le récit de leur rencontre.

– Un Américain ! dit Johnson en réfléchissant.

– Oui, tout nous porte à croire que cet homme est citoyen de l’Union. Mais qu’est-ce que ce navire, le Porpoise, évidemment naufragé, et que venait-il faire dans ces régions ?

– Il venait y périr, répondit Johnson ; il entraînait son équipage à la mort, comme tous ceux que leur audace conduit sous de pareils cieux ! Mais, au moins, monsieur Clawbonny, le but de votre excursion a-t-il été atteint ?

– Ce gisement de charbon ! répondit le docteur.

– Oui, fit Johnson.

Le docteur secoua tristement la tête.

– Rien ? dit le vieux marin.

– Rien ! les vivres nous ont manqué, la fatigue nous a brisés en route ! Nous n’avons pas même gagné la côte signalée par Edward Belcher !

– Ainsi, reprit le vieux marin, pas de combustible ?

– Non !

– Pas de vivres ?

– Non !

– Et plus de navire pour regagner l’Angleterre !

Le docteur et Johnson se turent. Il fallait un fier courage pour envisager en face cette terrible situation.

– Enfin, reprit le maître d’équipage, notre position est franche, au moins ! nous savons à quoi nous en tenir ! Mais allons au plus pressé ; la température est glaciale ; il faut construire une maison de neige.

– Oui, répondit le docteur, avec l’aide de Bell, ce sera facile ; puis nous irons chercher le traîneau, nous ramènerons l’Américain, et nous tiendrons conseil avec Hatteras.

– Pauvre capitaine ! fit Johnson, qui trouvait moyen de s’oublier lui-même, il doit bien souffrir !

Le docteur et le maître d’équipage revinrent vers leurs compagnons.

Hatteras était debout, immobile, les bras croisés suivant son habitude, muet et regardant l’avenir dans l’espace. Sa figure avait repris sa fermeté habituelle. À quoi pensait cet homme extraordinaire ? Se préoccupait-il de sa situation désespérée ou de ses projets anéantis ? Songeait-il enfin à revenir en arrière puisque les hommes, les éléments, tout conspirait contre sa tentative ?

Personne n’eût pu connaître sa pensée. Elle ne se trahissait pas au-dehors. Son fidèle Duk demeurait près de lui, bravant à ses côtés une température tombée à trente-deux degrés au-dessous de zéro (‑36° centigrades).

Bell, étendu sur la glace, ne faisait aucun mouvement ; il semblait inanimé ; son insensibilité pouvait lui coûter la vie ; il risquait de se faire geler tout d’un bloc.

Johnson le secoua vigoureusement, le frotta de neige, et parvint non sans peine à le tirer de sa torpeur.

– Allons, Bell, du courage ! lui dit-il ; ne te laisse pas abattre ; relève-toi ; nous avons à causer ensemble de la situation, et il nous faut un abri ! As-tu donc oublié comment se fait une maison de neige ? Viens m’aider, Bell ! Voilà un iceberg qui ne demande qu’à se laisser creuser ! Travaillons ! Cela nous redonnera ce qui ne doit pas manquer ici, du courage et du cœur !

Bell, un peu remis à ces paroles, se laissa diriger par le vieux marin.

– Pendant ce temps, reprit celui-ci, monsieur Clawbonny prendra la peine d’aller jusqu’au traîneau et le ramènera avec les chiens.

– Je suis prêt à partir, répondit le docteur ; dans une heure, je serai de retour.

– L’accompagnez-vous, capitaine ? ajouta Johnson en se dirigeant vers Hatteras.

Celui-ci, quoique plongé dans ses réflexions, avait entendu la proposition du maître d’équipage, car il lui répondit d’une voix douce :

– Non, mon ami, si le docteur veut bien se charger de ce soin… Il faut qu’avant la fin de la journée une résolution soit prise, et j’ai besoin d’être seul pour réfléchir. Allez. Faites ce que vous jugerez convenable pour le présent. Je songe à l’avenir.

Johnson revint vers le docteur.

– C’est singulier, lui dit-il, le capitaine semble avoir oublié toute colère ; jamais sa voix ne m’a paru si affable.

– Bien ! répondit le docteur ; il a repris son sang-froid. Croyez-moi, Johnson, cet homme-là est capable de nous sauver !

Ces paroles dites, le docteur s’encapuchonna de son mieux, et, le bâton ferré à la main, il reprit le chemin du traîneau, au milieu de cette brume que la lune rendait presque lumineuse.

Johnson et Bell se mirent immédiatement à l’ouvrage ; le vieux marin excitait par ses paroles le charpentier, qui travaillait en silence ; il n’y avait pas à bâtir, mais à creuser seulement un grand bloc ; la glace, très dure, rendait pénible l’emploi du couteau ; mais, en revanche, cette dureté assurait la solidité de la demeure ; bientôt Johnson et Bell purent travailler à couvert dans leur cavité, rejetant au-dehors ce qu’ils enlevaient à la masse compacte.

Hatteras marchait de temps en temps, et s’arrêtait court ; évidemment, il ne voulait pas aller jusqu’à l’emplacement de son malheureux brick.

Ainsi qu’il l’avait promis, le docteur fut bientôt de retour ; il ramenait Altamont étendu sur le traîneau et enveloppé des plis de la tente ; les chiens Groënlandais, maigris, épuisés, affamés, tiraient à peine, et rongeaient leurs courroies ; il était temps que toute cette troupe, bêtes et gens, prît nourriture et repos.

Pendant que la maison se creusait plus profondément, le docteur, en furetant de côté et d’autre, eut le bonheur de trouver un petit poêle que l’explosion avait à peu près respecté et dont le tuyau déformé put être redressé facilement ; le docteur l’apporta d’un air triomphant. Au bout de trois heures, la maison de glace était logeable ; on y installa le poêle ; on le bourra avec les éclats de bois ; il ronfla bientôt, et répandit une bienfaisante chaleur.

L’Américain fut introduit dans la demeure et couché au fond sur les couvertures ; les quatre Anglais prirent place au feu. Les dernières provisions du traîneau, un peu de biscuit et du thé brûlant, vinrent les réconforter tant bien que mal. Hatteras ne parlait pas, chacun respecta son silence.

Quand ce repas fut terminé, le docteur fit signe à Johnson de le suivre au-dehors.

– Maintenant, lui dit-il, nous allons faire l’inventaire de ce qui nous reste. Il faut que nous connaissions exactement l’état de nos richesses ; elles sont répandues çà et là ; il s’agit de les rassembler ; la neige peut tomber d’un moment à l’autre, et il nous serait impossible de retrouver ensuite la moindre épave du navire.

– Ne perdons pas de temps alors, répondit Johnson ; vivres et bois, voilà ce qui a pour nous une importance immédiate.

– Eh bien, cherchons chacun de notre côté, répondit le docteur, de manière à parcourir tout le rayon de l’explosion ; commençons par le centre, puis nous gagnerons la circonférence.

Les deux compagnons se rendirent immédiatement au lit de glace qu’avait occupé le Forward ; chacun examina avec soin, à la lumière douteuse de la lune, les débris du navire. Ce fut une véritable chasse. Le docteur y apporta la passion, pour ne pas dire le plaisir d’un chasseur, et le cœur lui battait fort quand il découvrait quelque caisse à peu près intacte ; mais la plupart étaient vides, et leurs débris jonchaient le champ de glace.

La violence de l’explosion avait été considérable. Un grand nombre d’objets n’étaient plus que cendre et poussière. Les grosses pièces de la machine gisaient çà et là, tordues ou brisées ; les branches rompues de l’hélice, lancées à vingt toises du navire, pénétraient profondément dans la neige durcie ; les cylindres faussés avaient été arrachés de leurs tourillons ; la cheminée, fendue sur toute sa longueur et à laquelle pendaient encore des bouts de chaînes, apparaissait à demi écrasée sous un énorme glaçon ; les clous, les crochets, les capes de mouton, les ferrures du gouvernail, les feuilles du doublage, tout le métal du brick s’était éparpillé au loin comme une véritable mitraille.

Mais ce fer, qui eût fait la fortune d’une tribu d’Esquimaux, n’avait aucune utilité dans la circonstance actuelle ; ce qu’il fallait rechercher, avant tout, c’étaient les vivres, et le docteur faisait peu de trouvailles en ce genre.

« Cela va mal, se disait-il ; il est évident que la cambuse, située près de la soute aux poudres, a dû être entièrement anéantie par l’explosion ; ce qui n’a pas brûlé doit être réduit en miettes. C’est grave, et si Johnson ne fait pas meilleure chasse que moi, je ne vois pas trop ce que nous deviendrons. »

Cependant, en élargissant le cercle de ses recherches, le docteur parvint à recueillir quelques restes de pemmican57, une quinzaine de livres environ, et quatre bouteilles de grès qui, lancées au loin sur une neige encore molle, avaient échappé à la destruction et renfermaient cinq ou six pintes d’eau-de-vie.

Plus loin, il ramassa deux paquets de graines de chochlearia ; cela venait à propos pour compenser la perte du lime-juice, si propre à combattre le scorbut.

Au bout de deux heures, le docteur et Johnson se rejoignirent. Ils se firent part de leurs découvertes ; elles étaient malheureusement peu importantes sous le rapport des vivres : à peine quelques pièces de viande salée, une cinquantaine de livres de pemmican, trois sacs de biscuit, une petite réserve de chocolat, de l’eau-de-vie et environ deux livres de café récolté grain à grain sur la glace. Ni couvertures, ni hamacs, ni vêtements, ne purent être retrouvés ; évidemment l’incendie les avait dévorés.

En somme, le docteur et le maître d’équipage recueillirent des vivres pour trois semaines au plus du strict nécessaire ; c’était peu pour refaire des gens épuisés. Ainsi, par suite de circonstances désastreuses, après avoir manqué de charbon, Hatteras se voyait à la veille de manquer d’aliments.

Quant au combustible fourni par les épaves du navire, les morceaux de ses mâts et de sa carène, il pouvait durer trois semaines environ ; mais encore le docteur, avant de l’employer au chauffage de la maison de glace, voulut savoir de Johnson si, de ces débris informes, on ne saurait pas reconstruire un petit navire, ou tout au moins une chaloupe.

– Non, monsieur Clawbonny, lui répondit le maître d’équipage, il n’y faut pas songer ; il n’y a pas une pièce de bois intacte dont on puisse tirer parti ; tout cela n’est bon qu’à nous chauffer pendant quelques jours, et après…

– Après ? dit le docteur.

– À la grâce de Dieu ! répondit le brave marin.

Cet inventaire terminé, le docteur et Johnson revinrent chercher le traîneau ; ils y attelèrent, bon gré, mal gré, les pauvres chiens fatigués, retournèrent sur le théâtre de l’explosion, chargèrent ces restes de la cargaison, si rares mais si précieux, et les rapportèrent auprès de la maison de glace ; puis, à demi gelés, ils prirent place auprès de leurs compagnons d’infortune.
CHAPITRE II
LES PREMIÈRES PAROLES D’ALTAMONT
Vers les huit heures du soir, le ciel se dégagea pendant quelques instants de ses brumes neigeuses ; les constellations brillèrent d’un vif éclat dans une atmosphère plus refroidie.

Hatteras profita de ce changement pour aller prendre la hauteur de quelques étoiles. Il sortit sans mot dire, en emportant ses instruments. Il voulait relever la position et savoir si l’ice-field n’avait pas encore dérivé.

Au bout d’une demi-heure, il rentra, se coucha dans un angle de la maison, et resta plongé dans une immobilité profonde qui ne devait pas être celle du sommeil.

Le lendemain, la neige se reprit à tomber avec une grande abondance ; le docteur dut se féliciter d’avoir entrepris ses recherches dès la veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientôt le champ de glace, et toute trace de l’explosion disparut sous un linceul de trois pieds d’épaisseur.

Pendant cette journée, il ne fut pas possible de mettre le pied dehors ; heureusement, l’habitation était confortable, ou tout au moins paraissait-elle à ces voyageurs harassés. Le petit poêle allait bien, si ce n’est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumée à l’intérieur ; sa chaleur procurait en outre des boissons brûlantes de thé ou de café, dont l’influence est si merveilleuse par ces basses températures.

Les naufragés, car on peut véritablement leur donner ce nom, éprouvaient un bien-être auquel ils n’étaient plus accoutumés depuis longtemps ; aussi ne songeaient-ils qu’à ce présent, à cette bienfaisante chaleur, à ce repos momentané, oubliant et défiant presque l’avenir, qui les menaçait d’une mort si prochaine.

L’Américain souffrait moins et revenait peu à peu à la vie ; il ouvrait les yeux, mais il ne parlait pas encore ; ses lèvres portaient les traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son ; cependant, il entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tête en signe de remerciement ; il se voyait sauvé de son ensevelissement sous la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel court espace de temps sa mort était retardée, car enfin, dans quinze jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient absolument.

Vers midi, Hatteras sortit de son immobilité ; il se rapprocha du docteur, de Johnson et de Bell.

– Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une résolution définitive sur ce qui nous reste à faire. Auparavant, je prierai Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui nous perd a été accompli.

– À quoi bon le savoir ? répondit le docteur ; le fait est certain, il n’y faut plus penser.

– J’y pense, au contraire, répondit Hatteras. Mais, après le récit de Johnson, je n’y penserai plus.

– Voici donc ce qui est arrivé, répondit le maître d’équipage. J’ai tout fait pour empêcher ce crime…

– J’en suis sûr, Johnson, et j’ajouterai que les meneurs avaient depuis longtemps l’idée d’en arriver là.

– C’est mon opinion, dit le docteur.

– C’est aussi la mienne, reprit Johnson ; car presque aussitôt après votre départ, capitaine, dès le lendemain, Shandon, aigri contre vous, Shandon, devenu mauvais, et, d’ailleurs, soutenu par les autres, prit le commandement du navire ; je voulus résister, mais en vain. Depuis lors, chacun fit à peu près à sa guise ; Shandon laissait agir ; il voulait montrer à l’équipage que le temps des fatigues et des privations était passé. Aussi, plus d’économie d’aucune sorte ; on fit grand feu dans le poêle ; on brûlait à même le brick. Les provisions furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous laisse à penser quel abus ils en firent ! Ce fut ainsi depuis le 7 jusqu’au 15 janvier.

– Ainsi, dit Hatteras d’une voix grave, ce fut Shandon qui poussa l’équipage à la révolte ?

– Oui, capitaine.

– Qu’il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.

– Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l’on forma le projet d’abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la mer de Baffin ; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements Groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes ; les malades, excités par l’espérance du retour, allaient mieux. On commença donc les préparatifs du départ ; un traîneau fut construit, propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe ; les hommes devaient s’y atteler. Cela prit jusqu’au 15 février. J’espérais toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre présence ; vous n’auriez rien obtenu de l’équipage, qui vous eût plutôt massacré que de rester à bord. C’était comme une folie de liberté. Je pris tous mes compagnons les uns après les autres ; je leur parlai, je les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d’une pareille expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner ! Je ne pus rien obtenir, même des meilleurs ! Le départ fut fixé au 22 février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans la chaloupe tout ce qu’ils purent contenir de provisions et de liqueurs ; on fit un chargement considérable de bois ; déjà la muraille de tribord était démolie jusqu’à sa ligne de flottaison. Enfin, le dernier jour fut un jour d’orgie ; on pilla, on saccagea, et ce fut au milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu au navire. Je me battis contre eux, je luttai ; on me renversa, on me frappa ; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l’est et disparurent à mes regards ! Je restai seul ; que pouvais-je faire contre cet incendie qui gagnait le navire tout entier ? Le trou à feu était obstrué par la glace ; je n’avais pas une goutte d’eau. Le Forward, pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le reste.

Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace ; ce sombre tableau de l’incendie du navire, la perte de ce brick si précieux, se présentèrent plus vivement à l’esprit des naufragés ; ils se sentirent en présence de l’impossible ; et l’impossible, c’était le retour en Angleterre. Ils n’osaient se regarder, de crainte de surprendre sur la figure de l’un d’eux les traces d’un désespoir absolu. On entendait seulement la respiration pressée de l’Américain.

Enfin, Hatteras prit la parole.

– Johnson, dit-il, je vous remercie ; vous avez tout fait pour sauver mon navire ; mais, seul, vous ne pouviez résister. Encore une fois, je vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Réunissons nos efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons, quatre amis, et la vie de l’un vaut la vie de l’autre. Que chacun donne donc son opinion sur ce qu’il convient de faire.

– Interrogez-nous, Hatteras, répondit le docteur ; nous vous sommes tout dévoués, nos paroles viendront du cœur. Et d’abord, avez-vous une idée ?

– Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon opinion pourrait paraître intéressée. Je veux donc connaître avant tout votre avis.

– Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des circonstances si graves, j’aurai une importante question à vous faire.

– Parlez, Johnson.

– Vous êtes allé hier relever notre position ; eh bien, le champ de glace a-t-il encore dérivé, ou se trouve-t-il à la même place ?

– Il n’a pas bougé, répondit Hatteras. J’ai trouvé, comme avant notre départ, quatre-vingts degrés quinze minutes pour la latitude, et quatre-vingt-dix-sept degrés trente-cinq minutes pour la longitude.

– Et, dit Johnson, à quelle distance sommes-nous de la mer la plus rapprochée dans l’ouest ?

– À six cents milles environ58, répondit Hatteras.

– Et cette mer, c’est… ?

– Le détroit de Smith.

– Celui-là même que nous n’avons pu franchir au mois d’avril dernier ?

– Celui-là même.

– Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous pouvons prendre une résolution en connaissance de cause.

– Parlez donc, dit Hatteras, qui laissa sa tête retomber sur ses deux mains.

Il pouvait écouter ainsi ses compagnons sans les regarder.

– Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur parti à suivre ?

– Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps, répondit le charpentier : il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure, soit au sud, soit à l’ouest, et gagner la côte la plus prochaine… quand nous devrions employer deux mois au voyage !

– Nous n’avons que pour trois semaines de vivres, répondit Hatteras sans relever la tête.

– Eh bien, reprit Johnson, c’est en trois semaines qu’il faut faire ce trajet, puisque là est notre seule chance de salut ; dussions-nous, en approchant de la côte, ramper sur nos genoux, il faut partir et arriver en vingt-cinq jours.

– Cette partie du continent boréal n’est pas connue, répondit Hatteras. Nous pouvons rencontrer des obstacles, des montagnes, des glaciers qui barreront complètement notre route.

– Je ne vois pas là, répondit le docteur, une raison suffisante pour ne pas tenter le voyage ; nous souffrirons, et beaucoup, c’est évident ; nous devrons restreindre notre nourriture au strict nécessaire, à moins que les hasards de la chasse…

– Il ne reste plus qu’une demi-livre de poudre, répondit Hatteras.

– Voyons, Hatteras, reprit le docteur, je connais toute la valeur de vos objections, et je ne me berce pas d’un vain espoir. Mais je crois lire dans votre pensée ; avez-vous un projet praticable ?

– Non, répondit le capitaine, après quelques instants d’hésitation.

– Vous ne doutez pas de notre courage, reprit le docteur ; nous sommes gens à vous suivre jusqu’au bout, vous le savez ; mais ne faut-il pas en ce moment abandonner toute espérance de nous élever au pôle ? La trahison a brisé vos plans ; vous avez pu lutter contre les obstacles de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse des hommes ; vous avez fait tout ce qu’il était humainement possible de faire, et vous auriez réussi, j’en suis certain ; mais dans la situation actuelle, n’êtes-vous pas forcé de remettre vos projets, et même, pour les reprendre un jour, ne chercherez-vous pas à regagner l’Angleterre ?

– Eh bien, capitaine ! demanda Johnson à Hatteras, qui resta longtemps sans répondre.

Enfin, le capitaine releva la tête et dit d’une voix contrainte :

– Vous croyez-vous donc assurés d’atteindre la côte du détroit, fatigués comme vous l’êtes, et presque sans nourriture ?

– Non, répondit le docteur, mais à coup sûr la côte ne viendra pas à nous ; il faut l’aller chercher. Peut-être trouverons-nous plus au sud des tribus d’Esquimaux avec lesquelles nous pourrons entrer facilement en relation.

– D’ailleurs, reprit Johnson, ne peut-on rencontrer dans le détroit quelque bâtiment forcé d’hiverner ?

– Et au besoin, répondit le docteur, puisque le détroit est pris, ne pouvons-nous en le traversant atteindre la côte occidentale du Groënland, et de là, soit de la terre Prudhoë, soit du cap York, gagner quelque établissement danois ? Enfin, Hatteras, rien de tout cela ne se trouve sur ce champ de glace ! La route de l’Angleterre est là-bas, au sud, et non ici, au nord !

– Oui, dit Bell, M. Clawbonny a raison, il faut partir, et partir sans retard. Jusqu’ici, nous avons trop oublié notre pays et ceux qui nous sont chers !

– C’est votre avis, Johnson ? demanda encore une fois Hatteras.

– Oui, capitaine.

– Et le vôtre, docteur ?

– Oui, Hatteras.

Hatteras restait encore silencieux ; sa figure, malgré lui, reproduisait toutes ses agitations intérieures. Avec la décision qu’il allait prendre se jouait le sort de sa vie entière ; s’il revenait sur ses pas, c’en était fait à jamais de ses hardis desseins ; il ne fallait plus espérer renouveler une quatrième tentative de ce genre.

Le docteur, voyant que le capitaine se taisait, reprit la parole :

– J’ajouterai, Hatteras, dit-il, que nous ne devons pas perdre un instant ; il faut charger le traîneau de toutes nos provisions, et emporter le plus de bois possible. Une route de six cents milles dans ces conditions est longue, j’en conviens, mais non infranchissable ; nous pouvons, ou plutôt, nous devrons faire vingt milles59 par jour, ce qui en un mois nous permettra d’atteindre la côte, c’est-à-dire vers le 25 mars…

– Mais, dit Hatteras, ne peut-on attendre quelques jours ?

– Qu’espérez-vous ? répondit Johnson.

– Que sais-je ? Qui peut prévoir l’avenir ? Quelques jours encore ! C’est d’ailleurs à peine de quoi réparer vos forces épuisées ! Vous n’aurez pas fourni deux étapes, que vous tomberez de fatigue, sans une maison de neige pour vous abriter !

– Mais une mort horrible nous attend ici ! s’écria Bell.

– Mes amis, reprit Hatteras d’une voix presque suppliante, vous vous désespérez avant l’heure ! Je vous proposerais de chercher au nord la route du salut, que vous refuseriez de me suivre ! Et pourtant, n’existe-t-il pas près du pôle des tribus d’Esquimaux comme au détroit de Smith ? Cette mer libre, dont l’existence est pourtant certaine, doit baigner des continents. La nature est logique en tout ce qu’elle fait. Eh bien, on doit croire que la végétation reprend son empire là où cessent les grands froids. N’est-ce pas une terre promise qui nous attend au nord, et que vous voulez fuir sans retour ?

Hatteras s’animait en parlant ; son esprit surexcité évoquait les tableaux enchanteurs de ces contrées d’une existence si problématique.

– Encore un jour, répétait-il, encore une heure !

Le docteur Clawbonny, avec son caractère aventureux et son ardente imagination, se sentait émouvoir peu à peu ; il allait céder ; mais Johnson, plus sage et plus froid, le rappela à la raison et au devoir.

– Allons. Bell, dit-il, au traîneau !

– Allons ! répondit Bell.

Les deux marins se dirigèrent vers l’ouverture de la maison de neige.

– Oh ! Johnson ! vous ! vous ! s’écria Hatteras. Eh bien ! partez, je resterai ! je resterai !

– Capitaine ! fit Johnson, s’arrêtant malgré lui.

– Je resterai, vous dis-je ! Partez ! abandonnez-moi comme les autres ! Partez… Viens, Duk, nous resterons tous les deux !

Le brave chien se rangea près de son maître en aboyant. Johnson regarda le docteur. Celui-ci ne savait que faire ; le meilleur parti était de calmer Hatteras et de sacrifier un jour à ses idées. Le docteur allait s’y résoudre, quand il se sentit toucher le bras.

Il se retourna. L’Américain venait de quitter ses couvertures ; il rampa sur le sol ; il se redressa enfin sur ses genoux, et de ses lèvres malades il fit entendre des sons inarticulés.

Le docteur, étonné, presque effrayé, le regardait en silence. Hatteras, lui, s’approcha de l’Américain et l’examina attentivement. Il essayait de surprendre des paroles que le malheureux ne pouvait prononcer. Enfin, après cinq minutes d’efforts, celui-ci fit entendre ce mot :

– Porpoise.

– Le Porpoise ! s’écria le capitaine.

L’Américain fit un signe affirmatif.

– Dans ces mers ? demanda Hatteras, le cœur palpitant.

Même signe du malade.

– Au nord ?

– Oui ! fit l’infortuné.

– Et vous savez sa position ?

– Oui !

– Exacte ?

– Oui ! dit encore Altamont.

Il se fit un moment de silence. Les spectateurs de cette scène imprévue étaient palpitants.

– Écoutez bien, dit enfin Hatteras au malade ; il nous faut connaître la situation de ce navire ! Je vais compter les degrés à voix haute, vous m’arrêterez par un signe.

L’Américain remua la tête en signe d’acquiescement.

– Voyons, dit Hatteras, il s’agit des degrés de longitude. —Cent cinq ? Non. —Cent six ? Cent sept ? Cent huit ? – C’est bien à l’ouest ?

– Oui, fit l’Américain.

– Continuons. —Cent neuf ? Cent dix ? Cent douze ? Cent quatorze ? Cent seize ? Cent dix-huit ? Cent dix-neuf ? Cent vingt… ?

– Oui, répondit Altamont.

– Cent vingt degrés de longitude ? fit Hatteras. Et combien de minutes ? – Je compte…

Hatteras commença au numéro un. Au nombre quinze, Altamont lui fit signe de s’arrêter.

– Bon ! dit Hatteras. —Passons à la latitude. Vous m’entendez ? – Quatre-vingts ? Quatre-vingt-un ? Quatre-vingt-deux ? Quatre-vingt-trois ?

L’Américain l’arrêta du geste.

– Bien ! – Et les minutes ? Cinq ? Dix ? Quinze ? Vingt ? Vingt-cinq ? Trente ? Trente-cinq ?

Nouveau signe d’Altamont, qui sourit faiblement.

– Ainsi, reprit Hatteras d’une voix grave, le Porpoise se trouve par cent vingt degrés et quinze minutes de longitude, et quatre-vingt-trois degrés et trente-cinq minutes de latitude ?

– Oui ! fit une dernière fois l’Américain en retombant sans mouvement dans les bras du docteur ?

Cet effort l’avait brisé.

– Mes amis, s’écria Hatteras, vous voyez bien que le salut est au nord, toujours au nord ! Nous serons sauvés !

Mais, après ces premières paroles de joie, Hatteras parut subitement frappé d’une idée terrible. Sa figure s’altéra, et il se sentit mordre au cœur par le serpent de la jalousie.

Un autre, un Américain, l’avait dépassé de trois degrés sur la route du pôle ! Pourquoi ? Dans quel but ?
CHAPITRE III
DIX-SEPT JOURS DE MARCHE
Cet incident nouveau, ces premières paroles prononcées par Altamont, avaient complètement changé la situation des naufragés ; auparavant, ils se trouvaient hors de tout secours possible, sans espoir sérieux de gagner la mer de Baffin, menacés de manquer de vivres pendant une route trop longue pour leurs corps fatigués, et maintenant, à moins de quatre cents milles60 de leur maison de neige, un navire existait qui leur offrait de vastes ressources, et peut-être les moyens de continuer leur audacieuse marche vers le pôle. Hatteras, le docteur, Johnson, Bell se reprirent à espérer, après avoir été si près du désespoir ; ce fut de la joie, presque du délire.

Mais les renseignements d’Altamont étaient encore incomplets, et après quelques minutes de repos, le docteur reprit avec lui cette précieuse conversation ; il lui présenta ses questions sous une forme qui ne demandait pour toute réponse qu’un simple signe de tête, ou un mouvement des yeux.

Bientôt il sut que le Porpoise était un trois-mâts américain, de New York, naufragé au milieu des glaces, avec des vivres et des combustibles en grande quantité ; quoique couché sur le flanc, il devait avoir résisté, et il serait possible de sauver sa cargaison.

Altamont et son équipage l’avaient abandonné depuis deux mois, emmenant la chaloupe sur un traîneau ; ils voulaient gagner le détroit de Smith, atteindre quelque baleinier, et se faire rapatrier en Amérique ; mais peu à peu les fatigues, les maladies frappèrent ces infortunés, et ils tombèrent un à un sur la route. Enfin, le capitaine et deux matelots restèrent seuls d’un équipage de trente hommes, et si lui, Altamont, survivait, c’était véritablement par un miracle de la Providence.

Hatteras voulut savoir de l’Américain pourquoi le Porpoise se trouvait engagé sous une latitude aussi élevée.

Altamont fit comprendre qu’il avait été entraîné par les glaces sans pouvoir leur résister.

Hatteras, anxieux, l’interrogea sur le but de son voyage.

Altamont prétendit avoir tenté de franchir le passage du nord-ouest.

Hatteras n’insista pas davantage, et ne posa plus aucune question de ce genre.

Le docteur prit alors la parole :

– Maintenant, dit-il, tous nos efforts doivent tendre à retrouver le Porpoise ; au lieu de nous aventurer vers la mer de Baffin, nous pouvons gagner par une route moins longue d’un tiers un navire qui nous offrira toutes les ressources nécessaires à un hivernage.

– Il n’y a pas d’autre parti à prendre, répondit Bell.

– J’ajouterai, dit le maître d’équipage, que nous ne devons pas perdre un instant ; il faut calculer la durée de notre voyage sur la durée de nos provisions, contrairement à ce qui se fait généralement, et nous mettre en route au plus tôt.

– Vous avez raison, Johnson, répondit le docteur ; en partant demain, mardi 26 février, nous devons arriver le 15 mars au Porpoise, sous peine de mourir de faim. Qu’en pensez-vous, Hatteras ?

– Faisons nos préparatifs immédiatement, dit le capitaine, et partons. Peut-être la route sera-t-elle plus longue que nous ne le supposons.

– Pourquoi cela ? répliqua le docteur. Cet homme paraît être certain de la situation de son navire.

– Mais, répondit Hatteras, si le Porpoise a dérivé sur son champ de glace, comme a fait le Forward ?

– En effet, dit le docteur, cela a pu arriver !

Johnson et Bell ne répliquèrent rien à la possibilité d’une dérive, dont eux-mêmes avaient été victimes.

Mais Altamont, attentif à cette conversation, fit comprendre au docteur qu’il voulait parler. Celui-ci se rendit au désir de l’Américain, et après un grand quart d’heure de circonlocutions et d’hésitations, il acquit cette certitude que le Porpoise, échoué près d’une côte, ne pouvait pas avoir quitté son lit de rochers.

Cette nouvelle rendit la tranquillité aux quatre Anglais ; cependant elle leur enlevait tout espoir de revenir en Europe, à moins que Bell ne parvînt à construire un petit navire avec les morceaux du Porpoise. Quoi qu’il en soit, le plus pressé était de se rendre sur le lieu même du naufrage.

Le docteur fit encore une dernière question à l’Américain : celui-ci avait-il rencontré la mer libre sous cette latitude de quatre-vingt-trois degrés ?

– Non, répondit Altamont.

La conversation en resta là. Aussitôt les préparatifs de départ furent commencés ; Bell et Johnson s’occupèrent d’abord du traîneau ; il avait besoin d’une réparation complète ; le bois ne manquant pas, ses montants furent établis d’une façon plus solide ; on profitait de l’expérience acquise pendant l’excursion au sud ; on savait le côté faible de ce mode de transport, et comme il fallait compter sur des neiges abondantes et épaisses, les châssis de glissage furent rehaussés.

À l’intérieur, Bell disposa une sorte de couchette recouverte par la toile de la tente et destinée à l’Américain ; les provisions, malheureusement peu considérables, ne devaient pas accroître beaucoup le poids du traîneau ; mais en revanche, on compléta la charge avec tout le bois que l’on put emporter.

Le docteur, en arrangeant les provisions, les inventoria avec la plus scrupuleuse exactitude ; de ses calculs il résulta que chaque voyageur devait se réduire à trois quarts de ration pour un voyage de trois semaines. On réserva ration entière aux quatre chiens d’attelage. Si Duk tirait avec eux, il aurait droit à sa ration complète.

Ces préparatifs furent interrompus par le besoin de sommeil et de repos qui se fit impérieusement sentir dès sept heures du soir ; mais, avant de se coucher, les naufragés se réunirent autour du poêle, dans lequel on n’épargna pas le combustible ; les pauvres gens se donnaient un luxe de chaleur auquel ils n’étaient plus habitués depuis longtemps ; du pemmican, quelques biscuits et plusieurs tasses de café ne tardèrent pas à les mettre en belle humeur, de compter à demi avec l’espérance qui leur revenait si vite et de si loin.

À sept heures du matin, les travaux furent repris, et se trouvèrent entièrement terminés vers les trois heures du soir.

L’obscurité se taisait déjà ; le soleil avait reparu au-dessus de l’horizon depuis le 31 janvier, mais il ne donnait encore qu’une lumière faible et courte ; heureusement, la lune devait se lever à six heures et demie, et, par ce ciel pur, ses rayons suffiraient à éclairer la route. La température, qui s’abaissait sensiblement depuis quelques jours, atteignit enfin trente-trois degrés au-dessous de zéro (– 37° centigrades).

Le moment du départ arriva. Altamont accueillit avec joie l’idée de se mettre en route, bien que les cahots dussent accroître ses souffrances ; il avait fait comprendre au docteur que celui-ci trouverait à bord du Porpoise les antiscorbutiques si nécessaires à sa guérison.

On le transporta donc sur le traîneau ; il y fut installé aussi commodément que possible ; les chiens, y compris Duk, furent attelés ; les voyageurs jetèrent alors un dernier regard sur ce lit de glace, où fut le Forward. Les traits d’Hatteras parurent empreints un instant d’une violente pensée de colère, mais il redevint maître de lui-même, et la petite troupe, par un temps très sec, s’enfonça dans la brume du nord-nord-ouest.

Chacun reprit sa place accoutumée, Bell en tête, indiquant la route, le docteur et le maître d’équipage aux côtés du traîneau, veillant et poussant au besoin, Hatteras à l’arrière, rectifiant la route et maintenant l’équipage dans la ligne de Bell.

La marche fut assez rapide ; par cette température très basse, la glace offrait une dureté et un poli favorables au glissage ; les cinq chiens enlevaient facilement cette charge, qui ne dépassait pas neuf cents livres. Cependant hommes et bêtes s’essoufflaient rapidement et durent s’arrêter souvent pour reprendre haleine.

Vers les sept heures du soir, la lune dégagea son disque rougeâtre des brumes de l’horizon. Ses calmes rayons se firent jour à travers l’atmosphère et jetèrent quelque éclat que les glaces réfléchirent avec pureté ; l’ice-field présentait vers le nord-ouest une immense plaine blanche d’une horizontalité parfaite. Pas un pack, pas un hummock. Cette partie de la mer semblait s’être glacée tranquillement comme un lac paisible.

C’était un immense désert, plat et monotone.

Telle est l’impression que ce spectacle fit naître dans l’esprit du docteur, et il la communiqua à son compagnon.

– Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répondit Johnson ; c’est un désert, mais nous n’avons pas la crainte d’y mourir de soif !

– Avantage évident, reprit le docteur ; cependant cette immensité me prouve une chose : c’est que nous devons être fort éloignés de toute terre ; en général, l’approche des côtes est signalée par une multitude de montagnes de glaces, et pas un ice-berg n’est visible autour de nous.

– L’horizon est fort restreint par la brume, répondit Johnson.

– Sans doute, mais depuis notre départ nous avons foulé un champ plat qui menace de ne pas finir.

– Savez-vous, monsieur Clawbonny, que c’est une dangereuse promenade que la nôtre ? On s’y habitue, on n’y pense pas, mais enfin, cette surface glacée sur laquelle nous marchons ainsi recouvre des gouffres sans fond !

– Vous avez raison, mon ami, mais nous n’avons pas à craindre d’être engloutis ; la résistance de cette blanche écorce par ces froids de trente-trois degrés est considérable ! Remarquez qu’elle tend de plus en plus à s’accroître, car, sous ces latitudes, la neige tombe neuf jours sur dix, même en avril, même en mai, même en juin, et j’estime que sa plus forte épaisseur ne doit pas être éloignée de mesurer trente ou quarante pieds.

– Cela est rassurant, répondit Johnson.

– En effet, nous ne sommes pas comme ces patineurs de la Serpentine-river61 qui craignent à chaque instant de sentir le sol fragile manquer sous leurs pas : nous n’avons pas un pareil danger à redouter.

– Connaît-on la force de résistance de la glace ? demanda le vieux marin, toujours avide de s’instruire dans la compagnie du docteur.

– Parfaitement, répondit ce dernier ; qu’ignore-t-on maintenant de ce qui peut se mesurer dans le monde, sauf l’ambition humaine ! N’est-ce pas elle, en effet, qui nous précipite vers ce pôle boréal que l’homme veut enfin connaître ? Mais, pour en revenir à votre question, voici ce que je puis vous répondre. À l’épaisseur de deux pouces, la glace supporte un homme ; à l’épaisseur de trois pouces et demi, un cheval et son cavalier ; à cinq pouces, une pièce de huit ; à huit pouces, de l’artillerie de campagne tout attelée, et enfin, à dix pouces, une armée, une foule innombrable ! Où nous marchons en ce moment, on bâtirait la douane de Liverpool ou le palais du parlement de Londres.

– On a de la peine à concevoir une pareille résistance, dit Johnson ; mais tout à l’heure, monsieur Clawbonny, vous parliez de la neige qui tombe neuf jours sur dix en moyenne dans ces contrées ; c’est un fait évident ; aussi je ne le conteste pas ; mais d’où vient toute cette neige, car, les mers étant prises, je ne vois pas trop comment elles peuvent donner naissance à cette immense quantité de vapeur qui forme les nuages.

– Votre observation est juste, Johnson : aussi, suivant moi, la plus grande partie de la neige ou de la pluie que nous recevons dans ces régions polaires est faite de l’eau des mers des zones tempérées ; il y a tel flocon qui, simple goutte d’eau d’un fleuve de l’Europe, s’est élevé dans l’air sous forme de vapeur, s’est formé en nuage, et est enfin venu se condenser jusqu’ici : il n’est donc pas impossible qu’en la buvant, cette neige, nous nous désaltérions aux fleuves mêmes de notre pays.

– C’est toujours cela, répondit le maître d’équipage.

En ce moment, la voix d’Hatteras, rectifiant les erreurs de la route, se fit entendre et interrompit la conversation. La brume s’épaississait et rendait la ligne droite difficile à garder.

Enfin la petite troupe s’arrêta vers les huit heures du soir, après avoir franchi quinze milles ; le temps se maintenait au sec ; la tente fut dressée ; on alluma le poêle ; on soupa, et la nuit se passa paisiblement.

Hatteras et ses compagnons étaient réellement favorisés par le temps. Leur voyage se fit sans difficultés pendant les jours suivants, quoique le froid devînt extrêmement violent et que le mercure demeurât gelé dans le thermomètre. Si le vent s’en fût mêlé, pas un des voyageurs n’eût pu supporter une semblable température. Le docteur constata dans cette occasion la justesse des observations de Parry, pendant son excursion à l’île Melville. Ce célèbre marin rapporte qu’un homme convenablement vêtu peut se promener impunément à l’air libre par les grands froids, pourvu que l’atmosphère soit tranquille ; mais, dès que le plus léger vent vient à souffler, on éprouve à la figure une douleur cuisante et un mal de tête d’une violence extrême qui bientôt est suivi de mort. Le docteur ne laissait donc pas d’être inquiet, car un simple coup de vent les eût tous glacés jusqu’à la moelle des os.

Le 5 mars, il fut témoin d’un phénomène particulier à cette latitude : le ciel étant parfaitement serein et brillant d’étoiles, une neige épaisse vint à tomber sans qu’il y eût apparence de nuage ; les constellations resplendissaient à travers les flocons qui s’abattaient sur le champ de glace avec une élégante régularité. Cette neige dura deux heures environ, et s’arrêta sans que le docteur eût trouvé une explication suffisante de sa chute.

Le dernier quartier de la lune s’était alors évanoui ; l’obscurité restait profonde pendant dix-sept heures sur vingt-quatre ; les voyageurs durent se lier entre eux au moyen d’une longue corde, afin de ne pas se séparer les uns des autres ; la rectitude de la route devenait presque impossible à garder.

Cependant, ces hommes courageux, quoique soutenus par une volonté de fer, commençaient à se fatiguer ; les haltes devenaient plus fréquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les provisions diminuaient sensiblement.

Hatteras relevait souvent la position à l’aide d’observations lunaires et stellaires. En voyant les jours se succéder et le but du voyage fuir indéfiniment, il se demandait parfois si le Porpoise existait réellement, si cet Américain n’avait pas le cerveau dérangé par les souffrances, ou même si, par haine des Anglais, et se voyant perdu sans ressource, il ne voulait pas les entraîner avec lui à une mort certaine.

Il communiqua ses suppositions au docteur ; celui-ci les rejeta absolument, mais il comprit qu’une fâcheuse rivalité existait déjà entre le capitaine anglais et le capitaine américain.

« Ce seront deux hommes difficiles à maintenir en bonne relation », se dit-il.

Le 14 mars, après seize jours de marche, les voyageurs ne se trouvaient encore qu’au quatre-vingt-deuxième degré de latitude ; leurs forces étaient épuisées, et ils étaient encore à cent milles du navire ; pour surcroît de souffrances, il fallut réduire les hommes au quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entière.

On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six balles ; en vain avait-on tiré sur quelques lièvres blancs et des renards, très rares d’ailleurs : aucun d’eux ne fut atteint.

Cependant, le vendredi 13, le docteur fut assez heureux pour surprendre un phoque étendu sur la glace ; il le blessa de plusieurs balles ; l’animal, ne pouvant s’échapper par son trou déjà fermé, fut bientôt pris et assommé : il était de forte taille ; Johnson le dépeça adroitement, mais l’extrême maigreur de cet amphibie offrit peu de profit à des gens qui ne pouvaient se résoudre à boire son huile, à la manière des Esquimaux.

Cependant, le docteur essaya courageusement d’absorber cette visqueuse liqueur : malgré sa bonne volonté, il ne put y parvenir. Il conserva la peau de l’animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur, et la chargea sur le traîneau.

Le lendemain, 16, on aperçut quelques ice-bergs et des monticules de glace à l’horizon. Était-ce l’indice d’une côte prochaine, ou seulement un bouleversement de l’ice-field ? Il était difficile de savoir à quoi s’en tenir.

Arrivés à l’un de ces hummocks, les voyageurs en profitèrent pour s’y creuser une retraite plus confortable que la tente, à l’aide du couteau à neige62, et, après trois heures d’un travail opiniâtre, ils purent s’étendre enfin autour du poêle allumé.
CHAPITRE IV
LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE
Johnson avait dû donner asile dans la maison de glace aux chiens harassés de fatigue : lorsque la neige tombe abondamment, elle peut servir de couverture aux animaux, dont elle conserve la chaleur naturelle. Mais, à l’air, par ces froids secs de quarante degrés, les pauvres bêtes eussent été gelées en peu de temps.

Johnson, qui faisait un excellent dog driver63, essaya de nourrir ses chiens avec cette viande noirâtre du phoque que les voyageurs ne pouvaient absorber, et, à son grand étonnement, l’attelage s’en fit un véritable régal ; le vieux marin, tout joyeux, apprit cette particularité au docteur.

Celui-ci n’en fut aucunement surpris ; il savait que dans le nord de l’Amérique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et de ce qui suffisait à un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait se contenter à plus forte raison.

Avant de s’endormir, bien que le sommeil devînt une impérieuse nécessité pour des gens qui s’étaient traînés pendant quinze milles sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la situation actuelle, sans en atténuer la gravité.

– Nous ne sommes encore qu’au quatre-vingt-deuxième parallèle, dit-il, et les vivres menacent déjà de nous manquer !

– C’est une raison pour ne pas perdre un instant, répondit Hatteras ! Il faut marcher ! les plus forts traîneront les plus faibles.

– Trouverons-nous seulement un navire à l’endroit indiqué ? répondit Bell, que les fatigues de la route abattaient malgré lui.

– Pourquoi en douter ? répondit Johnson ; le salut de l’Américain répond du nôtre.

Le docteur, pour plus de sûreté, voulut encore interroger de nouveau Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d’une voix faible ; il confirma tous les détails précédemment donnés ; il répéta que le navire, échoué sur des roches de granit, n’avait pu bouger, et qu’il se trouvait par 126° 15’ de longitude et 83° 35’ de latitude
– Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur ; la difficulté n’est pas de trouver le Porpoise, mais d’y arriver.

– Que reste-t-il de nourriture ? demanda Hatteras.

– De quoi vivre pendant trois jours au plus, répondit le docteur.

– Eh bien, il faut arriver en trois jours ! dit énergiquement le capitaine.

– Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous réussissons, nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons été favorisés par un temps exceptionnel. La neige nous a laissé quinze jours de répit, et le traîneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah ! que ne porte-t-il deux cents livres d’aliments ! nos braves chiens auraient eu facilement raison de cette charge ! Enfin, puisqu’il en est autrement, nous n’y pouvons rien.

– Avec un peu de chance et d’adresse, répondit Johnson, ne pourrait-on pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent ? Si un ours tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnés de nourriture pour le reste du voyage.

– Sans doute, répliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et fuyards ; et puis, il suffit de songer à l’importance du coup de fusil pour que l’œil se trouble et que la main tremble.

– Vous êtes pourtant un habile tireur, dit Bell.

– Oui, quand le dîner de quatre personnes ne dépend pas de mon adresse ; cependant, vienne l’occasion, je ferai de mon mieux. En attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de pemmican, tâchons de dormir, et dès le matin nous reprendrons notre route.

Quelques instants plus tard, l’excès de la fatigue l’emportant sur toute autre considération, chacun dormait d’un sommeil assez profond.

Le samedi, de bonne heure, Johnson réveilla ses compagnons ; les chiens furent attelés au traîneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.

Le ciel était magnifique, l’atmosphère d’une extrême pureté, la température très basse ; quand le soleil parut au-dessus de l’horizon, il avait la forme d’une ellipse allongée ; son diamètre horizontal, par suite de la réfraction, semblait être double de son diamètre vertical ; il lança son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l’immense plaine glacée. Ce retour à la lumière, sinon à la chaleur, faisait plaisir.

Le docteur, son fusil à la main, s’écarta d’un mille ou deux, bravant le froid et la solitude ; avant de s’éloigner, il avait mesuré exactement ses munitions ; il lui restait quatre charges de poudre seulement et trois balles, pas davantage. C’était peu, quand on considère qu’un animal fort et vivace comme l’ours polaire ne tombe souvent qu’au dixième ou au douzième coup de fusil.

Aussi l’ambition du brave docteur n’allait-elle pas jusqu’à rechercher un si terrible gibier ; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent fait son affaire et produit un surcroît de provisions très suffisant.

Mais pendant cette journée, s’il aperçut un de ces animaux, ou il ne put pas l’approcher, ou, trompé par la réfraction, il perdit son coup de fusil. Cette journée lui coûta inutilement une charge de poudre et une balle.

Ses compagnons, qui avaient tressailli d’espoir à la détonation de son arme, le virent revenir la tête basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on se coucha comme d’habitude, après avoir mis de côté les deux quarts de ration réservés pour les deux jours suivants.

Le lendemain, la route parut être de plus en plus pénible. On ne marchait pas on se traînait ; les chiens avaient dévoré jusqu’aux entrailles du phoque, et ils commençaient à ronger leurs courroies.

Quelques renards passèrent au large du traîneau, et le docteur, ayant encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n’osa plus risquer sa dernière balle et son avant-dernière charge de poudre.

Le soir, on fit halte de meilleure heure ; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre, et, quoique la route fût éclairée par une magnifique aurore boréale, ils durent s’arrêter.

Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacée, fut bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunés, ils étaient perdus.

Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson réfléchissait sans mot dire, mais le docteur ne se désespérait pas encore.

Johnson eut l’idée de creuser quelques trappes pendant la nuit ; n’ayant pas d’appât à y mettre, il comptait peu sur le succès de son invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaître ses trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux ne s’était laissé prendre au piège.

Il revenait donc fort désappointé, quand il aperçut un ours de taille colossale qui flairait les émanations du traîneau à moins de cinquante toises. Le vieux marin eut l’idée que la Providence lui adressait cet animal inattendu pour le tuer ; sans réveiller ses compagnons, il s’élança sur le fusil du docteur et gagna du côté de l’ours.

Arrivé à bonne distance, il le mit en joue ; mais, au moment de presser la détente, il sentit son bras trembler ; ses gros gants de peau le gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d’une main plus assurée.

Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l’arme tombait à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans l’espace.

Au bruit de la détonation, le docteur accourut ; il comprit tout. Il vit l’animal s’enfuir tranquillement ; Johnson se désespérait et ne pensait plus à ses souffrances.

– Je suis une véritable femmelette ! s’écriait-il, un enfant qui ne sait pas supporter une douleur ! Moi ! moi ! à mon âge !

Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire geler ; tenez, vos mains sont déjà blanches ; venez ! venez !

– Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny ! répondait le maître d’équipage. Laissez-moi !

– Mais venez donc, entêté ! venez donc ! il sera bientôt trop tard !

Et le docteur, entraînant le vieux marin sous la tente lui fit mettre les deux mains dans une jatte d’eau que la chaleur du poêle avait maintenue liquide, quoique froide ; mais à peine les mains de Johnson y furent-elles plongées que l’eau se congela immédiatement à leur contact.

– Vous le voyez, dit le docteur, il était temps de rentrer, sans quoi j’aurais été obligé d’en venir à l’amputation.

Grâce à ses soins, tout danger disparut au bout d’une heure, mais non sans peine, et il fallut des frictions réitérées pour rappeler la circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui recommanda surtout d’éloigner ses mains du poêle, dont la chaleur eût amené de graves accidents.

Ce matin-là, on dut se priver de déjeuner ; du pemmican, de la viande salée, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit ; à peine une demi-livre de café ; il fallut se contenter de cette boisson brûlante, et on se remit en marche.

– Plus de ressources ! dit Bell à Johnson, avec un indicible accent de désespoir.

– Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin ; il est tout-puissant pour nous sauver !

– Ah ! ce capitaine Hatteras ! reprit Bell, il a pu revenir de ses premières expéditions, l’insensé ! mais de celle-ci il ne reviendra jamais, et nous ne reverrons plus notre pays !

– Courage, Bell ! J’avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.

– Le docteur Clawbonny ? dit Bell.

– Lui-même ! répondit Johnson.

– Que peut-il dans une situation pareille ? répliqua Bell en haussant les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande ? Est-ce un dieu, pour faire des miracles ?

– Qui sait ! répondit le maître d’équipage aux doutes de son compagnon. J’ai confiance en lui.

Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel il ne pensait même plus.

Cette journée fut de trois milles à peine : le soir, on ne mangea pas ; les chiens menaçaient de se dévorer entre eux : les hommes ressentaient avec violence les douleurs de la faim.

On ne vit pas un seul animal. D’ailleurs, à quoi bon ? on ne pouvait chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaître, à un mille sous le vent, l’ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.

– Il nous guette ! pensa-t-il : il voit en nous une proie assurée !

Mais Johnson ne dit rien à ses compagnons : le soir, on fit la halte habituelle, et le souper ne se composa que de café. Les infortunés sentaient leurs yeux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et, torturés par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil ; des rêves étranges et des plus douloureux s’emparaient de leur esprit.

Sous une latitude où le corps demande impérieusement à se réconforter, les malheureux n’avaient pas mangé depuis trente-six heures, quand le matin du mardi arriva. Cependant, animés par un courage, une volonté surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traîneau que les chiens ne pouvaient tirer.

Au bout de deux heures, ils tombèrent épuisés.

Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours énergique, il employa les supplications, les prières, pour décider ses compagnons à se relever : c’était demander l’impossible !

Alors, aidé de Johnson, il tailla une maison de glace dans un ice-berg. Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l’air de creuser leur tombe.

– Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid.

Après de cruelles fatigues, la maison fut prête, et toute la troupe s’y blottit.

Ainsi se passa la journée. Le soir, pendant que ses compagnons demeuraient sans mouvement, Johnson eut une sorte d’hallucination ; il rêva d’ours gigantesque.

Ce mot, souvent répété par lui, attira l’attention du docteur, qui, tiré de son engourdissement, demanda au vieux marin pourquoi il parlait d’ours, et de quel ours il s’agissait.

– L’ours qui nous suit, répondit Johnson.

– L’ours qui nous suit ? répéta le docteur.

– Oui, depuis deux jours !

– Depuis deux jours ! Vous l’avez vu ?

– Oui, il se tient à un mille sous le vent.

– Et vous ne m’avez pas prévenu, Johnson ?

– À quoi bon ?

– C’est juste, fit le docteur ; nous n’avons pas une seule balle à lui envoyer.

– Ni même un lingot, un morceau de fer, un clou quelconque ! répondit le vieux marin.

Le docteur se tut et se prit à réfléchir. Bientôt il dit au maître d’équipage :

– Vous êtes certain que cet animal nous suit ?

– Oui, monsieur Clawbonny. Il compte sur un repas de chair humaine ! Il sait que nous ne pouvons pas lui échapper !

– Johnson ! fit le docteur, ému de l’accent désespéré de son compagnon.

– Sa nourriture est assurée, à lui ! répliqua le malheureux, que le délire prenait ; il doit être affamé, et je ne sais pas pourquoi nous le faisons attendre !

– Johnson, calmez-vous !

– Non, monsieur Clawbonny ; puisque nous devons y passer, pourquoi prolonger les souffrances de cet animal ? Il a faim comme nous ; il n’a pas de phoque à dévorer ! Le Ciel lui envoie des hommes ! eh bien, tant mieux pour lui !

Le vieux Johnson devenait fou ; il voulait quitter la maison de glace. Le docteur eut beaucoup de peine à le contenir, et, s’il y parvint, ce fut moins par la force que parce qu’il prononça les paroles suivantes avec un accent de profonde conviction :

– Demain, dit-il, je tuerai cet ours !

– Demain ! fit Johnson, qui semblait sortir d’un mauvais rêve.

– Demain !

– Vous n’avez pas de balle !

– J’en ferai.

– Vous n’avez pas de plomb !

– Non, mais j’ai du mercure !

Et, cela dit, le docteur prit le thermomètre ; il marquait à l’intérieur cinquante degrés au-dessus de zéro (+ 10° centigrades). Le docteur sortit, plaça l’instrument sur un glaçon et rentra bientôt. La température extérieure était de cinquante degrés au-dessous de zéro (-47° centigrades).

– À demain, dit-il au vieux marin ; dormez, et attendons le lever du soleil.

La nuit se passa dans les souffrances de la faim ; seul, le maître d’équipage et le docteur purent les tempérer par un peu d’espoir.

Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le docteur, suivi de Johnson, se précipita dehors et courut au thermomètre ; tout le mercure s’était réfugié dans la cuvette, sous la forme d’un cylindre compact. Le docteur brisa l’instrument et en retira de ses doigts, prudemment gantés, un véritable morceau de métal très peu malléable et d’une grande dureté. C’était un vrai lingot.

– Ah ! monsieur Clawbonny, s’écria le maître d’équipage, voilà qui est merveilleux ! Vous êtes un fier homme !

– Non, mon ami, répondit le docteur, je suis seulement un homme doué d’une bonne mémoire et qui a beaucoup lu.

– Que voulez-vous dire ?

– Je me suis souvenu à propos d’un fait relaté par le capitaine Ross dans la relation de son voyage : il dit avoir percé une planche d’un pouce d’épaisseur avec un fusil chargé d’une balle de mercure gelé ; si j’avais eu de l’huile à ma disposition, c’eût été presque la même chose, car il raconte également qu’une balle d’huile d’amande douce, tirée contre un poteau, le fendit et rebondit à terre sans avoir été cassée.

– Cela n’est pas croyable !

– Mais cela est, Johnson ; voici donc un morceau de métal qui peut nous sauver la vie ; laissons-le à l’air avant de nous en servir, et voyons si l’ours ne nous a pas abandonnés.

En ce moment, Hatteras sortit de la hutte ; le docteur lui montra le lingot et lui fit part de son projet ; le capitaine lui serra la main, et les trois chasseurs se mirent à observer l’horizon.

Le temps était clair. Hatteras, s’étant porté en avant de ses compagnons découvrit l’ours à moins de six cents toises.

L’animal, assis sur son derrière, balançait tranquillement la tête, en aspirant les émanations de ces hôtes inaccoutumés.

– Le voilà ! s’écria le capitaine.

– Silence ! fit le docteur.

Mais l’énorme quadrupède, lorsqu’il aperçut les chasseurs, ne bougea pas. Il les regardait sans frayeur ni colère. Cependant il devait être fort difficile de l’approcher.

– Mes amis, dit Hatteras, il ne s’agit pas ici d’un vain plaisir, mais de notre existence à sauver. Agissons en hommes prudents.

– Oui, répondit le docteur, nous n’avons qu’un seul coup de fusil à notre disposition. Il ne faut pas manquer l’animal ; s’il s’enfuyait, il serait perdu pour nous, car il dépasse un lévrier à la course.

– Eh bien, il faut aller droit à lui, répondit Johnson ; on risque sa vie ! qu’importe ? je demande à risquer la mienne.

– Ce sera moi ! s’écria le docteur.

– Moi ! répondit simplement Hatteras.

– Mais, s’écria Johnson, n’êtes-vous pas plus utile au salut de tous qu’un vieux bonhomme de mon âge ?

– Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire ; je ne risquerai pas ma vie plus qu’il ne faudra ; il sera possible, au surplus, que je vous appelle à mon aide.

– Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours ?

– Si j’étais certain de l’abattre, dût-il m’ouvrir le crâne, je le ferais, docteur, mais à mon approche il pourrait s’enfuir. C’est un être plein de ruse ; tâchons d’être plus rusés que lui.

– Que comptez-vous faire ?

– M’avancer jusqu’à dix pas sans qu’il soupçonne ma présence.

– Et comment cela ?

– Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservé la peau du phoque que vous avez tué ?

– Elle est sur le traîneau.

– Bien ! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera en observation.

Le maître d’équipage se glissa derrière un hummock qui le dérobait entièrement à la vue de l’ours.

Celui-ci, toujours à la même place, continuait ses singuliers balancements en reniflant l’air.
CHAPITRE V
LE PHOQUE ET L’OURS
Hatteras et le docteur rentrèrent dans la maison.

– Vous savez, dit le premier, que les ours du pôle chassent les phoques, dont ils font principalement leur nourriture. Ils les guettent au bord des crevasses pendant des journées entières et les étouffent dans leurs pattes dès qu’ils apparaissent à la surface des glaces. Un ours ne peut donc s’effrayer de la présence d’un phoque. Au contraire.

– Je crois comprendre votre projet, dit le docteur ; il est dangereux.

– Mais il offre des chances de succès, répondit le capitaine : il faut donc l’employer. Je vais revêtir cette peau de phoque et me glisser sur le champ de glace. Ne perdons pas de temps. Chargez votre fusil et donnez-le moi.

Le docteur n’avait rien à répondre : il eût fait lui-même ce que son compagnon allait tenter ; il quitta la maison, en emportant deux haches, l’une pour Johnson, l’autre pour lui ; puis, accompagné d’Hatteras, il se dirigea vers le traîneau.

Là, Hatteras fit sa toilette de phoque et se glissa dans cette peau, qui le couvrait presque tout entier.

Pendant ce temps, le docteur chargea son fusil avec sa dernière charge de poudre, puis il glissa dans le canon le lingot de mercure qui avait la dureté du fer et la pesanteur du plomb. Cela fait, il remit l’arme à Hatteras, qui la fit disparaître sous la peau du phoque.

– Allez, dit-il au docteur, rejoignez Johnson ; je vais attendre quelques instants pour dérouter mon adversaire.

– Courage, Hatteras ! dit le docteur.

– Soyez tranquille, et surtout ne vous montrez pas avant mon coup de feu.

Le docteur gagna rapidement l’hummock derrière lequel se tenait Johnson.

– Eh bien ? dit celui-ci.

– Eh bien, attendons ! Hatteras se dévoue pour nous sauver.

Le docteur était ému ; il regarda l’ours, qui donnait des signes d’une agitation plus violente, comme s’il se fût senti menacé d’un danger prochain.

Au bout d’un quart d’heure, le phoque rampait sur la glace ; il avait fait un détour à l’abri des gros blocs pour mieux tromper l’ours ; il se trouvait alors à cinquante toises de lui. Celui-ci l’aperçut et se ramassa sur lui-même, cherchant pour ainsi dire à se dérober.

Hatteras imitait avec une profonde habileté les mouvements du phoque, et, s’il n’eût été prévenu, le docteur s’y fût certainement laissé prendre.

– C’est cela ! c’est bien cela ! disait Johnson à voix basse.

L’amphibie, tout en gagnant du côté de l’animal, ne semblait pas l’apercevoir : il paraissait chercher une crevasse pour se replonger dans son élément.

L’ours, de son côté, tournant les glaçons, se dirigeait vers lui avec une prudence extrême ; ses yeux enflammés respiraient la plus ardente convoitise ; depuis un mois, deux mois peut-être, il jeûnait, et le hasard lui envoyait une proie assurée.

Le phoque ne fut bientôt plus qu’à dix pas de son ennemi ; celui-ci se développa tout d’un coup, fit un bond gigantesque, et, stupéfait, épouvanté, s’arrêta à trois pas d’Hatteras, qui, rejetant en arrière sa peau de phoque, un genou en terre, le visait au cœur.

Le coup partit, et l’ours roula sur la glace.

– En avant ! en avant ! s’écria le docteur.

Et, suivi de Johnson, il se précipita sur le théâtre du combat.

L’énorme bête s’était redressée, frappant l’air d’une patte, tandis que de l’autre elle arrachait une poignée de neige dont elle bouchait sa blessure.

Hatteras n’avait pas bronché : il attendait, son couteau à la main. Mais il avait bien visé, et frappé d’une balle sûre, avec une main qui ne tremblait pas ; avant l’arrivée de ses compagnons, son couteau était plongé tout entier dans la gorge de l’animal, qui tombait pour ne plus se relever.

– Victoire ! s’écria Johnson.

– Hurrah ! Hatteras ! hurrah ! fit le docteur.

Hatteras, nullement ému, regardait le corps gigantesque en se croisant les bras.

– À mon tour d’agir, dit Johnson ; c’est bien d’avoir abattu ce gibier, mais il ne faut pas attendre que le froid l’ait durci comme une pierre ; nos dents et nos couteaux n’y pourraient rien ensuite.

Johnson alors commença par écorcher cette bête monstrueuse dont les dimensions atteignaient presque celles d’un bœuf ; elle mesurait neuf pieds de longueur, sur six pieds de circonférence ; deux énormes crocs longs de trois pouces sortaient de ses gencives.

Johnson l’ouvrit et ne trouva que de l’eau dans son estomac ; l’ours n’avait évidemment pas mangé depuis longtemps ; cependant il était fort gras et pesait plus de quinze cents livres ; il fut divisé en quatre quartiers, dont chacun donna deux cents livres de viande, et les chasseurs traînèrent toute cette chair jusqu’à la maison de neige, sans oublier le cœur de l’animal, qui, trois heures après, battait encore avec force.

Les compagnons du docteur se seraient volontiers jetés sur cette viande crue, mais celui-ci les retint et demanda le temps de la faire griller.

Clawbonny, en rentrant dans la maison, avait été frappé du froid qui y régnait ; il s’approcha du poêle et le trouva complètement éteint ; les occupations de la matinée, les émotions mêmes, avaient fait oublier à Johnson ce soin dont il était habituellement chargé.

Le docteur se mit en devoir de rallumer le feu, mais il ne rencontra pas une seule étincelle parmi les cendres déjà refroidies.

– Allons, un peu de patience ! se dit-il.

Il revint au traîneau chercher de l’amadou, et demanda son briquet à Johnson.

– Le poêle est éteint, lui dit-il.

– C’est de ma faute, répondit Johnson.

Et il chercha son briquet dans la poche où il avait l’habitude de le serrer ; il fut surpris de ne pas l’y trouver.

Il tâta ses autres poches, sans plus de succès ; il rentra dans la maison de neige, retourna en tous sens la couverture sur laquelle il avait passé la nuit, et ne fut pas plus heureux.

– Eh bien ? lui criait le docteur.

Johnson revint et regarda ses compagnons.

– Le briquet, ne l’avez-vous pas, monsieur Clawbonny ? dit-il.

– Non. Johnson.

– Ni vous, capitaine ?

– Non, répondit Hatteras.

– Il a toujours été en votre possession, reprit le docteur.

– Eh bien, je ne l’ai plus… murmura le vieux marin en pâlissant.

– Plus ! s’écria le docteur, qui ne put s’empêcher de tressaillir.

Il n’existait pas d’autre briquet, et cette perte pouvait amener des conséquences terribles.

– Cherchez bien, Johnson, dit le docteur.

Celui-ci courut vers le glaçon derrière lequel il avait guetté l’ours, puis au lieu même du combat où il l’avait dépecé ; mais il ne trouva rien. Il revint désespéré. Hatteras le regarda sans lui faire un seul reproche.

– Cela est grave, dit-il au docteur.

– Oui, répondit ce dernier.

– Nous n’avons pas même un instrument, une lunette dont nous puissions enlever la lentille pour nous procurer du feu.

– Je le sais, répondit le docteur, et cela est malheureux, car les rayons du soleil auraient eu assez de force pour allumer de l’amadou.

– Eh bien, répondit Hatteras, il faut apaiser notre faim avec cette viande crue ; puis nous reprendrons notre marche, et nous tâcherons d’arriver au navire.

– Oui ! disait le docteur, plongé dans ses réflexions, oui, cela serait possible à la rigueur. Pourquoi pas ? On pourrait essayer…

– À quoi songez-vous ? demanda Hatteras.

– Une idée qui me vient…

– Une idée ! s’écria Johnson. Une idée de vous ! Nous sommes sauvés alors !

– Réussira-t-elle, répondit le docteur, c’est une question !

– Quel est votre projet ? dit Hatteras.

– Nous n’avons pas de lentille, eh bien, nous en ferons une.

– Comment ? demanda Johnson.

– Avec un morceau de glace que nous taillerons.

– Quoi ? vous croyez ?…

– Pourquoi pas ? il s’agit de faire converger les rayons du soleil vers un foyer commun, et la glace peut nous servir à cela comme le meilleur cristal.

– Est-il possible ? fit Johnson.

– Oui, seulement je préférerais de la glace d’eau douce à la glace d’eau salée ; elle est plus transparente et plus dure.

– Mais, si je ne me trompe, dit Johnson en indiquant un hummock à cent pas à peine, ce bloc d’aspect presque noirâtre et cette couleur verte indiquent…

– Vous avez raison ; venez, mes amis ; prenez votre hache, Johnson.

Les trois hommes se dirigèrent vers le bloc signalé, qui se trouvait effectivement formé de glace d’eau douce.

Le docteur en fit détacher un morceau d’un pied de diamètre, et il commença à le tailler grossièrement avec la hache ; puis il en rendit la surface plus égale au moyen de son couteau ; enfin il le polit peu à peu avec sa main, et il obtint bientôt une lentille transparente comme si elle eût été faite du plus magnifique cristal.

Alors il revint à l’entrée de la maison de neige ; là, il prit un morceau d’amadou et commença son expérience.

Le soleil brillait alors d’un assez vif éclat ; le docteur exposa sa lentille de glace aux rayons qu’il rencontra sur l’amadou.

Celui-ci prit feu en quelques secondes.

– Hurrah ! hurrah ! s’écria Johnson, qui ne pouvait en croire ses yeux. Ah ! monsieur Clawbonny ! monsieur Clawbonny !

Le vieux marin ne pouvait contenir sa joie ; il allait et venait comme un fou.

Le docteur était rentré dans la maison ; quelques minutes plus tard, le poêle ronflait, et bientôt une savoureuse odeur de grillade tirait Bell de sa torpeur.

On devine combien ce repas fut fêté ; cependant le docteur conseilla à ses compagnons de se modérer ; il leur prêcha d’exemple, et, tout en mangeant, il reprit la parole.

– Nous sommes aujourd’hui dans un jour de bonheur, dit-il ; nous avons des provisions assurées pour le reste de notre voyage. Pourtant il ne faut pas nous endormir dans les délices de Capoue, et nous ferons bien de nous remettre en chemin.

– Nous ne devons pas être éloignés de plus de quarante-huit heures du Porpoise, dit Altamont, dont la parole redevenait presque libre.

– J’espère, dit en riant le docteur, que nous y trouverons de quoi faire du feu ?

– Oui, répondit l’Américain.

– Car, si ma lentille de glace est bonne, reprit le docteur, elle laisserait à désirer les jours où il n’y a pas de soleil, et ces jours-là sont nombreux à moins de quatre degrés du pôle !

– En effet, répondit Altamont avec un soupir ; à moins de quatre degrés ! mon navire est allé là où jamais bâtiment ne s’était aventuré avant lui !

– En route ! commanda Hatteras d’une voix brève.

– En route ! répéta le docteur en jetant un regard inquiet sur les deux capitaines.

Les forces des voyageurs s’étaient promptement refaites ; les chiens avaient eu large part des débris de l’ours, et l’on reprit rapidement le chemin du nord.

Pendant la route, le docteur voulut tirer d’Altamont quelques éclaircissements sur les raisons qui l’avaient amené si loin, mais l’Américain répondit évasivement.

– Deux hommes à surveiller, dit le docteur à l’oreille du vieux maître d’équipage.

– Oui ! répondit Johnson.

– Hatteras n’adresse jamais la parole à l’Américain, et celui-ci paraît peu disposé à se montrer reconnaissant ! Heureusement, je suis là.

– Monsieur Clawbonny, répondit Johnson, depuis que ce Yankee revient à la vie, sa physionomie ne me va pas beaucoup.

– Ou je me trompe fort, répondit le docteur, ou il doit soupçonner les projets d’Hatteras !

– Croyez-vous donc que cet étranger ait eu les mêmes desseins que lui ?

– Qui sait, Johnson ? Les Américains sont hardis et audacieux ; ce qu’un Anglais a voulu faire, un Américain a pu le tenter aussi !

– Vous pensez qu’Altamont ?…

– Je ne pense rien, répondit le docteur, mais la situation de son bâtiment sur la route du pôle donne à réfléchir.

– Cependant, Altamont dit avoir été entraîné malgré lui !

– Il le dit ! oui, mais j’ai cru surprendre un singulier sourire sur ses lèvres.

– Diable ! monsieur Clawbonny, ce serait une fâcheuse circonstance qu’une rivalité entre deux hommes de cette trempe.

– Fasse le Ciel que je me trompe, Johnson, car cette situation pourrait amener des complications graves, sinon une catastrophe !

– J’espère qu’Altamont n’oubliera pas que nous lui avons sauvé la vie !

– Ne va-t-il pas sauver la nôtre à son tour ? J’avoue que sans nous il n’existerait plus ; mais sans lui, sans son navire, sans ces ressources qu’il contient, que deviendrions-nous ?

– Enfin, monsieur Clawbonny, vous êtes là, et j’espère qu’avec votre aide tout ira bien.

– Je l’espère aussi, Johnson.

Le voyage se poursuivit sans incident ; la viande d’ours ne manquait pas, et on en fit des repas copieux ; il régnait même une certaine bonne humeur dans la petite troupe, grâce aux saillies du docteur et à son aimable philosophie ; ce digne homme trouvait toujours dans son bissac de savant quelque enseignement à tirer des faits et des choses. Sa santé continuait d’être bonne ; il n’avait pas trop maigri, malgré les fatigues et les privations ; ses amis de Liverpool l’eussent reconnu sans peine, surtout à sa belle et inaltérable humeur.

Pendant la matinée du samedi, la nature de l’immense plaine de glace vint à se modifier sensiblement ; les glaçons convulsionnés, les packs plus fréquents, les hummocks entassés démontraient que l’ice-field subissait une grande pression ; évidemment, quelque continent inconnu, quelque île nouvelle, en rétrécissant les passes, avait dû produire ce bouleversement. Des blocs de glace d’eau douce, plus fréquents et plus considérables, indiquaient une côte prochaine.

Il existait donc à peu de distance une terre nouvelle, et le docteur brûlait du désir d’en enrichir les cartes de l’hémisphère boréal. On ne peut se figurer ce plaisir de relever des côtes inconnues et d’en former le tracé de la pointe du crayon ; c’était le but du docteur, si celui d’Hatteras était de fouler de son pied le pôle même, et il se réjouissait d’avance en songeant aux noms dont il baptiserait les mers, les détroits, les baies, les moindres sinuosités de ces nouveaux continents. Certes, dans cette glorieuse nomenclature, il n’omettait ni ses compagnons, ni ses amis, ni « Sa Gracieuse Majesté », ni la famille royale ; mais il ne s’oubliait pas lui-même, et il entrevoyait un certain « cap Clawbonny » avec une légitime satisfaction.

Ces pensées l’occupèrent toute la journée. On disposa le campement du soir, suivant l’habitude, et chacun veilla à tour de rôle pendant cette nuit passée près de terres inconnues.

Le lendemain, le dimanche, après un fort déjeuner fourni par les pattes de l’ours, et qui fut excellent, les voyageurs se dirigèrent au nord, en inclinant un peu vers l’ouest ; le chemin devenait plus difficile ; on marchait vite cependant.

Altamont, du haut du traîneau, observait l’horizon avec une attention fébrile ; ses compagnons étaient en proie à une inquiétude involontaire. Les dernières observations solaires avaient donné pour latitude exacte 83° 35’ et pour longitude 120° 15’ ; c’était la situation assignée au navire américain ; la question de vie ou de mort allait donc recevoir sa solution pendant cette journée.

Enfin, vers les deux heures de l’après-midi, Altamont, se dressant tout debout, arrêta la petite troupe par un cri retentissant, et, montrant du doigt une masse blanche que tout autre regard eût confondue avec les ice-bergs environnants, il s’écria d’une voix forte :

– Le Porpoise !
CHAPITRE VI
LE « PORPOISE »
Le 24 mars était ce jour de grande fête, ce dimanche des Rameaux, pendant lequel les rues des villages et des villes de l’Europe sont jonchées de fleurs et de feuillage ; alors les cloches retentissent dans les airs et l’atmosphère se remplit de parfums pénétrants.

Mais ici, dans ce pays désolé, quelle tristesse ! quel silence ! Un vent âpre et cuisant, pas une feuille desséchée, pas un brin d’herbe !

Et cependant, ce dimanche était aussi un jour de réjouissance pour les voyageurs, car ils allaient trouver enfin ces ressources dont la privation les eût condamnés à une mort prochaine.

Ils pressèrent le pas ; les chiens tirèrent avec plus d’énergie, Duk aboya de satisfaction, et la troupe arriva bientôt au navire américain.

Le Porpoise était entièrement enseveli sous la neige ; il n’avait plus ni mât, ni vergue, ni cordage ; tout son gréement fut brisé à l’époque du naufrage. Le navire se trouvait encastré dans un lit de rochers complètement invisibles alors. Le Porpoise, couché sur le flanc par la violence du choc, sa carène entrouverte, paraissait inhabitable.

C’est ce que le capitaine, le docteur et Johnson reconnurent, après avoir pénétré non sans peine à l’intérieur du navire. Il fallut déblayer plus de quinze pieds de glace pour arriver au grand panneau ; mais, à la joie générale, on vit que les animaux, dont le champ offrait des traces nombreuses, avaient respecté le précieux dépôt de provisions.

– Si nous avons ici, dit Johnson, combustible et nourriture assurés, cette coque ne me paraît pas logeable.

– Eh bien, il faut construire une maison de neige, répondit Hatteras, et nous installer de notre mieux sur le continent.

– Sans doute, reprit le docteur ; mais ne nous pressons pas, et faisons bien les choses. À la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le navire ; pendant ce temps, nous bâtirons une solide maison, capable de nous protéger contre le froid et les animaux. Je me charge d’en être l’architecte, et vous me verrez à l’œuvre !

– Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, répondit Johnson ; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons l’inventaire de ce que renferme ce navire ; malheureusement, je ne vois ni chaloupe, ni canot, et ces débris sont en trop mauvais état pour nous permettre de construire une embarcation.

– Qui sait ? répondit le docteur ; avec le temps et la réflexion, on fait bien des choses ; maintenant, il n’est pas question de naviguer, mais de se créer une demeure sédentaire : je propose donc de ne pas former d’autres projets et de faire chaque chose à son heure.

– Cela est sage, répondit Hatteras ; commençons par le plus pressé.

Les trois compagnons quittèrent le navire, revinrent au traîneau et firent part de leurs idées à Bell et à l’Américain. Bell se déclara prêt à travailler ; l’Américain secoua la tête en apprenant qu’il n’y avait rien à faire de son navire ; mais, comme cette discussion eût été oiseuse en ce moment, on s’en tint au projet de se réfugier d’abord dans le Porpoise et de construire une vaste habitation sur la côte.

À quatre heures du soir, les cinq voyageurs étaient installés tant bien que mal dans le faux pont ; au moyen d’espars et de débris de mâts, Bell avait installé un plancher à peu près horizontal ; on y plaça les couchettes durcies par la gelée, que la chaleur d’un poêle ramena bientôt à leur état naturel. Altamont, appuyé sur le docteur, put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait été réservé. En mettant le pied sur son navire, il laissa échapper un soupir de satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maître d’équipage.

– Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu’il nous invite !

Le reste de la journée fut consacré au repos. Le temps menaçait de changer, sous l’influence des coups de vent de l’ouest ; le thermomètre placé à l’extérieur marqua vingt-six degrés (-32° centigrades).

En somme, le Porpoise se trouvait placé au-delà du pôle du froid et sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochée du nord.

On acheva, ce jour-là, de manger les restes de l’ours, avec des biscuits trouvés dans la soute du navire et quelques tasses de thé ; puis la fatigue l’emporta, et chacun s’endormit d’un profond sommeil.

Le matin, Hatteras et ses compagnons se réveillèrent un peu tard. Leurs esprits suivaient la pente d’idées nouvelles ; l’incertitude du lendemain ne les préoccupait plus ; ils ne songeaient qu’à s’installer d’une confortable façon. Ces naufragés se considéraient comme des colons arrivés à leur destination, et, oubliant les souffrances du voyage, ils ne pensaient plus qu’à se créer un avenir supportable.

– Ouf ! s’écria le docteur en se détirant les bras, c’est quelque chose de n’avoir point à se demander où l’on couchera le soir et ce que l’on mangera le lendemain.

– Commençons par faire l’inventaire du navire, répondit Johnson.

Le Porpoise avait été parfaitement équipé et approvisionné pour une campagne lointaine.

L’inventaire donna les quantités de provisions suivantes : six mille cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les puddings ; deux mille livres de bœuf et de cochon salé ; quinze cents livres de pemmican ; sept cents livres de sucre, autant de chocolat ; une caisse et demie de thé, pesant quatre-vingt seize livres : cinq cents livres de riz ; plusieurs barils de fruits et de légumes conservés ; du lime-juice en abondance, des graines de cochléaria, d’oseille, de cresson ; trois cents gallons de rhum et d’eau-de-vie. La soute offrait une grande quantité de poudre, de balles et de plomb ; le charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit avec soin les instruments de physique et de navigation, et même une forte pile de Bunsen, qui avait été emportée dans le but de faire des expériences d’électricité.

En somme, les approvisionnements de toutes sortes pouvaient suffire à cinq hommes pendant plus de deux ans, à ration entière. Toute crainte de mourir de faim ou de froid s’évanouissait.

– Voilà notre existence assurée, dit le docteur au capitaine, et rien ne nous empêchera de remonter jusqu’au pôle.

– Jusqu’au pôle ! répondit Hatteras en tressaillant.

– Sans doute, reprit le docteur ; pendant les mois d’été, qui nous empêchera de pousser une reconnaissance à travers les terres ?

– À travers les terres, oui ! mais à travers les mers ?

– Ne peut-on construire une chaloupe avec les planches du Porpoise ?

– Une chaloupe américaine, n’est-ce pas ? répondit dédaigneusement Hatteras, et commandée par cet Américain !

Le docteur comprit la répugnance du capitaine et ne jugea pas nécessaire de pousser plus avant cette question. Il changea donc le sujet de la conversation.

– Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur nos approvisionnements, reprit-il, il faut construire des magasins pour eux et une maison pour nous. Les matériaux ne manquent pas, et nous pouvons nous installer très commodément. J’espère, Bell, ajouta le docteur en s’adressant au charpentier, que vous allez vous distinguer, mon ami ; d’ailleurs, je pourrai vous donner quelques bons conseils.

– Je suis prêt, monsieur Clawbonny, répondit Bell ; au besoin, je ne serais pas embarrassé de construire, au moyen de ces blocs de glace, une ville tout entière avec ses maisons et ses rues…

– Eh ! il ne nous en faut pas tant ; prenons exemple sur les agents de la Compagnie de la baie d’Hudson : ils construisent des forts qui les mettent à l’abri des animaux et des Indiens ; c’est tout ce qu’il nous faut ; retranchons-nous de notre mieux ; d’un côté l’habitation, de l’autre les magasins, avec une espèce de courtine et deux bastions pour nous couvrir. Je tâcherai de me rappeler pour cette circonstance mes connaissances en castramétation.

– Ma foi ! monsieur Clawbonny, dit Johnson, je ne doute pas que nous ne fassions quelque chose de beau sous votre direction.

– Eh bien, mes amis, il faut d’abord choisir notre emplacement ; un bon ingénieur doit avant tout reconnaître son terrain. Venez-vous, Hatteras ?

– Je m’en rapporte à vous, docteur, répondit le capitaine. Faites, tandis que je vais remonter la côte.

Altamont, trop faible encore pour prendre part aux travaux, fut laissé à bord de son navire, et les Anglais prirent pied sur le continent.

Le temps était orageux et épais ; le thermomètre à midi marquait onze degrés au-dessous de zéro (-23° centigrades) ; mais, en l’absence du vent, la température restait supportable.

À en juger par la disposition du rivage, une mer considérable, entièrement prise alors, s’étendait à perte de vue vers l’ouest ; elle était bornée à l’est par une côte arrondie, coupée d’estuaires profonds et relevée brusquement à deux cents yards de la plage ; elle formait ainsi une vaste baie hérissée de ces rochers dangereux sur lesquels le Porpoise fit naufrage ; au loin, dans les terres, se dressait une montagne dont le docteur estima l’altitude à cinq cents toises environ. Vers le nord, un promontoire venait mourir à la mer, après avoir couvert une partie de la baie. Une île d’une étendue moyenne, ou mieux un îlot, émergeait du champ de glace à trois milles de la côte, de sorte que, n’eût été la difficulté d’entrer dans cette rade, elle offrait un mouillage sûr et abrité. Il y avait même, dans une échancrure du rivage, un petit havre très accessible aux navires, si toutefois le dégel dégageait jamais cette partie de l’océan Arctique. Cependant, suivant les récits de Belcher et de Penny, toute cette mer devait être libre pendant les mois d’été.

À mi-côte, le docteur remarqua une sorte de plateau circulaire d’un diamètre de deux cents pieds environ ; il dominait la baie sur trois de ses côtés, et le quatrième était fermé par une muraille à pic haute de vingt toises ; on ne pouvait y parvenir qu’au moyen de marches évidées dans la glace. Cet endroit parut propre à asseoir une construction solide, et il pouvait se fortifier aisément ; la nature avait fait les premiers frais ; il suffisait de profiter de la disposition des lieux.

Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant à la hache les blocs de glace ; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur, après avoir reconnu l’excellence de l’emplacement, résolut de le déblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient ; il fallait en effet établir l’habitation et les magasins sur une base solide.

Pendant la journée du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla sans relâche ; enfin le sol apparut ; il était formé d’un granit très dur à grain serré, dont les arêtes vives avaient l’acuité du verre ; il renfermait en outre des grenats et de grands cristaux de feldspath, que la pioche fit jaillir.

Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house64 ; elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix pieds de haut ; elle était divisée en trois chambres, un salon, une chambre à coucher et une cuisine ; il n’en fallait pas davantage. À gauche se trouvait la cuisine ; à droite, la chambre à coucher ; au milieu, le salon.

Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matériaux ne manquaient pas ; les murailles de glace devaient être assez épaisses pour résister aux dégels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri, même en été.

À mesure que la maison s’élevait, elle prenait bonne tournure ; elle présentait quatre fenêtres de façade, deux pour le salon, une pour la cuisine, une autre pour la chambre à coucher ; les vitres en étaient faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaude, et laissaient passer une lumière douce comme celle du verre dépoli.

Au-devant du salon, entre ses deux fenêtres, s’allongeait un couloir semblable à un chemin couvert, et qui donnait accès dans la maison ; une porte solide enlevée à la cabine du Porpoise le fermait hermétiquement. La maison terminée, le docteur fut enchanté de son ouvrage ; dire à quel style d’architecture cette construction appartenait eut été difficile, bien que l’architecte eût avoué ses préférences pour le gothique saxon, si répandu en Angleterre ; mais il était question de solidité avant tout ; le docteur se borna donc à revêtir la façade de robustes contreforts, trapus comme des piliers romans ; au-dessus, un toit à pente roide s’appuyait à la muraille de granit. Celle-ci servait également de soutien aux tuyaux des poêles qui conduisaient la fumée au-dehors.

Quand le gros œuvre fut terminé, on s’occupa de l’installation intérieure. On transporta dans la chambre les couchettes du Porpoise ; elles furent disposées circulairement autour d’un vaste poêle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent installés aussi dans le salon qui servait de salle à manger ; enfin la cuisine reçut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles. Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi fonction de portières aux portes intérieures qui n’avaient pas d’autre fermeture.

Les murailles de la maison mesuraient communément cinq pieds d’épaisseur, et les baies des fenêtres ressemblaient à des embrasures de canon.

Tout cela était d’une extrême solidité ; que pouvait-on exiger de plus ? Ah ! si l’on eût écouté le docteur, que n’eût-il pas fait au moyen de cette glace et de cette neige, qui se prêtent si facilement à toutes les combinaisons ! Il ruminait tout le long du jour mille projets superbes qu’il ne songeait guère à réaliser, mais il amusait ainsi le travail commun par les ressources de son esprit.

D’ailleurs, en bibliophile qu’il était, il avait lu un livre assez rare de M. Kraft, ayant pour titre : Description détaillée de la maison de glace construite à Saint-Pétersbourg, en janvier 1740, et de tous les objets qu’elle renfermait. Et ce souvenir surexcitait son esprit inventif. Il raconta même un soir à ses compagnons les merveilles de ce palais de glace.

– Ce que l’on a fait à Saint-Pétersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous le faire ici ? Que nous manque-t-il ? Rien, pas même l’imagination !

– C’était donc bien beau ? demanda Johnson.

– C’était féerique, mon ami ! La maison construite par ordre de l’impératrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l’un de ses bouffons, en 1740, avait à peu près la grandeur de la nôtre ; mais, au-devant de sa façade, six canons de glace s’allongeaient sur leurs affûts ; on tira plusieurs fois à boulet et à poudre, et ces canons n’éclatèrent pas ; il y avait également des mortiers taillés pour des bombes de soixante livres ; ainsi nous pourrions établir au besoin une artillerie formidable : le bronze n’est pas loin, et il nous tombe du ciel. Mais où le goût et l’art triomphèrent, ce fut au fronton du palais, orné de statues de glace d’une grande beauté ; le perron offrait aux regards des vases de fleurs et d’orangers faits de la même matière ; à droite se dressait un éléphant énorme qui lançait de l’eau pendant le jour et du naphte enflammé pendant la nuit. Hein ! quelle ménagerie complète nous ferions, si nous le voulions bien !

– En fait d’animaux, répliqua Johnson, nous n’en manquerons pas, j’imagine, et, pour n’être pas de glace, ils n’en seront pas moins intéressants !

– Bon, répondit le belliqueux docteur, nous saurons nous défendre contre leurs attaques ; mais, pour en revenir à ma maison de Saint-Pétersbourg, j’ajouterai qu’à l’intérieur il y avait des tables, des toilettes, des miroirs, des candélabres, des bougies, des lits, des matelas, des oreillers, des rideaux, des pendules, des chaises, des cartes à jouer, des armoires avec service complet, le tout en glace ciselée, guillochée, sculptée, enfin un mobilier auquel rien ne manquait.

– C’était donc un véritable palais ? dit Bell.

– Un palais splendide et digne d’une souveraine ! Ah ! la glace ! Que la Providence a bien fait de l’inventer, puisqu’elle se prête à tant de merveilles et qu’elle peut fournir le bien-être aux naufragés !

L’aménagement de la maison de neige prit jusqu’au 31 mars ; c’était la fête de Pâques, et ce jour fut consacré au repos ; on le passa tout entier dans le salon, où la lecture de l’office divin fut faite, et chacun put apprécier la bonne disposition de la snow-house.

Le lendemain, on s’occupa de construire les magasins et la poudrière ; ce fut encore l’affaire d’une huitaine de jours, en y comprenant le temps employé au déchargement complet du Porpoise, qui ne se fit pas sans difficulté, car la température très basse ne permettait pas de travailler longtemps. Enfin, le 8 avril, les provisions, le combustible et les munitions se trouvaient en terre ferme et parfaitement à l’abri ; les magasins étaient situés au nord, et la poudrière au sud du plateau, à soixante pieds environ de chaque extrémité de la maison ; une sorte de chenil fut construit près des magasins ; il était destiné à loger l’attelage Groënlandais, et le docteur l’honora du nom de « Dog-Palace ». Duk, lui, partageait la demeure commune.

Alors, le docteur passa aux moyens de défense de la place. Sous sa direction, le plateau fut entouré d’une véritable fortification de glace qui le mit à l’abri de toute invasion ; sa hauteur faisait une escarpe naturelle, et, comme il n’avait ni rentrant ni saillant, il était également fort sur toutes les faces. Le docteur, en organisant ce système de défense, rappelait invinciblement à l’esprit le digne oncle Tobie de Sterne, dont il avait la douce bonté et l’égalité d’humeur. Il fallait le voir calculant la pente de son talus intérieur, l’inclinaison du terre-plein et la largeur de la banquette ; mais ce travail se faisait si facilement avec cette neige complaisante, que c’était un véritable plaisir, et l’aimable ingénieur put donner jusqu’à sept pieds d’épaisseur à sa muraille de glace ; d’ailleurs, le plateau dominant la baie, il n’eut à construire ni contre-escarpe, ni talus extérieur, ni glacis ; le parapet de neige, après avoir suivi les contours du plateau, prenait le mur du rocher en retour et venait se souder aux deux côtés de maison. Ces ouvrages de castramétation furent terminés vers le 15 avril. Le fort était au complet, et le docteur paraissait très fier de son œuvre.

En vérité, cette enceinte fortifiée eût pu tenir longtemps contre une tribu d’Esquimaux, si de pareils ennemis se fussent jamais rencontrés sous une telle latitude ; mais il n’y avait aucune trace d’êtres humains sur cette côte ; Hatteras, en relevant la configuration de la baie, ne vit jamais un seul reste de ces huttes qui se trouvent communément dans les parages fréquentés des tribus groënlandaises ; les naufragés du Forward et du Porpoise paraissaient être les premiers à fouler ce sol inconnu.

Mais, si les hommes n’étaient pas à craindre, les animaux pouvaient être redoutables, et le fort, ainsi défendu, devait abriter sa petite garnison contre leurs attaques.
CHAPITRE VII
UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE
Pendant ces préparatifs d’hivernage, Altamont avait repris entièrement ses forces et sa santé ; il put même s’employer au déchargement du navire. Sa vigoureuse constitution l’avait enfin emporté, et sa pâleur ne put résister longtemps à la vigueur de son sang.

On vit renaître en lui l’individu robuste et sanguin des États-Unis, l’homme énergique et intelligent, doué d’un caractère résolu, l’Américain entreprenant, audacieux, prompt à tout ; il était originaire de New York, et naviguait depuis son enfance, ainsi qu’il l’apprit à ses nouveaux compagnons ; son navire le Porpoise avait été équipé et mis en mer par une société de riches négociants de l’Union, à la tête de laquelle se trouvait le fameux Grinnel.

Certains rapports existaient entre Hatteras et lui, des similitudes de caractère, mais non des sympathies. Cette ressemblance n’était pas de nature à faire des amis de ces deux hommes ; au contraire. D’ailleurs un observateur eût fini par démêler entre eux de graves désaccords ; ainsi, tout en paraissant déployer plus de franchise, Altamont devait être moins franc qu’Hatteras ; avec plus de laisser-aller, il avait moins de loyauté ; son caractère ouvert n’inspirait pas autant de confiance que le tempérament sombre du capitaine. Celui-ci affirmait son idée une bonne fois, puis il se renfermait en elle. L’autre, en parlant beaucoup, ne disait souvent rien.

Voilà ce que le docteur reconnut peu à peu du caractère de l’Américain, et il avait raison de pressentir une inimitié future, sinon une haine, entre les capitaines du Porpoise et du Forward.

Et pourtant, de ces deux commandants, il ne fallait qu’un seul à commander. Certes, Hatteras avait tous les droits à l’obéissance de l’Américain, les droits de l’antériorité et ceux de la force. Mais si l’un était à la tête des siens, l’autre se trouvait à bord de son navire. Cela se sentait.

Par politique ou par instinct, Altamont fut tout d’abord entraîné vers le docteur ; il lui devait la vie, mais la sympathie le poussait vers ce digne homme plus encore que la reconnaissance. Tel était l’inévitable effet du caractère du digne Clawbonny ; les amis poussaient autour de lui comme les blés au soleil. On a cité des gens qui se levaient à cinq heures du matin pour se faire des ennemis ; le docteur se fût levé à quatre sans y réussir.

Cependant il résolut de tirer parti de l’amitié d’Altamont pour connaître la véritable raison de sa présence dans les mers polaires. Mais l’Américain, avec tout son verbiage, répondit sans répondre, et il reprit son thème accoutumé du passage du nord-ouest.

Le docteur soupçonnait à cette expédition un autre motif, celui-là même que craignait Hatteras. Aussi résolut-il de ne jamais mettre les deux adversaires aux prises sur ce sujet ; mais il n’y parvint pas toujours. Les plus simples conversations menaçaient de dévier malgré lui, et chaque mot pouvait faire étincelle au choc des intérêts rivaux.

Cela arriva bientôt, en effet. Lorsque la maison fut terminée, le docteur résolut de l’inaugurer par un repas splendide ; une bonne idée de Clawbonny, qui voulait ramener sur ce continent les habitudes et les plaisirs de la vie européenne. Bell avait précisément tué quelques ptarmigans et un lièvre blanc, le premier messager du printemps nouveau.

Ce festin eut lieu le 14 avril, le second dimanche de la Quasimodo, par un beau temps très sec ; mais le froid ne se hasardait pas à pénétrer dans la maison de glace ; les poêles qui ronflaient en auraient eu facilement raison.

On dîna bien ; la chair fraîche fit une agréable diversion au pemmican et aux viandes salées ; un merveilleux pudding confectionné de la main du docteur eut les honneurs de tous ; on en redemanda ; le savant maître coq, un tablier aux reins et le couteau à la ceinture, n’eût pas déshonoré les cuisines du grand chancelier d’Angleterre.

Au dessert, les liqueurs firent leur apparition ; l’Américain n’était pas soumis au régime des Anglais tee-totalers65 ; il n’y avait donc aucune raison pour qu’il se privât d’un verre de gin ou de brandy ; les autres convives, gens sobres d’ordinaire, pouvaient sans inconvénient se permettre cette infraction à leur règle ; donc, par ordonnance du médecin, chacun put trinquer à la fin de ce joyeux repas. Pendant les toasts portés à l’Union, Hatteras s’était tu simplement.

Ce fut alors que le docteur mit une question intéressante sur le tapis.

– Mes amis, dit-il, ce n’est pas tout d’avoir franchi les détroits, les banquises, les champs de glace, et d’être venus jusqu’ici ; il nous reste quelque chose à faire. Je viens vous proposer de donner des noms à cette terre hospitalière, où nous avons trouvé le salut et le repos ; c’est la coutume suivie par tous les navigateurs du monde, et il n’est pas un d’eux qui y ait manqué en pareille circonstance ; il faut donc à notre retour rapporter, avec la configuration hydrographique des côtes, les noms des caps, des baies, des pointes et des promontoires qui les distinguent. Cela est de toute nécessité.

– Voilà qui est bien parlé, s’écria Johnson ; d’ailleurs, quand on peut appeler toutes ces terres d’un nom spécial, cela leur donne un air sérieux, et l’on n’a plus le droit de se considérer comme abandonné sur un continent inconnu.

– Sans compter, répliqua Bell, que cela simplifie les instructions en voyage et facilite l’exécution des ordres ; nous pouvons être forcés de nous séparer pendant quelque expédition, ou dans une chasse, et rien de tel pour retrouver son chemin que de savoir comment il se nomme.

– Eh bien, dit le docteur, puisque nous sommes tous d’accord à ce sujet, tâchons de nous entendre maintenant sur les noms à donner, et n’oublions ni notre pays, ni nos amis dans la nomenclature. Pour moi, quand je jette les yeux sur une carte, rien ne me fait plus de plaisir que de relever le nom d’un compatriote au bout d’un cap, à côté d’une île ou au milieu d’une mer. C’est l’intervention charmante de l’amitié dans la géographie.

– Vous avez raison, docteur, répondit l’Américain, et, de plus, vous dites ces choses-là d’une façon qui en rehausse le prix.

– Voyons, répondit le docteur, procédons avec ordre.

Hatteras n’avait pas encore pris part à la conversation ; il réfléchissait. Cependant les yeux de ses compagnons s’étant fixés sur lui, il se leva et dit :

– Sauf meilleur avis, et personne ici ne me contredira, je pense — en ce moment, Hatteras regardait Altamont — il me paraît convenable de donner à notre habitation le nom de son habile architecte, du meilleur d’entre nous, et de l’appeler Doctor’s-House.

– C’est cela, répondit Bell.

– Bien ! s’écria Johnson, la Maison du Docteur !

– On ne peut mieux faire, répondit Altamont. Hurrah pour le docteur Clawbonny !

Un triple hurrah fut poussé d’un commun accord, auquel Duk mêla des aboiements d’approbation.

– Ainsi donc, reprit Hatteras, que cette maison soit ainsi appelée en attendant qu’une terre nouvelle nous permette de lui décerner le nom de notre ami.

– Ah ! fit le vieux Johnson, si le paradis terrestre était encore à nommer, le nom de Clawbonny lui irait à merveille !

Le docteur, très ému, voulut se défendre par modestie ; il n’y eut pas moyen ; il fallut en passer par là. Il fut donc bien et dûment arrêté que ce joyeux repas venait d’être pris dans le grand salon de Doctor’s-House, après avoir été confectionné dans la cuisine de Doctor’s-House, et qu’on irait gaiement se coucher dans la chambre de Doctor’s-House.

– Maintenant, dit le docteur, passons à des points plus importants de nos découvertes.

– Il y a, répondit Hatteras, cette mer immense qui nous environne, et dont pas un navire n’a encore sillonné les flots.

– Pas un navire ! il me semble cependant, dit Altamont, que le Porpoise ne doit pas être oublié, à moins qu’il ne soit venu par terre, ajouta-t-il railleusement.

– On pourrait le croire, répliqua Hatteras, à voir les rochers sur lesquels il flotte en ce moment.

– Vraiment, Hatteras, dit Altamont d’un air piqué ; mais, à tout prendre, cela ne vaut-il pas mieux que de s’éparpiller dans les airs, comme a fait le Forward ?

Hatteras allait répliquer avec vivacité, quand le docteur intervint.

– Mes amis, dit-il, il n’est point question ici de navires, mais d’une mer nouvelle…

– Elle n’est pas nouvelle, répondit Altamont. Elle est déjà nommée sur toutes les cartes du pôle. Elle s’appelle l’Océan boréal, et je ne crois pas qu’il soit opportun de lui changer son nom ; plus tard, si nous découvrons qu’elle ne forme qu’un détroit ou un golfe, nous verrons ce qu’il conviendra de faire.

– Soit, fit Hatteras.

– Voilà qui est entendu, répondit le docteur, regrettant presque d’avoir soulevé une discussion grosse de rivalités nationales.

– Arrivons donc à la terre que nous foulons en ce moment, reprit Hatteras. Je ne sache pas qu’elle ait un nom quelconque sur les cartes les plus récentes !

En parlant ainsi, il fixait du regard Altamont, qui ne baissa pas les yeux et répondit :

– Vous pourriez encore vous tromper, Hatteras.

– Me tromper ! Quoi ! cette terre inconnue, ce sol nouveau…

– A déjà un nom, répondit tranquillement l’Américain.

Hatteras se tut. Ses lèvres frémissaient.

– Et quel est ce nom ? demanda le docteur, un peu étonné de l’affirmation de l’Américain.

– Mon cher Clawbonny, répondit Altamont, c’est l’habitude, pour ne pas dire le droit, de tout navigateur, de nommer le continent auquel il aborde le premier. Il me semble donc qu’en cette occasion j’ai pu, j’ai dû user de ce droit incontestable…

– Cependant… dit Johnson, auquel déplaisait le sang-froid cassant d’Altamont.

– Il me paraît difficile de prétendre, reprit ce dernier, que le Porpoise n’ait pas atterri sur cette côte, et même en admettant qu’il y soit venu par terre, ajouta-t-il en regardant Hatteras, cela ne peut faire question.

– C’est une prétention que je ne saurais admettre, répondit gravement Hatteras en se contenant. Pour nommer, il faut au moins découvrir, et ce n’est pas ce que vous avez fait, je suppose. Sans nous d’ailleurs, où seriez-vous, monsieur, vous qui venez nous imposer des conditions ? À vingt pieds sous la neige !

– Et sans moi, monsieur, répliqua vivement l’Américain, sans mon navire, que seriez-vous en ce moment ? Morts de faim et de froid !

– Mes amis, fit le docteur, en intervenant de son mieux, voyons, un peu de calme, tout peut s’arranger. Écoutez-moi.

– Monsieur, continua Altamont en désignant le capitaine, pourra nommer toutes les autres terres qu’il découvrira, s’il en découvre ; mais ce continent m’appartient ! je ne pourrais même admettre la prétention qu’il portât deux noms, comme la terre Grinnel, nommée également terre du Prince-Albert, parce qu’un Anglais et un Américain la reconnurent presque en même temps. Ici, c’est autre chose ; mes droits d’antériorité sont incontestables. Aucun navire, avant le mien, n’a rasé cette côte de son plat-bord. Pas un être humain, avant moi, n’a mis le pied sur ce continent ; or, je lui ai donné un nom, et il le gardera.

– Et quel est ce nom ? demanda le docteur.

– La Nouvelle-Amérique, répondit Altamont.

Les poings d’Hatteras se crispèrent sur la table. Mais, faisant un violent effort sur lui-même, il se contint.

– Pouvez-vous me prouver, reprit Altamont, qu’un Anglais ait jamais foulé ce sol avant un Américain ?

Johnson et Bell se taisaient, bien qu’ils fussent non moins irrités que le capitaine de l’impérieux aplomb de leur contradicteur. Mais il n’y avait rien à répondre.

Le docteur reprit la parole, après quelques instants d’un silence pénible :

– Mes amis, dit-il, la première loi humaine est la loi de la justice ; elle renferme toutes les autres. Soyons donc justes, et ne nous laissons pas aller à de mauvais sentiments. La priorité d’Altamont me paraît incontestable. Il n’y a pas à la discuter ; nous prendrons notre revanche plus tard, et l’Angleterre aura bonne part dans nos découvertes futures. Laissons donc à cette terre le nom de la Nouvelle-Amérique. Mais Altamont, en la nommant ainsi, n’a pas, j’imagine, disposé des baies, des caps, des pointes, des promontoires qu’elle contient, et je ne vois aucun empêchement à ce que nous nommions cette baie la baie Victoria ?

– Aucun, répondit Altamont, si le cap qui s’étend là-bas dans la mer porte le nom de cap Washington.

– Vous auriez pu, monsieur, s’écria Hatteras hors de lui, choisir un nom moins désagréable à une oreille anglaise.

– Mais non plus cher à une oreille américaine, répondit Altamont avec beaucoup de fierté.

– Voyons ! voyons ! répondit le docteur, qui avait fort à faire pour maintenir la paix dans ce petit monde, pas de discussion à cet égard ! qu’il soit permis à un Américain d’être fier de ses grands hommes ! honorons le génie partout où il se rencontre, et puisque Altamont a fait son choix, parlons maintenant pour nous et les nôtres. Que notre capitaine…

– Docteur, répondit ce dernier, cette terre étant une terre américaine, je désire que mon nom n’y figure pas.

– C’est une décision irrévocable ? dit le docteur.

– Absolue, répondit Hatteras.

Le docteur n’insista pas.

– Eh bien, à nous, dit-il en s’adressant au vieux marin et au charpentier ; laissons ici quelque trace de notre passage. Je vous propose d’appeler l’île que nous voyons à trois milles au large île Johnson, en l’honneur de notre maître d’équipage.

– Oh ! fit ce dernier, un peu confus, monsieur Clawbonny !

– Quant à cette montagne que nous avons reconnue dans l’ouest, nous lui donnerons le nom de Bell-Mount, si notre charpentier y consent !

– C’est trop d’honneur pour moi, répondit Bell.

– C’est justice, répondit le docteur.

– Rien de mieux, fit Altamont.

– Il ne nous reste donc plus que notre fort à baptiser, reprit le docteur ; là-dessus, nous n’aurons aucune discussion ; ce n’est ni à Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria, ni à Washington, que nous devons d’y être abrités en ce moment, mais à Dieu, qui, en nous réunissant, nous a sauvés tous. Que ce fort soit donc nommé le Fort-Providence !

– C’est justement trouvé, repartit Altamont.

– Le Fort-Providence, reprit Johnson, cela sonne bien ! Ainsi donc, en revenant de nos excursions du nord, nous prendrons par le cap Washington, pour gagner la baie Victoria, de là le Fort-Providence, où nous trouverons repos et nourriture dans Doctor’s-House !

– Voilà qui est entendu, répondit le docteur ; plus tard, au fur et à mesure de nos découvertes, nous aurons d’autres noms à donner, qui n’amèneront aucune discussion, je l’espère ; car, mes amis, il faut ici se soutenir et s’aimer ; nous représentons l’humanité tout entière sur ce bout de côte ; ne nous abandonnons donc pas à ces détestables passions qui harcèlent les sociétés ; réunissons-nous de façon à rester forts et inébranlables contre l’adversité. Qui sait ce que le Ciel nous réserve de dangers à courir, de souffrances à supporter avant de revoir notre pays ! Soyons donc cinq en un seul, et laissons de côté des rivalités qui n’ont jamais raison d’être, ici moins qu’ailleurs. Vous m’entendez, Altamont ? Et vous, Hatteras ?

Les deux hommes ne répondirent pas, mais le docteur fit comme s’ils eussent répondu.

Puis on parla d’autre chose. Il fut question de chasses à organiser pour renouveler et varier les provisions de viandes ; avec le printemps, les lièvres, les perdrix, les renards même, les ours aussi, allaient revenir ; on résolut donc de ne pas laisser passer un jour favorable sans pousser une reconnaissance sur la terre de la Nouvelle-Amérique.
CHAPITRE VIII
EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA
Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, Clawbonny gravit les rampes assez roides de cette muraille de rochers contre laquelle s’appuyait Doctor’s-House ; elle se terminait brusquement par une sorte de cône tronqué. Le docteur parvint, non sans peine, à son sommet, et de là son regard s’étendit sur une vaste étendue de terrain convulsionné, qui semblait être le résultat de quelque commotion volcanique ; un immense rideau blanc recouvrait le continent et la mer, sans qu’il fût possible de les distinguer l’un de l’autre.

En reconnaissant que ce point culminant dominait toutes les plaines environnantes, le docteur eut une idée, et qui le connaît ne s’en étonnera guère.

Son idée, il la mûrit, il la combina, il la creusa, il en fut tout à fait maître en rentrant dans la maison de neige, et il la communiqua à ses compagnons.

– Il m’est venu à l’esprit, leur dit-il, d’établir un phare au sommet de ce cône qui se dresse au-dessus de nos têtes.

– Un phare ? s’écria-t-on.

– Oui, un phare ! Il aura un double avantage, celui de nous guider la nuit, lorsque nous reviendrons de nos excursions lointaines, et celui d’éclairer le plateau pendant nos huit mois d’hiver.

– À coup sûr, répondit Altamont, un semblable appareil serait une chose utile ; mais comment l’établirez-vous ?

– Avec l’un des fanaux du Porpoise.

– D’accord ; mais avec quoi alimenterez-vous la lampe de votre phare ? Est-ce avec de l’huile de phoque ?

– Non pas ! la lumière produite par cette huile ne jouit pas d’un pouvoir assez éclairant ; elle pourrait à peine percer le brouillard.

– Prétendez-vous donc tirer de notre houille l’hydrogène qu’elle contient, et nous faire du gaz d’éclairage ?

– Bon ! cette lumière serait encore insuffisante, et elle aurait le tort grave de consommer une partie de notre combustible.

– Alors, fit Altamont, je ne vois pas…

– Pour mon compte, répondit Johnson, depuis la balle de mercure, depuis la lentille de glace, depuis la construction du Fort-Providence, je crois M. Clawbonny capable de tout.

– Eh bien ! reprit Altamont, nous direz-vous quel genre de phare vous prétendez établir ?

– C’est bien simple, répondit le docteur, un phare électrique.

– Un phare électrique !

– Sans doute ; n’aviez-vous pas à bord du Porpoise une pile de Bunsen en parfait état ?

– Oui, répondit l’Américain.

– Évidemment, en les emportant, vous aviez en vue quelque expérience, car rien ne manque, ni les fils conducteurs parfaitement isolés, ni l’acide nécessaire pour mettre les éléments en activité. Il est donc facile de nous procurer de la lumière électrique. On y verra mieux, et cela ne coûtera rien.

– Voilà qui est parfait, répondit le maître d’équipage, et moins nous perdrons de temps…

– Eh bien, les matériaux sont là, répondit le docteur, et en une heure nous aurons élevé une colonne de glace de dix pieds de hauteur, ce qui sera très suffisant.

Le docteur sortit ; ses compagnons le suivirent jusqu’au sommet du cône ; la colonne s’éleva promptement et fut bientôt couronnée par l’un des fanaux du Porpoise.

Alors le docteur y adapta les fils conducteurs qui se rattachaient à la pile ; celle-ci, placée dans le salon de la maison de glace, était préservée de la gelée par la chaleur des poêles. De là, les fils montaient jusqu’à la lanterne du phare.

Tout cela fut installé rapidement, et on attendit le coucher du soleil pour jouir de l’effet. À la nuit, les deux pointes de charbon, maintenues dans la lanterne à une distance convenable, furent rapprochées, et des faisceaux d’une lumière intense, que le vent ne pouvait ni modérer ni éteindre, jaillirent du fanal. C’était un merveilleux spectacle que celui de ces rayons frissonnants dont l’éclat, rivalisant avec la blancheur des plaines, dessinait vivement l’ombre de toutes les saillies environnantes. Johnson ne put s’empêcher de battre des mains.

– Voilà M. Clawbonny, dit-il, qui fait du soleil, à présent !

– Il faut bien faire un peu de tout, répondit modestement le docteur.

Le froid mit fin à l’admiration générale, et chacun alla se blottir sous ses couvertures.

La vie fut alors régulièrement organisée. Pendant les jours suivants, du 15 au 20 avril, le temps fut très incertain ; la température sautait subitement d’une vingtaine de degrés, et l’atmosphère subissait des changements imprévus, tantôt imprégnée de neige et agitée par les tourbillons, tantôt froide et sèche au point que l’on ne pouvait mettre le pied au-dehors sans précaution.

Cependant, le samedi, le vent vint à tomber ; cette circonstance rendait possible une excursion ; on résolut donc de consacrer une journée à la chasse pour renouveler les provisions.

Dès le matin, Altamont, le docteur, Bell, armés chacun d’un fusil à deux coups, de munitions suffisantes, d’une hachette, et d’un couteau à neige pour le cas où il deviendrait nécessaire de se créer un abri, partirent par un temps couvert.

Pendant leur absence, Hatteras devait reconnaître la côte et faire quelques relevés. Le docteur eut soin de mettre le phare en activité ; ses rayons luttèrent avantageusement avec les rayons de l’astre radieux ; en effet, la lumière électrique, équivalente à celle de trois mille bougies ou de trois cents becs de gaz, est la seule qui puisse soutenir la comparaison avec l’éclat solaire.

Le froid était vif, sec et tranquille. Les chasseurs se dirigèrent vers le cap Washington ; la neige durcie favorisait leur marche. En une demi-heure, ils franchirent les trois milles qui séparaient le cap du Fort-Providence. Duk gambadait autour d’eux.

La côte s’infléchissait vers l’est, et les hauts sommets de la baie Victoria tendaient à s’abaisser du côté du nord. Cela donnait à supposer que la Nouvelle-Amérique pourrait bien n’être qu’une île ; mais il n’était pas alors question de déterminer sa configuration.

Les chasseurs prirent par le bord de la mer et s’avancèrent rapidement. Nulle trace d’habitation, nul reste de hutte ; ils foulaient un sol vierge de tout pas humain.

Ils firent ainsi une quinzaine de milles pendant les trois premières heures, mangeant sans s’arrêter ; mais leur chasse menaçait d’être infructueuse. En effet, c’est à peine s’ils virent des traces de lièvre, de renard ou de loup. Cependant, quelques snow-birds66, voltigeant çà et là, annonçaient le retour du printemps et des animaux arctiques.

Les trois compagnons avaient dû s’enfoncer dans les terres pour tourner des ravins profonds et des rochers à pic qui se reliaient au Bell-Mount ; mais, après quelques retards, ils parvinrent à regagner le rivage ; les glaces n’étaient pas encore séparées. Loin de là, la mer restait toujours prise ; cependant des traces de phoques annonçaient les premières visites de ces amphibies, qui venaient déjà respirer à la surface de l’ice-field. Il était même évident, à de larges empreintes, à de fraîches cassures de glaçons, que plusieurs d’entre eux avaient pris terre tout récemment.

Ces animaux sont très avides des rayons du soleil, et ils s’étendent volontiers sur les rivages pour se laisser pénétrer par sa bienfaisante chaleur.

Le docteur fit observer ces particularités à ses compagnons.

– Remarquons cette place avec soin, leur dit-il ; il est fort possible que, l’été venu, nous rencontrions ici des phoques par centaines ; ils se laissent facilement approcher dans les parages peu fréquentés des hommes, et on s’en empare aisément. Mais il faut bien se garder de les effrayer, car alors ils disparaissent comme par enchantement et ne reviennent plus ; c’est ainsi que des pêcheurs maladroits, au lieu de les tuer isolément, les ont souvent attaqués en masse, avec bruit et vociférations, et ont perdu ou compromis leur chargement.

– Les chasse-t-on seulement pour avoir leur peau ou leur huile ? demanda Bell.

– Les Européens, oui, mais, ma foi, les Esquimaux les mangent ; ils en vivent, et ces morceaux de phoque, qu’ils mélangent dans le sang et la graisse, n’ont rien d’appétissant. Après tout, il y a manière de s’y prendre, et je me chargerais d’en tirer de fines côtelettes qui ne seraient point à dédaigner pour qui se ferait à leur couleur noirâtre.

– Nous vous verrons à l’œuvre, répondit Bell ; je m’engage, de confiance, à manger de la chair de phoque tant que cela vous fera plaisir. Vous m’entendez, monsieur Clawbonny ?

– Mon brave Bell, vous voulez dire tant que cela vous fera plaisir. Mais vous aurez beau faire, vous n’égalerez jamais la voracité du Groënlandais, qui consomme jusqu’à dix et quinze livres de cette viande par jour.

– Quinze livres ! fit Bell. Quels estomacs !

– Des estomacs polaires, répondit le docteur, des estomacs prodigieux, qui se dilatent à volonté, et, j’ajouterai, qui se contractent de même, aptes à supporter la disette comme l’abondance. Au commencement de son dîner, l’Esquimau est maigre ; à la fin, il est gras, et on ne le reconnaît plus ! Il est vrai que son dîner dure souvent une journée entière.

– Évidemment, dit Altamont, cette voracité est particulière aux habitants des pays froids ?

– Je le crois, répondit le docteur ; dans les régions arctiques, il faut manger beaucoup ; c’est une des conditions non seulement de la force, mais de l’existence. Aussi, la Compagnie de la baie d’Hudson attribue-t-elle à chaque homme ou huit livres de viande, ou douze livres de poisson, ou deux livres de pemmican par jour.

– Voilà un régime réconfortant, dit le charpentier.

– Mais pas tant que vous le supposez, mon ami, et un Indien, gavé de la sorte, ne fournit pas une quantité de travail supérieure à celle d’un Anglais nourri de sa livre de bœuf et de sa pinte de bière.

– Alors, monsieur Clawbonny, tout est pour le mieux.

– Sans doute, mais cependant un repas d’Esquimaux peut à bon droit nous étonner. Aussi, à la terre Boothia, pendant son hivernage, Sir John Ross était toujours surpris de la voracité de ses guides ; il raconte quelque part que deux hommes, deux, entendez-vous, dévorèrent pendant une matinée tout un quartier de bœuf musqué ; ils taillaient la viande en longues aiguillettes, qu’ils introduisaient dans leur gosier ; puis chacun, coupant au ras du nez ce que sa bouche ne pouvait contenir, le passait à son compagnon ; ou bien, ces gloutons, laissant pendre des rubans de chair jusqu’à terre, les avalaient peu à peu, à la façon du boa digérant un bœuf, et comme lui étendus tout de leur long sur le sol !

– Pouah ! lit Bell ; les dégoûtantes brutes !

– Chacun a sa manière de dîner, répondit philosophiquement l’Américain.

– Heureusement ! répliqua le docteur.

– Eh bien, reprit Altamont, puisque le besoin de se nourrir est si impérieux sous ces latitudes, je ne m’étonne plus que, dans les récits des voyageurs arctiques, il soit toujours question de repas.

– Vous avez raison, répondit le docteur, et c’est une remarque que j’ai faite également : cela vient de ce que non seulement il faut une nourriture abondante, mais aussi de ce qu’il est souvent fort difficile de se la procurer. Alors, on y pense sans cesse, et, par suite, on en parle toujours.

– Cependant, dit Altamont, si mes souvenirs sont exacts, en Norvège, dans les contrées les plus froides, les paysans n’ont pas besoin d’une alimentation aussi substantielle : un peu de laitage, des œufs, du pain d’écorce de bouleau, quelquefois du saumon, jamais de viande ; et cela n’en fait pas moins des gaillards solidement constitués.

– Affaire d’organisation, répondit le docteur, et que je ne me charge pas d’expliquer. Cependant, je crois qu’une seconde ou une troisième génération de Norvégiens, transplantés au Groënland, finirait par se nourrir à la façon groënlandaise. Et nous-mêmes, mes amis, si nous restions dans ce bienheureux pays, nous arriverions à vivre en Esquimaux, pour ne pas dire en gloutons fieffés.

– Monsieur Clawbonny, dit Bell, me donne faim à parler de la sorte.

– Ma foi non, répondit Altamont, cela me dégoûterait plutôt et me ferait prendre la chair de phoque en horreur. Eh ! mais, je crois que nous allons pouvoir nous mettre à l’épreuve. Je me trompe fort, ou j’aperçois là-bas, étendue sur les glaçons, une masse qui me paraît animée.

– C’est un morse ! s’écria le docteur ; silence, et en avant !

En effet, un amphibie de la plus forte taille s’ébattait à deux cents yards des chasseurs ; il s’étendait et se roulait voluptueusement aux pâles rayons du soleil.

Les trois chasseurs se divisèrent de manière à cerner l’animal pour lui couper la retraite, ils arrivèrent ainsi à quelques toises de lui en se dérobant derrière les hummocks, et ils firent feu.

Le morse se renversa sur lui-même, encore plein de vigueur ; il écrasait les glaçons, il voulait fuir ; mais Altamont l’attaqua à coups de hache et parvint à lui trancher ses nageoires dorsales. Le morse essaya une défense désespérée ; de nouveaux coups de feu l’achevèrent, et il demeura étendu sans vie sur l’ice-field rougi de son sang.

C’était un animal de belle taille ; il mesurait près de quinze pieds de long depuis son museau jusqu’à l’extrémité de sa queue, et il eût certainement fourni plusieurs barriques d’huile.

Le docteur tailla dans la chair les parties les plus savoureuses, et il laissa le cadavre à la merci de quelques corbeaux qui, à cette époque de l’année, planaient déjà dans les airs.

La nuit commençait à venir. On songea à regagner le Fort-Providence ; le ciel s’était entièrement purifié, et, en attendant les rayons prochains de la lune, il s’éclairait de magnifiques lueurs stellaires.

– Allons, en route, dit le docteur ; il se fait tard ; en somme, notre chasse n’a pas été très heureuse ; mais, du moment où il rapporte de quoi souper, un chasseur n’a pas le droit de se plaindre. Seulement, prenons par le plus court, et tâchons de ne pas nous égarer ; les étoiles sont là pour nous indiquer la route.

Cependant, dans ces contrées où la polaire brille droit au-dessus de la tête du voyageur, il est malaisé de la prendre pour guide ; en effet, quand le nord est exactement au sommet de la voûte céleste, les autres points cardinaux sont difficiles à déterminer : la lune et les grandes constellations vinrent heureusement aider le docteur à fixer sa route.

Il résolut, pour abréger son chemin, d’éviter les sinuosités du rivage et de couper au travers des terres ; c’était plus direct, mais moins sûr : aussi, après quelques heures de marche, la petite troupe fut complètement égarée.

On agita la question de passer la nuit dans une hutte de glace, de s’y reposer, et d’attendre le jour pour s’orienter, dût-on revenir au rivage, afin de suivre l’ice-field ; mais le docteur, craignant d’inquiéter Hatteras et Johnson, insista pour que la route fût continuée.

– Duk nous conduit, dit-il, et Duk ne peut se tromper : il est doué d’un instinct qui se passe de boussole et d’étoile. Suivons-le donc.

Duk marchait en avant, et on s’en fia à son intelligence. On eut raison ; bientôt une lueur apparut au loin dans l’horizon ; on ne pouvait la confondre avec une étoile, qui ne fût pas sortie de brumes aussi basses.

– Voilà notre phare ! s’écria le docteur.

– Vous croyez, monsieur Clawbonny ? dit le charpentier.

– J’en suis certain. Marchons.

À mesure que les voyageurs approchaient, la lueur devenait plus intense, et bientôt ils furent enveloppés par une traînée de poussière lumineuse ; ils marchaient dans un immense rayon, et derrière eux leurs ombres gigantesques, nettement découpées, s’allongeaient démesurément sur le tapis de neige.

Ils doublèrent le pas, et, une demi-heure après, ils gravissaient le talus du Fort-Providence.
CHAPITRE IX
LE FROID ET LE CHAUD
Hatteras et Johnson attendaient les trois chasseurs avec une certaine inquiétude. Ceux-ci furent enchantés de retrouver un abri chaud et commode. La température, avec le soir, s’était singulièrement abaissée, et le thermomètre placé à l’extérieur marquait soixante-treize degrés au-dessous de zéro (-31° centigrades).

Les arrivants, exténués de fatigue et presque gelés, n’en pouvaient plus ; les poêles heureusement marchaient bien ; le fourneau n’attendait plus que les produits de la chasse ; le docteur se transforma en cuisinier et fit griller quelques côtelettes de morse. À neuf heures du soir, les cinq convives s’attablaient devant un souper réconfortant.

– Ma foi, dit Bell, au risque de passer pour un Esquimau, j’avouerai que le repas est la grande chose d’un hivernage ; quand on est parvenu à l’attraper, il ne faut pas bouder devant !

Chacun des convives, ayant la bouche pleine, ne put répondre immédiatement au charpentier ; mais le docteur lui fit signe qu’il avait bien raison.

Les côtelettes de morse furent déclarées excellentes, ou, si on ne le déclara pas, on les dévora jusqu’à la dernière, ce qui valait toutes les déclarations du monde.

Au dessert, le docteur prépara le café, suivant son habitude ; il ne laissait à personne le soin de distiller cet excellent breuvage ; il le faisait sur la table, dans une cafetière à esprit-de-vin, et le servait bouillant. Pour son compte, il fallait qu’il lui brûlât la langue, ou il le trouvait indigne de passer par son gosier. Ce soir-là il l’absorba à une température si élevée, que ses compagnons ne purent l’imiter.

– Mais vous allez vous incendier, docteur, lui dit Altamont.

– Jamais, répondit-il.

– Vous avez donc le palais doublé en cuivre ? répliqua Johnson.

– Point, mes amis ; je vous engage à prendre exemple sur moi. Il y a des personnes, et je suis du nombre, qui boivent le café à la température de cent trente et un degrés (+55° centigrades).

– Cent trente et un degrés ! s’écria Altamont ; mais la main ne supporterait pas une pareille chaleur !

– Évidemment, Altamont, puisque la main ne peut pas endurer plus de cent vingt-deux degrés (+50° centigrades) dans l’eau ; mais le palais et la langue sont moins sensibles que la main, et ils résistent là où celles-ci ne pourraient y tenir.

– Vous m’étonnez, dit Altamont.

– Eh bien, je vais vous convaincre.

Et le docteur, ayant pris le thermomètre du salon, en plongea la boule dans sa tasse de café bouillant ; il attendit que l’instrument ne marquât plus que cent trente et un degrés, et il avala sa liqueur bienfaisante avec une évidente satisfaction.

Bell voulut l’imiter bravement et se brûla à jeter les hauts cris.

– Manque d’habitude, dit le docteur.

– Clawbonny, reprit Altamont, pourriez-vous nous dire quelles sont les plus hautes températures que le corps humain soit capable de supporter ?

– Facilement, répondit le docteur ; on l’a expérimenté, et il y a des faits curieux à cet égard. Il m’en revient un ou deux à la mémoire, et ils vous prouveront qu’on s’accoutume à tout, même à ne pas cuire où cuirait un beefsteak. Ainsi, on raconte que des filles de service au four banal de la ville de La Rochefoucauld, en France, pouvaient rester dix minutes dans ce four, pendant que la température s’y trouvait à trois cents degrés (+ 132° centigrades), c’est-à-dire supérieure de quatre-vingt-neuf degrés à l’eau bouillante, et tandis qu’autour d’elles des pommes et de la viande grillaient parfaitement.

– Quelles filles ! s’écria Altamont.

– Tenez, voici un autre exemple qu’on ne peut mettre en doute. Neuf de nos compatriotes, en 1774, Fordyce, Banks, Solander, Blagdin, Home, Nooth, Lord Seaforth et le capitaine Philips, supportèrent une température de deux cent quatre-vingt-quinze degrés (+ 128° centigrades), pendant que des œufs et un roastbeef cuisaient auprès d’eux.

– Et c’étaient des Anglais ! dit Bell avec un certain sentiment de fierté.

– Oui, Bell, répondit le docteur.

– Oh ! des Américains auraient mieux fait, fit Altamont.

– Ils eussent rôti, dit le docteur en riant.

– Et pourquoi pas ? répondit l’Américain.

– En tout cas, ils ne l’ont pas essayé ; donc je m’en tiens à mes compatriotes. J’ajouterai un dernier fait, incroyable, si l’on pouvait douter de la véracité des témoins. Le duc de Raguse et le docteur Jung, un Français et un Autrichien, virent un Turc se plonger dans un bain qui marquait cent soixante-dix degrés (+78° centigrades).

– Mais il me semble, dit Johnson, que cela ne vaut ni les filles du four banal, ni nos compatriotes !

– Pardon, répondit le docteur ; il y a une grande différence entre se plonger dans l’air chaud ou dans l’eau chaude ; l’air chaud amène une transpiration qui garantit les chairs, tandis que dans l’eau bouillante on ne transpire pas, et l’on se brûle. Aussi la limite extrême de température assignée aux bains n’est-elle en général que de cent sept degrés (+42° centigrades). Il fallait donc que ce Turc fût un homme peu ordinaire pour supporter une chaleur pareille !

– Monsieur Clawbonny, demanda Johnson, quelle est donc la température habituelle des êtres animés ?

– Elle varie suivant leur nature, répondit le docteur ; ainsi les oiseaux sont les animaux dont la température est la plus élevée, et, parmi eux, le canard et la poule sont les plus remarquables ; la chaleur de leur corps dépasse cent dix degrés (+43° centigrades), tandis que le chat-huant, par exemple, n’en compte que cent quatre (+40° centigrades), puis viennent en second lieu les mammifères, les hommes ; la température des Anglais est en général de cent un degrés (+37° centigrades).

– Je suis sûr que M. Altamont va réclamer pour les Américains, dit Johnson en riant.

– Ma foi, dit Altamont, il y en a de très chauds ; mais, comme je ne leur ai jamais plongé un thermomètre dans le thorax ou sous la langue, il m’est impossible d’être fixé à cet égard.

– Bon ! répondit le docteur, la différence n’est pas sensible entre hommes de races différentes, quand ils sont placés dans des circonstances identiques et quel que soit leur genre de nourriture ; je dirai même que la température humaine est à peu près semblable à l’équateur comme au pôle.

– Ainsi, dit Altamont, notre chaleur propre est la même ici qu’en Angleterre ?

– Très sensiblement, répondit le docteur ; quant aux autres mammifères, leur température est, en général, un peu supérieure à celle de l’homme. Le cheval se rapproche beaucoup de lui, ainsi que le lièvre, l’éléphant, le marsouin, le tigre ; mais le chat, l’écureuil, le rat, la panthère, le mouton, le bœuf, le chien, le singe, le bouc, la chèvre atteignent cent trois degrés, et enfin, le plus favorisé de tous, le cochon, dépasse cent quatre degrés (+ 40° centigrades).

– C’est humiliant pour nous, fit Altamont.

– Viennent alors les amphibies et les poissons, dont la température varie beaucoup suivant celle de l’eau. Le serpent n’a guère que quatre-vingt-six degrés (+30° centigrades), la grenouille soixante-dix (+25° centigrades), et le requin autant dans un milieu inférieur d’un degré et demi ; enfin les insectes paraissent avoir la température de l’eau et de l’air.

– Tout cela est bien, dit Hatteras, qui n’avait pas encore pris la parole, et je remercie le docteur de mettre sa science à notre disposition ; mais nous parlons là comme si nous devions avoir des chaleurs torrides à braver. Ne serait-il pas plus opportun de causer du froid, de savoir à quoi nous sommes exposés, et quelles ont été les plus basses températures observées jusqu’ici ?

– C’est juste, répondit Johnson.

– Rien n’est plus facile, reprit le docteur, et je peux vous édifier à cet égard.

– Je le crois bien, fit Johnson, vous savez tout.

– Mes amis, je ne sais que ce que m’ont appris les autres, et, quand j’aurai parlé, vous serez aussi instruits que moi. Voilà donc ce que je puis vous dire touchant le froid, et sur les basses températures que l’Europe a subies. On compte un grand nombre d’hivers mémorables, et il semble que les plus rigoureux soient soumis à un retour périodique tous les quarante et un ans à peu près, retour qui coïncide avec la plus grande apparition des taches du soleil. Je vous citerai l’hiver de 1364, où le Rhône gela jusqu’à Arles ; celui de 1408, où le Danube fut glacé dans tout son cours et où les loups traversèrent le Cattégat à pied sec ; celui de 1509, pendant lequel l’Adriatique et la Méditerranée furent solidifiées à Venise, à Cette, à Marseille, et la Baltique prise encore au 10 avril ; celui de 1608, qui vit périr en Angleterre tout le bétail ; celui de 1789, pendant lequel la Tamise fut glacée jusqu’à Gravesend, à six lieues au-dessous de Londres ; celui de 1813, dont les Français ont conservé de si terribles souvenirs ; enfin, celui de 1829, le plus précoce et le plus long des hivers du XIXe siècle. Voilà pour l’Europe.

– Mais ici, au-delà du cercle polaire, quel degré la température peut-elle atteindre ? demanda Altamont.

– Ma foi, répondit le docteur, je crois que nous avons éprouvé les plus grands froids qui aient jamais été observés, puisque le thermomètre à alcool a marqué un jour soixante-douze degrés au-dessous de zéro (-58° centigrades), et, si mes souvenirs sont exacts, les plus basses températures reconnues jusqu’ici par les voyageurs arctiques ont été seulement de soixante et un degrés à l’île Melville, de soixante-cinq degrés au port Félix, et de soixante-dix degrés au Fort-Reliance (-56°7 centigrades).

– Oui, fit Hatteras, nous avons été arrêtés par un rude hiver, et cela mal à propos !

– Vous avez été arrêtés ? dit Altamont en regardant fixement le capitaine.

– Dans notre voyage à l’ouest, se hâta de dire le docteur.

– Ainsi, dit Altamont, en reprenant la conversation, les maxima et les minima de températures supportées par l’homme ont un écart de deux cents degrés environ ?

– Oui, répondit le docteur ; un thermomètre exposé à l’air libre et abrité contre toute réverbération ne s’élève jamais à plus de cent trente-cinq degrés au-dessus de zéro (+57° centigrades), de même que par les grands froids il ne descend jamais au-dessous de soixante-douze degrés (-58° centigrades). Ainsi, mes amis, vous voyez que nous pouvons prendre nos aises.

– Mais cependant, dit Johnson, si le soleil venait à s’éteindre subitement, est-ce que la terre ne serait pas plongée dans un froid plus considérable ?

– Le soleil ne s’éteindra pas, répondit le docteur ; mais, vînt-il à s’éteindre, la température ne s’abaisserait pas vraisemblablement au-dessous du froid que je vous ai indiqué.

– Voilà qui est curieux.

– Oh ! je sais qu’autrefois on admettait des milliers de degrés pour les espaces situés en dehors de l’atmosphère ; mais, après les expériences d’un savant français, Fourrier, il a fallu en rabattre ; il a prouvé que si la terre se trouvait placée dans un milieu dénué de toute chaleur, l’intensité du froid que nous observons au pôle serait bien autrement considérable, et qu’entre la nuit et le jour il existerait de formidables différences de température ; donc, mes amis, il ne fait pas plus froid à quelques millions de lieues qu’ici même.

– Dites-moi, docteur, demanda Altamont, la température de l’Amérique n’est-elle pas plus basse que celle des autres pays du monde ?

– Sans doute, mais n’allez pas en tirer vanité, répondit le docteur en riant.

– Et comment explique-t-on ce phénomène ?

– On a cherché à l’expliquer, mais d’une façon peu satisfaisante ; ainsi, il vint à l’esprit d’Halley qu’une comète, ayant jadis choqué obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation, c’est-à-dire de ses pôles ; d’après lui, le pôle Nord, situé autrefois à la baie d’Hudson, se trouva reporté plus à l’est, et les contrées de l’ancien pôle, si longtemps gelées, conservèrent un froid plus considérable, que de longs siècles de soleil n’ont encore pu réchauffer.

– Et vous n’admettez pas cette théorie ?

– Pas un instant, car ce qui est vrai pour la côte orientale de l’Amérique ne l’est pas pour la côte occidentale, dont la température est plus élevée. Non ! il faut constater qu’il y a des lignes isothermes différentes des parallèles terrestres, et voilà tout.

– Savez-vous, monsieur Clawbonny, dit Johnson, qu’il est beau de causer du froid dans les circonstances où nous sommes.

– Juste, mon vieux Johnson : nous sommes à même d’appeler la pratique au secours de la théorie. Ces contrées sont un vaste laboratoire ou l’on peut faire de curieuses expériences sur les basses températures ; seulement, soyez toujours attentifs et prudents ; si quelque partie de votre corps se gèle, frottez-la immédiatement de neige pour rétablir la circulation du sang, et si vous revenez près du feu, prenez garde, car vous pourriez vous brûler les mains ou les pieds sans vous en apercevoir ; cela nécessiterait des amputations, et il faut tâcher de ne rien laisser de nous dans les contrées boréales. Sur ce, mes amis, je crois que nous ferons bien de demander au sommeil quelques heures de repos.

– Volontiers, répondirent les compagnons du docteur.

– Qui est de garde près du poêle ?

– Moi, répondit Bell.

– Eh bien, mon ami, veillez à ce que le feu ne tombe pas, car il fait ce soir un froid de tous les diables.

– Soyez tranquille, monsieur Clawbonny, cela pique ferme, et cependant, voyez donc ! le ciel est tout en feu.

– Oui, répondit le docteur en s’approchant de la fenêtre, une aurore boréale de toute beauté ! Quel magnifique spectacle ! je ne me lasse vraiment pas de le contempler.

En effet, le docteur admirait toujours ces phénomènes cosmiques, auxquels ses compagnons ne prêtaient plus grande attention ; il avait remarqué, d’ailleurs, que leur apparition était toujours précédée de perturbations de l’aiguille aimantée, et il préparait sur ce sujet des observations destinées au Weather Book67.

Bientôt, pendant que Bell veillait près du poêle, chacun, étendu sur sa couchette, s’endormit d’un tranquille sommeil.
CHAPITRE X
LES PLAISIRS DE L’HIVERNAGE
La vie au pôle est d’une triste uniformité. L’homme se trouve entièrement soumis aux caprices de l’atmosphère, qui ramène ses tempêtes et ses froids intenses avec une désespérante monotonie. La plupart du temps, il y a impossibilité de mettre le pied dehors, et il faut rester enfermé dans les huttes de glace. De longs mois se passent ainsi, faisant aux hiverneurs une véritable existence de taupe.

Le lendemain, le thermomètre s’abaissa de quelques degrés, et l’air s’emplit de tourbillons de neige, qui absorbèrent toute la clarté du jour. Le docteur se vit donc cloué dans la maison et se croisa les bras ; il n’y avait rien à faire, si ce n’est à déboucher toutes les heures le couloir d’entrée, qui pouvait se trouver obstrué, et à repolir les murailles de glace, que la chaleur de l’intérieur rendait humides ; mais la snow-house était construite avec une grande solidité et les tourbillons ajoutaient encore à sa résistance, en accroissant l’épaisseur de ses murs.

Les magasins se tenaient bien également. Tous les objets retirés du navire avaient été rangés avec le plus grand ordre dans ces « Docks des marchandises », comme les appelait le docteur. Or, bien que ces magasins fussent situés à soixante pas à peine de la maison, cependant, par certains jours de drift, il était presque impossible de s’y rendre ; aussi une certaine quantité de provisions devait toujours être conservée dans la cuisine pour les besoins journaliers.

La précaution de décharger le Porpoise avait été opportune. Le navire subissait une pression lente, insensible, mais irrésistible, qui l’écrasait peu à peu ; il était évident qu’on ne pourrait rien faire de ces débris. Cependant le docteur espérait toujours en tirer une chaloupe quelconque pour revenir en Angleterre ; mais le moment n’était pas encore venu de procéder à sa construction.

Ainsi donc, la plupart du temps, les cinq hiverneurs demeuraient dans une profonde oisiveté. Hatteras restait pensif, étendu sur son lit ; Altamont buvait ou dormait, et le docteur se gardait bien de les tirer de leur somnolence, car il craignait toujours quelque querelle fâcheuse. Ces deux hommes s’adressaient rarement la parole.

Aussi, pendant les repas, le prudent Clawbonny prenait toujours soin de guider la conversation et de la diriger de manière à ne pas mettre les amours-propres en jeu ; mais il avait fort à faire pour détourner les susceptibilités surexcitées. Il cherchait, autant que possible, à instruire, à distraire, à intéresser ses compagnons ; quand il ne mettait pas en ordre ses notes de voyage, il traitait à haute voix les sujets d’histoire, de géographie ou de météorologie qui sortaient de la situation même ; il présentait les choses d’une façon plaisante et philosophique, tirant un enseignement salutaire des moindres incidents ; son inépuisable mémoire ne le laissait jamais à court ; il faisait application de ses doctrines aux personnes présentes ; il leur rappelait tel fait qui s’était produit dans telle circonstance, et il complétait ses théories, par la force des arguments personnels.

On peut dire que ce digne homme était l’âme de ce petit monde, une âme de laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses compagnons avaient en lui une confiance absolue ; il imposait même au capitaine Hatteras, qui l’aimait d’ailleurs ; il faisait si bien de ses paroles, de ses manières, de ses habitudes, que cette existence de cinq hommes abandonnés à six degrés du pôle semblait toute naturelle ; quand le docteur parlait, on croyait l’écouter dans son cabinet de Liverpool.

Et cependant, combien cette situation différait de celle des naufragés jetés sur les îles de l’océan Pacifique, ces Robinsons dont l’attachante histoire fit presque toujours envie aux lecteurs. Là, en effet, un sol prodigue, une nature opulente, offrait mille ressources variées ; il suffisait, dans ces beaux pays, d’un peu d’imagination et de travail pour se procurer le bonheur matériel ; la nature allait au-devant de l’homme ; la chasse et la pêche suffisaient à tous ses besoins ; les arbres poussaient pour lui, les cavernes s’ouvraient pour l’abriter, les ruisseaux coulaient pour le désaltérer : de magnifiques ombrages le défendaient contre la chaleur du soleil, et jamais le terrible froid ne venait le menacer dans ses hivers adoucis ; une graine négligemment jetée sur cette terre féconde rendait une moisson quelques mois plus tard. C’était le bonheur complet en dehors de la société. Et puis, ces îles enchantées, ces terres charitables se trouvaient sur la route des navires ; le naufragé pouvait toujours espérer d’être recueilli, et il attendait patiemment qu’on vînt l’arracher à son heureuse existence.

Mais ici, sur cette côte de la Nouvelle-Amérique, quelle différence ! Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisiveté forcée.

Il désirait avec ardeur le retour du dégel pour reprendre ses excursions, et cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans crainte, car il prévoyait des scènes graves entre Hatteras et Altamont. Si jamais on poussait jusqu’au pôle, qu’arriverait-il de la rivalité de ces deux hommes ?

Il fallait donc parer à tout événement, amener peu à peu ces rivaux à une entente sincère, à une franche communion d’idées ; mais réconcilier un Américain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune rendait plus ennemis encore, l’un pénétré de toute la morgue insulaire, l’autre doué de l’esprit spéculatif, audacieux et brutal de sa nation, quelle tâche remplie de difficultés !

Quand le docteur réfléchissait à cette implacable concurrence des hommes, à cette rivalité des nationalités, il ne pouvait se retenir, non de hausser les épaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de s’attrister sur les faiblesses humaines.

Il causait souvent de ce sujet avec Johnson ; le vieux marin et lui s’entendaient tous les deux à cet égard ; ils se demandaient quel parti prendre, par quelles atténuations arriver à leur but, et ils entrevoyaient bien des complications dans l’avenir.

Cependant, le mauvais temps continuait ; on ne pouvait songer à quitter, même une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour et nuit dans la maison de neige. On s’ennuyait, sauf le docteur, qui trouvait toujours moyen de s’occuper.

– Il n’y a donc aucune possibilité de se distraire ? dit un soir Altamont. Ce n’est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme des reptiles enfouis pour tout un hiver.

– En effet, répondit le docteur ; malheureusement, nous ne sommes pas assez nombreux pour organiser un système quelconque de distractions !

– Ainsi, reprit l’Américain, vous croyez que nous aurions moins à faire pour combattre l’oisiveté, si nous étions en plus grand nombre ?

– Sans doute, et lorsque des équipages complets ont passé l’hiver dans les régions boréales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas s’ennuyer.

– Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s’y prenaient ; il fallait des esprits véritablement ingénieux pour extraire quelque gaieté d’une situation pareille. Ils ne se proposaient pas des charades à deviner, je suppose !

– Non, mais il ne s’en fallait guère, répondit le docteur ; et ils avaient introduit dans ces pays hyperboréens deux grandes causes de distraction : la presse et le théâtre.

– Quoi ! ils avaient un journal ? repartit l’Américain.

– Ils jouaient la comédie ? s’écria Bell.

– Sans doute, et ils y trouvaient un véritable plaisir. Aussi, pendant son hivernage à l’île Melville, le commandant Parry proposa-t-il ces deux genres de plaisir à ses équipages, et la proposition eut un succès immense.

– Eh bien, franchement, répondit Johnson, j’aurais voulu être là ; ce devait être curieux.

– Curieux et amusant, mon brave Johnson ; le lieutenant Beechey devint directeur du théâtre, et le capitaine Sabine rédacteur en chef de la Chronique d’hiver ou Gazette de la Géorgie du Nord.

– Bons titres, fit Altamont.

– Ce journal parut chaque lundi, depuis le 1er novembre 1819 jusqu’au 20 mars 1820. Il rapportait tous les incidents de l’hivernage, les chasses, les faits divers, les accidents de météorologie, la température ; il renfermait des chroniques plus ou moins plaisantes ; certes, il ne fallait pas chercher là l’esprit de Sterne ou les articles charmants du Daily Telegraph ; mais enfin, on s’en tirait, on se distrayait ; les lecteurs n’étaient ni difficiles ni blasés, et jamais, je crois, métier de journaliste ne fut plus agréable à exercer.

– Ma foi, dit Altamont, je serais curieux de connaître des extraits de cette gazette, mon cher docteur ; ses articles devaient être gelés depuis le premier mot jusqu’au dernier.

– Mais non, mais non, répondit le docteur ; en tout cas, ce qui eût paru un peu naïf à la Société philosophique de Liverpool, ou à l’Institution littéraire de Londres, suffisait à des équipages enfouis sous les neiges. Voulez-vous en juger ?

– Comment ! votre mémoire vous fournirait au besoin ?…

– Non, mais vous aviez à bord du Porpoise les voyages de Parry, et je n’ai qu’à vous lire son propre récit.

– Volontiers ! s’écrièrent les compagnons du docteur.

– Rien n’est plus facile.

Le docteur alla chercher dans l’armoire du salon l’ouvrage demandé, et il n’eut aucune peine à y trouver le passage en question.

– Tenez, dit-il, voici quelques extraits de la Gazette de la Géorgie du Nord. C’est une lettre adressée au rédacteur en chef :

« C’est avec une vraie satisfaction que l’on a accueilli parmi nous vos propositions pour l’établissement d’un journal. J’ai la conviction que, sous votre direction, il nous procurera beaucoup d’amusements et allègera de beaucoup le poids de nos cent jours de ténèbres.

« L’intérêt que j’y prends, pour ma part, m’a fait examiner l’effet de votre annonce sur l’ensemble de notre société, et je puis vous assurer, pour me servir des expressions consacrées dans la presse de Londres, que la chose a produit une sensation profonde dans le public.

« Le lendemain de l’apparition de votre prospectus, il y a eu à bord une demande d’encre tout à fait inusitée et sans précédent. Le tapis vert de nos tables s’est vu subitement couvert d’un déluge de rognures de plumes, au grand détriment d’un de nos servants, qui, en voulant les secouer, s’en est enfoncé une sous l’ongle.

« Enfin, je sais de bonne part que le sergent Martin n’a pas eu moins de neuf canifs à aiguiser.

« On peut voir toutes nos tables gémissant sous le poids inaccoutumé de pupitres à écrire, qui depuis deux mois n’avaient pas vu le jour, et l’on dit même que les profondeurs de la cale ont été ouvertes à plusieurs reprises, pour donner issue à maintes rames de papier qui ne s’attendaient pas à sortir sitôt de leur repos.

« Je n’oublierai pas de vous dire que j’ai quelques soupçons qu’on tentera de glisser dans votre boîte quelques articles qui, manquant du caractère de l’originalité complète, n’étant pas tout à fait inédits, ne sauraient convenir à votre plan. Je puis affirmer que pas plus tard qu’hier soir on a vu un auteur, penché sur son pupitre, tenant d’une main un volume ouvert du Spectateur, tandis que de l’autre il faisait dégeler son encre à la flamme d’une lampe ! Inutile de vous recommander de vous tenir en garde contre de pareilles ruses ; il ne faut pas que nous voyions reparaître dans la Chronique d’hiver ce que nos aïeux lisaient en déjeunant, il y a plus d’un siècle. »

– Bien, bien, dit Altamont, quand le docteur eut achevé sa lecture ; il y a vraiment de la bonne humeur là-dedans, et l’auteur de la lettre devait être un garçon dégourdi.

– Dégourdi est le mot, répondit le docteur. Tenez, voici maintenant un avis qui ne manque pas de gaieté :

« On désire trouver une femme d’âge moyen et de bonne renommée, pour assister dans leur toilette les dames de la troupe du « Théâtre-Royal de la Géorgie septentrionale ». On lui donnera un salaire convenable, et elle aura du thé et de la bière à discrétion. S’adresser au comité du théâtre.– N.B. Une veuve aura la préférence. »

– Ma foi, ils n’étaient pas dégoûtés, nos compatriotes, dit Johnson.

– Et la veuve s’est-elle rencontrée ? demanda Bell.

– On serait tenté de le croire, répondit le docteur, car voici une réponse adressée au Comité du théâtre :

« Messieurs, je suis veuve ; j’ai vingt-six ans, et je puis produire des témoignages irrécusables en faveur de mes mœurs et de mes talents. Mais, avant de me charger de la toilette des actrices de votre théâtre, je désire savoir si elles ont l’intention de garder leurs culottes, et si l’on me fournira l’assistance de quelques vigoureux matelots pour lacer et serrer convenablement leurs corsets. Cela étant, messieurs, vous pouvez compter sur votre servante.

« A. B. »

« P. S. Ne pourriez-vous substituer l’eau-de-vie à la petite bière ? »

– Ah ! bravo ! s’écria Altamont. Je vois d’ici ces femmes de chambre qui vous lacent au cabestan. Eh bien, ils étaient gais, les compagnons du capitaine Parry.

– Comme tous ceux qui ont atteint leur but, répondit Hatteras.

Hatteras avait jeté cette remarque au milieu de la conversation, puis il était retombé dans son silence habituel. Le docteur, ne voulant pas s’appesantir sur ce sujet, se hâta de reprendre sa lecture.

– Voici maintenant, dit-il, un tableau des tribulations arctiques ; on pourrait le varier à l’infini ; mais quelques-unes de ces observations sont assez justes ; jugez-en :

« Sortir le matin pour prendre l’air, et, en mettant le pied hors du vaisseau, prendre un bain froid dans le trou du cuisinier.

« Partir pour une partie de chasse, approcher d’un renne superbe, le mettre en joue, essayer de faire feu et éprouver l’affreux mécompte d’un raté, pour cause d’humidité de l’amorce.

« Se mettre en marche avec un morceau de pain tendre dans la poche, et, quand l’appétit se fait sentir, le trouver tellement durci par la gelée qu’il peut bien briser les dents, mais non être brisé par elles.

« Quitter précipitamment la table en apprenant qu’un loup passe en vue du navire, et trouver au retour le dîner mangé par le chat.

« Revenir de la promenade en se livrant à de profondes et utiles méditations, et en être subitement tiré par les embrassements d’un ours. »

– Vous le voyez, mes amis, ajouta le docteur, nous ne serions pas embarrassés d’imaginer quelques autres désagréments polaires ; mais, du moment qu’il fallait subir ces misères, cela devenait un plaisir de les constater.

– Ma foi, répondit Altamont, c’est un amusant journal que cette Chronique d’hiver, et il est fâcheux que nous ne puissions nous y abonner !

– Si nous essayions d’en fonder un, dit Johnson.

– À nous cinq ! dit Clawbonny ; nous ferions tout au plus des rédacteurs, et il ne resterait pas de lecteurs en nombre suffisant.

– Pas plus que de spectateurs, si nous nous mettions en tête de jouer la comédie, répondit Altamont.

– Au fait, monsieur Clawbonny, dit Johnson, parlez-nous donc un peu du théâtre du capitaine Parry ; y jouait-on des pièces nouvelles ?

– Sans doute ; dans le principe, deux volumes embarqués à bord de l’Hécla furent mis à contribution, et les représentations avaient lieu tous les quinze jours ; mais bientôt le répertoire fut usé jusqu’à la corde ; alors des auteurs improvisés se mirent à l’œuvre, et Parry composa lui-même, pour les fêtes de Noël, une comédie tout à fait en situation ; elle eut un immense succès, et était intitulée Le Passage du Nord-Ouest ou La Fin du Voyage.

– Un fameux titre, répondit Altamont ; mais j’avoue que si j’avais à traiter un pareil sujet, je serais fort embarrassé du dénouement.

– Vous avez raison, dit Bell, qui sait comment cela finira ?

– Bon ! s’écria le docteur, pourquoi songer au dernier acte, puisque les premiers marchent bien ? Laissons faire la Providence, mes amis ; jouons de notre mieux notre rôle, et puisque le dénouement appartient à l’auteur de toutes choses, ayons confiance dans son talent ; il saura bien nous tirer d’affaire.

– Allons donc rêver à tout cela, répondit Johnson ; il est tard, et puisque l’heure de dormir est venue, dormons.

– Vous êtes bien pressé, mon vieil ami, dit le docteur.

– Que voulez-vous, monsieur Clawbonny, je me trouve si bien dans ma couchette ! et puis, j’ai l’habitude de faire de bons rêves ; je rêve de pays chauds ! de sorte qu’à vrai dire la moitié de ma vie se passe sous l’équateur, et la seconde moitié au pôle.

– Diable, fit Altamont, vous possédez là une heureuse organisation.

– Comme vous dites, répondit le maître d’équipage.

– Eh bien, reprit le docteur, ce serait une cruauté de faire languir plus longtemps le brave Johnson. Son soleil des Tropiques l’attend. Allons nous coucher.
CHAPITRE XI
TRACES INQUIÉTANTES
Pendant la nuit du 26 au 27 avril, le temps vint à changer ; le thermomètre baissa sensiblement, et les habitants de Doctor’s-House s’en aperçurent au froid qui se glissait sous leurs couvertures ; Altamont, de garde auprès du poêle, eut soin de ne pas laisser tomber le feu, et il dut l’alimenter abondamment pour maintenir la température intérieure à cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades).

Ce refroidissement annonçait la fin de la tempête, et le docteur s’en réjouissait ; les occupations habituelles allaient être reprises, la chasse, les excursions, la reconnaissance des terres ; cela mettrait un terme à cette solitude désœuvrée, pendant laquelle les meilleurs caractères finissent par s’aigrir.

Le lendemain matin, le docteur quitta son lit de bonne heure et se fraya un chemin à travers les glaces amoncelées jusqu’au cône du phare.

Le vent avait sauté dans le nord ; l’atmosphère était pure ; de longues nappes blanches offraient au pied leur tapis ferme et résistant.

Bientôt les cinq compagnons d’hivernage eurent quitté Doctor’s-House ; leur premier soin fut de dégager la maison des masses glacées qui l’encombraient ; on ne s’y reconnaissait plus sur le plateau ; il eût été impossible d’y découvrir les vestiges d’une habitation ; la tempête, comblant les inégalités du terrain, avait tout nivelé ; le sol s’était exhaussé de quinze pieds, au moins.

Il fallut procéder d’abord au déblaiement des neiges, puis redonner à l’édifice une forme plus architecturale, raviver ses lignes engorgées et rétablir son aplomb. Rien ne fut plus facile d’ailleurs, et, après l’enlèvement des glaces, quelques coups du couteau à neige ramenèrent les murailles à leur épaisseur normale.

Au bout de deux heures d’un travail soutenu, le fond de granit apparut ; l’accès des magasins de vivres et de la poudrière redevint praticable.

Mais comme, par ces climats incertains, un tel état de choses pouvait se reproduire d’un jour à l’autre, on refit une nouvelle provision de comestibles qui fut transportée dans la cuisine. Le besoin de viande fraîche se faisait sentir à ces estomacs surexcités par les salaisons ; les chasseurs furent donc chargés de modifier le système échauffant d’alimentation, et ils se préparèrent à partir.

Cependant, la fin d’avril n’amenait pas le printemps polaire ; l’heure du renouvellement n’avait pas sonné ; il s’en fallait de six semaines au moins ; les rayons du soleil, trop faibles encore, ne pouvaient fouiller ces plaines de neige et faire jaillir du sol les maigres produits de la flore boréale. On devait craindre que les animaux ne fussent rares, oiseaux ou quadrupèdes. Cependant un lièvre, quelques couples de ptarmigans, un jeune renard même eussent figuré avec honneur sur la table de Doctor’s-House, et les chasseurs résolurent de chasser avec acharnement tout ce qui passerait à portée de leur fusil.

Le docteur, Altamont et Bell se chargèrent d’explorer le pays. Altamont, à en juger par ses habitudes, devait être un chasseur adroit et déterminé, un merveilleux tireur, bien qu’un peu vantard. Il fut donc de la partie, tout comme Duk, qui le valait dans son genre, en ayant l’avantage d’être moins hâbleur.

Les trois compagnons d’aventure remontèrent par le cône de l’est et s’enfoncèrent au travers des immenses plaines blanches ; mais ils n’eurent pas besoin d’aller loin, car des traces nombreuses se montrèrent à moins de deux milles du fort ; de là, elles descendaient jusqu’au rivage de la baie Victoria, et paraissaient enlacer le Fort-Providence de leurs cercles concentriques.

Après avoir suivi ces piétinements avec curiosité, les chasseurs se regardèrent.

– Eh bien ! dit le docteur, cela me semble clair.

– Trop clair, répondit Bell ; ce sont des traces d’ours.

– Un excellent gibier, répondit Altamont, mais qui me paraît pêcher aujourd’hui par une qualité.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– L’abondance, répondit l’Américain.

– Que voulez-vous dire ? reprit Bell.

– Je veux dire qu’il y a là les traces de cinq ours parfaitement distinctes, et cinq ours, c’est beaucoup pour cinq hommes !

– Êtes-vous certain de ce que vous avancez ? dit le docteur.

– Voyez et jugez par vous-même : voici une empreinte qui ne ressemble pas à cette autre ; les griffes de celles-ci sont plus écartées que les griffes de celles-là. Voici les pas d’un ours plus petit. Comparez bien, et vous trouverez dans un cercle restreint les traces de cinq animaux.

– C’est évident, dit Bell, après avoir examiné attentivement.

– Alors, fit le docteur, il ne faut pas faire de la bravoure inutile, mais au contraire se tenir sur ses gardes ; ces animaux sont très affamés à la fin d’un hiver rigoureux ; ils peuvent être extrêmement dangereux ; et puisqu’il n’est plus possible de douter de leur nombre…

– Ni même de leurs intentions, répliqua l’Américain.

– Vous croyez, dit Bell, qu’ils ont découvert notre présence sur cette côte ?

– Sans doute, à moins que nous ne soyons tombés dans une passée d’ours ; mais alors pourquoi ces empreintes s’étendent-elles circulairement, au lieu de s’éloigner à perte de vue ? Tenez ! ces animaux-là sont venus du sud-est, ils se sont arrêtés à cette place, et ils ont commencé ici la reconnaissance du terrain.

– Vous avez raison, dit le docteur ; il est même certain qu’ils sont venus cette nuit.

– Et sans doute les autres nuits, répondit Altamont ; seulement, la neige a recouvert leurs traces.

– Non, répondit le docteur, il est plus probable que ces ours ont attendu la fin de la tempête ; poussés par le besoin, ils ont gagné du côté de la baie, dans l’intention de surprendre quelques phoques, et alors ils nous auront éventés.

– C’est cela même, répondit Altamont ; d’ailleurs, il est facile de savoir s’ils reviendront la nuit prochaine.

– Comment cela ? dit Bell.

– En effaçant ces traces sur une partie de leur parcours ; et si demain nous retrouvons des empreintes nouvelles, il sera bien évident que le Fort-Providence est le but auquel tendent ces animaux.

– Bien, répondit le docteur, nous saurons au moins à quoi nous en tenir.

Les trois chasseurs se mirent à l’œuvre, et, en grattant la neige, ils eurent bientôt fait disparaître les piétinements sur un espace de cent toises à peu près.

« Il est pourtant singulier, dit Bell, que ces bêtes-là aient pu nous sentir à une pareille distance ; nous n’avons brûlé aucune substance graisseuse de nature à les attirer.

– Oh ! répondit le docteur, les ours sont doués d’une vue perçante et d’un odorat très subtil ; ils sont, en outre, très intelligents, pour ne pas dire les plus intelligents de tous les animaux, et ils ont flairé par ici quelque chose d’inaccoutumé.

– D’ailleurs, reprit Bell, qui nous dit que, pendant la tempête, ils ne se sont pas avancés jusqu’au plateau ?

– Alors, répondit l’Américain, pourquoi se seraient-ils arrêtés cette nuit à cette limite ?

– Oui, il n’y a pas de réponse à cela, répliqua le docteur, et nous devons croire que peu à peu ils rétréciront le cercle de leurs recherches autour du Fort-Providence.

– Nous verrons bien, répondit Altamont.

– Maintenant, continuons notre marche, dit le docteur, mais ayons l’œil au guet.

Les chasseurs veillèrent avec attention ; ils pouvaient craindre que quelque ours ne fût embusqué derrière les monticules de glace ; souvent même ils prirent les blocs gigantesques pour des animaux, dont ces blocs avaient la taille et la blancheur. Mais, en fin de compte, et à leur grande satisfaction, ils en furent pour leurs illusions.

Ils revinrent enfin à mi-côte du cône, et de là leur regard se promena inutilement depuis le cap Washington jusqu’à l’île Johnson.

Ils ne virent rien ; tout était immobile et blanc ; pas un bruit, pas un craquement.

Ils rentrèrent dans la maison de neige.

Hatteras et Johnson furent mis au courant de la situation, et l’on résolut de veiller avec la plus scrupuleuse attention. La nuit vint ; rien ne troubla son calme splendide, rien ne se fit entendre qui pût signaler l’approche d’un danger.

Le lendemain, dès l’aube, Hatteras et ses compagnons, bien armés, allèrent reconnaître l’état de la neige ; ils retrouvèrent des traces identiques à celles de la veille, mais plus rapprochées. Évidemment, les ennemis prenaient leurs dispositions pour le siège du Fort-Providence.

« Ils ont ouvert leur seconde parallèle, dit le docteur.

– Ils ont même fait une pointe en avant, répondit Altamont ; voyez ces pas qui s’avancent vers le plateau ; ils appartiennent à un puissant animal.

– Oui, ces ours nous gagnent peu à peu, dit Johnson ; il est évident qu’ils ont l’intention de nous attaquer.

– Cela n’est pas douteux, répondit le docteur ; évitons de nous montrer. Nous ne sommes pas de force à combattre avec succès.

– Mais où peuvent être ces damnés ours ? s’écria Bell.

– Derrière quelques glaçons de l’est, d’où ils nous guettent ; n’allons pas nous aventurer imprudemment.

– Et la chasse ? fit Altamont.

– Remettons-la à quelques jours, répondit le docteur ; effaçons de nouveau les traces les plus rapprochées, et nous verrons demain matin si elles se sont renouvelées. De cette façon, nous serons au courant des manœuvres de nos ennemis.

Le conseil du docteur fut suivi, et l’on revint se caserner dans le fort ; la présence de ces terribles bêtes empêchait toute excursion. On surveilla attentivement les environs de la baie Victoria. Le phare fut abattu ; il n’avait aucune utilité actuelle et pouvait attirer l’attention des animaux ; le fanal et les fils électriques furent serrés dans la maison ; puis, à tour de rôle, chacun se mit en observation sur le plateau supérieur.

C’étaient de nouveaux ennuis de solitude à subir ; mais le moyen d’agir autrement ? On ne pouvait pas se compromettre dans une lutte si inégale, et la vie de chacun était trop précieuse pour la risquer imprudemment. Les ours, ne voyant plus rien, seraient peut-être dépistés, et, s’ils se présentaient isolément pendant les excursions, on pourrait les attaquer avec chance de succès.

Cependant cette inaction était relevée par un intérêt nouveau : il y avait à surveiller, et chacun ne regrettait pas d’être un peu sur le qui-vive.

La journée du 28 avril se passa sans que les ennemis eussent donné signe d’existence. Le lendemain, on alla reconnaître les traces avec un vif sentiment de curiosité, qui fut suivi d’exclamations d’étonnement.

Il n’y avait plus un seul vestige, et la neige déroulait au loin son tapis intact.

– Bon ! s’écria Altamont. les ours sont dépistés ! ils n’ont pas eu de persévérance ! ils se sont fatigués d’attendre ! ils sont partis ! Bon voyage ! et maintenant, en chasse !

– Eh ! eh ! répliqua le docteur, qui sait ? Pour plus de sûreté, mes amis, je vous demande encore un jour de surveillance. Il est certain que l’ennemi n’est pas revenu cette nuit, du moins de ce côté…

– Faisons le tour du plateau, dit Altamont, et nous saurons à quoi nous en tenir.

– Volontiers, dit le docteur.

Mais on eut beau relever avec soin tout l’espace dans un rayon de deux milles, il fut impossible de retrouver la moindre trace.

– Eh bien, chassons-nous ? demanda l’impatient Américain.

– Attendons à demain, répondit le docteur.

– À demain donc, répondit Altamont, qui avait de la peine à se résigner.

On rentra dans le fort. Cependant, comme la veille, chacun dut, pendant une heure, aller reprendre son poste d’observation.

Quand le tour d’Altamont arriva, il alla relever Bell au sommet du cône.

Dès qu’il fut parti, Hatteras appela ses compagnons autour de lui. Le docteur quitta son cahier de notes, et Johnson ses fourneaux.

On pouvait croire qu’Hatteras allait causer des dangers de la situation ; il n’y pensait même pas.

– Mes amis, dit-il, profitons de l’absence de cet Américain pour parler de nos affaires : il y a des choses qui ne peuvent le regarder et dont je ne veux pas qu’il se mêle.

Les interlocuteurs du capitaine se regardèrent, ne sachant pas où il voulait en venir.

– Je désire, dit-il, m’entendre avec vous sur nos projets futurs.

– Bien, bien, répondit le docteur ; causons, puisque nous sommes seuls.

– Dans un mois, reprit Hatteras, dans six semaines au plus tard, le moment des grandes excursions va revenir. Avez-vous pensé à ce qu’il conviendrait d’entreprendre pendant l’été ?

– Et vous, capitaine ? demanda Johnson.

– Moi, je puis dire que pas une heure de ma vie ne s’écoule, qui ne me trouve en présence de mon idée, j’estime que pas un de vous n’a l’intention de revenir sur ses pas ?…

Cette insinuation fut laissée sans réponse immédiate.

– Pour mon compte, reprit Hatteras, dussé-je aller seul, j’irai jusqu’au pôle nord ; nous en sommes à trois cent soixante milles au plus. Jamais hommes ne s’approchèrent autant de ce but désiré, et je ne perdrai pas une pareille occasion sans avoir tout tenté, même l’impossible. Quels sont vos projets à cet égard ?

– Les vôtres, répondit vivement le docteur.

– Et les vôtres. Johnson ?

– Ceux du docteur, répondit le maître d’équipage.

– À vous de parler. Bell, dit Hatteras.

– Capitaine, répondit le charpentier, nous n’avons pas de famille qui nous attende en Angleterre, c’est vrai, mais enfin le pays, c’est le pays ! ne pensez-vous donc pas au retour ?

– Le retour, reprit le capitaine, se fera aussi bien après la découverte du pôle. Mieux même. Les difficultés ne seront pas accrues, car, en remontant, nous nous éloignons des points les plus froids du globe. Nous avons pour longtemps encore du combustible et des provisions. Rien ne peut donc nous arrêter, et nous serions coupables de ne pas être allés jusqu’au bout.

– Eh bien, répondit Bell, nous sommes tous de votre opinion, capitaine.

– Bien, répondit Hatteras. Je n’ai jamais douté de vous. Nous réussirons, mes amis, et l’Angleterre aura toute la gloire de notre succès.

– Mais il y a un Américain parmi nous, dit Johnson.

Hatteras ne put retenir un geste de colère à cette observation.

– Je le sais, dit-il d’une voix grave.

– Nous ne pouvons l’abandonner ici, reprit le docteur.

– Non ! nous ne le pouvons pas ! répondit machinalement Hatteras.

– Et il viendra certainement !

– Oui ! il viendra ! mais qui commandera ?

– Vous, capitaine.

– Et si vous m’obéissez, vous autres, ce Yankee refusera-t-il d’obéir ?

– Je ne le pense pas, répondit Johnson ; mais enfin s’il ne voulait pas se soumettre à vos ordres ?…

– Ce serait alors une affaire entre lui et moi.

Les trois Anglais se turent en regardant Hatteras. Le docteur reprit la parole.

– Comment voyagerons-nous ? dit-il.

– En suivant la côte autant que possible, répondit Hatteras.

– Mais si nous trouvons la mer libre, comme cela est probable ?

– Eh bien, nous la franchirons.

– De quelle manière ? nous n’avons pas d’embarcation. »

Hatteras ne répondit pas ; il était visiblement embarrassé.

– On pourrait peut-être, dit Bell, construire une chaloupe avec les débris du Porpoise.

– Jamais ! s’écria violemment Hatteras.

– Jamais ! fit Johnson.

Le docteur secouait la tête ; il comprenait la répugnance du capitaine.

– Jamais, reprit ce dernier. Une chaloupe faite avec le bois d’un navire américain serait américaine.

– Mais, capitaine… reprit Johnson.

Le docteur fit signe au vieux maître de ne pas insister en ce moment. Il fallait réserver cette question pour un moment plus opportun : le docteur, tout en comprenant les répugnances d’Hatteras, ne les partageait pas, et il se promit bien de faire revenir son ami sur une décision aussi absolue.

Il parla donc d’autre chose, de la possibilité de remonter la côte directement jusqu’au nord, et de ce point inconnu du globe qu’on appelle le pôle boréal.

Bref, il détourna les côtés dangereux de la conversation, jusqu’au moment où elle se termina brusquement, c’est-à-dire à l’entrée d’Altamont.

Celui-ci n’avait rien à signaler.

La journée finit ainsi, et la nuit se passa tranquillement. Les ours avaient évidemment disparu.
CHAPITRE XII
LA PRISON DE GLACE
Le lendemain, il fut question d’organiser une chasse, à laquelle devaient prendre part Hatteras, Altamont et le charpentier ; les traces inquiétantes ne s’étaient pas renouvelées, et les ours avaient décidément renoncé à leur projet d’attaque, soit par frayeur de ces ennemis inconnus, soit que rien de nouveau ne leur eût révélé la présence d’êtres animés sous ce massif de neige.

Pendant l’absence des trois chasseurs, le docteur devait pousser jusqu’à l’île Johnson, pour reconnaître l’état des glaces et faire quelques relevés hydrographiques. Le froid se montrait très vif, mais les hiverneurs le supportaient bien ; leur épiderme était fait à ces températures exagérées.

Le maître d’équipage devait rester à Doctor’s-House, en un mot garder la maison.

Les trois chasseurs firent leurs préparatifs de départ ; ils s’armèrent chacun d’un fusil à deux coups, à canon rayé et à balles coniques ; ils prirent une petite provision de pemmican, pour le cas où la nuit les surprendrait avant la fin de leur excursion ; ils portaient en outre l’inséparable couteau à neige, le plus indispensable outil de ces régions, et une hachette s’enfonçait dans la ceinture de leur jaquette en peau de daim.

Ainsi équipés, vêtus, armés, ils pouvaient aller loin, et, adroits et audacieux, ils devaient compter sur le bon résultat de leur chasse.

Ils furent prêts à huit heures du matin, et partirent. Duk les précédait en gambadant ; ils remontèrent la colline de l’est, tournèrent le cône du phare et s’enfoncèrent dans les plaines du sud bornées par le Bell-Mount.

De son côté, le docteur, après être convenu avec Johnson d’un signal d’alarme en cas de danger, descendit vers le rivage, de manière à gagner les glaces multiformes qui hérissaient la baie Victoria.

Le maître d’équipage demeura seul au Fort-Providence, mais non oisif. Il commença par donner la liberté aux chiens Groënlandais qui s’agitaient dans le Dog-Palace ; ceux-ci, enchantés, allèrent se rouler sur la neige. Johnson ensuite s’occupa des détails compliqués du ménage. Il avait à renouveler le combustible et les provisions, à mettre les magasins en ordre, à raccommoder maint ustensile brisé, à repriser les couvertures en mauvais état, à refaire des chaussures pour les longues excursions de l’été. L’ouvrage ne manquait pas, et le maître d’équipage travaillait avec cette habileté du marin auquel rien n’est étranger des métiers de toutes sortes.

En s’occupant, il réfléchissait à la conversation de la veille ; il pensait au capitaine et surtout à son entêtement, très héroïque et très honorable après tout, de ne pas vouloir qu’un Américain, même une chaloupe américaine atteignît avant lui ou avec lui le pôle du monde.

« Il me semble difficile pourtant, se disait-il, de passer l’océan sans bateau, et, si nous avons la pleine mer devant nous, il faudra bien se rendre à la nécessité de naviguer. On ne peut pas faire trois cents milles à la nage, fût-on le meilleur Anglais de la terre. Le patriotisme a des limites. Enfin, on verra. Nous avons encore du temps devant nous ; M. Clawbonny n’a pas dit son dernier mot dans la question ; il est adroit ; et c’est un homme à faire revenir le capitaine sur son idée. Je gage même qu’en allant du côté de l’île, il jettera un coup d’œil sur les débris du Porpoise et saura au juste ce qu’on en peut faire. »

Johnson en était là de ses réflexions, et les chasseurs avaient quitté le fort depuis une heure, quand une détonation forte et claire retentit à deux ou trois milles sous le vent.

« Bon ! se dit le vieux marin, ils ont trouvé quelque chose, et sans aller trop loin, puisqu’on les entend distinctement. Après cela, l’atmosphère est si pure ! »

Une seconde détonation, puis une troisième se répétèrent coup sur coup.

– Allons, reprit Johnson, ils sont arrivés au bon endroit.

Trois autres coups de feu plus rapprochés éclatèrent encore.

– Six coups ! fit Johnson ; leurs armes sont déchargées maintenant. L’affaire a été chaude ! Est-ce que par hasard ?…

À l’idée qui lui vint, Johnson pâlit ; il quitta rapidement la maison de neige et gravit en quelques instants le coteau jusqu’au sommet du cône.

Ce qu’il vit le fit frémir.

– Les ours ! s’écria-t-il.

Les trois chasseurs, suivis de Duk, revenaient à toutes jambes, poursuivis par cinq animaux gigantesques ; leurs six balles n’avaient pu les abattre ; les ours gagnaient sur eux ; Hatteras, resté en arrière, ne parvenait à maintenir sa distance entre les animaux et lui qu’en lançant peu à peu son bonnet, sa hachette, son fusil même. Les ours s’arrêtaient, suivant leur habitude, pour flairer l’objet jeté à leur curiosité, et perdaient un peu de ce terrain sur lequel ils eussent dépassé le cheval le plus rapide.

Ce fut ainsi qu’Hatteras, Altamont, Bell, époumonés par leur course, arrivèrent près de Johnson, et, du haut du talus, ils se laissèrent glisser avec lui jusqu’à la maison de neige.

Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine avait dû parer un coup de patte qui lui fut violemment porté.

En un clin d’œil, Hatteras et ses compagnons furent renfermés dans la maison. Les animaux s’étaient arrêtés sur le plateau supérieur formé par la troncature du cône.

– Enfin, s’écria Hatteras, nous pourrons nous défendre plus avantageusement, cinq contre cinq !

– Quatre contre cinq ! s’écria Johnson d’une voix terrifiée.

– Comment ? fit Hatteras.

– Le docteur ! répondit Johnson, en montrant le salon vide.

– Eh bien !

– Il est du côté de l’île !

– Le malheureux ! s’écria Bell.

– Nous ne pouvons l’abandonner ainsi, dit Altamont.

– Courons ! fit Hatteras.

Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut à peine le temps de la refermer ; un ours avait failli lui briser le crâne d’un coup de griffe.

– Ils sont là ! s’écria-t-il.

– Tous ? demanda Bell.

– Tous ! répondit Hatteras.

Altamont se précipita vers les fenêtres, dont il combla les baies avec des morceaux de glace enlevés aux murailles de la maison. Ses compagnons l’imitèrent sans parler ; le silence ne fut interrompu que par les jappements sourds de Duk.

Mais, il faut le dire, ces hommes n’avaient qu’une seule pensée ; ils oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu’au docteur. À lui, non à eux. Pauvre Clawbonny ! si bon, si dévoué, l’âme de cette petite colonie ! pour la première fois, il n’était pas là ; des périls extrêmes, une mort épouvantable peut-être l’attendaient, car, son excursion terminée, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence et se trouverait en présence de ces féroces animaux.

Et nul moyen pour le prévenir !

– Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit être sur ses gardes ; vos coups de feu répétés ont dû l’avertir, et il ne peut manquer de croire à quelque événement extraordinaire.

– Mais s’il était loin alors, répondit Altamont, et s’il n’a pas compris ? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu’il revienne sans se douter du danger ! Les ours sont abrités par l’escarpe du fort, et il ne peut les apercevoir !

– Il faut donc se débarrasser de ces dangereuses bêtes avant son retour, répondit Hatteras.

– Mais comment ? fit Bell.

La réponse à cette question était difficile. Tenter une sortie paraissait impraticable. On avait eu soin de barricader le couloir, mais les ours pouvaient avoir facilement raison de ces obstacles, si l’idée leur en prenait ; ils savaient à quoi s’en tenir sur le nombre et la force de leurs adversaires, et il leur serait aisé d’arriver jusqu’à eux.

Les prisonniers s’étaient postés dans chacune des chambres de Doctor’s-House afin de surveiller toute tentative d’invasion ; en prêtant l’oreille, ils entendaient les ours aller, venir, grogner sourdement, et gratter de leurs énormes pattes les murailles de neige.

Cependant il fallait agir ; le temps pressait. Altamont résolut de pratiquer une meurtrière, afin de tirer sur les assaillants ; en quelques minutes, il eut creusé une sorte de trou dans le mur de glace ; il y introduisit son fusil ; mais, à peine l’arme passa-t-elle au-dehors, qu’elle lui fut arrachée des mains avec une puissance irrésistible, sans qu’il pût faire feu.

– Diable ! s’écria-t-il, nous ne sommes pas de force.

Et il se hâta de reboucher la meurtrière.

Cette situation durait déjà depuis une heure, et rien n’en faisait prévoir le terme. Les chances d’une sortie furent encore discutées ; elles étaient faibles, puisque les ours ne pouvaient être combattus séparément. Néanmoins, Hatteras et ses compagnons, pressés d’en finir, et, il faut le dire, très confus d’être ainsi tenus en prison par des bêtes, allaient tenter une attaque directe, quand le capitaine imagina un nouveau moyen de défense.

Il prit le poker68 qui servait à Johnson à dégager ses fourneaux et le plongea dans le brasier du poêle ; puis il pratiqua une ouverture dans la muraille de neige, mais sans la prolonger jusqu’au-dehors, et de manière à conserver extérieurement une légère couche de glace.

Ses compagnons le regardaient faire. Quand le poker fut rouge à blanc. Hatteras prit la parole et dit :

– Cette barre incandescente va me servir à repousser les ours, qui ne pourront la saisir, et à travers la meurtrière il sera facile de faire un feu nourri contre eux, sans qu’ils puissent nous arracher nos armes.

– Bien imaginé ! s’écria Bell, en se postant près d’Altamont.

Alors Hatteras, retirant le poker du brasier, l’enfonça rapidement dans la muraille. La neige, se vaporisant à son contact, siffla avec un bruit assourdissant. Deux ours accoururent, saisirent la barre rougie et poussèrent un hurlement terrible, au moment ou quatre détonations retentissaient coup sur coup.

– Touchés ! s’écria l’Américain.

– Touchés ! riposta Bell.

– Recommençons, dit Hatteras, en rebouchant momentanément l’ouverture.

Le poker fut plongé dans le fourneau ; au bout de quelques minutes, il était rouge.

Altamont et Bell revinrent prendre leur place, après avoir rechargé les armes ; Hatteras rétablit la meurtrière et y introduisit de nouveau le poker incandescent.

Mais cette fois une surface impénétrable l’arrêta.

– Malédiction ! s’écria l’Américain.

– Qu’y a-t-il ? demanda Johnson.

– Ce qu’il y a ! il y a que ces maudits animaux entassent blocs sur blocs, qu’ils nous murent dans notre maison, qu’ils nous enterrent vivants !

– C’est impossible !

– Voyez, le poker ne peut traverser ! cela finit par être ridicule, à la fin !

Plus que ridicule, cela devenait inquiétant. La situation empirait. Les ours en bêtes très intelligentes, employaient ce moyen pour étouffer leur proie. Ils entassaient les glaçons de manière à rendre toute fuite impossible.

– C’est dur ! dit le vieux Johnson d’un air très mortifié. Que des hommes vous traitent ainsi, passe encore, mais des ours !

Après cette réflexion, deux heures s’écoulèrent sans amener de changement dans la situation des prisonniers ; le projet de sortie était devenu impraticable ; les murailles épaissies arrêtaient tout bruit extérieur. Altamont se promenait avec l’agitation d’un homme audacieux qui s’exaspère de trouver un danger supérieur à son courage. Hatteras songeait avec effroi au docteur, et au péril très sérieux qui le menaçait à son retour.

– Ah ! s’écria Johnson, si M. Clawbonny était ici !

– Eh bien ! que ferait-il ? répondit Altamont.

– Oh ! il saurait bien nous tirer d’affaire !

– Et comment ? demanda l’Américain avec humeur.

– Si je le savais, répondit Johnson, je n’aurais pas besoin de lui. Cependant, je devine bien quel conseil il nous donnerait en ce moment !

– Lequel ?

– Celui de prendre quelque nourriture ! cela ne peut pas nous faire de mal. Au contraire. Qu’en pensez-vous, monsieur Altamont ?

– Mangeons si cela vous fait plaisir, répondit ce dernier, quoique la situation soit bien sotte, pour ne pas dire humiliante.

– Je gage, dit Johnson, qu’après dîner, nous trouverons un moyen quelconque de sortir de là.

On ne répondit pas au maître d’équipage, mais on se mit à table.

Johnson, élevé à l’école du docteur, essaya d’être philosophe dans le danger, mais il n’y réussit guère ; ses plaisanteries lui restaient dans la gorge. D’ailleurs, les prisonniers commençaient à se sentir mal à leur aise ; l’air s’épaississait dans cette demeure hermétiquement fermée ; l’atmosphère ne pouvait se refaire à travers le tuyau des fourneaux qui tiraient mal, et il était facile de prévoir que, dans un temps fort limité, le feu viendrait à s’éteindre ; l’oxygène, absorbé par les poumons et le foyer, ferait bientôt place à l’acide carbonique, dont on connaît l’influence mortelle.

Hatteras s’aperçut le premier de ce nouveau danger ; il ne voulut point le cacher à ses compagnons.

– Alors, il faut sortir à tout prix ! répondit Altamont.

– Oui ! reprit Hatteras ; mais attendons la nuit ; nous ferons un trou à la voûte, cela renouvellera notre provision d’air ; puis, l’un de nous prendra place à ce poste, et de là il fera feu sur les ours.

– C’est le seul parti à prendre, répliqua l’Américain.

Ceci convenu, on attendit le moment de tenter l’aventure, et, pendant les heures qui suivirent, Altamont n’épargna pas ses imprécations contre un état de choses dans lequel, disait-il, « des ours et des hommes étant donnés, ces derniers ne jouaient pas le plus beau rôle ».
CHAPITRE XIII
LA MINE
La nuit arriva, et la lampe du salon commençait déjà à pâlir dans cette atmosphère pauvre d’oxygène.

À huit heures, on fit les derniers préparatifs. Les fusils furent chargés avec soin, et l’on pratiqua une ouverture dans la voûte de la snow-house.

Le travail durait déjà depuis quelques minutes, et Bell s’en tirait adroitement, quand Johnson, quittant la chambre à coucher, dans laquelle il se tenait en observation, revint rapidement vers ses compagnons.

Il semblait inquiet.

– Qu’avez-vous ? lui demanda le capitaine.

– Ce que j’ai ? rien ! répondit le vieux marin en hésitant, et pourtant.

– Mais qu’y a-t-il ? dit Altamont.

– Silence ! n’entendez-vous pas un bruit singulier ?

– De quel côté ?

– Là ! il se passe quelque chose dans la muraille de la chambre !

Bell suspendit son travail ; chacun écouta.

Un bruit éloigné se laissait percevoir, qui semblait produit dans le mur latéral ; on faisait évidemment une trouée dans la glace.

– On gratte ! fit Johnson.

– Ce n’est pas douteux, répondit Altamont.

– Les ours ? dit Bell.

– Oui ! les ours, dit Altamont.

– Ils ont changé de tactique, reprit le vieux marin ; ils ont renoncé à nous étouffer !

– Ou ils nous croient étouffés ! reprit l’Américain, que la colère gagnait très sérieusement.

– Nous allons être attaqués, fit Bell.

– Eh bien ! répondit Hatteras, nous lutterons corps à corps.

– Mille diables ! s’écria Altamont, j’aime mieux cela ! j’en ai assez pour mon compte de ces ennemis invisibles ! on se verra et on se battra !

– Oui, répondit Johnson, mais pas à coups de fusil ; c’est impossible dans un espace aussi étroit.

– Soit ! à la hache ! au couteau !

Le bruit augmentait ; on entendait distinctement l’éraillure des griffes ; les ours avaient attaqué la muraille à l’angle même où elle rejoignait le talus de neige adossé au rocher.

– L’animal qui creuse, dit Johnson, n’est pas maintenant à six pieds de nous.

– Vous avez raison, Johnson, répondit l’Américain ; mais nous avons le temps de nous préparer à le recevoir !

L’Américain prit sa hache d’une main, son couteau de l’autre ; arc-bouté sur son pied droit, le corps rejeté en arrière, il se tint en posture d’attaque. Hatteras et Bell l’imitèrent. Johnson prépara son fusil pour le cas où l’usage d’une arme à feu serait nécessaire.

Le bruit devenait de plus en plus fort ; la glace arrachée craquait sous la violente incision de griffes d’acier.

Enfin une croûte mince sépara seulement l’assaillant de ses adversaires ; soudain, cette croûte se fendit comme le cerceau tendu de papier sous l’effort du clown, et un corps noir, énorme, apparut dans la demi-obscurité de la chambre.

Altamont ramena rapidement sa main armée pour frapper.

– Arrêtez ! par le Ciel ! dit une voix bien connue.

– Le docteur ! le docteur ! s’écria Johnson.

C’était le docteur, en effet, qui, emporté par sa masse, vint rouler au milieu de la chambre.

– Bonjour, mes braves amis, dit-il en se relevant lestement.

Ses compagnons demeurèrent stupéfaits ; mais à la stupéfaction succéda la joie ; chacun voulut serrer le digne homme dans ses bras ; Hatteras, très ému, le retint longtemps sur sa poitrine. Le docteur lui répondit par une chaleureuse poignée de main.

– Comment, vous, monsieur Clawbonny ! dit le maître d’équipage.

– Moi, mon vieux Johnson, et j’étais plus inquiet de votre sort que vous n’avez pu l’être du mien.

– Mais comment avez-vous su que nous étions assaillis par une bande d’ours ? demanda Altamont ; notre plus vive crainte était de vous voir revenir tranquillement au Fort-Providence, sans vous douter du danger.

– Oh ! j’avais tout vu, répondit le docteur ; vos coups de fusil m’ont donné l’éveil ; je me trouvais en ce moment près des débris du Porpoise ; j’ai gravi un hummock ; j’ai aperçu les cinq ours qui vous poursuivaient de près ; ah ! quelle peur j’ai ressentie pour vous ! Mais enfin votre dégringolade du haut de la colline et l’hésitation des animaux m’ont rassuré momentanément ; j’ai compris que vous aviez eu le temps de vous barricader dans la maison. Alors, peu à peu, je me suis approché, tantôt rampant, tantôt me glissant entre les glaçons ; je suis arrivé près du fort, et j’ai vu ces énormes bêtes au travail, comme de gros castors ; ils battaient la neige, ils amoncelaient les blocs, en un mot ils vous muraient tout vivants. Il est heureux que l’idée ne leur soit pas venue de précipiter des blocs de glace du sommet du cône, car vous auriez été écrasés sans merci.

– Mais, dit Bell, vous n’étiez pas en sûreté, monsieur Clawbonny ; ne pouvaient-ils abandonner la place et revenir vers vous ?

– Ils n’y pensaient guère ; les chiens Groënlandais, lâchés par Johnson, sont venus plusieurs fois rôder à petite distance, et ils n’ont pas songé à leur donner la chasse ; non, ils se croyaient sûrs d’un gibier plus savoureux.

– Grand merci du compliment, dit Altamont en riant.

– Oh ! il n’y a pas de quoi être fier. Quand j’ai compris la tactique des ours, j’ai résolu de vous rejoindre. Il fallait attendre la nuit, par prudence ; aussi, dès les premières ombres du crépuscule, je me suis glissé sans bruit vers le talus, du côté de la poudrière. J’avais mon idée en choisissant ce point ; je voulais percer une galerie. Je me suis donc mis au travail ; j’ai attaqué la glace avec mon couteau à neige, un fameux outil, ma foi ! Pendant trois heures j’ai pioché, j’ai creusé, j’ai travaillé, et me voilà affamé, éreinté, mais arrivé…

– Pour partager notre sort ? dit Altamont.

– Pour nous sauver tous ; mais donnez-moi un morceau de biscuit et de viande ; je tombe d’inanition.

Bientôt le docteur mordait de ses dents blanches un respectable morceau de bœuf salé. Tout en mangeant, il se montra disposé à répondre aux questions dont on le pressait.

– Nous sauver ! avait repris Bell.

– Sans doute, répondit le docteur, en faisant place à sa réponse par un vigoureux effort des muscles staphylins.

– Au fait, dit Bell, puisque M. Clawbonny est venu, nous pouvons nous en aller par le même chemin.

– Oui-da, répondit le docteur, et laisser le champ libre à cette engeance malfaisante, qui finira par découvrir nos magasins et les piller !

– Il faut demeurer ici, dit Hatteras.

– Sans doute, répondit le docteur, et nous débarrasser néanmoins de ces animaux.

– Il y a donc un moyen ? demanda Bell.

– Un moyen sûr, répondit le docteur.

– Je le disais bien, s’écria Johnson en se frottant les mains ; avec M. Clawbonny, jamais rien n’est désespéré ; il a toujours quelque invention dans son sac de savant.

– Oh ! oh ! mon pauvre sac est bien maigre, mais en fouillant bien…

– Docteur, dit Altamont, les ours ne peuvent-ils pénétrer par cette galerie que vous avez creusée ?

– Non, j’ai eu soin de reboucher solidement l’ouverture ; et maintenant, nous pouvons aller d’ici à la poudrière sans qu’ils s’en doutent.

– Bon ! nous direz-vous maintenant quel moyen vous comptez employer pour nous débarrasser de ces ridicules visiteurs ?

– Un moyen bien simple, et pour lequel une partie du travail est déjà fait.

– Comment cela ?

– Vous le verrez. Mais j’oublie que je ne suis pas venu seul ici.

– Que voulez-vous dire ? demanda Johnson.

– J’ai là un compagnon à vous présenter.

Et, en parlant de la sorte, le docteur tira de la galerie le corps d’un renard fraîchement tué.

– Un renard ! s’écria Bell.

– Ma chasse de ce matin, répondit modestement le docteur, et vous verrez que jamais renard n’aura été tué plus à propos.

– Mais enfin, quel est votre dessein ? demanda Altamont.

– J’ai la prétention, répondit le docteur, de faire sauter les ours tous ensemble avec cent livres de poudre.

On regarda le docteur avec surprise.

– Mais la poudre ? lui demanda-t-on.

– Elle est au magasin.

– Et le magasin ?

– Ce boyau y conduit. Ce n’est pas sans motif que j’ai creusé une galerie de dix toises de longueur ; j’aurais pu attaquer le parapet plus près de la maison, mais j’avais mon idée.

– Enfin, cette mine, où prétendez-vous l’établir ? demanda l’Américain.

– À la face même de notre talus, c’est-à-dire au point le plus éloigné de la maison, de la poudrière et des magasins.

– Mais comment y attirer les ours tous à la fois ?

– Je m’en charge, répondit le docteur ; assez parlé, agissons. Nous avons cent pieds de galerie à creuser pendant la nuit ; c’est un travail fatigant ; mais à cinq, nous nous en tirerons en nous relayant. Bell va commencer, et pendant ce temps nous prendrons quelque repos.

– Parbleu ! s’écria Johnson plus j’y pense, plus je trouve le moyen de M. Clawbonny excellent.

– Il est sûr, répondit le docteur.

– Oh ! du moment que vous le dites, ce sont des ours morts, et je me sens déjà leur fourrure sur les épaules.

– À l’ouvrage donc !

Le docteur s’enfonça dans la galerie sombre, et Bell le suivit ; où passait le docteur, ses compagnons étaient assurés de se trouver à l’aise. Les deux mineurs arrivèrent à la poudrière et débouchèrent au milieu des barils rangés en bon ordre. Le docteur donna à Bell les indications nécessaires ; le charpentier attaqua le mur opposé, sur lequel s’épaulait le talus, et son compagnon revint dans la maison.

Bell travailla pendant une heure et creusa un boyau long de dix pieds à peu près, dans lequel on pouvait s’avancer en rampant. Au bout de ce temps, Altamont vint le remplacer, et dans le même temps il fit à peu près le même travail ; la neige, retirée de la galerie, était transportée dans la cuisine, où le docteur la faisait fondre au feu, afin qu’elle tînt moins de place.

À l’Américain succéda le capitaine, puis Johnson. En dix heures, c’est-à-dire vers les huit heures du matin, la galerie était entièrement ouverte.

Aux premières lueurs de l’aurore, le docteur vint considérer les ours par une meurtrière qu’il pratiqua dans le mur du magasin à poudre.

Ces patients animaux n’avaient pas quitté la place. Ils étaient là, allant, venant, grognant, mais, en somme, faisant leur faction avec une persévérance exemplaire ; ils rôdaient autour de la maison, qui disparaissait sous les blocs amoncelés. Mais un moment vint pourtant où ils semblèrent avoir épuisé leur patience, car le docteur les vit tout à coup repousser les glaçons qu’ils avaient entassés.

– Bon ! dit-il au capitaine, qui se trouvait près de lui.

– Que font-ils ? demanda celui-ci.

– Ils m’ont tout l’air de vouloir démolir leur ouvrage et d’arriver jusqu’à nous ! Mais un instant ! ils seront démolis auparavant. En tout cas, pas de temps à perdre.

Le docteur se glissa jusqu’au point où la mine devait être pratiquée ; là, il fit élargir la chambre de toute la largeur et de toute la hauteur du talus ; il ne resta bientôt plus à la partie supérieure qu’une écorce de glace épaisse d’un pied au plus ; il fallut même la soutenir pour qu’elle ne s’effondrât pas.

Un pieu solidement appuyé sur le sol de granit fit l’office de poteau ; le cadavre du renard fut attaché à son sommet, et une longue corde, nouée à sa partie inférieure, se déroula à travers la galerie jusqu’à la poudrière.

Les compagnons du docteur suivaient ses instructions sans trop les comprendre.

– Voici l’appât, dit-il, en leur montrant le renard.

Au pied du poteau, il fit rouler un tonnelet pouvant contenir cent livres de poudre.

– Et voici la mine, ajouta-t-il.

– Mais, demanda Hatteras, ne nous ferons-nous pas sauter en même temps que les ours ?

– Non ! nous sommes suffisamment éloignés du théâtre de l’explosion ; d’ailleurs, notre maison est solide ; si elle se disjoint un peu, nous en serons quittes pour la refaire.

– Bien, répondit Altamont ; mais maintenant comment prétendez-vous opérer ?

– Voici, en halant cette corde, nous abattrons le pieu qui soutient la croûte de la glace au-dessus de la mine ; le cadavre du renard apparaîtra subitement hors du talus, et vous admettrez sans peine que des animaux affamés par un long jeûne n’hésiteront pas à se précipiter sur cette proie inattendue.

– D’accord.

– Eh bien, à ce moment, je mets le feu à la mine, et je fais sauter d’un seul coup les convives et le repas.

– Bien ! bien ! s’écria Johnson, qui suivait l’entretien avec un vif intérêt.

Hatteras, ayant confiance absolue dans son ami, ne demandait aucune explication. Il attendait. Mais Altamont voulait savoir jusqu’au bout.

– Docteur, dit-il, comment calculerez-vous la durée de votre mèche avec une précision telle que l’explosion se fasse au moment opportun ?

– C’est bien simple, répondit le docteur, je ne calculerai rien.

– Vous avez donc une mèche de cent pieds de longueur ?

– Non.

– Vous ferez donc simplement une traînée de poudre ?

– Point ! cela pourrait rater.

– Il faudra donc que quelqu’un se dévoue et aille mettre le feu à la mine ?

– S’il faut un homme de bonne volonté, dit Johnson avec empressement, je m’offre volontiers.

– Inutile, mon digne ami, répondit le docteur, en tendant la main au vieux maître d’équipage, nos cinq existences sont précieuses, et elles seront épargnées, Dieu merci.

– Alors, fit l’Américain, je renonce à deviner.

– Voyons, répondit le docteur en souriant, si l’on ne se tirait pas d’affaire dans cette circonstance, à quoi servirait d’avoir appris la physique ?

– Ah ! fit Johnson rayonnant, la physique !

– Oui ! n’avons-nous pas ici une pile électrique et des fils d’une longueur suffisante, ceux-là mêmes qui servaient à notre phare ?

– Eh bien ?

– Eh bien, nous mettrons le feu à la mine quand cela nous plaira, instantanément et sans danger.

– Hurrah ! s’écria Johnson.

– Hurrah ! répétèrent ses compagnons, sans se soucier d’être ou non entendus de leurs ennemis.

Aussitôt, les fils électriques furent déroulés dans la galerie depuis la maison jusqu’à la chambre de la mine. Une de leurs extrémités demeura enroulée à la pile, et l’autre plongea au centre du tonnelet, les deux bouts restant placés à une petite distance l’un de l’autre.

À neuf heures du matin, tout fut terminé. Il était temps ; les ours se livraient avec furie à leur rage de démolition.

Le docteur jugea le moment arrivé. Johnson fut placé dans le magasin à poudre, et chargé de tirer sur la corde rattachée au poteau. Il prit place à son poste.

– Maintenant, dit le docteur à ses compagnons, préparez vos armes, pour le cas où les assiégeants ne seraient pas tués du premier coup, et rangez-vous auprès de Johnson : aussitôt après l’explosion, faites irruption au-dehors.

– Convenu, répondit l’Américain.

– Et maintenant, nous avons fait tout ce que des hommes peuvent faire ! nous nous sommes aidés ! que le Ciel nous aide !

Hatteras, Altamont et Bell se rendirent à la poudrière. Le docteur resta seul près de la pile.

Bientôt, il entendit la voix éloignée de Johnson qui criait :

– Attention !

– Tout va bien, répondit-il.

Johnson tira vigoureusement la corde ; elle vint à lui, entraînant le pieu ; puis, il se précipita à la meurtrière et regarda.

La surface du talus s’était affaissée. Le corps du renard apparaissait au-dessus des débris de glace. Les ours, surpris d’abord, ne tardèrent pas à se précipiter en groupe serré sur cette proie nouvelle.

– Feu ! cria Johnson.

Le docteur établit aussitôt le courant électrique entre ses fils ; une explosion formidable eut lieu ; la maison oscilla comme dans un tremblement de terre ; les murs se fendirent. Hatteras, Altamont et Bell se précipitèrent hors du magasin à poudre, prêts à faire feu.

Mais leurs armes furent inutiles ; quatre ours sur cinq, englobés dans l’explosion, retombèrent çà et là en morceaux, méconnaissables, mutilés, carbonisés, tandis que le dernier, à demi rôti, s’enfuyait à toutes jambes.

– Hurrah ! hurrah ! hurrah ! s’écrièrent les compagnons de Clawbonny, pendant que celui-ci se précipitait en souriant dans leurs bras.
CHAPITRE XIV
LE PRINTEMPS POLAIRE
Les prisonniers étaient délivrés ; leur joie se manifesta par de chaudes démonstrations et de vifs remerciements au docteur. Le vieux Johnson regretta bien un peu les peaux d’ours, brûlées et hors de service ; mais ce regret n’influa pas sensiblement sur sa belle humeur.

La journée se passa à restaurer la maison de neige, qui s’était fort ressentie de l’explosion. On la débarrassa des blocs entassés par les animaux, et ses murailles furent rejointoyées. Le travail se fit rapidement, à la voix du maître d’équipage, dont les bonnes chansons faisaient plaisir à entendre.

Le lendemain, la température s’améliora singulièrement, et, par une brusque saute de vent, le thermomètre remonta à quinze degrés au-dessus de zéro (-9° centigrades). Une différence si considérable fut vivement ressentie par les hommes et les choses. La brise du sud ramenait avec elle les premiers indices du printemps polaire.

Cette chaleur relative persista pendant plusieurs jours ; le thermomètre, à l’abri du vent, marqua même trente et un degrés au-dessus de zéro (-1° centigrades), des symptômes de dégel vinrent à se manifester.

La glace commençait à se crevasser ; quelques jaillissements d’eau salée se produisaient çà et là, comme les jets liquides d’un parc anglais ; quelques jours plus tard, la pluie tombait en grande abondance.

Une vapeur intense s’élevait des neiges ; c’était de bon augure, et la fonte de ces masses immenses paraissait prochaine. Le disque pâle du soleil tendait à se colorer davantage et traçait des spirales plus allongées au-dessus de l’horizon ; la nuit durait trois heures à peine.

Autre symptôme non moins significatif, quelques ptarmigans, les oies boréales, les pluviers, les gelinottes, revenaient par bandes ; l’air s’emplissait peu à peu de ces cris assourdissants dont les navigateurs du printemps dernier se souvenaient encore. Des lièvres, que l’on chassa avec succès, firent leur apparition sur les rivages de la baie, ainsi que la souris arctique, dont les petits terriers formaient un système d’alvéoles régulières.

Le docteur fit remarquer à ses compagnons que presque tous ces animaux commençaient à perdre le poil ou la plume blanche de l’hiver pour revêtir leur parure d’été ; ils se « printanisaient » à vue d’œil, tandis que la nature laissait poindre leur nourriture sous forme de mousses, de pavots, de saxifrages et de gazon nain. On sentait toute une nouvelle existence percer sous les neiges décomposées.

Mais avec les animaux inoffensifs revinrent leurs ennemis affamés ; les renards et les loups arrivèrent en quête de leur proie ; des hurlements lugubres retentirent pendant la courte obscurité des nuits.

Le loup de ces contrées est très proche parent du chien ; comme lui, il aboie, et souvent de façon à tromper les oreilles les plus exercées, celles de la race canine, par exemple ; on dit même que ces animaux emploient cette ruse pour attirer les chiens et les dévorer. Ce fait fut observé sur les terres de la baie d’Hudson, et le docteur put le constater à la Nouvelle-Amérique ; Johnson eut soin de ne pas laisser courir ses chiens d’attelage, qui auraient pu se laisser prendre à ce piège.

Quant à Duk, il en avait vu bien d’autres, et il était trop fin pour aller se jeter dans la gueule du loup.

On chassa beaucoup pendant une quinzaine de jours ; les provisions de viandes fraîches furent abondantes ; on tua des perdrix, des ptarmigans et des ortolans de neige, qui offraient une alimentation délicieuse. Les chasseurs ne s’éloignaient pas du Fort-Providence. On peut dire que le menu gibier venait de lui-même au-devant du coup de fusil ; il animait singulièrement par sa présence ces plages silencieuses, et la baie Victoria prenait un aspect inaccoutumé qui réjouissait les yeux.

Les quinze jours qui suivirent la grande affaire des ours furent remplis par ces diverses occupations. Le dégel fit des progrès visibles ; le thermomètre remonta à trente-deux degrés au-dessus de zéro (0° centigrades) ; les torrents commencèrent à mugir dans les ravines, et des milliers de cataractes s’improvisèrent sur le penchant des coteaux.

Le docteur, après avoir déblayé une acre de terrain, y sema des graines de cresson, d’oseille et de cochléaria, dont l’influence antiscorbutique est excellente ; il voyait déjà sortir de terre de petites feuilles verdoyantes, quand tout à coup, et avec une inconcevable rapidité, le froid reparut en maître dans son empire.

En une seule nuit, et par une violente brise du nord, le thermomètre reperdit près de quarante degrés ; il retomba à huit degrés au-dessous de zéro (-22° centigrades). Tout fut gelé : oiseaux, quadrupèdes, amphibies, disparurent par enchantement ; les trous à phoques se refermèrent, les crevasses disparurent, la glace reprit sa dureté de granit, et les cascades, saisies dans leur chute, se figèrent en longs pendicules de cristal.

Ce fut un véritable changement à vue ; il se produisit dans la nuit du 11 au 12 mai. Et quand Bell, le matin, mit le nez au-dehors par cette gelée foudroyante, il faillit l’y laisser.

– Oh ! nature boréale, s’écria le docteur un peu désappointé, voilà bien de tes coups ! Allons ! j’en serai quitte pour recommencer mes semis.

Hatteras prenait la chose moins philosophiquement, tant il avait hâte de reprendre ses recherches. Mais il fallait se résigner.

– En avons-nous pour longtemps de cette température ? demanda Johnson.

– Non, mon ami, non, répondit Clawbonny ; c’est le dernier coup de patte du froid ! vous comprenez bien qu’il est ici chez lui, et on ne peut guère le chasser sans qu’il résiste.

– Il se défend bien, répliqua Bell en se frottant le visage.

– Oui ! mais j’aurais dû m’y attendre, répliqua le docteur, et ne pas sacrifier mes graines comme un ignorant, d’autant plus que je pouvais, à la rigueur, les faire pousser près des fourneaux à la cuisine.

– Comment, dit Altamont, vous deviez prévoir ce changement de température ?

– Sans doute, et sans être sorcier ! Il fallait mettre mes semis sous la protection immédiate de saint Mamert, de saint Pancrace et de saint Servais, dont la fête tombe les 11, 12 et 13 de ce mois.

– Par exemple, docteur, s’écria Altamont, vous allez me dire quelle influence les trois saints en question peuvent avoir sur la température ?

– Une très grande, si l’on en croit les horticulteurs, qui les appellent « les trois saints de glace. »

– Et pourquoi cela, je vous prie ?

– Parce que généralement il se produit un froid périodique dans le mois de mai, et que ce plus grand abaissement de température a lieu du 11 au 13 de ce mois. C’est un fait, voilà tout.

—Il est curieux, mais l’explique-t-on ? demanda l’Américain.

– Oui, de deux manières : ou par l’interposition d’une grande quantité d’astéroïdes69 à cette époque de l’année entre la terre et le soleil, ou simplement par la dissolution des neiges qui, en fondant, absorbent nécessairement une très grande quantité de chaleur. Ces deux causes sont plausibles ; faut-il les admettre absolument ? Je l’ignore ; mais, si je ne suis pas certain de la valeur de l’explication, j’aurais dû l’être de l’authenticité du fait, ne point l’oublier, et ne pas compromettre mes plantations.

Le docteur disait vrai. Soit par une raison, soit par une autre, le froid fut très intense pendant le reste du mois de mai ; les chasses durent être interrompues, non pas tant par la rigueur de la température que par l’absence complète du gibier ; heureusement, la réserve de viande fraîche n’était pas encore épuisée, à beaucoup près.

Les hiverneurs se retrouvèrent donc condamnés à une nouvelle inactivité ; pendant quinze jours, du 11 au 25 mai, leur existence monotone ne fut marquée que par un seul incident, une maladie grave, une angine couenneuse, qui vint frapper le charpentier inopinément ; à ses amygdales fortement tuméfiées et à la fausse membrane qui les tapissait, le docteur ne put se méprendre sur la nature de ce terrible mal ; mais il se trouvait là dans son élément, et la maladie, qui n’avait pas compté sur lui sans doute, fut rapidement détournée. Le traitement suivi par Bell fut très simple, et la pharmacie n’était pas loin ; le docteur se contenta de mettre quelques petits morceaux de glace dans la bouche du malade ; en quelques heures, la tuméfaction commença à diminuer, et la fausse membrane disparut. Vingt-quatre heures plus tard, Bell était sur pied.

Comme on s’émerveillait de la médication du docteur :

– C’est ici le pays des angines, répondit-il ; il faut bien que le remède soit auprès du mal.

– Le remède et surtout le médecin, ajouta Johnson, dans l’esprit duquel le docteur prenait des proportions pyramidales.

Pendant ces nouveaux loisirs, celui-ci résolut d’avoir avec le capitaine une conversation importante : il s’agissait de faire revenir Hatteras sur cette idée de reprendre la route du nord sans emporter une chaloupe, un canot quelconque, un morceau de bois, enfin de quoi franchir les bras de mer ou les détroits. Le capitaine, si absolu dans ses idées, s’était formellement prononcé contre l’emploi d’une embarcation faite des débris du navire américain.

Le docteur ne savait trop comment entrer en matière, et cependant il importait que ce point fût promptement décidé, car le mois de juin amènerait bientôt l’époque des grandes excursions. Enfin, après avoir longtemps réfléchi, il prit un jour Hatteras à part, et, avec son air de douce bonté, il lui dit :

– Hatteras, me croyez-vous votre ami ?

– Certes, répondit le capitaine avec vivacité, le meilleur, et même le seul.

– Si je vous donne un conseil, reprit le docteur, un conseil que vous ne me demandez pas, le regarderez-vous comme désintéressé ?

– Oui, car je sais que l’intérêt personnel ne vous a jamais guidé ; mais où voulez-vous en venir ?

– Attendez, Hatteras, j’ai encore une demande à vous faire. Me croyez-vous un bon Anglais, comme vous, et ambitieux de gloire pour mon pays ?

Hatteras fixa le docteur d’un œil surpris.

– Oui, répondit-il, en l’interrogeant du regard sur le but de sa demande.

– Vous voulez arriver au pôle nord, reprit le docteur ; je conçois votre ambition, je la partage ; mais, pour parvenir à ce but, il faut faire le nécessaire.

– Eh bien, jusqu’ici, n’ai-je pas tout sacrifié pour réussir ?

– Non, Hatteras, vous n’avez pas sacrifié vos répulsions personnelles, et en ce moment je vous vois prêt à refuser les moyens indispensables pour atteindre le pôle.

– Ah ! répondit Hatteras, vous voulez parler de cette chaloupe, de cet homme…

– Voyons, Hatteras, raisonnons sans passion, froidement, et examinons cette question sous toutes ses faces. La côte sur laquelle nous venons d’hiverner peut être interrompue ; rien ne nous prouve qu’elle se prolonge pendant six degrés au nord ; si les renseignements qui vous ont amené jusqu’ici se justifient, nous devons, pendant le mois d’été, trouver une vaste étendue de mer libre. Or, en présence de l’océan Arctique, dégagé de glace et propice à une navigation facile, comment ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent ?

Hatteras ne répondit pas.

– Voulez-vous donc vous trouver à quelques milles du pôle Nord sans pouvoir y parvenir ?

Hatteras avait laissé retomber sa tête dans ses mains.

– Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question à son point de vue moral. Je conçois qu’un Anglais sacrifie sa fortune et son existence pour donner à l’Angleterre une gloire de plus ! Mais parce qu’un canot fait de quelques planches arrachées à un navire américain, à un bâtiment naufragé et sans valeur, aura touché la côte nouvelle ou parcouru l’océan inconnu, cela pourra-t-il réduire l’honneur de la découverte ? Est-ce que si vous aviez rencontré vous-même, sur cette plage, la coque d’un navire abandonné, vous auriez hésité à vous en servir ? N’est-ce pas au chef seul de l’expédition qu’appartient le bénéfice de la réussite ? Et je vous demande si cette chaloupe, construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille jusqu’au plat-bord ?

Hatteras se taisait encore.

– Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n’est pas la chaloupe qui vous tient au cœur, c’est l’homme.

– Oui, docteur, oui, répondit le capitaine, cet Américain, je le hais de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalité a jeté sur mon chemin…

– Pour vous sauver !

– Pour me perdre ! Il me semble qu’il me nargue, qu’il parle en maître ici, qu’il s’imagine tenir ma destinée entre ses mains et qu’il a deviné mes projets. Ne s’est-il pas dévoilé tout entier quand il s’est agi de nommer ces terres nouvelles ? A-t-il jamais avoué ce qu’il était venu faire sous ces latitudes ? Vous ne m’ôterez pas de l’esprit une idée qui me tue : c’est que cet homme est le chef d’une expédition de découverte envoyée par le gouvernement de l’Union.

– Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expédition cherchait à gagner le pôle ? L’Amérique ne peut-elle pas tenter, comme l’Angleterre, le passage du nord-ouest ? En tout cas, Altamont ignore absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous n’en avons dit un seul moi devant lui.

– Eh bien, qu’il les ignore toujours !

– Il finira nécessairement par les connaître, car nous ne pouvons pas le laisser seul ici ?

– Et pourquoi ? demanda le capitaine avec une certaine violence ; ne peut-il demeurer au Fort-Providence ?

– Il n’y consentirait pas, Hatteras ; et puis abandonner cet homme que nous ne serions pas certains de retrouver au retour, ce serait plus qu’imprudent, ce serait inhumain ; Altamont viendra, il faut qu’il vienne ! mais, comme il est inutile de lui donner maintenant des idées qu’il n’a pas, ne lui disons rien, et construisons une chaloupe destinée en apparence à la reconnaissance de ces nouveaux rivages.

Hatteras ne pouvait se décider à se rendre aux idées de son ami ; celui-ci attendait une réponse qui ne se faisait pas.

– Et si cet homme refusait de consentir au dépeçage de son navire ? dit enfin le capitaine.

– Dans ce cas, vous auriez le bon droit pour vous ; vous construiriez cette chaloupe malgré lui, et il n’aurait plus rien à prétendre.

– Fasse donc le Ciel qu’il refuse ! s’écria Hatteras.

– Avant un refus, répondit le docteur, il faut une demande ; je me charge de la faire.

En effet, le soir même, au souper, Clawbonny amena la conversation sur certains projets d’excursions pendant les mois d’été, destinées à faire le relevé hydrographique des côtes.

– Je pense, Altamont, dit-il, que vous serez des nôtres ?

– Certes, répondit l’Américain, il faut bien savoir jusqu’où s’étend cette terre de la Nouvelle-Amérique.

Hatteras regardait son rival fixement pendant qu’il répondait ainsi.

– Et pour cela, reprit Altamont, il faut faire le meilleur emploi possible des débris du Porpoise ; construisons donc une chaloupe solide et qui nous porte loin.

– Vous entendez, Bell, dit vivement le docteur, dès demain nous nous mettrons à l’ouvrage.
CHAPITRE XV
LE PASSAGE DU NORD-OUEST
Le lendemain, Bell, Altamont et le docteur se rendirent au Porpoise ; le bois ne manquait pas ; l’ancienne chaloupe du trois-mâts, défoncée par le choc des glaçons, pouvait encore fournir les parties principales de la nouvelle. Le charpentier se mit donc immédiatement à l’œuvre ; il fallait une embarcation capable de tenir la mer, et cependant assez légère pour pouvoir être transportée sur le traîneau. Pendant les derniers jours de mai, la température s’éleva ; le thermomètre remonta au degré de congélation ; le printemps revint pour tout de bon, cette fois, et les hiverneurs durent quitter leurs vêtements d’hiver.

Les pluies étaient fréquentes ; la neige commença bientôt à profiter des moindres déclivités du terrain pour s’en aller en chutes et en cascades.

Hatteras ne put contenir sa satisfaction en voyant les champs de glace donner les premiers signes de dégel. La mer libre, c’était pour lui la liberté.

Si ses devanciers se trompèrent ou non sur cette grande question du bassin polaire, c’est ce qu’il espérait savoir avant peu. De là dépendait tout le succès de son entreprise.

Un soir, après une assez chaude journée, pendant laquelle les symptômes de décomposition des glaces s’accusèrent plus manifestement, il mit la conversation sur ce sujet si intéressant de la mer libre.

Il reprit la série des arguments qui lui étaient familiers, et trouva comme toujours dans le docteur un chaud partisan de sa doctrine. D’ailleurs ses conclusions ne manquaient pas de justesse.

– Il est évident, dit-il, que si l’Océan se débarrasse de ses glaces devant la baie Victoria, sa partie méridionale sera également libre jusqu’au Nouveau-Cornouailles et jusqu’au canal de la Reine. Penny et Belcher l’ont vu tel, et ils ont certainement bien vu.

– Je le crois comme vous, Hatteras, répondit le docteur, et rien n’autorisait à mettre en doute la bonne foi de ces illustres marins ; on tentait vainement d’expliquer leur découverte par un effet du mirage ; mais ils se montraient trop affirmatifs pour ne pas être certains du fait.

– J’ai toujours pensé de cette façon, dit Altamont, qui prit alors la parole ; le bassin polaire s’étend non seulement dans l’ouest, mais aussi dans l’est.

– On peut le supposer, en effet, répondit Hatteras.

– On doit le supposer, reprit l’Américain, car cette mer libre, que les capitaines Penny et Belcher ont vue près des côtes de la terre Grinnel, Morton, le lieutenant de Kane, l’a également aperçue dans le détroit qui porte le nom de ce hardi savant !

– Nous ne sommes pas dans la mer de Kane, répondit sèchement Hatteras, et par conséquent nous ne pouvons vérifier le fait.

– Il est supposable, du moins, dit Altamont.

– Certainement, répliqua le docteur, qui voulait éviter une discussion inutile. Ce que pense Altamont doit être la vérité ; à moins de dispositions particulières des terrains environnants, les mêmes effets se produisent sous les mêmes latitudes. Aussi, je crois à la mer libre dans l’est aussi bien que dans l’ouest.

– En tout cas, peu nous importe ! dit Hatteras.

– Je ne dis pas comme vous, Hatteras, reprit l’Américain, que l’indifférence affectée du capitaine commençait à échauffer, cela pourra avoir pour nous une certaine importance !

– Et quand, je vous prie ?

– Quand nous songerons au retour.

– Au retour ! s’écria Hatteras. Et qui y pense ?

– Personne, répondit Altamont, mais enfin nous nous arrêterons quelque part, je suppose.

– Où cela ? fit Hatteras.

Pour la première fois, cette question était directement posée à l’Américain. Le docteur eût donné un de ses bras pour arrêter net la discussion.

Altamont ne répondant pas, le capitaine renouvela sa demande.

– Où cela ? fit-il en insistant.

– Où nous allons ! répondit tranquillement l’Américain.

– Et qui le sait ? dit le conciliant docteur.

– Je prétends donc, reprit Altamont, que si nous voulons profiter du bassin polaire pour revenir, nous pourrons tenter de gagner la mer de Kane ; elle nous mènera plus directement à la mer de Baffin.

– Vous croyez ? fit ironiquement le capitaine.

– Je le crois, comme je crois que si jamais ces mers boréales devenaient praticables, on s’y rendrait par ce chemin, qui est plus direct. Oh ! c’est une grande découverte que celle du docteur Kane !

– Vraiment ! fit Hatteras en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

– Oui, dit le docteur, on ne peut le nier, et il faut laisser à chacun son mérite.

– Sans compter qu’avant ce célèbre marin, reprit l’Américain obstiné, personne ne s’était avancé aussi profondément dans le nord.

– J’aime à croire, reprit Hatteras, que maintenant les Anglais ont le pas sur lui !

– Et les Américains ! fit Altamont.

– Les Américains ! répondit Hatteras.

– Que suis-je donc ? dit fièrement Altamont.

– Vous êtes, répondit Hatteras d’une voix à peine contenue, vous êtes un homme qui prétend accorder au hasard et à la science une même part de gloire ! Votre capitaine américain s’est avancé loin dans le nord, mais le hasard seul…

– Le hasard ! s’écria Altamont ; vous osez dire que Kane n’est pas redevable à son énergie et à son savoir de cette grande découverte ?

– Je dis, répliqua Hatteras, que ce nom de Kane n’est pas un nom à prononcer dans un pays illustré par les Parry, les Franklin, les Ross, les Belcher, les Penny, dans ces mers qui ont livré le passage du nord-ouest à l’Anglais Mac Clure…

– Mac Clure ! riposta vivement l’Américain, vous citez cet homme, et vous vous élevez contre les bénéfices du hasard ? N’est-ce pas le hasard seul qui l’a favorisé ?

– Non, répondit Hatteras en s’animant, non ! C’est son courage, son obstination à passer quatre hivers au milieu des glaces…

– Je le crois bien, répondit l’Américain ; il était pris, il ne pouvait revenir, et il a fini par abandonner son navire l’Investigator pour regagner l’Angleterre !

– Mes amis, dit le docteur…

– D’ailleurs, reprit Altamont en l’interrompant, laissons l’homme, et voyons le résultat. Vous parlez du passage du nord-ouest : eh bien, ce passage est encore à trouver !

Hatteras bondit à cette phrase ; jamais question plus irritante n’avait surgi entre deux nationalités rivales !

Le docteur essaya encore d’intervenir.

– Vous avez tort, Altamont, dit-il.

– Non pas ! je soutiens mon opinion, reprit l’entêté ; le passage du nord-ouest est encore à trouver, à franchir, si vous l’aimez mieux ! Mac Clure ne l’a pas remonté, et jamais, jusqu’à ce jour, un navire parti du détroit de Behring n’est arrivé à la mer de Baffin !

Le fait était vrai, absolument parlant. Que pouvait-on répondre à l’Américain ?

Cependant Hatteras se leva et dit :

– Je ne souffrirai pas qu’en ma présence la gloire d’un capitaine anglais soit plus longtemps attaquée !

– Vous ne souffrirez pas ! répondit l’Américain en se levant également, mais les faits sont là, et votre puissance ne va pas jusqu’à les détruire.

– Monsieur ! fit Hatteras, pâle de colère.

– Mes amis, reprit le docteur, un peu de calme ! nous discutons un point scientifique !

Le bon Clawbonny ne voulait voir qu’une discussion de science là où la haine d’un Américain et d’un Anglais était en jeu.

– Les faits, je vais vous les dire, reprit avec menace Hatteras, qui n’écoutait plus rien.

– Et moi, je parlerai ! riposta l’Américain.

Johnson et Bell ne savaient quelle contenance tenir.

– Messieurs, dit le docteur avec force, vous me permettrez de prendre la parole ! je le veux, dit-il ; les faits me sont connus comme à vous, mieux qu’à vous, et vous m’accorderez que j’en puis parler sans partialité.

– Oui ! oui ! firent Bell et Johnson, qui s’inquiétèrent de la tournure de la discussion, et créèrent une majorité favorable au docteur.

– Allez, monsieur Clawbonny, dit Johnson, ces messieurs vous écouteront, et cela nous instruira tous.

– Parlez donc ! fit l’Américain.

Hatteras reprit sa place en faisant un signe d’acquiescement, et se croisa les bras.

– Je vais vous raconter les faits dans toute leur vérité, dit le docteur, et vous pourrez me reprendre, mes amis, si j’omets ou si j’altère un détail.

– Nous vous connaissons, monsieur Clawbonny, répondit Bell, et vous pouvez conter sans rien craindre.

– Voici la carte des mers polaires, reprit le docteur, qui s’était levé pour aller chercher les pièces du procès ; il sera facile d’y suivre la navigation de Mac Clure, et vous pourrez juger en connaissance de cause.

Le docteur étala sur la table l’une de ces excellentes cartes publiées par ordre de l’Amirauté, et qui contenait les découvertes les plus modernes faites dans les régions arctiques ; puis il reprit en ces termes :

– En 1848, vous le savez, deux navires, l’Herald, capitaine Kellet, et le Plover, commandant Moore, furent envoyés au détroit de Behring pour tenter d’y retrouver les traces de Franklin ; leurs recherches demeurèrent infructueuses ; en 1850, ils furent rejoints par Mac Clure, qui commandait l’Investigator, navire sur lequel il venait de faire la campagne de 1849 sous les ordres de James Ross. Il était suivi du capitaine Collinson, son chef, qui montait l’Entreprise ; mais il le devança, et, arrivé au détroit de Behring, il déclara qu’il n’attendrait pas plus longtemps, qu’il partirait seul sous sa propre responsabilité, et, entendez-moi bien, Altamont, qu’il découvrirait Franklin ou le passage.

Altamont ne manifesta ni approbation ni improbation.

– Le 5 août 1850, reprit le docteur, après avoir communiqué une dernière fois avec le Plover, Mac Clure s’enfonça dans les mers de l’est par une route à peu près inconnue ; voyez, c’est à peine si quelques terres sont indiquées sur cette carte. Le 30 août, le jeune officier relevait le cap Bathurst ; le 6 septembre, il découvrait la terre Baring qu’il reconnut depuis faire partie de la terre de Banks, puis la terre du Prince-Albert ; alors il prit résolument par ce détroit allongé qui sépare ces deux grandes îles, et qu’il nomma le détroit du Prince-de-Galles. Entrez-y par la pensée avec le courageux navigateur ! Il espérait déboucher dans le bassin de Melville que nous avons traversé, et il avait raison de l’espérer ; mais les glaces, à l’extrémité du détroit, lui opposèrent une infranchissable barrière. Alors, arrêté dans sa marche, Mac Clure hiverne de 1850 à 1851, et pendant ce temps il va au travers de la banquise s’assurer de la communication du détroit avec le bassin de Melville.

– Oui, fit Altamont, mais il ne le traversa pas.

– Attendez, fit le docteur. Pendant cet hivernage, les officiers de Mac Clure parcourent les côtes avoisinantes, Creswell, la terre de Baring, Haswelt, la terre du Prince-Albert au sud, et Wynniat le cap Walker au nord. En juillet, aux premiers dégels, Mac Clure tente une seconde fois d’entraîner l’Investigator dans le bassin de Melville ; il s’en approche à vingt milles, vingt milles seulement ! mais les vents l’entraînent irrésistiblement au sud, sans qu’il puisse forcer l’obstacle. Alors, il se décide à redescendre le détroit du Prince-de-Galles et à contourner la terre de Banks pour tenter par l’ouest ce qu’il n’a pu faire par l’est ; il vire de bord ; le 18, il relève le cap Kellet, et le 19, le cap du Prince-Alfred, deux degrés plus haut ; puis, après une lutte effroyable avec les ice-bergs, il demeure soudé dans le passage de Banks, à l’entrée de cette suite de détroits qui ramènent à la mer de Baffin.

– Mais il n’a pu les franchir, répondit Altamont.

– Attendez encore, et ayez la patience de Mac Clure. Le 26 septembre, il prit ses positions d’hiver dans la baie de la Mercy, au nord de la terre de Banks, et y demeura jusqu’en 1852 ; avril arrive ; Mac Clure n’avait plus d’approvisionnements que pour dix-huit mois. Cependant, il ne veut pas revenir ; il part, traverse en traîneau le détroit de Banks et arrive à l’île Melville. Suivons-le. Il espérait trouver sur ces côtes les navires du commandant Austin envoyés à sa rencontre par la mer de Baffin et le détroit de Lancastre ; il touche le 28 avril à Winter-Harbour, au point même où Parry hiverna trente-trois ans auparavant ; mais de navires, aucun ; seulement, il découvre dans un cairn un document par lequel il apprend que Mac Clintock, le lieutenant d’Austin, avait passé là l’année précédente, et était reparti. Où un autre eût désespéré, Mac Clure ne désespère pas. Il place à tout hasard dans le cairn un nouveau document, où il annonce son intention de revenir en Angleterre par le passage du nord-ouest qu’il a trouvé, en gagnant le détroit de Lancastre et la mer de Baffin. Si l’on n’entend plus parler de lui, c’est qu’il aura été entraîné au nord ou à l’ouest de l’île Melville ; puis il revient, non découragé, à la baie de la Mercy refaire un troisième hivernage, de 1852 à 1853.

– Je n’ai jamais mis son courage en doute, répondit Altamont, mais son succès.

– Suivons-le encore, répondit le docteur. Au mois de mars, réduit à deux tiers de ration, à la suite d’un hiver très rigoureux où le gibier manqua. Mac Clure se décida à renvoyer en Angleterre la moitié de son équipage, soit par la mer de Baffin, soit par la rivière Mackensie et la baie d’Hudson ; l’autre moitié devait ramener l’Investigator en Europe. Il choisit les hommes les moins valides, auxquels un quatrième hivernage eût été funeste ; tout était prêt pour leur départ, fixé au 15 avril, quand le 6, se promenant avec son lieutenant Creswell sur les glaces, Mac Clure aperçut, accourant du nord et gesticulant, un homme, et cet homme, c’était le lieutenant Pim, du Herald, le lieutenant de ce même capitaine Kellet, qu’il avait laissé deux ans auparavant au détroit de Behring, comme je vous l’ai dit en commençant. Kellet, parvenu à Winter-Harbour, avait trouvé le document laissé à tout hasard par Mac Clure ; ayant appris de la sorte sa situation dans la baie de la Mercy, il envoya son lieutenant Pim au-devant du hardi capitaine. Le lieutenant était suivi d’un détachement de marins du Herald, parmi lesquels se trouvait un enseigne de vaisseau français, M. de Bray, qui servait comme volontaire dans l’état-major du capitaine Kellet. Vous ne mettez pas en doute cette rencontre de nos compatriotes !

– Aucunement, répondit Altamont.

– Eh bien, voyons ce qui va arriver désormais, et si ce passage du nord-ouest aura été réellement franchi. Remarquez que si l’on reliait les découvertes de Parry à celles de Mac Clure, on trouverait que les côtes septentrionales de l’Amérique ont été contournées.

– Pas par un seul navire, répondit Altamont.

– Non, mais par un seul homme. Continuons. Mac Clure alla visiter le capitaine Kellet à l’île Melville ; il fit en douze jours les cent soixante-dix milles qui séparaient la baie de la Mercy de Winter-Harbour ; il convint avec le commandant du Herald de lui envoyer ses malades, et revint à son bord ; d’autres croiraient avoir assez fait à la place de Mac Clure, mais l’intrépide jeune homme voulut encore tenter la fortune. Alors, et c’est ici que j’appelle votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les malades et les infirmes de l’Investigator, quitta la baie de la Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de là, après un voyage de quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin, l’île de Beechey, et quelques jours après, avec douze de ses hommes, il prit passage à bord du Phénix.

– Où je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et nous revînmes en Angleterre.

– Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait à Londres, après avoir franchi tout l’espace compris entre le détroit de Behring et le cap Farewell.

– Eh bien, fit Hatteras, être arrivé d’un côté, être sorti par l’autre, cela s’appelle-t-il « avoir passé ? »

– Oui, répondit Altamont, mais en franchissant quatre cent soixante-dix milles sur les glaces.

– Eh ! qu’importe ?

– Tout est là, répondit l’Américain. Le navire de Mac Clure a-t-il fait la traversée, lui ?

– Non, répondit le docteur, car, après un quatrième hivernage, Mac Clure dut l’abandonner au milieu des glaces.

– Eh bien, dans un voyage maritime, c’est au vaisseau et non à l’homme de passer. Si jamais la traversée du nord-ouest doit devenir praticable, c’est à des navires et non à des traîneaux. Il faut donc que le navire accomplisse le voyage, ou à défaut du navire, la chaloupe.

– La chaloupe ! s’écria Hatteras, qui vit une intention évidente dans ces paroles de l’Américain.

– Altamont, se hâta de dire le docteur, vous faites une distinction puérile, et, à cet égard, nous vous donnons tous tort.

– Cela ne vous est pas difficile, messieurs, répondit l’Américain, vous êtes quatre contre un. Mais cela ne m’empêchera pas de garder mon avis.

– Gardez-le donc, s’écria Hatteras, et si bien, qu’on ne l’entende plus.

– Et de quel droit me parlez-vous ainsi ? reprit l’Américain en fureur.

– -De mon droit de capitaine ! répondit Hatteras avec colère.

– Suis-je donc sous vos ordres ? riposta Altamont.

– Sans aucun doute ! et malheur à vous, si…

Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il était temps ; les deux ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le cœur bien gros.

Cependant, après quelques paroles de conciliation, Altamont alla se coucher en sifflant l’air national du Yankee Doodle, et, dormant ou non, il ne dit pas un seul mot.

Hatteras sortit de la tente et se promena à grands pas au-dehors ; il ne rentra qu’une heure après, et se coucha sans avoir prononcé une parole.
CHAPITRE XVI
L’ARCADIE BORÉALE
Le 29 mai, pour la première fois, le soleil ne se coucha pas ; son disque vint raser le bord de l’horizon, l’effleura à peine et se releva aussitôt ; on entrait dans la période des jours de vingt-quatre heures. Le lendemain, l’astre radieux parut entouré d’un halo magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme ; l’apparition très fréquente de ces phénomènes attirait toujours l’attention du docteur ; il n’oubliait jamais d’en noter la date, les dimensions et l’apparence ; celui qu’il observa ce jour-là présentait, par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues. Bientôt toute la gent criarde des oiseaux reparut ; des bandes d’outardes, des troupes d’oies du Canada, venant des contrées lointaines de la Floride ou de l’Arkansas, filaient vers le nord avec une étonnante rapidité et ramenaient le printemps sous leurs ailes. Le docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues précoces et même une cigogne solitaire.

Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l’action du soleil ; l’eau salée, répandue sur l’ice-field par les crevasses et les trous de phoque, en hâtait la décomposition ; mélangée à l’eau de mer, la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs arctiques donnent le nom de « slush ». De larges mares s’établissaient sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait pousser comme une production du printemps boréal.

Le docteur reprit alors ses plantations : les graines ne lui manquaient pas ; d’ailleurs il fut surpris de voir une sorte d’oseille poindre naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient déjà près de dix lignes de longueur.

Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites fleurs d’un rosé incertain et presque décoloré, d’un rose dans lequel une main inhabile eût mis trop d’eau. En somme, la flore de la Nouvelle-Amérique laissait à désirer ; cependant cette rare et craintive végétation faisait plaisir à voir ; c’était tout ce que pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de la Providence, qui n’avait pas complètement oublié ces contrées lointaines.

Enfin, il se mit à faire véritablement chaud ; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+ 14° centigrades) ; il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l’évidence ; le pays se transformait ; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil ; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L’air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins, et les craquements de l’ice-field produisaient un fracas assourdissant.

On fit une excursion jusqu’à l’île Johnson ; ce n’était réellement qu’un îlot sans importance, aride et désert ; mais le vieux maître d’équipage ne fut pas moins enchanté d’avoir donné son nom à ces quelques rochers perdus en mer. Il voulut même le graver sur un roc élevé, et pensa se rompre le cou.

Hatteras, pendant ces promenades, avait soigneusement reconnu les terres jusqu’au-delà du cap Washington ; la fonte des neiges modifiait sensiblement la contrée ; des ravins et des coteaux apparaissaient là où le vaste tapis blanc de l’hiver semblait recouvrir des plaines uniformes.

La maison et les magasins menaçaient de se dissoudre, et il fallait souvent les remettre en bon état ; heureusement les températures de cinquante-sept degrés sont rares sous ces latitudes, et leur moyenne est à peine supérieure au point de congélation.

Vers le 15 du mois de juin, la chaloupe était déjà fort avancée et prenait bonne tournure. Tandis que Bell et Johnson travaillaient à sa construction, quelques grandes chasses furent tentées qui réussirent bien. On parvint à tuer des rennes ; ces animaux sont très difficiles à approcher ; cependant Altamont mit à profit la méthode des Indiens de son pays ; il rampa sur le sol en disposant son fusil et ses bras de manière à figurer les cornes de l’un de ces timides quadrupèdes, et de cette façon, arrivé à bonne portée, il put les frapper à coup sûr.

Mais le gibier par excellence, le bœuf musqué, dont Parry trouva de nombreux troupeaux à l’île Melville, ne paraissait pas hanter les rivages de la baie Victoria. Une excursion lointaine fut donc résolue, autant pour chasser ce précieux animal que pour reconnaître les terres orientales. Hatteras ne se proposait pas de remonter au pôle par cette partie du continent, mais le docteur n’était pas fâché de prendre une idée générale du pays. On se décida donc à faire une pointe dans l’est du Fort-Providence. Altamont comptait chasser. Duk fut naturellement de la partie.

Donc, le lundi 17 juin, par un joli temps, le thermomètre marquant quarante et un degrés (+ 5° centigrades) dans une atmosphère tranquille et pure, les trois chasseurs, armés chacun d’un fusil à deux coups, de la hachette, du couteau à neige, et suivis de Duk, quittèrent Doctor’s-House à six heures du matin ; ils étaient équipés pour une excursion qui pouvait durer deux ou trois jours ; ils emportaient des provisions en conséquence.

À huit heures du matin, Hatteras et ses deux compagnons avaient franchi une distance de sept milles environ. Pas un être vivant n’était encore venu solliciter un coup de fusil de leur part, et leur chasse menaçait de tourner à l’excursion.

Ce pays nouveau offrait de vastes plaines qui se perdaient au-delà des limites du regard ; des ruisseaux nés d’hier les sillonnaient en grand nombre, et de vastes mares, immobiles comme des étangs, miroitaient sous l’oblique éclat du soleil. Les couches de glace dissoute livraient au pied un sol appartenant à la grande division des terrains sédimentaires dus à l’action des eaux, et si largement étendus à la surface du globe.

On voyait cependant quelques blocs erratiques d’une nature fort étrangère au sol qu’ils recouvraient, et dont la présence s’expliquait difficilement ; mais les schistes ardoisés, les divers produits des terrains calcaires, se rencontraient en abondance, et surtout des espèces de cristaux curieux, transparents, incolores et doués de la réfraction particulière au spath d’Islande.

Mais, bien qu’il ne chassât pas, le docteur n’avait pas le temps de faire le géologue ; il ne pouvait être savant qu’au pas de course, car ses compagnons marchaient rapidement. Cependant il étudiait le terrain, et il causait le plus possible, car, sans lui, un silence absolu eût régné dans la petite troupe. Altamont n’avait aucune envie de parler au capitaine, qui ne désirait pas lui répondre.

Vers les dix heures du matin, les chasseurs s’étaient avancés d’une douzaine de milles dans l’est ; la mer se cachait au-dessous de l’horizon ; le docteur proposa une halte pour déjeuner. Ce repas fut pris rapidement ; au bout d’une demi-heure, la marche recommença.

Le sol s’abaissait alors par des rampes douces ; certaines plaques de neige conservées, soit par l’exposition, soit par la déclivité des rocs, lui donnaient une apparence moutonneuse ; on eût dit des vagues déferlant en pleine mer par une forte brise.

La contrée présentait toujours des plaines sans végétation que pas un être animé ne paraissait avoir jamais fréquentées.

– Décidément, dit Altamont au docteur, nous ne sommes pas heureux dans nos chasses ; je conviens que le pays offre peu de ressources aux animaux ; mais le gibier des terres boréales n’a pas le droit d’être difficile, et il aurait pu se montrer plus complaisant.

– Ne nous désespérons pas, répondit le docteur ; la saison d’été commence à peine, et si Parry a rencontré tant d’animaux divers à l’île Melville, il n’y a aucune raison pour n’en pas trouver ici.

– Cependant nous sommes plus au nord, répondit Hatteras.

– Sans doute ; mais le nord n’est qu’un mot dans cette question ; c’est le pôle du froid qu’il faut considérer, c’est-à-dire cette immensité glaciale au milieu de laquelle nous avons hiverné avec le Forward ; or, à mesure que nous montons, nous nous éloignons de la partie la plus froide du globe ; nous devons donc retrouver au-delà ce que Parry, Ross et d’autres navigateurs rencontrèrent en deçà.

– Enfin, fit Altamont avec un soupir de regret, jusqu’ici nous faisons plutôt métier de voyageurs que de chasseurs !

– Patience, répondit le docteur, le pays tend à changer peu à peu, et je serai bien étonné si le gibier nous manque dans les ravins où la végétation aura trouvé moyen de se glisser.

– Il faut avouer, répliqua l’Américain, que nous traversons une contrée bien inhabitée et bien inhabitable !

– Oh ! bien inhabitable, c’est un gros mot, repartit le docteur ; je ne crois pas aux contrées inhabitables ; l’homme, à force de sacrifices, en usant génération sur génération, et avec toutes les ressources de la science agricole, finirait par fertiliser un pareil pays !

– Vous pensez ? fit Altamont.

– Sans doute ! si vous alliez aux contrées célèbres des premiers jours du monde, aux lieux où fut Thèbes, où fut Ninive, où fut Babylone, dans ces vallées fertiles de nos pères, il vous semblerait impossible que l’homme y eût jamais pu vivre, et l’atmosphère même s’y est viciée depuis la disparition des êtres humains. C’est la loi générale de la nature qui rend insalubres et stériles les contrées où nous ne vivons pas comme celles où nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c’est l’homme qui fait lui-même son pays, par sa présence, par ses habitudes, par son industrie, je dirai plus, par son haleine ; il modifie peu à peu les exhalaisons du sol et les conditions atmosphériques, et il assainit par cela même qu’il respire ! Donc, qu’il existe des lieux inhabités, d’accord, mais inhabitables, jamais.

En causant ainsi, les chasseurs, devenus naturalistes, marchaient toujours, et ils arrivèrent à une sorte de vallon, largement découvert, au fond duquel serpentait une rivière à peu près dégelée ; son exposition au midi avait déterminé sur ses bords et à mi-côte une certaine végétation. Le sol y montrait une véritable envie de se fertiliser ; avec quelques pouces de terre végétale, il n’eût pas demandé mieux que de produire. Le docteur fit observer ces tendances manifestes.

– Voyez, dit-il, quelques colons entreprenants ne pourraient-ils, à la rigueur, s’établir dans cette ravine ? Avec de l’industrie et de la persévérance, ils en feraient tout autre chose, non pas les campagnes des zones tempérées, je ne dis pas cela, mais enfin un pays présentable. Eh ! si je ne me trompe, voilà même quelques habitants à quatre pattes ! Les gaillards connaissent les bons endroits.

– Ma foi, ce sont des lièvres polaires, s’écria Altamont, en armant son fusil.

– Attendez, s’écria le docteur, attendez, chasseur enragé ! Ces pauvres animaux ne songent guère à fuir ! Voyons, laissez-les faire ; ils viennent à nous !

En effet, trois ou quatre jeunes lièvres, gambadant parmi les petites bruyères et les mousses nouvelles, s’avançaient vers ces trois hommes, dont ils ne paraissaient pas redouter la présence ; ils accouraient avec de jolis airs naïfs, qui ne parvenaient guère à désarmer Altamont.

Bientôt, ils furent entre les jambes du docteur, et celui-ci les caressa de la main en disant :

– Pourquoi des coups de fusil à qui vient chercher des caresses ? La mort de ces petites bêtes nous est bien inutile.

– Vous avez raison, docteur, répondit Hatteras ; il faut leur laisser la vie.

– Et à ces ptarmigans qui volent vers nous ! s’écria Altamont, à ces chevaliers qui s’avancent gravement sur leurs longues échasses !

Toute une gent emplumée venait au-devant des chasseurs, ne soupçonnant pas ce péril que la présence du docteur venait de conjurer. Duk lui-même, se contenant, demeurait en admiration.

C’était un spectacle curieux et touchant que celui de ces jolis animaux qui couraient, bondissaient et voltigeaient sans défiance ; ils se posaient sur les épaules du bon Clawbonny ; ils se couchaient à ses pieds ; ils s’offraient d’eux-mêmes à ces caresses inaccoutumées ; ils semblaient faire de leur mieux pour recevoir chez eux ces hôtes inconnus ; les oiseaux nombreux, poussant de joyeux cris, s’appelaient l’un l’autre, et il en venait des divers points de la ravine ; le docteur ressemblait à un charmeur véritable. Les chasseurs continuèrent leur chemin en remontant les berges humides du ruisseau, suivis par cette bande familière, et, à un tournant du vallon, ils aperçurent un troupeau de huit ou dix rennes qui broutaient quelques lichens à demi enterrés sous la neige, animaux charmants à voir, gracieux et tranquilles, avec ces andouillers dentelés que la femelle portait aussi fièrement que le mâle ; leur pelage, d’apparence laineuse, abandonnait déjà la blancheur hivernale pour la couleur brune et grisâtre de l’été ; ils ne paraissaient ni plus effrayés ni moins apprivoisés que les lièvres ou les oiseaux de cette contrée paisible. Telles durent être les relations du premier homme avec les premiers animaux, au jeune âge du monde.

Les chasseurs arrivèrent au milieu du troupeau sans que celui-ci eût fait un pas pour fuir ; cette fois, le docteur eut beaucoup de peine à contenir les instincts d’Altamont ; l’Américain ne pouvait voir tranquillement ce magnifique gibier sans qu’une ivresse de sang lui montât au cerveau. Hatteras regardait d’un air ému ces douces bêtes, qui venaient frotter leurs naseaux sur les vêtements du docteur, l’ami de tous les êtres animés.

– Mais enfin, disait Altamont, est-ce que nous ne sommes pas venus pour chasser ?

– Pour chasser le bœuf musqué, répondait Clawbonny, et pas autre chose ! Nous ne saurions que faire de ce gibier ; nos provisions sont suffisantes ; laissez-nous donc jouir de ce spectacle touchant de l’homme se mêlant aux ébats de ces paisibles animaux et ne leur inspirant aucune crainte.

– Cela prouve qu’ils ne l’ont jamais vu, dit Hatteras.

– Évidemment, répondit le docteur, et de cette observation on peut tirer la remarque suivante : c’est que ces animaux ne sont pas d’origine américaine.

– Et pourquoi cela ? dit Altamont.

– S’ils étaient nés sur les terres de l’Amérique septentrionale, ils sauraient ce qu’on doit penser de ce mammifère bipède et bimane qu’on appelle l’homme, et, à notre vue, ils n’auraient pas manqué de s’enfuir ! Non, il est probable qu’ils sont venus du nord, qu’ils sont originaires de ces contrées inconnues de l’Asie dont nos semblables ne se sont jamais approchés, et qu’ils ont traversé les continents voisins du pôle. Ainsi, Altamont, vous n’avez point le droit de les réclamer comme des compatriotes.

– Oh ! répondit Altamont, un chasseur n’y regarde pas de si près, et le gibier est toujours du pays de celui qui le tue !

– Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod ! pour mon compte, je renoncerais à tirer un coup de fusil de ma vie, plutôt que de jeter l’effroi parmi cette charmante population. Voyez ! Duk lui-même fraternise avec ces jolies bêtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela se peut ! La bonté est une force !

– Bien, bien, répondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilité, mais je voudrais vous voir avec votre bonté pour toute arme au milieu d’une bande d’ours et de loups !

– Oh ! je ne prétends point charmer les bêtes féroces, répondit le docteur ; je crois peu aux enchantements d’Orphée ; d’ailleurs, les ours et les loups ne viendraient pas à nous comme ces lièvres, ces perdrix et ces rennes.

– Pourquoi pas, répondit Altamont, s’ils n’avaient jamais vu d’hommes ?

– Parce que ces animaux-là sont naturellement féroces, et que la férocité, comme la méchanceté, engendre le soupçon ; c’est une remarque que les observateurs ont pu faire sur l’homme aussi bien que sur les animaux. Qui dit méchant dit méfiant, et la crainte est facile à ceux-là qui peuvent l’inspirer.

Cette petite leçon de philosophie naturelle termina l’entretien.

Toute la journée se passa dans cette ravine, que le docteur voulut appeler l’Arcadie-Boréale, à quoi ses compagnons ne s’opposèrent nullement, et, le soir venu, après un repas qui n’avait coûté la vie à aucun des habitants de cette contrée, les trois chasseurs s’endormirent dans le creux d’un rocher disposé tout exprès pour leur offrir un confortable abri.
CHAPITRE XVII
LA REVANCHE D’ALTAMONT
Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se réveillèrent après la nuit passée dans la plus parfaite tranquillité. Le froid, sans être vif, les avait un peu piqués aux approches du matin ; mais, bien couverts, ils avaient dormi profondément, sous la garde des animaux paisibles.

Le temps se maintenant au beau, ils résolurent de consacrer encore cette journée à la reconnaissance du pays et à la recherche des bœufs musqués. Il fallait bien donner à Altamont la possibilité de chasser un peu, et il fut décidé que, quand ces bœufs seraient les animaux les plus naïfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D’ailleurs, leur chair, quoique fortement imprégnée de musc, fait un aliment savoureux, et les chasseurs se réjouissaient de rapporter au Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraîche et réconfortante.

Le voyage n’offrit aucune particularité pendant les premières heures de la matinée ; le pays, dans le nord-est, commençait à changer de physionomie ; quelques ressauts de terrain, premières ondulations d’une contrée montueuse, faisaient présager un sol nouveau. Cette terre de la Nouvelle-Amérique, si elle ne formait pas un continent, devait être au moins une île importante ; d’ailleurs, il n’était pas question de vérifier ce point géographique.

Duk courait au loin, et il tomba bientôt en arrêt sur des traces qui appartenaient à un troupeau de bœufs musqués ; il prit alors les devants avec une extrême rapidité et ne tarda pas à disparaître aux yeux des chasseurs.

Ceux-ci se guidèrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la précipitation leur apprit que le fidèle chien avait enfin découvert l’objet de leur convoitise.

Ils s’élancèrent en avant, et, après une heure et demie de marche, ils se trouvèrent en présence de deux animaux d’assez forte taille et d’un aspect véritablement redoutable ; ces singuliers quadrupèdes paraissaient étonnés des attaques de Duk, sans s’en effrayer d’ailleurs ; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le sol dépourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement à leur taille moyenne, à leurs cornes très élargies et soudées à la base, à cette curieuse absence de mufle, à leur chanfrein busqué comme celui du mouton et à leur queue très courte : l’ensemble de cette structure leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d’« ovibos », mot composé qui rappelle les deux natures d’animaux dont ils tiennent. Une bourre de poils épaisse et longue, et une sorte de soie brune et fine formaient leur pelage.

À la vue des chasseurs, les deux animaux ne tardèrent pas à prendre la fuite, et ceux-ci les poursuivirent à toutes jambes.

Mais les atteindre était difficile à des gens qu’une course soutenue d’une demi-heure essouffla complètement. Hatteras et ses compagnons s’arrêtèrent.

– Diable ! fit Altamont.

– Diable est le mot, répondit le docteur, dès qu’il put reprendre haleine. Je vous donne ces ruminants-là pour des Américains, et ils ne paraissent pas avoir de vos compatriotes une idée très avantageuse.

– Cela prouve que nous sommes de bons chasseurs, répondit Altamont.

Cependant les bœufs musqués, ne se voyant plus poursuivis, s’arrêtèrent dans une posture d’étonnement. Il devenait évident qu’on ne les forcerait pas à la course ; il fallait donc chercher à les cerner ; le plateau qu’ils occupaient alors se prêtait à cette manœuvre. Les chasseurs, laissant Duk harceler ces animaux, descendirent par les ravines avoisinantes, de manière à tourner le plateau. Altamont et le docteur se cachèrent à l’une de ses extrémités derrière des saillies de roc, tandis qu’Hatteras, en remontant à l’improviste par l’extrémité opposée, devait les rabattre sur eux.

Au bout d’une demi-heure, chacun avait gagné son poste.

– Vous ne vous opposez pas cette fois à ce qu’on reçoive ces quadrupèdes à coups de fusil ? dit Altamont.

– Non ! c’est de bonne guerre, répondit le docteur, qui, malgré sa douceur naturelle, était chasseur au fond de l’âme.

Ils causaient ainsi, quand ils virent les bœufs musqués s’ébranler, Duk à leurs talons ; plus loin, Hatteras, poussant de grands cris, les chassait du côté du docteur et de l’Américain, qui s’élancèrent bientôt au-devant de cette magnifique proie.

Aussitôt, les bœufs s’arrêtèrent, et, moins effrayés de la vue d’un seul ennemi, ils revinrent sur Hatteras ; celui-ci les attendit de pied ferme, coucha en joue le plus rapproché des deux quadrupèdes, fit feu, sans que sa balle, frappant l’animal en plein front, parvînt à enrayer sa marche. Le second coup de fusil d’Hatteras ne produisit d’autre effet que de rendre ces bêtes furieuses ; elles se jetèrent sur le chasseur désarmé et le renversèrent en un instant.

– Il est perdu ! s’écria le docteur.

Au moment où Clawbonny prononça ces paroles avec l’accent du désespoir, Altamont fit un pas en avant pour voler au secours d’Hatteras ; puis il s’arrêta, luttant contre lui-même et contre ses préjugés.

– Non ! s’écria-t-il, ce serait une lâcheté !

Il s’élança vers le théâtre du combat avec Clawbonny.

Son hésitation n’avait pas duré une demi-seconde.

Mais si le docteur vit ce qui se passait dans l’âme de l’Américain, Hatteras le comprit, lui qui se fût laissé tuer plutôt que d’implorer l’intervention de son rival. Toutefois, il eut à peine le temps de s’en rendre compte, car Altamont apparut près de lui.

Hatteras, renversé à terre, essayait de parer les coups de cornes et les coups de pieds des deux animaux ; mais il ne pouvait prolonger longtemps une pareille lutte.

Il allait inévitablement être mis en pièces, quand deux coups de feu retentirent ; Hatteras sentit les balles lui raser la tête.

– Hardi ! s’écria Altamont, qui rejetant loin de lui son fusil déchargé, se précipita sur les animaux irrités.

L’un des bœufs, frappé au cœur, tomba foudroyé ; l’autre, au comble de la fureur, allait éventrer le malheureux capitaine lorsque Altamont, se présentant face à lui, plongea entre ses mâchoires ouvertes sa main armée du couteau à neige ; de l’autre, il lui fendit la tête d’un terrible coup de hache.

Cela fut fait avec une rapidité merveilleuse, et un éclair eût illuminé toute cette scène.

Le second bœuf se courba sur ses jarrets et tomba mort.

– Hurrah ! hurrah ! s’écria Clawbonny.

Hatteras était sauvé.

Il devait donc la vie à l’homme qu’il détestait le plus au monde ! Que se passa-t-il dans son âme en cet instant ? Quel mouvement humain s’y produisit qu’il ne put maîtriser ?

C’est là l’un de ces secrets du cœur qui échappent à toute analyse.

Quoi qu’il en soit, Hatteras, sans hésiter, s’avança vers son rival et lui dit d’une voix grave :

– Vous m’avez sauvé la vie, Altamont.

– Vous aviez sauvé la mienne, répondit l’Américain.

Il y eut un moment de silence ; puis Altamont ajouta :

– Nous sommes quittes, Hatteras.

– Non. Altamont, répondit le capitaine ; lorsque le docteur vous a retiré de votre tombeau de glace, j’ignorais qui vous étiez, et vous m’avez sauvé au péril de vos jours, sachant qui je suis.

– Eh ! vous êtes mon semblable, répondit Altamont, et quoi qu’il en ait, un Américain n’est point un lâche !

– Non, certes, s’écria le docteur, c’est un homme comme vous, Hatteras !

– Et, comme moi, il partagera la gloire qui nous est réservée !

– La gloire d’aller au pôle Nord ! dit Altamont.

– Oui ! fit le capitaine avec un accent superbe.

– Je l’avais donc deviné ! s’écria l’Américain. Vous avez donc osé concevoir un pareil dessein ! Vous avez osé tenter d’atteindre ce point inaccessible ! Ah ! c’est beau, cela ! Je vous le dis, moi, c’est sublime !

– Mais vous, demanda Hatteras d’une voix rapide, vous ne vous élanciez donc pas, comme nous, sur la route du pôle ?

Altamont semblait hésiter à répondre.

– Eh bien ? fit le docteur.

– Eh bien, non ! s’écria l’Américain. Non ! la vérité avant l’amour-propre ! Non ! je n’ai pas eu cette grande pensée qui vous a entraînés jusqu’ici. Je cherchais à franchir, avec mon navire, le passage du nord-ouest, et voilà tout.

– Altamont, dit Hatteras en tendant la main à l’Américain, soyez donc notre compagnon de gloire, et venez avec nous découvrir le pôle Nord !

Ces deux hommes serrèrent alors, dans une chaleureuse étreinte, leur main franche et loyale.

Quand ils se retournèrent vers le docteur, celui-ci pleurait.

– Ah ! mes amis, murmura-t-il en s’essuyant les yeux, comment mon cœur peut-il contenir la joie dont vous le remplissez ! Ah ! mes chers compagnons, vous avez sacrifié, pour vous réunir dans un succès commun, cette misérable question de nationalité ! Vous vous êtes dit que l’Angleterre et l’Amérique ne faisaient rien dans tout cela, et qu’une étroite sympathie devait nous lier contre les dangers de notre expédition ! Si le pôle Nord est atteint, n’importe qui l’aura découvert ! Pourquoi se rabaisser ainsi et se targuer d’être Américains ou Anglais, quand on peut se vanter d’être hommes !

Le bon docteur pressait dans ses bras les ennemis réconciliés ; il ne pouvait calmer sa joie ; les deux nouveaux amis se sentaient plus rapprochés encore par l’amitié que le digne homme leur portait à tous deux. Clawbonny parlait, sans pouvoir se contenir, de la vanité des compétitions, de la folie des rivalités, et de l’accord si nécessaire entre des hommes abandonnés loin de leur pays. Ses paroles, ses larmes, ses caresses, tout venait du plus profond de son cœur.

Cependant il se calma, après avoir embrassé une vingtième fois Hatteras et Altamont.

– Et maintenant, dit-il, à l’ouvrage, à l’ouvrage ! Puisque je n’ai été bon à rien comme chasseur, utilisons mes autres talents.

Et il se mit en train de dépecer le bœuf, qu’il appelait « le bœuf de la réconciliation », mais si adroitement, qu’il ressemblait à un chirurgien pratiquant une autopsie délicate.

Ses deux compagnons le regardaient en souriant. Au bout de quelques minutes, l’adroit praticien eut retiré du corps de l’animal une centaine de livres de chair appétissante ; il en fit trois parts, dont chacun se chargea, et l’on reprit la route de Fort-Providence.

À dix heures du soir, les chasseurs, marchant dans les rayons obliques du soleil, atteignirent Doctor’s-House, où Johnson et Bell leur avaient préparé un bon repas.

Mais, avant de se mettre à table, le docteur s’était écrié d’une voix triomphante, en montrant ses deux compagnons de chasse :

– Mon vieux Johnson, j’avais emmené avec moi un Anglais et un Américain, n’est-il pas vrai ?

– Oui, monsieur Clawbonny, répondit le maître d’équipage.

– Eh bien, je ramène deux frères.

Les marins tendirent joyeusement la main à Altamont ; le docteur leur raconta ce qu’avait fait le capitaine américain pour le capitaine anglais, et, cette nuit-là, la maison de neige abrita cinq hommes parfaitement heureux.
CHAPITRE XVIII
LES DERNIERS PRÉPARATIFS
Le lendemain, le temps changea ; il y eut un retour au froid ; la neige, la pluie et les tourbillons se succédèrent pendant plusieurs jours.

Bell avait terminé sa chaloupe ; elle répondait parfaitement au but qu’elle devait remplir ; pontée en partie, haute de bord, elle pouvait tenir la mer par un gros temps, avec sa misaine et son foc ; sa légèreté lui permettait d’être halée sur le traîneau sans peser trop à l’attelage de chiens.

Enfin, un changement d’une haute importance pour les hiverneurs se préparait dans l’état du bassin polaire. Les glaces commençaient à s’ébranler au milieu de la baie ; les plus hautes, incessamment minées par les chocs, ne demandaient qu’une tempête assez forte pour s’arracher du rivage et former des ice-bergs mobiles. Cependant Hatteras ne voulut pas attendre la dislocation du champ de glace pour commencer son excursion. Puisque le voyage devait se faire par terre, peu lui importait que la mer fût libre ou non ; il fixa donc le départ au 25 juin ; d’ici là, tous les préparatifs pouvaient être entièrement terminés. Johnson et Bell s’occupèrent de remettre le traîneau en parfait état ; les châssis furent renforcés et les patins refaits à neuf. Les voyageurs comptaient profiter pour leur excursion de ces quelques semaines de beau temps que la nature accorde aux contrées hyperboréennes. Les souffrances seraient donc moins cruelles à affronter, les obstacles plus faciles à vaincre.

Quelques jours avant le départ, le 20 juin, les glaces laissèrent entre elles quelques passes libres dont on profita pour essayer la chaloupe dans une promenade jusqu’au cap Washington. La mer n’était pas absolument dégagée, il s’en fallait ; mais enfin elle ne présentait plus une surface solide, et il eût été impossible de tenter à pied une excursion à travers les ice-fields rompus.

Cette demi-journée de navigation permit d’apprécier les bonnes qualités nautiques de la chaloupe.

Pendant leur retour, les navigateurs furent témoins d’un incident curieux. Ce fut la chasse d’un phoque faite par un ours gigantesque ; celui-ci était heureusement trop occupé pour apercevoir la chaloupe, car il n’eût pas manqué de se mettre à sa poursuite ; il se tenait à l’affût auprès d’une crevasse de l’ice-field par laquelle le phoque avait évidemment plongé. L’ours épiait donc sa réapparition avec la patience d’un chasseur ou plutôt d’un pêcheur, car il péchait véritablement. Il guettait en silence ; il ne remuait pas ; il ne donnait aucun signe de vie.

Mais, tout d’un coup, la surface du trou vint à s’agiter ; l’amphibie remontait pour respirer ; l’ours se coucha tout de son long sur le champ glacé et arrondit ses deux pattes autour de la crevasse.

Un instant après, le phoque apparut, la tête hors de l’eau ; mais il n’eut pas le temps de l’y replonger ; les pattes de l’ours, comme détendues par un ressort, se rejoignirent, étreignirent l’animal avec une irrésistible vigueur, et l’enlevèrent hors de son élément de prédilection.

Ce fut une lutte rapide ; le phoque se débattit pendant quelques secondes et fut étouffé sur la poitrine de son gigantesque adversaire ; celui-ci, l’emportant sans peine, bien qu’il fût d’une grande taille, et sautant légèrement d’un glaçon à l’autre jusqu’à la terre ferme, disparut avec sa proie.

– Bon voyage ! lui cria Johnson ; cet ours-là a un peu trop de pattes à sa disposition.

La chaloupe regagna bientôt la petite anse que Bell lui avait ménagée entre les glaces.

Quatre jours séparaient encore Hatteras et ses compagnons du moment fixé pour leur départ.

Hatteras pressait les derniers préparatifs ; il avait hâte de quitter cette Nouvelle-Amérique, cette terre qui n’était pas sienne et qu’il n’avait pas nommée ; il ne se sentait pas chez lui.

Le 22 juin, on commença à transporter sur le traîneau les effets de campement, la tente et les provisions. Les voyageurs emportaient deux cents livres de viande salée, trois caisses de légumes et de viandes conservées, cinquante livres de saumure et de lime-juice, cinq quarters70 de farine, des paquets de cresson et de cochléaria, fournis par les plantations du docteur ; en y ajoutant deux cents livres de poudre, les instruments, les armes et les menus bagages, en y comprenant la chaloupe, l’halket-boat et le poids du traîneau, c’était une charge de près de quinze cents livres à traîner, et fort pesante pour quatre chiens ; d’autant plus que, contrairement à l’habitude des Esquimaux, qui ne les font pas travailler plus de quatre jours de suite, ceux-ci, n’ayant pas de remplaçants, devaient tirer tous les jours ; mais les voyageurs se promettaient de les aider au besoin, et ils ne comptaient marcher qu’à petites journées ; la distance de la baie Victoria au pôle était de trois cent cinquante-cinq milles au plus71, et, à douze milles72 par jour, il fallait un mois pour la franchir ; d’ailleurs, lorsque la terre viendrait à manquer, la chaloupe permettrait d’achever le voyage sans fatigues, ni pour les chiens, ni pour les hommes.

Ceux-ci se portaient bien ; la santé générale était excellente ; l’hiver, quoique rude, se terminait dans de suffisantes conditions de bien-être ; chacun, après avoir écouté les avis du docteur, échappa aux maladies inhérentes à ces durs climats. En somme, on avait un peu maigri, ce qui ne laissait pas d’enchanter le digne Clawbonny ; mais on s’était fait le corps et l’âme à cette âpre existence, et maintenant ces hommes acclimatés pouvaient affronter les plus brutales épreuves de la fatigue et du froid sans y succomber.

Et puis enfin, ils allaient marcher au but du voyage, à ce pôle inaccessible, après quoi il ne serait plus question que du retour. La sympathie qui réunissait maintenant les cinq membres de l’expédition devait les aider à réussir dans leur audacieux voyage, et pas un d’eux ne doutait du succès de l’entreprise.

En prévision d’une expédition lointaine, le docteur avait engagé ses compagnons à s’y préparer longtemps d’avance et à « s’entraîner » avec le plus grand soin.

– Mes amis, leur disait-il, je ne vous demande pas d’imiter les coureurs anglais, qui diminuent de dix-huit livres après deux jours d’entraînement, et de vingt-cinq après cinq jours ; mais enfin il faut faire quelque chose afin de se placer dans les meilleures conditions possibles pour accomplir un long voyage. Or, le premier principe de l’entraînement est de supprimer la graisse chez le coureur comme chez le jockey, et cela, au moyen de purgatifs, de transpirations et d’exercices violents ; ces gentlemen savent qu’ils perdront tant par médecine, et ils arrivent à des résultats d’une justesse incroyable ; aussi, tel qui avant l’entraînement ne pouvait courir l’espace d’un mille sans perdre haleine, en fait facilement vingt-cinq après ! On a cité un certain Townsend qui faisait cent milles en douze heures sans s’arrêter.

– Beau résultat, répondit Johnson, et bien que nous ne soyons pas très gras, s’il faut encore maigrir…

– Inutile, Johnson ; mais, sans exagérer, on ne peut nier que l’entraînement n’ait de bons effets ; il donne aux os plus de résistance, plus d’élasticité aux muscles, de la finesse à l’ouïe, et de la netteté à la vue ; ainsi, ne l’oublions pas.

Enfin, entraînés ou non, les voyageurs furent prêts le 23 juin ; c’était un dimanche, et ce jour fut consacré à un repos absolu.

L’instant du départ approchait, et les habitants du Fort-Providence ne le voyaient pas arriver sans une certaine émotion. Cela leur faisait quelque peine au cœur de laisser cette hutte de neige, qui avait si bien rempli son rôle de maison, cette baie Victoria, cette plage hospitalière où s’étaient passés les derniers mois de l’hivernage. Retrouverait-on ces constructions au retour ? Les rayons du soleil n’allaient-ils pas achever de fondre leurs fragiles murailles ?

En somme, de bonnes heures s’y étaient écoulées ! Le docteur, au repas du soir, rappela à ses compagnons ces émouvants souvenirs, et il n’oublia pas de remercier le Ciel de sa visible protection.

Enfin l’heure du sommeil arriva. Chacun se coucha tôt pour se lever de grand matin. Ainsi s’écoula la dernière nuit passée au Fort-Providence.
CHAPITRE XIX
MARCHE AU NORD
Le lendemain, dès l’aube, Hatteras donna le signal du départ. Les chiens furent attelés au traîneau ; bien nourris, bien reposés, après un hiver passé dans des conditions très confortables, ils n’avaient aucune raison pour ne pas rendre de grands services pendant l’été. Ils ne se firent donc pas prier pour revêtir leur harnachement de voyage.

Bonnes bêtes, après tout, que ces chiens Groënlandais ; leur sauvage nature s’était formée peu à peu ; ils perdaient de leur ressemblance avec le loup, pour se rapprocher de Duk, ce modèle achevé de la race canine : en un mot, ils se civilisaient.

Duk pouvait certainement demander une part dans leur éducation ; il leur avait donné des leçons de bonne compagnie et prêchait d’exemple ; en sa qualité d’Anglais, très pointilleux sur la question du « cant », il fut longtemps à se familiariser avec des chiens « qui ne lui avaient pas été présentés », et, dans le principe, il ne leur parlait pas ; mais, à force de partager les mêmes dangers, les mêmes privations, la même fortune, ces animaux de race différente frayèrent peu à peu ensemble. Duk, qui avait bon cœur, fit les premiers pas, et toute la gent à quatre pattes devint bientôt une troupe d’amis.

Le docteur caressait les Groënlandais, et Duk voyait sans jalousie ces caresses distribuées à ses congénères.

Les hommes n’étaient pas en moins bon état que les animaux ; si ceux-ci devaient bien tirer, les autres se proposaient de bien marcher.

On partit à six heures du matin, par un beau temps ; après avoir suivi les contours de la baie, et dépassé le cap Washington, la route fut donnée droit au nord par Hatteras ; à sept heures, les voyageurs perdaient dans le sud le cône du phare et le Fort-Providence.

Le voyage s’annonçait bien, et mieux surtout que cette expédition entreprise en plein hiver à la recherche du charbon ! Hatteras laissait alors derrière lui, à bord de son navire, la révolte et le désespoir, sans être certain du but vers lequel il se dirigeait ; il abandonnait un équipage à demi mort de froid ; il partait avec des compagnons affaiblis par les misères d’un hiver arctique ; lui, l’homme du nord, il revenait vers le sud ! Maintenant, au contraire, entouré d’amis vigoureux et biens portants, soutenu, encouragé, poussé, il marchait au pôle, à ce but de toute sa vie ! Jamais homme n’avait été plus près d’acquérir cette gloire immense pour son pays et pour lui-même !

Songeait-il à toutes ces choses si naturellement inspirées par la situation présente ? Le docteur aimait à le supposer, et n’en pouvait guère douter à le voir si ardent. Le bon Clawbonny se réjouissait de ce qui devait réjouir son ami, et, depuis la réconciliation des deux capitaines, de ses deux amis, il se trouvait le plus heureux des hommes, lui auquel ces idées de haine, d’envie, de compétition, étaient étrangères, lui la meilleure des créatures ! Qu’arriverait-il, que résulterait-il de ce voyage ? Il l’ignorait ; mais enfin il commençait bien. C’était beaucoup.

La côte occidentale de la Nouvelle-Amérique se prolongeait dans l’ouest par une suite de baies au-delà du cap Washington ; les voyageurs, pour éviter cette immense courbure, après avoir franchi les premières rampes de Bell-Mount, se dirigèrent vers le nord, en prenant par les plateaux supérieurs. C’était une notable économie de route ; Hatteras voulait, à moins que des obstacles imprévus de détroit et de montagne ne s’y opposassent, tirer une ligne droite de trois cent cinquante milles depuis le Fort-Providence jusqu’au pôle.

Le voyage se faisait aisément ; les plaines élevées offraient de vastes tapis blancs, sur lesquels le traîneau, garni de ses châssis soufrés, glissait sans peine, et les hommes, chaussés de leurs snow-shoes, y trouvaient une marche sûre et rapide.

Le thermomètre indiquait trente-sept degrés (+ 3° centigrades). Le temps n’était pas absolument fixé, tantôt clair, tantôt embrumé ; mais ni le froid ni les tourbillons n’eussent arrêté des voyageurs si décidés à se porter en avant.

La route se relevait facilement au compas ; l’aiguille devenait moins paresseuse en s’éloignant du pôle magnétique ; elle n’hésitait plus ; il est vrai que, le point magnétique dépassé, elle se retournait vers lui, et marquait pour ainsi dire le sud à des gens qui marchaient au nord ; mais cette indication inverse ne donnait lieu à aucun calcul embarrassant.

D’ailleurs, le docteur imagina un moyen de jalonnement bien simple, qui évitait de recourir constamment à la boussole ; une fois la position établie, les voyageurs relevaient, par les temps clairs, un objet exactement placé au nord et situé deux ou trois milles en avant ; ils marchaient alors vers lui jusqu’à ce qu’il fût atteint ; puis ils choisissaient un autre point de repère dans la même direction, et ainsi de suite. De cette façon, on s’écartait très peu du droit chemin.

Pendant les deux premiers jours du voyage, on marcha à raison de vingt milles par douze heures ; le reste du temps était consacré aux repas et au repos ; la tente suffisait à préserver du froid pendant les instants du sommeil.

La température tendait à s’élever ; la neige fondait entièrement par endroits, suivant les caprices du sol, tandis que d’autres places conservaient leur blancheur immaculée ; de grandes flaques d’eau se formaient çà et là, souvent de vrais étangs, qu’un peu d’imagination eût fait prendre pour des lacs ; les voyageurs s’y enfonçaient parfois jusqu’à mi-jambes ; ils en riaient, d’ailleurs ; le docteur était heureux de ces bains inattendus.

– L’eau n’a pourtant pas la permission de nous mouiller dans ce pays, disait-il ; cet élément n’a droit ici qu’à l’état solide et à l’état gazeux ; quant à l’état liquide, c’est un abus ! Glace ou vapeur, très bien ; mais eau, jamais !

La chasse n’était pas oubliée pendant la marche, car elle devait procurer une alimentation fraîche ; aussi Altamont et Bell, sans trop s’écarter, battaient les ravines voisines ; ils tiraient des ptarmigans, des guillemots, des oies, quelques lièvres gris ; ces animaux passaient peu à peu de la confiance à la crainte, ils devenaient très fuyards et fort difficiles à approcher.

Sans Duk, les chasseurs en eussent été souvent pour leur poudre.

Hatteras leur recommandait de ne pas s’éloigner de plus d’un mille, car il n’avait ni un jour ni une heure à perdre, et ne pouvait compter que sur trois mois de beau temps.

Il fallait, d’ailleurs, que chacun fût à son poste près du traîneau, quand un endroit difficile, quelque gorge étroite, des plateaux inclinés, se présentaient à franchir ; chacun alors s’attelait ou s’accotait au véhicule, le tirant, le poussant, ou le soutenant ; plus d’une fois, on dut le décharger entièrement, et cela ne suffisait pas à prévenir des chocs, et par conséquent des avaries, que Bell réparait de son mieux.

Le troisième jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrèrent un lac de plusieurs acres d’étendue, et encore entièrement glacé par suite de son orientation à l’abri du soleil ; la glace était même assez forte pour supporter le poids des voyageurs et du traîneau. Cette glace paraissait dater d’un hiver éloigné, car ce lac ne devait jamais dégeler, par suite de sa position ; c’était un miroir compacte sur lequel les étés arctiques n’avaient aucune prise ; ce qui semblait confirmer cette observation, c’est que ses bords étaient entourés d’une neige sèche, dont les couches inférieures appartenaient certainement aux années précédentes.

À partir de ce moment, le pays s’abaissa sensiblement, d’où le docteur conclut qu’il ne pouvait avoir une grande étendue vers le nord ; d’ailleurs, il était très vraisemblable que la Nouvelle-Amérique n’était qu’une île et ne se développait pas jusqu’au pôle. Le sol s’aplanissait peu à peu ; à peine dans l’ouest quelques collines nivelées par l’éloignement et baignées dans une brume bleuâtre.

Jusque-là, l’expédition se faisait sans fatigue ; les voyageurs ne souffraient que de la réverbération des rayons solaires sur les neiges ; cette réflexion intense pouvait leur donner des snow-blindness73 impossibles à éviter. En tout autre temps, ils eussent voyagé la nuit, pour éviter cet inconvénient ; mais alors la nuit manquait. La neige tendait heureusement à se dissoudre et perdait beaucoup de son éclat, lorsqu’elle était sur le point de se résoudre en eau.

La température s’éleva, le 28 juin, à quarante-cinq degrés au-dessus de zéro (+ 7° centigrades) ; cette hausse du thermomètre fut accompagnée d’une pluie abondante, que les voyageurs reçurent stoïquement, avec plaisir même ; elle venait accélérer la décomposition des neiges ; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et changer le mode de glissage du traîneau. La marche fut retardée sans doute ; mais, en l’absence d’obstacles sérieux, on avançait toujours.

Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies ou plates, à la façon des galets usés par le remous des vagues, et alors il se croyait près du bassin polaire ; cependant la plaine se déroulait sans cesse à perte de vue.

Elle n’offrait aucun vestige d’habitation, ni huttes, ni cairns, ni caches d’Esquimaux ; les voyageurs étaient évidemment les premiers à fouler cette contrée nouvelle ; les Groënlandais, dont les tribus hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et cependant, en ce pays, la chasse eût été fructueuse pour ces malheureux, toujours affamés ; on voyait parfois des ours qui suivaient sous le vent la petite troupe, sans manifester l’intention de l’attaquer ; dans le lointain, des bœufs musqués et des rennes apparaissaient par bandes nombreuses ; le docteur aurait bien voulu s’emparer de ces derniers pour renforcer son attelage ; mais ils étaient très fuyards et impossibles à prendre vivants.

Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre un bœuf musqué de moyenne taille, après avoir donné à ses compagnons une haute idée de son sang-froid et de son adresse ; c’était vraiment un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s’y connaissait, l’admirait fort. Le bœuf fut dépecé et fournit une nourriture fraîche et abondante.

Ces hasards de bons et succulents repas étaient toujours bien reçus ; les moins gourmands ne pouvaient s’empêcher de jeter des regards de satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait lui-même, quand il se surprenait en extase devant ces opulents morceaux.

– Ne faisons pas les petites bouches, disait-il ; le repas est une chose importante dans les expéditions polaires.

– Surtout, répondit Johnson, quand il dépend d’un coup de fusil plus ou moins adroit !

– Vous avez raison, mon vieux Johnson, répliquait le docteur, et l’on songe moins à manger lorsqu’on sait le pot-au-feu en train de bouillir régulièrement sur les fourneaux de la cuisine.

Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté, comme s’il eût été soulevé par une commotion volcanique ; les cônes, les pics aigus se multiplièrent à l’infini et atteignirent de grandes hauteurs.

Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra bientôt en un véritable ouragan ; elle s’engouffrait à travers les rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en pleine terre, affectaient cependant des formes d’hummocks et d’ice-bergs ; leur présence sur ces plateaux élevés demeura inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout.

À la tempête succéda un temps chaud et humide ; ce fut un véritable dégel ; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se mêlait au bruit plus imposant des avalanches.

Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant l’air, déterminer des catastrophes ; ils étaient témoins de chutes fréquentes et terribles qu’ils n’auraient pas eu le temps de prévoir ; en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une effrayante instantanéité ; elles diffèrent en cela de celles de la Suisse ou de la Norvège ; là, en effet, se forme une boule, peu considérable d’abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts, renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se précipiter ; or, il n’en est pas ainsi dans les contrées frappées par le froid arctique ; le déplacement du bloc de glace y est inattendu, foudroyant ; sa chute n’est que l’instant de son départ, et qui le verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement écrasé par lui ; le boulet de canon n’est pas plus rapide, ni la foudre plus prompte ; se détacher, tomber, écraser ne fait qu’un pour l’avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable du tonnerre, et des répercussions étranges d’échos plus plaintifs que bruyants.

Aussi, aux yeux des spectateurs stupéfaits, se produisait-il parfois de véritables changements à vue ; le pays se métamorphosait ; la montagne devenait plaine sous l’attraction d’un brusque dégel ; lorsque l’eau du ciel, infiltrée dans les fissures des grands blocs, se solidifiait au froid d’une seule nuit, elle brisait alors tout obstacle par son irrésistible expansion, plus puissante encore en se faisant glace qu’en devenant vapeur, et le phénomène s’accomplissait avec une épouvantable instantanéité.

Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traîneau et ses conducteurs ; les précautions prises, tout danger fut évité. D’ailleurs, ce pays hérissé de crêtes, de contreforts, de croupes, d’ice-bergs, n’avait pas une grande étendue, et trois jours après, le 3 juillet, les voyageurs se retrouvèrent dans les plaines plus faciles.

Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phénomène, qui pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux mondes ; la petite troupe suivait une chaîne de collines hautes de cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs milles de longueur ; or, son versant oriental était couvert de neige, mais d’une neige entièrement rouge.

On conçoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et même le premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur se hâta sinon de rassurer, au moins d’instruire ses compagnons ; il connaissait cette particularité des neiges rouges, et les travaux d’analyse chimique faits à leur sujet par Wollaston, de Candolle et Baüer ; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans les contrées arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes ; de Saussure en recueillit une notable quantité sur le Breven en 1760, et, depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d’autres navigateurs en rapportèrent de leurs expéditions boréales.

Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait uniquement de la présence de corpuscules organiques ; longtemps les chimistes se demandèrent si ces corpuscules étaient d’une nature animale ou végétale ; mais ils reconnurent enfin qu’ils appartenaient à la famille des champignons microscopiques du genre « Uredo », que Baüer proposa d’appeler « Uredo nivalis ».

Alors le docteur, fouillant cette neige de son bâton ferré, fit voir à ses compagnons que la couche écarlate mesurait neuf pieds de profondeur, et il leur donna à calculer ce qu’il pouvait y avoir, sur un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants comptèrent jusqu’à quarante-trois mille dans un centimètre carré.

Cette coloration, d’après la disposition du versant, devait remonter à un temps très reculé, car ces champignons ne se décomposent ni par l’évaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s’altère pas.

Le phénomène, quoique expliqué, n’en était pas moins étrange ; la couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature ; la réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres ; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s’ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs.

Le docteur, qui n’avait pu examiner cette substance, lorsqu’il l’aperçut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici à son aise, et il en recueillit précieusement plusieurs bouteilles.

Ce sol rouge, ce « Champ de Sang », comme il l’appela, ne fut dépassé qu’après trois heures de marche, et le pays reprit son aspect habituel.
CHAPITRE XX
EMPREINTES SUR LA NEIGE
La journée du 4 juillet s’écoula au milieu d’un brouillard très épais. La route au nord ne put être maintenue qu’avec la plus grande difficulté ; à chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun accident n’arriva heureusement pendant l’obscurité ; Bell seulement perdit ses snow-shoes, qui se brisèrent contre une saillie de roc.

– Ma foi, dit Johnson, je croyais qu’après avoir fréquenté la Mersey et la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de brouillards, mais je vois que je me suis trompé !

– Eh bien, répondit Bell, nous devrions allumer des torches comme à Londres ou à Liverpool !

– Pourquoi pas ? répliqua le docteur ; c’est une idée, cela ; on éclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous nous dirigerions plus directement.

– Mais, dit Bell, comment se procurer des torches ?

– Avec de l’étoupe imbibée d’esprit-de-vin et fixée au bout de nos bâtons.

– Bien trouvé, répondit Johnson, et ce ne sera pas long à établir.

Un quart d’heure après, la petite troupe reprenait sa marche aux flambeaux au milieu de l’humide obscurité.

Mais si l’on alla plus droit, on n’alla pas plus vite, et ces ténébreuses vapeurs ne se dissipèrent pas avant le 6 juillet ; la terre s’étant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce brouillard comme les lambeaux d’une étoffe déchirée.

Aussitôt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs n’avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par jour.

Le 6, on se hâta donc de regagner le temps perdu, et l’on partit de bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche à l’avant, sondant le terrain et éventant le gibier ; Duk les accompagnait ; le temps, avec son étonnante mobilité, était redevenu très clair et très sec, et, bien que les guides fussent à deux milles du traîneau, le docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.

Il fut donc fort étonné de les voir s’arrêter tout d’un coup et demeurer dans une posture de stupéfaction ; ils semblaient regarder vivement au loin, comme des gens qui interrogent l’horizon.

Puis, se courbant vers le sol, ils l’examinaient avec attention et se relevaient surpris. Bell parut même vouloir se porter en avant ; mais Altamont le retint de la main.

– Ah ça ! que font-ils donc ? dit le docteur à Johnson.

– Je les examine comme vous, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, et je ne comprends rien à leurs gestes.

– Ils ont trouvé des traces d’animaux, répondit Hatteras.

– Cela ne peut être, dit le docteur.

– Pourquoi ?

– Parce que Duk aboierait.

– Ce sont pourtant bien des empreintes qu’ils observent.

– Marchons, fit Hatteras ; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Johnson excita les chiens d’attelage, qui prirent une allure plus rapide.

Au bout de vingt minutes, les cinq voyageurs étaient réunis, et Hatteras, le docteur, Johnson partageaient la surprise de Bell et d’Altamont.

En effet, des traces d’hommes, visibles, incontestables et fraîches comme si elles eussent été faites la veille, se montraient éparses sur la neige.

– Ce sont des Esquimaux, dit Hatteras.

– En effet, répondit le docteur, voilà les empreintes de leurs raquettes.

– Vous croyez ? dit Altamont.

– Cela est certain.

– Eh bien, et ce pas ? reprit Altamont en montrant une autre trace plusieurs fois répétée.

– Ce pas ?

– Prétendez-vous qu’il appartienne à un Esquimau ?

Le docteur regarda attentivement et fut stupéfait ; la marque d’un soulier européen, avec ses clous, sa semelle et son talon, était profondément creusée dans la neige ; il n’y avait pas à en douter, un homme, un étranger, avait passé là.

– Des Européens ici ! s’écria Hatteras.

– Évidemment, fit Johnson.

– Et cependant, dit le docteur, c’est tellement improbable qu’il faut y regarder à deux fois avant de se prononcer.

Le docteur examina donc l’empreinte deux fois, trois fois, et il fut bien obligé de reconnaître son origine extraordinaire.

Le héros de Daniel de Foe ne fut pas plus stupéfait en rencontrant la marque d’un pied creusée sur le sable de son île ; mais si ce qu’il éprouva fut de la crainte, ici ce fut du dépit pour Hatteras. Un Européen si près du pôle !

On marcha en avant pour reconnaître ces traces ; elles se répétaient pendant un quart de mille, mêlées à d’autres vestiges de raquettes et de mocassins ; puis elles s’infléchissaient vers l’ouest.

Arrivés à ce point, les voyageurs se demandèrent s’il fallait les suivre plus longtemps.

– Non, répondit Hatteras. Allons…

II fut interrompu par une exclamation du docteur, qui venait de ramasser sur la neige un objet plus convaincant encore et sur l’origine duquel il n’y avait pas à se méprendre. C’était l’objectif d’une lunette de poche.

– Cette fois, dit-il, on ne peut plus mettre en doute la présence d’un étranger sur cette terre !…

– En avant ! s’écria Hatteras.

Et il prononça si énergiquement cette parole, que chacun le suivit ; le traîneau reprit sa marche un moment interrompue.

Chacun surveillait l’horizon avec soin, sauf Hatteras, qu’une sourde colère animait et qui ne voulait rien voir. Cependant, comme on risquait de tomber dans un détachement de voyageurs, il fallait prendre ses précautions ; c’était véritablement jouer de malheur que de se voir précédé sur cette route inconnue ! Le docteur, sans éprouver la colère d’Hatteras, ne pouvait se défendre d’un certain dépit, malgré sa philosophie naturelle. Altamont paraissait également vexé ; Johnson et Bell grommelaient entre leurs dents des paroles menaçantes.

– Allons, dit enfin le docteur, faisons contre fortune bon cœur.

– Il faut avouer, dit Johnson, sans être entendu d’Altamont, que si nous trouvions la place prise, ce serait à dégoûter de faire un voyage au pôle !

– Et cependant, répondit Bell, il n’y a pas moyen de douter…

– Non, répliqua le docteur ; j’ai beau retourner l’aventure dans mon esprit, me dire que c’est improbable, impossible, il faut bien se rendre ; ce soulier ne s’est pas empreint dans la neige sans avoir été au bout d’une jambe et sans que cette jambe ait été attachée à un corps humain. Des Esquimaux, je le pardonnerais encore, mais un Européen !

– Le fait est, répondit Johnson, que si nous allions trouver les lits retenus dans l’auberge du bout du monde, ce serait vexant.

– Particulièrement vexant, répondit Altamont.

– Enfin, on verra, fit le docteur

Et l’on se remit en marche.

Cette journée s’accomplit sans qu’un fait nouveau vînt confirmer la présence d’étrangers sur cette partie de la Nouvelle-Amérique, et l’on prit enfin place au campement du soir.

Un vent assez, violent ayant sauté dans le nord, il avait fallu chercher pour la tente un abri sûr au fond d’un ravin ; le ciel était menaçant ; des nuages allongés sillonnaient l’air avec une grande rapidité ; ils rasaient le sol d’assez près, et l’on avait de la peine à les suivre dans leur course échevelée ; parfois, quelques lambeaux de ces vapeurs traînaient jusqu’à terre, et la tente ne se maintenait contre l’ouragan qu’avec la plus grande difficulté.

– Une vilaine nuit qui se prépare, dit Johnson après le souper.

– Elle ne sera pas froide, mais bruyante, répondit le docteur ; prenons nos précautions, et assurons la tente avec de grosses pierres.

– Vous avez raison, monsieur Clawbonny ; si l’ouragan entraînait notre abri de toile, Dieu sait où nous pourrions le rattraper.

Les précautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer à ce danger, et les voyageurs fatigués essayèrent de dormir.

Mais cela leur fut impossible ; la tempête s’était déchaînée et se précipitait du sud au nord avec une incomparable violence ; les nuages s’éparpillaient dans l’espace comme la vapeur hors d’une chaudière qui vient de faire explosion ; les dernières avalanches, sous les coups de l’ouragan, tombaient dans les ravines, et les échos renvoyaient en échange leurs sourdes répercussions ; l’atmosphère semblait être le théâtre d’un combat à outrance entre l’air et l’eau, deux éléments formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille.

L’oreille surexcitée percevait dans le grondement général des bruits particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent ; on entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de l’acier qui se rompt, au milieu des roulements allongés de la tempête.

Ces derniers s’expliquaient naturellement par les avalanches tordues dans les tourbillons, mais le docteur ne savait à quoi attribuer les autres.

Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels l’ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de violence, les voyageurs échangeaient leurs suppositions.

– Il se produit là, disait le docteur, des chocs, comme si des ice-bergs et des ice-fields se heurtaient.

– Oui, répondait Altamont, on dirait que l’écorce terrestre se disloque tout entière. Tenez, entendez-vous ?

– Si nous étions près de la mer, reprenait le docteur, je croirais véritablement à une rupture des glaces.

– En effet, répondit Johnson, ce bruit ne peut s’expliquer autrement.

– Nous serions donc arrivés à la côte ? dit Hatteras.

– Cela ne serait pas impossible, répondit le docteur ; tenez, ajouta-t-il après un craquement d’une violence extrême, ne dirait-on pas un écrasement de glaçons ? Nous pourrions bien être fort rapprochés de l’Océan.

– S’il en est ainsi, reprit Hatteras, je n’hésiterai pas à me lancer au travers des champs de glace.

– Oh ! fit le docteur, ils ne peuvent manquer d’être brisés après une tempête pareille. Nous verrons demain ; quoi qu’il en soit, s’il y a quelque troupe d’hommes à voyager par une nuit pareille, je la plains de tout mon cœur.

L’ouragan dura pendant dix heures sans interruption, et aucun des hôtes de la tente ne put prendre un instant de sommeil ; la nuit se passa dans une profonde inquiétude.

En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une tempête, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur aurait bien voulu aller au-dehors reconnaître l’état des choses ; mais comment s’aventurer dans ces vents déchaînés ?

Heureusement, l’ouragan s’apaisa dès les premières heures du jour ; on put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment résisté ; le docteur, Hatteras et Johnson se dirigèrent vers une colline haute de trois cents pieds environ ; ils la gravirent assez facilement.

Leurs regards s’étendirent alors sur un pays métamorphosé, fait de roches vives, d’arêtes aiguës, et entièrement dépourvu de glace. C’était l’été succédant brusquement à l’hiver chassé par la tempête ; la neige, rasée par l’ouragan comme par une lame affilée, n’avait pas eu le temps de se résoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute son âpreté primitive.

Mais où les regards d’Hatteras se portèrent rapidement, ce fut vers le nord. L’horizon y paraissait baigné dans des vapeurs noirâtres.

– Voilà qui pourrait bien être l’effet produit par l’Océan, dit le docteur.

– Vous avez raison, fit Hatteras, la mer doit être là.

– Cette couleur est ce que nous appelons le « blink » de l’eau libre, dit Johnson.

– Précisément, reprit le docteur.

– Eh bien, au traîneau ! s’écria Hatteras, et marchons à cet Océan nouveau !

– Voilà qui vous réjouit le cœur, dit Clawbonny au capitaine.

– Oui, certes, répondit celui-ci avec enthousiasme ; avant peu, nous aurons atteint le pôle ! Et vous, mon bon docteur, est-ce que cette perspective ne vous rend pas heureux ?

– Moi ! je suis toujours heureux, et surtout du bonheur des autres !

Les trois Anglais revinrent à la ravine, et, le traîneau préparé, on leva le campement. La route fut reprise ; chacun craignait de retrouver encore les traces de la veille ; mais, pendant le reste du chemin, pas un vestige de pas étrangers ou indigènes ne se montra sur le sol. Trois heures après, on arrivait à la côte.

– La mer ! la mer ! dit-on d’une seule voix.

– Et la mer libre ! s’écria le capitaine. Il était dix heures du matin.

En effet, l’ouragan avait fait place nette dans le bassin polaire ; les glaces, brisées et disloquées, s’en allaient dans toutes les directions ; les plus grosses, formant des ice-bergs, venaient de « lever l’ancre », suivant l’expression des marins, et voguaient en pleine mer. Le champ avait subi un rude assaut de la part du vent ; une grêle de lames minces, de bavures et de poussière de glace était répandue sur les rochers environnants. Le peu qui restait de l’ice-field à l’arasement du rivage paraissait pourri ; sur les rocs, où déferlait le flot, s’allongeaient de larges algues marines et des touffes d’un varech décoloré.

L’Océan s’étendait au-delà de la portée du regard, sans qu’aucune île, aucune terre nouvelle, vînt en limiter l’horizon.

La côte formait dans l’est et dans l’ouest deux caps qui allaient se perdre en pente douce au milieu des vagues ; la mer brisait à leur extrémité, et une légère écume s’envolait par nappes blanches sur les ailes du vent, le sol de la Nouvelle-Amérique venait ainsi mourir à l’Océan polaire, sans convulsions, tranquille et légèrement incliné ; il s’arrondissait en baie très ouverte et formait une rade foraine délimitée par les deux promontoires. Au centre, un saillant du roc faisait un petit port naturel abrité sur trois points du compas : il pénétrait dans les terres par le large lit d’un ruisseau, chemin ordinaire des neiges fondues après l’hiver, et torrentueux en ce moment.

Hatteras, après s’être rendu compte de la configuration de la côte, résolut de faire ce jour même les préparatifs du départ, de lancer la chaloupe à la mer, de démonter le traîneau et de l’embarquer pour les excursions à venir.

Cela pouvait demander la fin de la journée. La tente fut donc dressée, et après un repas réconfortant, les travaux commencèrent ; pendant ce temps, le docteur prit ses instruments pour aller faire son point et déterminer le relevé hydrographique d’une partie de la baie.

Hatteras pressait le travail ; il avait hâte de partir ; il voulait avoir quitté la terre ferme et pris les devants, au cas où quelque détachement arriverait à la mer.

À cinq heures du soir, Johnson et Bell n’avaient plus qu’à se croiser les bras. La chaloupe se balançait gracieusement dans le petit havre, son mât dressé, son foc halé bas et sa misaine sur les cargues ; les provisions et les parties démontées du traîneau y avaient été transportées ; il ne restait plus que la tente et quelques objets de campement à embarquer le lendemain.

Le docteur, à son retour, trouva ces apprêts terminés. En voyant la chaloupe tranquillement abritée des vents, il lui vint à l’idée de donner un nom à ce petit port, et proposa celui d’Altamont.

Cela ne fit aucune difficulté, et chacun trouva la proposition parfaitement juste.

En conséquence, le port fut appelé Altamont-Harbour.

Suivant les calculs du docteur, il se trouvait situé par 87° 05’ de latitude et 118° 35’ de longitude à l’orient de Greenwich, c’est-à-dire à moins de 3° du pôle.

Les voyageurs avaient franchi une distance de deux cents milles depuis la baie Victoria jusqu’au port Altamont.
CHAPITRE XXI
LA MER LIBRE
Le lendemain matin, Johnson et Bell procédèrent à l’embarquement des effets de campement. À huit heures, les préparatifs de départ étaient terminés. Au moment de quitter cette côte, le docteur se prit à songer aux voyageurs dont on avait rencontré les traces, incident qui ne laissait pas de le préoccuper.

Ces hommes voulaient-ils gagner le nord ? avaient-ils à leur disposition quelque moyen de franchir l’océan polaire ? Allait-on encore les rencontrer sur cette route nouvelle ?

Aucun vestige n’avait, depuis trois jours, décelé la présence de ces voyageurs et certainement, quels qu’ils fussent, ils ne devaient point avoir atteint Altamont-Harbour. C’était un lieu encore vierge de tout pas humain.

Cependant, le docteur, poursuivi par ses pensées, voulut jeter un dernier coup d’œil sur le pays, et il gravit une éminence haute d’une centaine de pieds au plus ; de là, son regard pouvait parcourir tout l’horizon du sud.

Arrivé au sommet, il porta sa lunette à ses yeux. Quelle fut sa surprise de ne rien apercevoir, non pas au loin dans les plaines, mais à quelques pas de lui ! Cela lui parut fort singulier ; il examina de nouveau, et enfin il regarda sa lunette…. L’objectif manquait.

– L’objectif ! s’écria-t-il.

On comprend la révélation subite qui se faisait dans son esprit ; il poussa un cri assez fort pour que ses compagnons l’entendissent, et leur anxiété fut grande en le voyant descendre la colline à toutes jambes.

– Bon ! qu’y a-t-il encore ? demanda Johnson.

Le docteur, essoufflé, ne pouvait prononcer une parole ; enfin, il fit entendre ces mots :

– Les traces… les pas… le détachement !…

– Eh bien, quoi ? fit Hatteras… des étrangers ici ?

– Non !… non !… reprenait le docteur… l’objectif… mon objectif… à moi….

Et il montrait son instrument incomplet.

– Ah ! s’écria l’Américain… vous avez perdu ?…

– Oui !

– Mais alors, ces traces…

– Les nôtres, mes amis, les nôtres ! s’écria le docteur. Nous nous sommes égarés dans le brouillard ! Nous avons tourné en cercle, et nous sommes retombés sur nos pas !

– Mais cette empreinte de souliers ? dit Hatteras.

– Les souliers de Bell, de Bell lui-même, qui, après avoir cassé ses snow-shoes, a marché toute une journée dans la neige.

– C’est parfaitement vrai, dit Bell.

Et l’erreur fut si évidente que chacun partit d’un éclat de rire, sauf Hatteras, qui n’était cependant pas le moins heureux de cette découverte.

– Avons-nous été assez ridicules ! reprit le docteur, quand l’hilarité fut calmée. Les bonnes suppositions que nous avons faites ! Des étrangers sur cette côte ! allons donc ! Décidément, il faut réfléchir ici avant de parler. Enfin, puisque nous voilà tirés d’inquiétude à cet égard, il ne nous reste plus qu’à partir.

– En route ! dit Hatteras.

Un quart d’heure après, chacun avait pris place à bord de la chaloupe, qui, sa misaine déployée et son foc hissé, déborda rapidement d’Altamont-Harbour.

Cette traversée maritime commençait le mercredi 10 juillet ; les navigateurs se trouvaient à une distance très rapprochée du pôle, exactement cent soixante quinze milles74 ; pour peu qu’une terre fût située à ce point du globe, la navigation par mer devait être très courte.

Le vent était faible, mais favorable. Le thermomètre marquait cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades) ; il faisait réellement chaud.

La chaloupe n’avait pas souffert du voyage sur le traîneau ; elle était en parfait état, et se manœuvrait facilement. Johnson tenait la barre ; le docteur, Bell et l’Américain s’étaient accotés de leur mieux parmi les effets de voyage, disposés partie sur le pont, partie au-dessous.

Hatteras, placé à l’avant, fixait du regard ce point mystérieux vers lequel il se sentait attiré avec une insurmontable puissance, comme l’aiguille aimantée au pôle magnétique. Si quelque rivage se présentait, il voulait être le premier à le reconnaître. Cet honneur lui appartenait réellement.

Il remarquait d’ailleurs que la surface de l’Océan polaire était faite de lames courtes, telles que les mers encaissées en produisent. Il voyait là l’indice d’une terre prochaine, et le docteur partageait son opinion à cet égard.

Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras désirait si vivement rencontrer un continent au pôle nord. Quel désappointement il eût éprouvé à voir la mer incertaine, insaisissable, s’étendre là où une portion de terre, si petite qu’elle fût, était nécessaire à ses projets ! En effet, comment nominer d’un nom spécial un espace d’océan indéterminé ? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays ? Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majesté d’une partie de l’élément liquide ?

Aussi, l’œil fixe, Hatteras, sa boussole à la main, dévorait le nord de ses regards.

Rien, d’ailleurs, ne limitait l’étendue du bassin polaire jusqu’à la ligne de l’horizon ; il s’en allait au loin se confondre avec le ciel pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large, semblaient laisser passage à ces hardis navigateurs.

L’aspect de cette région offrait de singuliers caractères d’étrangeté. Cette impression tenait-elle à la disposition d’esprit de voyageurs très émus et supranerveux ? Il est difficile de se prononcer. Cependant le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie bizarre de l’Océan ; il en parle comme en parlait Penny, suivant lequel ces contrées présentent un aspect « offrant le contraste le plus frappant d’une mer animée par des millions de créatures vivantes. »

La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l’outre-mer, se montrait également transparente et douée d’un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de la fouiller du regard jusqu’à des profondeurs incommensurables ; il semblait que le bassin polaire fût éclairé par-dessous à la façon d’un immense aquarium ; quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond.

À la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient en bandes innombrables, pareilles à des nuages épais et gros de tempêtes. Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient dans leur ensemble tous les spécimens de la grande famille aquatique, depuis l’albatros, si commun aux contrées australes jusqu’au pingouin des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris produisaient un assourdissement continuel. À les considérer, le docteur perdait sa science de naturaliste ; les noms de ces espèces prodigieuses lui échappaient, et il se surprenait à courber la tête, quand leurs ailes battaient l’air avec une indescriptible puissance.

Quelques-uns de ces monstres aériens déployaient jusqu’à vingt pieds d’envergure ; ils couvraient entièrement la chaloupe sous leur vol, et il y avait là par légions de ces oiseaux dont la nomenclature ne parut jamais dans l’« Index Ornithologus » de Londres.

Le docteur était abasourdi, et, en somme, stupéfait de trouver sa science en défaut.

Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel, glissait à la surface de cet océan paisible, il rencontrait des productions non moins étonnantes du règne animal, et, entre autres, des méduses dont la largeur atteignait jusqu’à trente pieds ; elles servaient à la nourriture générale de la gent aérienne, et flottaient comme de véritables îlots au milieu d’algues et de varechs gigantesques. Quel sujet d’étonnement ! Quelle différence avec ces autres méduses microscopiques observées par Scoresby dans les mers du Groënland, et dont ce navigateur évalua le nombre à vingt-trois trilliards huit cent quatre-vingt-huit billiards de milliards dans un espace de deux milles carrés75 !

Enfin, lorsqu’au-delà de la superficie liquide le regard plongeait dans les eaux transparentes, le spectacle n’était pas moins surnaturel de cet élément sillonné par des milliers de poissons de toutes les espèces ; tantôt ces animaux s’enfonçaient rapidement au plus profond de la masse liquide, et l’œil les voyait diminuer peu à peu, décroître, s’effacer à la façon des spectres fantasmagoriques ; tantôt, quittant les profondeurs de l’Océan, ils remontaient en grandissant à la surface des flots. Les monstres marins ne paraissaient aucunement effrayés de la présence de la chaloupe ; ils la caressaient au passage de leurs nageoires énormes ; là où des baleiniers de profession se fussent à bon droit épouvantés, les navigateurs n’avaient pas même la conscience d’un danger couru, et cependant quelques-uns de ces habitants de la mer atteignaient à de formidables proportions.

Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux ; le narwal, fantastique comme la licorne, armé de sa défense longue, étroite et conique, outil merveilleux qui lui sert à scier les champs de glace, poursuivait les cétacés plus craintifs ; des baleines innombrables, chassant par leurs évents des colonnes d’eau et de mucilage, remplissaient l’air d’un sifflement particulier, le nord-caper à la queue déliée, aux larges nageoires caudales, fendait la vague avec une incommensurable vitesse, se nourrissant dans sa course d’animaux rapides comme lui, de gades ou de scombres, tandis que la baleine blanche, plus paresseuse, engloutissait paisiblement des mollusques tranquilles et indolents comme elle.

Plus au fond, les baleinoptères au museau pointu, les anarnacks Groënlandais allongés et noirâtres, les cachalots géants, espèce répandue au sein de toutes les mers, nageaient au milieu des bancs d’ambre gris, ou se livraient des batailles homériques qui rougissaient l’Océan sur une surface de plusieurs milles ; les physales cylindriques, le gros tegusik du Labrador, les dauphins à dorsale en lame de sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens, les chevaux, les ours marins, les lions, les éléphants de mer semblaient paître les humides pâturages de l’Océan, et le docteur admirait ces animaux innombrables aussi facilement qu’il eût fait des crustacés et des poissons à travers les bassins de cristal du Zoological-Garden.

Quelle beauté, quelle variété, quelle puissance dans la nature ! Comme tout paraissait étrange et prodigieux au sein de ces régions circumpolaires !

L’atmosphère acquérait une surnaturelle pureté ; on l’eût dite surchargée d’oxygène ; les navigateurs aspiraient avec délices cet air qui leur versait une vie plus ardente ; sans se rendre compte de ce résultat, ils étaient en proie à une véritable combustion, dont on ne peut donner une idée, même affaiblie ; leurs fonctions passionnelles, digestives, respiratoires, s’accomplissaient avec une énergie surhumaine ; les idées, surexcitées dans leur cerveau, se développaient jusqu’au grandiose : en une heure, ils vivaient la vie d’un jour entier.

Au milieu de ces étonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait paisiblement au souffle d’un vent modéré que les grands albatros activaient parfois de leurs vastes ailes.

Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la côte de la Nouvelle-Amérique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones tempérées comme pour les zones équinoxiales ; mais ici, le soleil, élargissant ses spirales, traçait un cercle rigoureusement parallèle à celui de l’Océan. La chaloupe, baignée dans ses rayons obliques, ne pouvait quitter ce centre lumineux qui se déplaçait avec elle.

Les êtres animés des régions hyperboréennes sentirent pourtant venir le soir, comme si l’astre radieux se fût dérobé derrière l’horizon. Les oiseaux, les poissons, les cétacés disparurent. Où ? Au plus profond du ciel ? Au plus profond de la mer ? Qui l’eût pu dire ? Mais, à leurs cris, à leurs sifflements, au frémissement des vagues agitées par la respiration des monstres marins, succéda bientôt la silencieuse immobilité ; les flots s’endormirent dans une insensible ondulation, et la nuit reprit sa paisible influence sous les regards étincelants du soleil.

Depuis le départ d’Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagné un degré dans le nord ; le lendemain, rien ne paraissait encore à l’horizon, ni ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes particuliers auxquels un marin pressent l’approche des îles ou des continents.

Le vent tenait bon sans être fort ; la mer était peu houleuse ; le cortège des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la veille ; le docteur, penché sur les flots, put voir les cétacés quitter leur profonde retraite et monter peu à peu à la surface de la mer ; quelques ice-bergs, et çà et là des glaçons épars, rompaient seuls l’immense monotonie de l’Océan.

Mais, en somme, les glaces étaient rares, et elles n’auraient pu gêner la marche d’un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait alors à dix degrés au-dessus du pôle du froid, et, au point de vue des parallèles de température, c’est comme si elle eût été à dix degrés au-dessous. Rien d’étonnant, dès lors, que la mer fût libre à cette époque, comme elle le devait être par le travers de la baie de Disko, dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bâtiment aurait eu là ses coudées franches pendant les mois d’été.

Cette observation a une grande importance pratique ; en effet, si jamais les baleiniers peuvent s’élever dans le bassin polaire, soit par les mers du nord de l’Amérique, soit par les mers du nord de l’Asie, ils sont assurés d’y faire rapidement leur cargaison, car cette partie de l’Océan paraît être le vivier universel, le réservoir général des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.

À midi, la ligne d’eau se confondait encore avec la ligne du ciel ; le docteur commençait à douter de l’existence d’un continent sous ces latitudes élevées.

Cependant, en réfléchissant, il était forcément conduit à croire à l’existence d’un continent boréal ; en effet, aux premiers jours du monde, après le refroidissement de la croûte terrestre, les eaux, formées par la condensation des vapeurs atmosphériques, durent obéir à la force centrifuge, s’élancer vers les zones équatoriales et abandonner les extrémités immobiles du globe. De là l’émersion nécessaire des contrées voisines du pôle, Le docteur trouvait ce raisonnement fort juste.

Et il semblait tel à Hatteras.

Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de l’horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent, les indices l’une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et qui n’eût pas connu ses pensées l’eût admiré, cependant, tant il y avait dans son attitude d’énergiques désirs et d’anxieuses interrogations.
CHAPITRE XXII
LES APPROCHES DU PÔLE
Le temps s’écoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se montrait à cette circonférence si nettement arrêtée. Pas un point qui ne fût ciel ou mer. Pas même à la surface des flots, un brin de ces herbes terrestres qui firent tressaillir le cœur de Christophe Colomb marchant à la découverte de l’Amérique.

Hatteras regardait toujours.

Enfin, vers six heures du soir, une vapeur de forme indécise, mais sensiblement élevée, apparut au-dessus du niveau de la mer ; on eût dit un panache de fumée ; le ciel était parfaitement pur : donc cette vapeur ne pouvait s’expliquer par un nuage ; elle disparaissait par instants, et reparaissait, comme agitée.

Hatteras fut le premier à observer ce phénomène ; ce point indécis, cette vapeur inexplicable, il l’encadra dans le champ de sa lunette, et pendant une heure encore il l’examina sans relâche.

Tout à coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard, car il étendit le bras vers l’horizon, et d’une voix éclatante il s’écria :

– Terre ! terre !

À ces mots, chacun se leva comme mû par une commotion électrique.

Une sorte de fumée s’élevait sensiblement au-dessus de la mer.

– Je vois ! je vois ! s’écria le docteur.

– Oui ! certes… oui, fit Johnson.

– C’est un nuage, dit Altamont.

– Terre ! terre ! répondit Hatteras avec une inébranlable conviction.

Les cinq navigateurs examinèrent encore avec la plus grande attention.

Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur éloignement rend indécis, le point observé semblait avoir disparu. Enfin les regards le saisirent de nouveau, et le docteur crut même surprendre une lueur rapide à vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.

– C’est un volcan ! s’écria-t-il.

– Un volcan ? fit Altamont.

– Sans doute.

– Sous une latitude si élevée !

– Et pourquoi pas ? reprit le docteur ; l’Islande n’est-elle pas une terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans ?

– Oui ! l’Islande, reprit l’Américain ; mais si près du pôle !

– Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross, n’a-t-il pas constaté, sur le continent austral, l’existence de l’Erebus et du Terror, deux monts ignivomes en pleine activité par cent soixante-dix degrés de longitude et soixante-dix-huit degrés, de latitude ? Pourquoi donc des volcans n’existeraient-ils pas au pôle Nord ?

– Cela est possible, en effet, répondit Altamont.

– Ah ! s’écria le docteur, je le vois distinctement : c’est un volcan !

– Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.

– Le vent commence à venir de bout, dit Johnson.

– Bordez la misaine, et au plus près.

Mais cette manœuvre eut pour résultat d’éloigner la chaloupe du point observé, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.

Cependant on ne pouvait plus douter de la proximité de la côte. C’était donc là le but du voyage entrevu, sinon atteint, et vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce nouveau sol fût foulé par un pied humain. La Providence, après leur avoir permis de s’en approcher de si près, ne voudrait pas empêcher ces audacieux marins d’y atterrir.

Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la joie qu’une semblable découverte devait produire ; chacun se renfermait en lui-même et se demandait ce que pouvait être cette terre du pôle. Les animaux semblaient la fuir ; à l’heure du soir, les oiseaux, au lieu d’y chercher un refuge, s’envolaient dans le sud à tire-d’ailes ! Était-elle donc si inhospitalière qu’une mouette ou un ptarmigan n’y pussent trouver asile ? Les poissons eux-mêmes, les grands cétacés, fuyaient rapidement cette côte à travers les eaux transparentes. D’où venait ce sentiment de répulsion, sinon de terreur, commun à tous les êtres animés qui hantaient cette partie du globe ?

Les navigateurs avaient subi l’impression générale ; ils se laissaient aller aux sentiments de leur situation, et, peu à peu, chacun d’eux sentit le sommeil alourdir ses paupières.

Le quart revenait à Hatteras ! Il prit la barre ; le docteur, Altamont, Johnson et Bell, étendus sur les bancs, s’endormirent l’un après l’autre, et bientôt ils furent plongés dans le monde des rêves.

Hatteras essaya de résister au sommeil ; il ne voulait rien perdre de ce temps précieux ; mais le mouvement lent de la chaloupe le berçait insensiblement, et il tomba malgré lui dans une irrésistible somnolence.

Cependant l’embarcation marchait à peine ; le vent ne parvenait pas à gonfler sa voile détendue. Au loin, quelques glaçons immobiles dans l’ouest réfléchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques incandescentes en plein Océan.

Hatteras se prit à rêver. Sa pensée rapide erra sur toute son existence ; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse particulière aux songes, qu’aucun savant n’a encore pu calculer ; il fit un retour sur ses jours écoulés ; il revit son hivernage, la baie Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de l’Américain sous les glaces.

Alors il retourna plus loin dans le passé ; il rêva de son navire, du Forward incendié, de ses compagnons, des traîtres qui l’avaient abandonné. Qu’étaient-ils devenus ? Il pensa à Shandon, à Wall, au brutal Pen. Où étaient-ils ? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin à travers les glaces ?

Puis, son imagination de rêveur plana plus haut encore, et il se retrouva à son départ d’Angleterre, à ses voyages précédents, à ses tentatives avortées, à ses malheurs. Alors il oublia sa situation présente, sa réussite prochaine, ses espérances à demi réalisées. De la joie son rêve le rejeta dans les angoisses.

Pendant deux heures ce fut ainsi ; puis, sa pensée reprit un nouveau cours ; elle le ramena vers le pôle ; il se vit posant enfin le pied sur ce continent anglais, et déployant le pavillon du Royaume-Uni.

Tandis qu’il sommeillait ainsi, un nuage énorme, de couleur olivâtre, montait sur l’horizon et assombrissait l’Océan.

On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des masses d’air pour les remplacer. C’est ce qui peut expliquer l’énergie des tempêtes boréales.

Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s’étaient arrachés à leur sommeil, prêts à manœuvrer.

La mer se soulevait en lames hautes, à base peu développée ; la chaloupe, ballottée par une violente houle, plongeait dans des gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d’une vague aiguë, en s’inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrés.

Hatteras avait repris d’une main ferme la barre, qui jouait avec bruit dans la tête du gouvernail ; quelquefois, cette barre, violemment prise dans une embardée, le repoussait et le courbait malgré lui. Johnson et Bell s’occupaient sans relâche à vider l’eau embarquée dans les plongeons de la chaloupe.

– Voilà une tempête sur laquelle nous ne comptions guère, dit Altamont en se cramponnant à son banc.

– Il faut s’attendre à tout ici, répondit le docteur.

Ces paroles s’échangeaient au milieu des sifflements de l’air et du fracas des flots, que la violence du vent réduisait à une impalpable poussière liquide ; il devenait presque impossible de s’entendre.

Le nord était difficile à tenir ; les embruns épais ne laissaient pas entrevoir la mer au-delà de quelques toises ; tout point de repère avait disparu.

Cette tempête subite, au moment où le but allait être atteint, semblait renfermer de sévères avertissements ; elle apparaissait à des esprits surexcités comme une défense d’aller plus loin. La nature voulait-elle donc interdire l’accès du pôle ? Ce point du globe était-il entouré d’une fortification d’ouragans et d’orages qui ne permettait pas d’en approcher ?

Cependant, à voir la figure énergique de ces hommes, on eût compris qu’ils ne céderaient ni au vent ni aux flots, et qu’ils iraient jusqu’au bout.

Ils luttèrent ainsi pendant toute la journée, bravant la mort à chaque instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempés sous une pluie tiède, et mouillés par les paquets de mer que la tempête leur jetait au visage ; aux sifflements de l’air se mêlaient parfois de sinistres cris d’oiseaux.

Mais au milieu même d’une recrudescence du courroux des flots, vers six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne l’eût pas soulevée pendant douze heures. L’ouragan semblait avoir respecté cette partie de l’Océan polaire.

Que se passait-il donc ? Un phénomène extraordinaire, inexplicable, et dont le capitaine Sabine fut témoin pendant ses voyages aux mers groënlandaises.

Le brouillard, sans se lever, s’était fait étrangement lumineux.

La chaloupe naviguait dans une zone de lumière électrique, un immense feu Saint-Elme resplendissait, mais sans chaleur. Le mât, la voile, les agrès se dessinaient en noir sur le fond phosphorescent du ciel avec une incomparable netteté ; les navigateurs demeuraient plongés dans un bain de rayons transparents, et leurs figures se coloraient de reflets enflammés.

L’accalmie soudaine de cette portion de l’Océan provenait sans doute du mouvement ascendant des colonnes d’air, tandis que la tempête, appartenant au genre des cyclones76, tournait avec rapidité autour de ce centre paisible.

Mais cette atmosphère en feu fit venir une pensée à l’esprit d’Hatteras.

– Le volcan ! s’écria-t-il.

– Est-ce possible ? fit Bell.

– Non ! non ! répondit le docteur ; nous serions étouffés si ses flammes s’étendaient jusqu’à nous.

– C’est peut-être son reflet dans le brouillard, fit Altamont.

– Pas davantage. Il faudrait admettre que nous fussions près de terre, et, dans ce cas, nous entendrions les fracas de l’éruption.

– Mais alors ?… demanda le capitaine.

– C’est un phénomène cosmique, répondit le docteur, phénomène peu observé jusqu’ici !… Si nous continuons notre route, nous ne tarderons pas à sortir de cette sphère lumineuse pour retrouver l’obscurité et la tempête.

– Quoi qu’il en soit, en avant ! répondit Hatteras.

– En avant ! s’écrièrent ses compagnons, qui ne songèrent même pas à reprendre haleine dans ce bassin tranquille.

La voile, avec ses plis de feu, pendait le long du mât étincelant ; les avirons plongèrent dans les vagues ardentes et parurent soulever des flots d’étincelles faites de gouttes d’eau vivement éclairées.

Hatteras, la boussole à la main, reprit la route du nord ; peu à peu le brouillard perdit de sa lumière, puis de sa transparence ; le vent fit entendre ses rugissements à quelques toises, et bientôt la chaloupe, se couchant sous une violente rafale, rentra dans la zone des tempêtes.

Mais l’ouragan avait heureusement tourné d’un point vers le sud, et l’embarcation put courir vent arrière, allant droit au pôle, risquant de sombrer, mais se précipitant avec une vitesse insensée ; recueil, rocher ou glaçon, pouvait surgir à chaque instant des flots, et elle s’y fût infailliblement mise en pièces.

Cependant, pas un de ces hommes n’élevait une objection ; pas un ne faisait entendre la voix de la prudence. Ils étaient pris de la folie du danger. La soif de l’inconnu les envahissait. Ils allaient ainsi non pas aveugles, mais aveuglés, trouvant l’effroyable rapidité de cette course trop faible au gré de leur impatience. Hatteras maintenait sa barre dans son imperturbable direction, au milieu des vagues écumant sous le fouet de la tempête.

Cependant l’approche de la côte se faisait sentir ; il y avait dans l’air des symptômes étranges.

Tout à coup le brouillard se fendit comme un rideau déchiré par le vent, et, pendant un laps de temps rapide comme l’éclair, on put voir à l’horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel.

– Le volcan ! le volcan !…

Ce fut le mot qui s’échappa de toutes les bouches ; mais la fantastique vision avait disparu ; le vent, sautant dans le sud-est, prit l’embarcation par le travers et l’obligea de fuir encore cette terre inabordable.

– Malédiction ! fit Hatteras en bordant sa misaine ; nous n’étions pas à trois milles de la côte !

Hatteras ne pouvait résister à la violence de la tempête ; mais, sans lui céder, il biaisa dans le vent, qui se déchaînait avec un emportement indescriptible. Par instants, la chaloupe se renversait sur le côté, à faire craindre que sa quille n’émergeât tout entière ; cependant elle finissait par se relever sous l’action du gouvernail, comme un coursier dont les jarrets fléchissent et que son cavalier relève de la bride et de l’éperon.

Hatteras, échevelé, la main soudée à sa barre, semblait être l’âme de cette barque et ne faire qu’un avec elle, ainsi que l’homme et le cheval au temps des centaures.

Soudain, un spectacle épouvantable s’offrit à ses regards.

À moins de dix toises, un glaçon se balançait sur la cime houleuse des vagues ; il descendait et montait comme la chaloupe ; il la menaçait de sa chute, et l’eût écrasée à la toucher seulement.

Mais, avec ce danger d’être précipité dans l’abîme, s’en présentait un autre non moins terrible ; car ce glaçon, courant à l’aventure, était chargé d’ours blancs, serrés les uns contre les autres, et fous de terreur.

– Des ours ! des ours ! s’écria Bell d’une voix étranglée.

Et chacun, terrifié, vit ce qu’il voyait.

Le glaçon faisait d’effrayantes embardées ; quelquefois il s’inclinait sous des angles si aigus, que les animaux roulaient pêle-mêle les uns sur les autres. Alors ils poussaient des grognements qui luttaient avec les fracas de la tempête, et un formidable concert s’échappait de cette ménagerie flottante.

Que ce radeau de glace vînt à culbuter, et les ours, se précipitant vers l’embarcation, en eussent tenté l’abordage.

Pendant un quart d’heure, long comme un siècle, la chaloupe et le glaçon naviguèrent de conserve, tantôt écartés de vingt toises, tantôt prêts à se heurter ; parfois l’un dominait l’autre, et les monstres n’avaient qu’à se laisser choir. Les chiens Groënlandais tremblaient d’épouvante. Duk restait immobile.

Hatteras et ses compagnons étaient muets ; il ne leur venait pas même à l’idée de mettre la barre dessous pour s’écarter de ce redoutable voisinage, et ils se maintenaient dans leur route avec une inflexible rigueur. Un sentiment vague, qui tenait plus de l’étonnement que de la terreur, s’emparait de leur cerveau ; ils admiraient, et ce terrifiant spectacle complétait la lutte des éléments.

Enfin, le glaçon s’éloigna peu à peu, poussé par le vent auquel résistait la chaloupe avec sa misaine bordée à plat, et il disparut au milieu du brouillard, signalant de temps en temps sa présence par les grognements éloignés de son monstrueux équipage.

En ce moment, il y eut redoublement de la tempête, ce fut un déchaînement sans nom des ondes atmosphériques ; l’embarcation, soulevée hors des flots, se prit à tournoyer avec une vitesse vertigineuse ; sa misaine arrachée s’enfuit dans l’ombre comme un grand oiseau blanc ; un trou circulaire, un nouveau Maëlstrom, se forma dans le remous des vagues, les navigateurs, enlacés dans ce tourbillon, coururent avec une rapidité telle que ses lignes d’eau leur semblaient immobiles, malgré leur incalculable rapidité. Ils s’enfonçaient peu à peu. Au fond du gouffre, une aspiration puissante, une succion irrésistible se faisait, qui les attirait et les engloutissait vivants.

Ils s’étaient levés tous les cinq. Ils regardaient d’un regard effaré. Le vertige les prenait. Ils avaient en eux ce sentiment indéfinissable de l’abîme !

Mais, tout d’un coup, la chaloupe se releva perpendiculairement. Son avant domina les lignes du tourbillon ; la vitesse dont elle était douée la projeta hors du centre d’attraction, et, s’échappant par la tangente de cette circonférence qui faisait plus de mille tours à la seconde, elle fut lancée au-dehors avec la vitesse d’un boulet de canon.

Altamont, le docteur, Johnson, Bell furent renversés sur leurs bancs.

Quand ils se relevèrent, Hatteras avait disparu.

Il était deux heures du matin.
CHAPITRE XXIII
LE PAVILLON D’ANGLETERRE
Un cri, parti de quatre poitrines, succéda au premier instant de stupeur.

– Hatteras ? dit le docteur.

– Disparu ! firent Johnson et Bell.

– Perdu !

Ils regardèrent autour d’eux. Rien n’apparaissait sur cette mer houleuse. Duk aboyait avec un accent désespéré ; il voulait se précipiter au milieu des flots, et Bell parvenait à peine à le retenir.

– Prenez place au gouvernail, Altamont, dit le docteur, et tentons tout au monde pour retrouver notre infortuné capitaine !

Johnson et Bell reprirent leurs bancs. Altamont saisit la barre, et la chaloupe errante revint au vent.

Johnson et Bell se mirent à nager vigoureusement ; pendant une heure, on ne quitta pas le lieu de la catastrophe. On chercha, mais en vain ! Le malheureux Hatteras, emporté par l’ouragan, était perdu.

Perdu ! si près du pôle ! si près de ce but qu’il n’avait fait qu’entrevoir !

Le docteur appela, cria, fit feu de ses armes ; Duk joignit ses lamentables aboiements à sa voix ; mais rien ne répondit aux deux amis du capitaine. Alors une profonde douleur s’empara de Clawbonny ; sa tête retomba sur ses mains, et ses compagnons l’entendirent pleurer.

En effet, à cette distance de la terre, sans un aviron, sans un morceau de bois pour se soutenir, Hatteras ne pouvait avoir gagné vivant la côte, et si quelque chose de lui touchait enfin cette terre désirée, ce serait son cadavre tuméfié et meurtri.

Après une heure de recherche, il fallut reprendre la route au nord et lutter contre les dernières fureurs de la tempête.

À cinq heures du matin, le 11 juillet, le vent s’apaisa ; la houle tomba peu à peu ; le ciel reprit sa clarté polaire, et, à moins de trois milles, la terre s’offrit dans toute sa splendeur.

Ce continent nouveau n’était qu’une île, ou plutôt un volcan dressé comme un phare au pôle boréal du monde.

La montagne, en pleine éruption, vomissait une masse de pierres brûlantes et de quartiers de rocs incandescents ; elle semblait s’agiter sous des secousses réitérées comme une respiration de géant ; les masses projetées montaient dans les airs à une grande hauteur, au milieu des jets d’une flamme intense, et des coulées de lave se déroulaient sur ses flancs en torrents impétueux ; ici, des serpents embrasés se faufilaient entre les roches fumantes ; là, des cascades ardentes retombaient au milieu d’une vapeur pourpre, et plus bas, un fleuve de feu, formé de mille rivières ignées, se jetaient à la mer par une embouchure bouillonnante.

Le volcan paraissait n’avoir qu’un cratère unique d’où s’échappait la colonne de feu, zébrée d’éclairs transversaux ; on eût dit que l’électricité jouait un rôle dans ce magnifique phénomène.

Au-dessus des flammes haletantes ondoyait un immense panache de fumée, rouge à sa base, noir à son sommet. Il s’élevait avec une incomparable majesté et se déroulait largement en épaisses volutes.

Le ciel, à une grande hauteur, revêtait une couleur cendrée ; l’obscurité éprouvée pendant la tempête, et dont le docteur n’avait pu se rendre compte, venait évidemment des colonnes de cendres déployées devant le soleil comme un impénétrable rideau. Il se souvint alors d’un fait semblable survenu en 1812, à l’île de la Barbade, qui, en plein midi, fut plongée dans les ténèbres profondes, par la masse des cendres rejetées du cratère de l’île Saint-Vincent.

Cet énorme rocher ignivome, poussé en plein Océan, mesurait mille toises de hauteur, à peu près l’altitude de l’Hécla.

La ligne menée de son sommet à sa base formait avec l’horizon un angle de onze degrés environ.

Il semblait sortir peu à peu du sein des flots, à mesure que la chaloupe s’en approchait. Il ne présentait aucune trace de végétation. Le rivage même lui faisait défaut, et ses flancs tombaient à pic dans la mer.

– Pourrons-nous atterrir ? dit le docteur.

– Le vent nous porte, répondit Altamont.

– Mais je ne vois pas un bout de plage sur lequel, nous puissions prendre pied !

– Cela paraît ainsi de loin, répondit Johnson ; mais nous trouverons bien de quoi loger notre embarcation ; c’est tout ce qu’il nous faut.

– Allons donc ! répondit tristement Clawbonny.

Le docteur n’avait plus de regards pour cet étrange continent qui se dressait devant lui. La terre du pôle était bien là, mais non l’homme qui l’avait découverte !

À cinq cents pas des rocs, la mer bouillonnait sous l’action des feux souterrains. L’île qu’elle entourait pouvait avoir huit à dix milles de circonférence, pas davantage, et, d’après l’estime, elle se trouvait très près du pôle, si même l’axe du monde n’y passait pas exactement.

Aux approches de l’île, les navigateurs remarquèrent un petit fjord en miniature suffisant pour abriter leur embarcation ; ils s’y dirigèrent aussitôt, avec la crainte de trouver le corps du capitaine rejeté à la côte par la tempête !

Cependant, il semblait difficile qu’un cadavre s’y reposât ; il n’y avait pas de plage, et la mer déferlait sur des rocs abrupts ; une cendre épaisse et vierge de toute trace humaine recouvrait leur surface au-delà de la portée des vagues.

Enfin la chaloupe se glissa par une ouverture étroite entre deux brisants à fleur d’eau, et là elle se trouva parfaitement abritée contre le ressac.

Alors les hurlements lamentables de Duk redoublèrent ; le pauvre animal appelait le capitaine dans son langage ému, il le redemandait à cette mer sans pitié, à ces rochers sans écho. Il aboyait en vain, et le docteur le caressait de la main sans pouvoir le calmer, quand le fidèle chien, comme s’il eût voulu remplacer son maître, fit un bond prodigieux et s’élança le premier sur les rocs, au milieu d’une poussière de cendre qui vola en nuage autour de lui.

– Duk ! ici, Duk ! fit le docteur.

Mais Duk ne l’entendit pas et disparut. On procéda alors au débarquement ; Clawbonny et ses trois compagnons prirent terre, et la chaloupe fut solidement amarrée.

Altamont se disposait à gravir un énorme amas de pierres, quand les aboiements de Duk retentirent à quelque distance avec une énergie inaccoutumée ; ils exprimaient non la colère, mais la douleur.

– Écoutez, fit le docteur.

– Quelque animal dépisté ? dit le maître d’équipage.

– Non ! non ! répondit le docteur en tressaillant, c’est de la plainte ! ce sont des pleurs ! le corps d’Hatteras est là.

À ces paroles, les quatre hommes s’élancèrent sur les traces de Duk, au milieu des cendres qui les aveuglaient ; ils arrivèrent au fond d’un fjord, à un espace de dix pieds sur lequel les vagues venaient mourir insensiblement.

Là, Duk aboyait auprès d’un cadavre enveloppé dans le pavillon d’Angleterre.

– Hatteras ! Hatteras ! s’écria le docteur en se précipitant sur le corps de son ami.

Mais aussitôt il poussa une exclamation impossible à rendre.

Ce corps ensanglanté, inanimé en apparence, venait de palpiter sous sa main.

– Vivant ! vivant ! s’écria-t-il.

– Oui, dit une voix faible, vivant sur la terre du pôle où m’a jeté la tempête, vivant sur l’île de la Reine !

– Hurrah pour l’Angleterre ! s’écrièrent les cinq hommes d’un commun accord.

– Et pour l’Amérique ! reprit le docteur en tendant une main à Hatteras et l’autre à l’Américain.

Duk, lui aussi, criait hurrah à sa manière, qui en valait bien une autre.

Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au bonheur de revoir leur capitaine ; ils sentaient leurs yeux inondés de larmes.

Le docteur s’assura de l’état d’Hatteras. Celui-ci n’était pas grièvement blessé. Le vent l’avait porté jusqu’à la côte, où l’abordage fut fort périlleux ; le hardi marin, plusieurs fois rejeté au large, parvint enfin, à force d’énergie, à se cramponner à un morceau de roc, et il réussit à se hisser au-dessus des flots.

Là, il perdit connaissance, après s’être roulé dans son pavillon, et il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de ses aboiements.

Après les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras du docteur, le chemin de la chaloupe.

– Le pôle ! le pôle Nord ! répétait-il en marchant.

– Vous êtes heureux ! lui disait le docteur.

– Oui, heureux ! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette joie de se trouver ici ? Cette terre que nous foulons, c’est la terre du pôle ! Cette mer que nous avons traversée, c’est la mer du pôle ! Cet air que nous respirons, c’est l’air du pôle ! Oh ! le pôle Nord ! le pôle Nord !

En parlant ainsi, Hatteras était en proie à une exaltation violente, à une sorte de fièvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire, et ses pensées bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet état de surexcitation aux épouvantables périls que le capitaine venait de traverser.

Hatteras avait évidemment besoin de repos, et l’on s’occupa de chercher un lieu de campement.

Altamont trouva bientôt une grotte faite de rochers que leur chute avait arrangés en forme de caverne ; Johnson et Bell y apportèrent les provisions et lâchèrent les chiens Groënlandais.

Vers onze heures, tout fut préparé pour un repas ; la toile de la tente servait de nappe ; le déjeuner, composé de pemmican, de viande salée, de thé et de café, s’étalait à terre et ne demandait qu’à se laisser dévorer.

Mais auparavant, Hatteras exigea que le relevé de l’île fût fait ; il voulait savoir exactement à quoi s’en tenir sur sa position.

Le docteur et Altamont prirent alors leurs instruments, et, après observation, ils obtinrent, pour la position précise de la grotte, 89° 59’ 15  de latitude. La longitude, à cette hauteur, n’avait plus aucune importance, car tous les méridiens se confondaient à quelques centaines de pieds plus haut.

Donc, en réalité, l’île se trouvait située au pôle Nord, et le quatre-vingt-dixième degré de latitude n’était qu’à quarante-cinq secondes de là, exactement à trois quarts de mille77, c’est-à-dire vers le sommet du volcan.

Quand Hatteras connut ce résultat, il demanda qu’il fût consigné dans un procès-verbal fait en double, qui devait être déposé dans un cairn sur la côte.

Donc, séance tenante, le docteur prit la plume et rédigea le document suivant, dont l’un des exemplaires figure maintenant aux archives de la Société royale géographique de Londres.

« Ce 11 juillet 1861, par 89° 59’ 15 » de latitude septentrionale, a été découverte « l’île de la Reine », au pôle Nord, par le capitaine Hatteras, commandant le brick le Forward, de Liverpool, qui a signé, ainsi que ses compagnons.

« Quiconque trouvera ce document est prié de le faire parvenir à l’Amirauté.

« Signé : John HATTERAS, commandant du Forward ; docteur CLAWBONNY ; ALTAMONT, commandant du Porpoise ; JOHNSON, maître d’équipage ; BELL, charpentier. »

– Et maintenant, mes amis, à table ! dit gaiement le docteur.
CHAPITRE XXIV
COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE
Il va sans dire que, pour se mettre à table, on s’asseyait à terre.

– Mais, disait Clawbonny, qui ne donnerait toutes les tables et toutes les salles à manger du monde pour dîner par 89° 59’ et 15  de latitude boréale !

Les pensées de chacun se rapportaient en effet à la situation présente ; les esprits étaient en proie à cette prédominante idée du pôle Nord. Dangers bravés pour l’atteindre, périls à vaincre pour en revenir, s’oubliaient dans ce succès sans précédent. Ce que ni les anciens, ni les modernes, ce que ni les Européens, ni les Américains, ni les Asiatiques n’avaient pu faire jusqu’ici, venait d’être accompli.

Aussi le docteur fut-il bien écouté de ses compagnons quand il raconta tout ce que sa science et son inépuisable mémoire purent lui fournir à propos de la situation actuelle.

Ce fut avec un véritable enthousiasme qu’il proposa de porter tout d’abord un toast au capitaine.

– À John Hatteras ! dit-il.

– À John Hatteras ! firent ses compagnons d’une seule voix.

– Au pôle Nord ! répondit le capitaine, avec un accent étrange, chez cet être jusque-là si froid, si contenu, et maintenant en proie à une impérieuse surexcitation.

Les tasses se choquèrent, et les toasts furent suivis de chaleureuses poignées de main.

– Voilà donc, dit le docteur, le fait géographique le plus important de notre époque ! Qui eût dit que cette découverte précéderait celles du centre de l’Afrique ou de l’Australie ! Vraiment, Hatteras, vous êtes au-dessus des Sturt et des Livingstone, des Burton et des Barth ! Honneur à vous !

– Vous avez raison, docteur, répondit Altamont ; il semble que, par les difficultés de l’entreprise, le pôle Nord devait être le dernier point de la terre à découvrir. Le jour où un gouvernement eût absolument voulu connaître le centre de l’Afrique, il y eût réussi inévitablement à prix d’hommes et d’argent ; mais ici, rien de moins certain que le succès, et il pouvait se présenter des obstacles absolument infranchissables.

– Infranchissables ! s’écria Hatteras avec véhémence, il n’y a pas d’obstacles infranchissables, il y a des volontés plus ou moins énergiques, voilà tout !

– Enfin, dit Johnson, nous y sommes, c’est bien. Mais enfin, monsieur Clawbonny, me direz-vous une bonne fois ce que ce pôle a de particulier ?

– Ce qu’il a, mon brave Johnson, il a qu’il est le seul point du globe immobile pendant que tous les autres points tournent avec une extrême rapidité.

– Mais je ne m’aperçois guère, répondit Johnson, que nous soyons plus immobiles ici qu’à Liverpool !

– Pas plus qu’à Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement ; cela tient à ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-même à ce mouvement ou à ce repos ! Mais le fait n’en est pas moins certain. La terre est douée d’un mouvement de rotation qui s’accomplit en vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposé s’opérer sur un axe dont les extrémités passent au pôle Nord et au pôle Sud. Eh bien ! nous sommes à l’une des extrémités de cet axe nécessairement immobile.

– Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous restons en repos ?

– À peu près, car nous ne sommes pas absolument au pôle !

– Vous avez raison, docteur ! dit Hatteras d’un ton grave et en secouant la tête, il s’en faut encore de quarante-cinq secondes que nous ne soyons arrivés au point précis !

– C’est peu de chose, répondit Altamont, et nous pouvons nous considérer comme immobiles.

– Oui, reprit le docteur, tandis que les habitants de chaque point de l’équateur font trois cent quatre-vingt-seize lieues par heure !

– Et cela sans en être plus fatigués ! fit Bell.

– Justement ! répondit le docteur.

– Mais, reprit Johnson, indépendamment de ce mouvement de rotation, la terre n’est-elle pas douée d’un autre mouvement autour du soleil ?

– Oui, un mouvement de translation qu’elle accomplit en un an.

– Est-il plus rapide que l’autre ? demanda Bell.

– Infiniment plus, et je dois dire que, quoique nous soyons au pôle, il nous entraîne comme tous les habitants de la terre. Ainsi donc, notre prétendue immobilité n’est qu’une chimère : immobiles par rapport aux autres points du globe, oui ; mais par rapport au soleil, non.

– Bon ! dit Bell avec un accent de regret comique, moi qui me croyais si tranquille ! il faut renoncer à cette illusion ! On ne peut décidément pas avoir un instant de repos en ce monde.

– Comme tu dis, Bell, répliqua Johnson ; et nous apprendrez-vous, monsieur Clawbonny, quelle est la vitesse de ce mouvement de translation ?

– Elle est considérable, répondit le docteur ; la terre marche autour du soleil soixante-seize fois plus vite qu’un boulet de vingt-quatre, qui fait cependant cent quatre-vingt-quinze toises par seconde. Sa vitesse de translation est donc de sept lieues six dixièmes par seconde ; vous le voyez, c’est bien autre chose que le déplacement des points de l’équateur.

– Diable ! fit Bell, c’est à ne pas vous croire, monsieur Clawbonny ! Plus de sept lieues par seconde, et cela quand il eût été si facile de rester immobiles, si Dieu l’avait voulu !

– Bon ! fit Altamont, y pensez-vous, Bell ! Alors, plus de jour, plus de nuit, plus de printemps, plus d’automne, plus d’été, plus d’hiver !

– Sans compter un résultat tout simplement épouvantable ! reprit le docteur.

– Et lequel donc ? dit Johnson.

– C’est que nous serions tombés sur le soleil !

– Tombés sur le soleil ! répliqua Bell avec surprise.

– Sans doute. Si ce mouvement de translation venait à s’arrêter, la terre serait précipitée sur le soleil en soixante-quatre jours et demi.

– Une chute de soixante-quatre jours ! répliqua Johnson.

– Ni plus ni moins, répondit le docteur ; car il y a une distance de trente-huit millions de lieues à parcourir.

– Quel est donc le poids du globe terrestre ? demanda Altamont.

– Il est de cinq mille huit cent quatre-vingt-un quadrillions de tonneaux.

– Bon ! fit Johnson, voilà des nombres qui ne disent rien à l’oreille ! on ne les comprend plus !

– Aussi, mon digne Johnson, je vais vous donner deux termes de comparaison qui vous resteront dans l’esprit : rappelez-vous qu’il faut soixante-quinze lunes pour faire le poids de la terre et trois cent cinquante mille terres pour faire le poids du soleil.

– Tout cela est écrasant ! fit Altamont.

– Écrasant, c’est le mot, répondit le docteur ; mais je reviens au pôle, puisque jamais leçon de cosmographie sur cette partie de la terre n’aura été plus opportune, si toutefois cela ne vous ennuie pas.

– Allez, docteur, allez ! fit Altamont.

– Je vous ai dit, reprit le docteur, qui avait autant de plaisir à enseigner que ses compagnons en éprouvaient à s’instruire, je vous ai dit que le pôle était un point immobile par rapport aux autres points de la terre. Eh bien, ce n’est pas tout à fait vrai.

– Comment ! dit Bell, il faut encore en rabattre ?

– Oui, Bell, le pôle n’occupe pas toujours la même place exactement ; autrefois, l’étoile polaire était plus éloignée du pôle céleste qu’elle ne l’est maintenant. Notre pôle est donc doué d’un certain mouvement ; il décrit un cercle en vingt-six mille ans environ. Cela vient de la précession des équinoxes, dont je vous parlerai tout à l’heure.

– Mais, dit Altamont, ne pourrait-il se faire que le pôle se déplaçât un jour d’une plus grande quantité ?

– Eh ! mon cher Altamont, répondit le docteur, vous touchez à une grande question que les savants débattirent longtemps à la suite d’une singulière découverte.

– Laquelle donc ?

– Voici. En 1771, on découvrit le cadavre d’un rhinocéros sur les bords de la mer Glaciale, et, en 1799, celui d’un éléphant sur les côtes de la Sibérie. Comment ces quadrupèdes des pays chauds se rencontraient-ils sous une pareille latitude ? De là, étrange rumeur parmi les géologues, qui n’étaient pas aussi savants que le fut depuis un Français, M. Élie de Beaumont, lequel démontra que ces animaux vivaient sous des latitudes déjà élevées, et que les torrents et les fleuves avaient tout bonnement amené leurs cadavres là où on les avait trouvés. Mais, comme cette explication n’était pas encore émise, devinez ce qu’inventa l’imagination des savants ?

– Les savants sont capables de tout, dit Altamont en riant.

– Oui, de tout pour expliquer un fait ; eh bien, ils supposèrent que le pôle de la terre avait été autrefois à l’équateur, et l’équateur au pôle.

– Bah !

– Comme je vous le dis, et sérieusement ; or, s’il en eût été ainsi, comme la terre est aplatie au pôle de plus de cinq lieues, les mers, transportées au nouvel équateur par la force centrifuge, auraient recouvert des montagnes deux fois hautes comme l’Himalaya ; tous les pays qui avoisinent le cercle polaire, la Suède, la Norvège, la Russie, la Sibérie, le Groënland, la Nouvelle-Bretagne, eussent été ensevelis sous cinq lieues d’eau, tandis que les régions équatoriales, rejetées au pôle, auraient formé des plateaux élevés de cinq lieues.

– Quel changement ! fit Johnson.

– Oh ! cela n’effrayait guère les savants.

– Et comment expliquaient-ils ce bouleversement ? demanda Altamont.

– Par le choc d’une comète. La comète est le « Deus es machina » ; toutes les fois qu’on est embarrassé en cosmographie, on appelle une comète à son secours. C’est l’astre le plus complaisant que je connaisse, et, au moindre signe d’un savant, il se dérange pour tout arranger !

– Alors, dit Johnson, selon vous, monsieur Clawbonny, ce bouleversement est impossible ?

– Impossible !

– Et s’il arrivait ?

– S’il arrivait, l’équateur serait gelé en vingt-quatre heures !

– Bon ! s’il se produisait maintenant, dit Bell, on serait capable de dire que nous ne sommes pas allés au pôle.

– Rassurez-vous, Bell. Pour en revenir à l’immobilité de l’axe terrestre, il en résulte donc ceci : c’est que si nous étions pendant l’hiver à cette place, nous verrions les étoiles décrire un cercle parfait autour de nous. Quant au soleil, le jour de l’équinoxe du printemps, le 23 mars, il nous paraîtrait (je ne tiens pas compte de la réfraction), il nous paraîtrait exactement coupé en deux par l’horizon, et monterait peu à peu en formant des courbes très allongées ; mais ici, il y a cela de remarquable que, dès qu’il a paru, il ne se couche plus ; il reste visible pendant six mois ; puis son disque vient raser de nouveau l’horizon à l’équinoxe d’automne, au 22 septembre, et, dès qu’il s’est couché, on ne le revoit plus de tout l’hiver.

– Vous parliez tout à l’heure de l’aplatissement de la terre aux pôles, dit Johnson ; veuillez donc m’expliquer cela, monsieur Clawbonny.

– Voici, Johnson. La terre étant fluide aux premiers jours du monde, vous comprenez qu’alors son mouvement de rotation dut repousser une partie de sa masse mobile à l’équateur, où la force centrifuge se faisait plus vivement sentir. Si la terre eût été immobile, elle fût restée une sphère parfaite ; mais, par suite du phénomène que je viens de vous décrire, elle présente une forme, ellipsoïdale, et les points du pôle sont plus rapprochés du centre que les points de l’équateur de cinq lieues un tiers environ.

– Ainsi, dit Johnson, si notre capitaine voulait nous emmener au centre de la terre, nous aurions cinq lieues de moins à faire pour y arriver ?

– Comme vous le dites, mon ami.

– Eh bien, capitaine, c’est autant de chemin de fait ! Voilà une occasion dont il faut profiter…

Hatteras ne répondit pas. Évidemment, il n’était pas à la conversation, ou bien il l’écoutait sans l’entendre.

– Ma foi ! répondit le docteur, au dire de certains savants, ce serait peut-être le cas de tenter cette expédition.

– Ah ! vraiment ! fit Johnson.

– Mais laissez-moi finir, reprit le docteur ; je vous raconterai cela plus tard ; je veux vous apprendre d’abord comment l’aplatissement des pôles est la cause de la précession des équinoxes, c’est-à-dire pourquoi, chaque année, l’équinoxe du printemps arrive un jour plus tôt qu’il ne le ferait, si la terre était parfaitement ronde. Cela vient tout simplement de ce que l’attraction du soleil s’opère d’une façon différente sur la partie renflée du globe située à l’équateur, qui éprouve alors un mouvement rétrograde. Subséquemment, c’est ce qui déplace un peu ce pôle, comme je vous l’ai dit plus haut. Mais, indépendamment de cet effet, l’aplatissement devrait en avoir un plus curieux et plus personnel, dont nous nous apercevrions si nous étions doués d’une sensibilité mathématique.

– Que voulez-vous dire ? demanda Bell.

– C’est que nous sommes plus lourds ici qu’à Liverpool.

– Plus lourds ?

– Oui ! nous, nos chiens, nos fusils, nos instruments !

– Est-il possible ?

– Certes, et par deux raisons : la première, c’est que nous sommes plus rapprochés du centre du globe, qui, par conséquent, nous attire davantage : or, cette force attractive n’est autre chose que la pesanteur. La seconde, c’est que la force de rotation, nulle au pôle, étant très marquée à l’équateur, les objets ont là une tendance à s’écarter de la terre ; ils y sont donc moins pesants.

– Comment ! dit Johnson, sérieusement, nous n’avons donc pas le même poids en tous lieux ?

– Non, Johnson ; suivant la loi de Newton, les corps s’attirent en raison directe des masses, et en raison inverse du carré des distances. Ici, je pèse plus parce que je suis plus près du centre d’attraction, et, sur une autre planète, je pèserais plus ou moins, suivant la masse de la planète.

– Quoi ! fit Bell, dans la lune ?…

– Dans la lune, mon poids, qui est de deux cents livres à Liverpool, ne serait plus que de trente-deux.

– Et dans le soleil ?

– Oh ! dans le soleil, je pèserais plus de cinq mille livres !

– Grand Dieu ! fit Bell, il faudrait un cric alors pour soulever vos jambes ?

– Probablement ! répondit le docteur, en riant de l’ébahissement de Bell ; mais ici la différence n’est pas sensible, et, en déployant un effort égal des muscles du jarret, Bell sautera aussi haut que sur les quais de la Mersey.

– Oui ! mais dans le soleil ? répétait Bell, qui n’en revenait pas.

– Mon ami, lui répondit le docteur, la conséquence de tout ceci est que nous sommes bien où nous sommes, et qu’il est inutile de courir ailleurs.

– Vous disiez tout à l’heure, reprit Altamont, que ce serait peut-être le cas de tenter une excursion au centre de la terre ! Est-ce qu’on a jamais pensé à entreprendre un pareil voyage ?

– Oui, et cela termine ce que j’ai à vous dire relativement au pôle. Il n’y a pas de point du monde qui ait donné lieu à plus d’hypothèses et de chimères. Les anciens, fort ignorants en cosmographie, y plaçaient le jardin des Hespérides. Au Moyen Âge, on supposa que la terre était supportée par des tourillons placés aux pôles, sur lesquels elle tournait ; mais, quand on vit les comètes se mouvoir librement dans les régions circumpolaires, il fallut renoncer à ce genre de support. Plus tard, il se rencontra un astronome français, Bailly, qui soutint que le peuple policé et perdu dont parle Platon, les Atlantides, vivait ici même. Enfin, de nos jours, on a prétendu qu’il existait aux pôles une immense ouverture, d’où se dégageait la lumière des aurores boréales, et par laquelle on pourrait pénétrer dans l’intérieur du globe ; puis, dans la sphère creuse, on imagina l’existence de deux planètes, Pluton et Proserpine, et un air lumineux par suite de la forte pression qu’il éprouvait.

– On a dit tout cela ? demanda Altamont.

– Et on l’a écrit, et très sérieusement. Le capitaine Synness, un de nos compatriotes, proposa à Humphry Davy, Humboldt et Arago de tenter le voyage ! Mais ces savants refusèrent.

– Et ils firent bien.

– Je le crois. Quoi qu’il en soit, vous voyez, mes amis, que l’imagination s’est donné libre carrière à l’endroit du pôle, et qu’il faut tôt ou tard en revenir à la simple réalité.

– D’ailleurs, nous verrons bien, dit Johnson, qui n’abandonnait pas son idée.

– Alors, à demain les excursions, dit le docteur, souriant de voir le vieux marin peu convaincu, et, s’il y a une ouverture particulière pour aller au centre de la terre, nous irons ensemble !

CHAPITRE XXV
LE MONT HATTERAS
Après cette conversation substantielle, chacun, s’arrangeant de son mieux dans la grotte, y trouva le sommeil.

Chacun, sauf Hatteras. Pourquoi cet homme extraordinaire ne dormit-il pas ?

Le but de sa vie n’était-il pas atteint ? N’avait-il pas accompli les hardis projets qui lui tenaient au cœur ? Pourquoi le calme ne succédait-il pas à l’agitation dans cette âme ardente ? Ne devait-on pas croire que, ses projets accomplis, Hatteras retomberait dans une sorte d’abattement, et que ses nerfs détendus aspireraient au repos ? Après le succès, il semblait même naturel qu’il fût pris de ce sentiment de tristesse qui suit toujours les désirs satisfaits.

Mais non. Il se montrait plus surexcité. Ce n’était cependant pas la pensée du retour qui l’agitait ainsi. Voulait-il aller plus loin encore ? Son ambition de voyageur n’avait-elle donc aucune limite, et trouvait-il le monde trop petit, parce qu’il en avait fait le tour ?

Quoi qu’il en soit, il ne put dormir. Et cependant cette première nuit passée au pôle du monde fut pure et tranquille. L’île était absolument inhabitée. Pas un oiseau dans son atmosphère enflammée, pas un animal sur son sol de cendres, pas un poisson sous ses eaux bouillonnantes. Seulement au loin, les sourds ronflements de la montagne à la tête de laquelle s’échevelaient des panaches de fumée incandescente.

Lorsque Bell, Johnson, Altamont et le docteur se réveillèrent, ils ne trouvèrent plus Hatteras auprès d’eux. Inquiets, ils quittèrent la grotte, et ils aperçurent le capitaine debout sur un roc. Son regard demeurait invariablement fixé sur le sommet du volcan. Il tenait à la main ses instruments ; il venait évidemment de faire le relevé exact de la montagne.

Le docteur alla vers lui et lui adressa plusieurs fois la parole avant de le tirer de sa contemplation. Enfin, le capitaine parut le comprendre.

– En route ! lui dit le docteur, qui l’examinait d’un œil attentif, en route ; allons faire le tour de notre île ; nous voilà prêts pour notre dernière excursion.

– La dernière, fit Hatteras avec cette intonation de la voix des gens qui rêvent tout haut ; oui, la dernière, en effet. Mais aussi, reprit-il avec une grande animation, la plus merveilleuse !

Il parlait ainsi, en passant ses deux mains sur son front pour en calmer les bouillonnements intérieurs.

En ce moment, Altamont, Johnson et Bell le rejoignirent ; Hatteras parut alors sortir de son état d’hallucination.

– Mes amis, dit-il d’une voix émue, merci pour votre courage, merci pour votre persévérance, merci pour vos efforts surhumains qui nous ont permis de mettre le pied sur cette terre !

– Capitaine, dit Johnson, nous n’avons fait qu’obéir, et c’est à vous seul qu’en revient l’honneur.

– Non ! non ! reprit Hatteras avec une violente effusion, à vous tous comme à moi ! à Altamont comme à nous tous ! comme au docteur lui-même ! Oh ! laissez mon cœur faire explosion entre vos mains ! Il ne peut plus contenir sa joie et sa reconnaissance !

Hatteras serrait dans ses mains celles des braves compagnons qui l’entouraient. Il allait, il venait, il n’était plus maître de lui.

– Nous n’avons fait que notre devoir d’Anglais, disait Bell.

– Notre devoir d’amis, répondit le docteur.

– Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n’ont pas su le remplir. Quelques-uns ont succombé ! Pourtant, il faut leur pardonner, à ceux qui ont trahi comme à ceux qui se sont laissés entraîner à la trahison ! Pauvres gens ! je leur pardonne. Vous m’entendez, docteur !

– Oui, répondit le docteur, que l’exaltation d’Hatteras inquiétait sérieusement.

– Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune qu’ils étaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non ! rien ne sera changé à mes dispositions, et ils seront riches… s’ils revoient jamais l’Angleterre !

Il eût été difficile de ne pas être ému de l’accent avec lequel Hatteras prononça ces paroles.

– Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que vous faites votre testament.

– Peut-être, répondit gravement Hatteras.

– Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de gloire, reprit le vieux marin.

– Qui sait ? fit Hatteras.

Ces mots furent suivis d’un assez long silence. Le docteur n’osait interpréter le sens de ces dernières paroles.

Mais Hatteras se fit bientôt comprendre, car d’une voix précipitée, qu’il contenait à peine, il reprit :

– Mes amis, écoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu’ici, et cependant il reste beaucoup à faire.

Les compagnons du capitaine se regardèrent avec un profond étonnement.

– Oui, nous sommes à la terre du pôle, mais nous ne sommes pas au pôle même !

– Comment cela ? fit Altamont.

– Par exemple ! s’écria le docteur, qui craignait de deviner.

– Oui ! reprit Hatteras avec force, j’ai dit qu’un Anglais mettrait le pied sur le pôle du monde ; je l’ai dit, et un Anglais le fera.

– Quoi ?… répondit le docteur.

– Nous sommes encore à quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit Hatteras avec une animation croissante, et là où il est, j’irai !

– Mais c’est le sommet de ce volcan ! dit le docteur.

– J’irai.

– C’est un cône inaccessible !

– J’irai.

– C’est un cratère béant, enflammé !

– J’irai.

L’énergique conviction avec laquelle Hatteras prononça ces derniers mots ne peut se rendre. Ses amis étaient stupéfaits ; ils regardaient avec terreur la montagne qui balançait dans l’air son panache de flammes.

Le docteur reprit alors la parole ; il insista ; il pressa Hatteras de renoncer à son projet ; il dit tout ce que son cœur put imaginer, depuis l’humble prière jusqu’aux menaces amicales ; mais il n’obtint rien sur l’âme nerveuse du capitaine, pris d’une sorte de folie qu’on pourrait nommer « la folie polaire ».

Il n’y avait plus que les moyens violents pour arrêter cet insensé, qui courait à sa perte. Mais, prévoyant qu’ils amèneraient des désordres graves, le docteur ne voulut les employer qu’à la dernière extrémité.

Il espérait d’ailleurs que des impossibilités physiques, des obstacles infranchissables, arrêteraient Hatteras dans l’exécution de son projet.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.

– Oui, répondit le capitaine, jusqu’à mi-côte de la montagne ! Pas plus loin ! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du procès-verbal qui atteste notre découverte, si… ?

– Pourtant !…

– C’est décidé, répondit Hatteras d’un ton inébranlable, et, puisque les prières de l’ami ne suffisent pas, le capitaine commande.

Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants après, la petite troupe, équipée pour une ascension difficile, et précédée de Duk, se mit en marche.

Le ciel resplendissait. Le thermomètre marquait cinquante-deux degrés (+ 11° centigrades). L’atmosphère s’imprégnait largement de la clarté particulière à ce haut degré de latitude. Il était huit heures du matin.

Hatteras prit les devants avec son brave chien ; Bell et Altamont, le docteur et Johnson le suivirent de près.

– J’ai peur, dit Johnson.

– Non, non, il n’y a rien à craindre, répondit le docteur, nous sommes là.

Quel singulier îlot, et comment rendre sa physionomie particulière, qui était l’imprévu, la nouveauté, la jeunesse ! Ce volcan ne paraissait pas vieux, et des géologues auraient pu indiquer une date récente à sa formation.

Les rochers, cramponnés les uns aux autres, ne se maintenaient que par un miracle d’équilibre. La montagne n’était, à vrai dire, qu’un amoncellement de pierres tombées de haut. Pas de terre, pas la moindre mousse, pas le plus maigre lichen, pas de trace de végétation. L’acide carbonique, vomi par le cratère, n’avait encore eu le temps de s’unir ni à l’hydrogène de l’eau, ni à l’ammoniaque des nuages, pour former, sous l’action de la lumière, les matières organisées.

Cette île, perdue en mer, n’était due qu’à l’agrégation successive des déjections volcaniques ; c’est ainsi que plusieurs montagnes du globe se sont formées ; ce qu’elles ont rejeté de leur sein a suffi à les construire. Tel l’Etna, qui a déjà vomi un volume de lave plus considérable que sa masse elle-même ; tel encore le Monte-Nuovo, près de Naples, engendré par des scories dans le court espace de quarante-huit heures.

Cet amas de roches dont se composait l’île de la Reine était évidemment sorti des entrailles de la terre ; il avait au plus haut degré le caractère plutonien. À sa place s’étendait autrefois la mer immense, formée, dès les premiers jours, par la condensation des vapeurs d’eau sur le globe refroidi ; mais, à mesure que les volcans de l’ancien et du nouveau monde s’éteignirent ou, pour mieux dire, se bouchèrent, ils durent être remplacés par de nouveaux cratères ignivomes.

En effet, on peut assimiler la terre à une vaste chaudière sphéroïdale. Là, sous l’influence du feu central, s’engendrent des quantités immenses de vapeurs emmagasinées à une tension de milliers d’atmosphères, et qui feraient sauter le globe sans les soupapes de sûreté ménagées à l’extérieur.

Ces soupapes sont les volcans ; quand l’une se ferme, l’autre s’ouvre, et, à l’endroit des pôles, où, sans doute par suite de l’aplatissement, l’écorce terrestre est moins épaisse, il n’est pas étonnant qu’un volcan se soit inopinément formé par le soulèvement du massif au-dessus des flots.

Le docteur, tout en suivant Hatteras, remarquait ces étranges particularités ; son pied foulait un tuf volcanique et des dépôts ponceux faits de scories, de cendres, de roches éruptives, semblables aux syénites et aux granits de l’Islande.

Mais, s’il attribuait à l’îlot une origine presque moderne, c’est que le terrain sédimentaire n’avait pas encore eu le temps de s’y former.

L’eau manquait aussi. Si l’île de la Reine eût compté plusieurs siècles d’existence, des sources thermales auraient jailli de son sein, comme aux environs des volcans. Or, non seulement on n’y trouvait pas une molécule liquide, mais les vapeurs qui s’élevaient des ruisseaux de laves semblaient être absolument anhydres.

Ainsi, cette île était de formation récente, et telle elle apparut un jour, telle elle pouvait disparaître un autre, et s’immerger de nouveau au fond de l’Océan.

À mesure que l’on s’élevait, l’ascension devenait de plus en plus difficile ; les flancs de la montagne se rapprochaient de la perpendiculaire, et il fallait prendre de grandes précautions pour éviter les éboulements. Souvent des colonnes de cendres se tordaient autour des voyageurs et menaçaient de les asphyxier, ou des torrents de lave leur barraient le passage. Sur quelques surfaces horizontales, les ruisseaux, refroidis et solidifiés à la partie supérieure, laissaient sous leur croûte durcie la lave s’écouler en bouillonnant. Chacun devait donc sonder pour éviter d’être plongé tout à coup dans ces matières en fusion.

De temps en temps, le cratère vomissait des quartiers de roches rougies au sein des gaz enflammés ; quelques-unes de ces masses éclataient dans l’air comme des bombes, et leurs débris se dispersaient dans toutes les directions à d’énormes distances.

On conçoit de quels dangers innombrables cette ascension de la montagne était entourée, et combien il fallait être fou pour la tenter.

Cependant Hatteras montait avec une agilité surprenante, et, dédaignant le secours de son bâton ferré, il gravissait sans hésiter les pentes les plus raides.

Il arriva bientôt à un rocher circulaire, sorte de plateau de dix pieds de largeur environ ; un fleuve incandescent l’entourait, après s’être bifurqué à l’arête d’un roc supérieur, et ne laissait qu’un passage étroit par lequel Hatteras se glissa audacieusement.

Là, il s’arrêta, et ses compagnons purent le rejoindre. Alors il sembla mesurer du regard l’intervalle qui lui restait à franchir ; horizontalement, il ne se trouvait pas à plus de cent toises du cratère, c’est-à-dire du point mathématique du pôle ; mais, verticalement, c’était encore plus de quinze cents pieds à gravir.

L’ascension durait déjà depuis trois heures ; Hatteras ne semblait pas fatigué ; ses compagnons se trouvaient au bout de leurs forces.

Le sommet du volcan paraissait être inaccessible. Le docteur résolut d’empêcher à tout prix Hatteras de s’élever plus haut. Il essaya d’abord de le prendre par la douceur, mais l’exaltation du capitaine allait jusqu’au délire ; pendant la route, il avait donné tous les signes d’une folie croissante, et qui l’a connu, qui l’a suivi dans les phases diverses de son existence, ne peut en être surpris. À mesure qu’Hatteras s’élevait au-dessus de l’Océan, sa surexcitation s’accroissait ; il ne vivait plus dans la région des hommes ; il croyait grandir avec la montagne elle-même.

– Hatteras, lui dit le docteur, assez ! nous n’en pouvons plus.

– Demeurez donc, répondit le capitaine d’une voix étrange ; j’irai plus haut !

– Non ! ce que vous faites est inutile ! vous êtes ici au pôle du monde !

– Non ! non ! plus haut !

– Mon ami ! c’est moi qui vous parle, le docteur Clawbonny. Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Plus haut ! plus haut ! répétait l’insensé.

– Eh bien, non ! nous ne souffrirons pas…

Le docteur n’avait pas achevé ces mots qu’Hatteras, par un effort surhumain, franchit le fleuve de lave et se trouva hors de la portée de ses compagnons.

Ceux-ci poussèrent un cri ; ils croyaient Hatteras abîmé dans le torrent de feu ; mais le capitaine était retombé de l’autre côté, suivi par son chien Duk, qui ne voulait pas le quitter.

Il disparut derrière un rideau de fumée, et l’on entendit sa voix qui décroissait dans l’éloignement.

– Au nord ! au nord ! criait-il. Au sommet du mont Hatteras ! Souvenez-vous du mont Hatteras !

On ne pouvait songer à rejoindre le capitaine ; il y avait vingt chances pour rester là où il avait passé avec ce bonheur et cette adresse particulière aux fous ; il était impossible de franchir ce torrent de feu, impossible également de le tourner. Altamont tenta vainement de passer ; il faillit périr en voulant traverser le fleuve de lave ; ses compagnons durent le retenir malgré lui.

– Hatteras ! Hatteras ! s’écriait le docteur.

Mais le capitaine ne répondit pas, et les aboiements à peine distincts de Duk retentirent seuls dans la montagne.

Cependant Hatteras se laissait voir par intervalles à travers les colonnes de fumée et sous les pluies de cendre. Tantôt son bras, tantôt sa tête sortaient du tourbillon. Puis il disparaissait et se montrait plus haut accroché aux rocs. Sa taille diminuait avec cette rapidité fantastique des objets qui s’élèvent dans l’air. Une demi-heure après, il semblait déjà rapetissé de moitié.

L’atmosphère s’emplissait des bruits sourds du volcan ; la montagne résonnait et ronflait comme une chaudière bouillante ; on sentait ses flancs frissonner. Hatteras montait toujours. Duk le suivait.

De temps en temps, un éboulement se produisait derrière eux, et quelque roc énorme, pris d’une vitesse croissante et rebondissant sur les crêtes, allait s’engouffrer jusqu’au fond du bassin polaire.

Hatteras ne se retournait même pas. Il s’était servi de son bâton comme d’une hampe pour y attacher le pavillon anglais. Ses compagnons épouvantés ne perdaient pas un de ses mouvements. Ses dimensions devenaient peu à peu microscopiques, et Duk paraissait réduit à la taille d’un gros rat.

Il y eut un moment où le vent rabattit sur eux un vaste rideau de flamme. Le docteur poussa un cri d’angoisse ; mais Hatteras réapparut, debout, agitant son drapeau.

Le spectacle de cette effrayante ascension dura plus d’une heure. Une heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondrières de cendre dans lesquelles ce héros de l’impossible disparaissait jusqu’à mi-corps. Tantôt il se hissait, en s’arc-boutant des genoux et des reins contre les anfractuosités de la montagne, et tantôt, suspendu par les mains à quelque arête vive, il oscillait au vent comme une touffe desséchée.

Enfin il arriva au sommet du volcan, à l’orifice même du cratère. Le docteur eut alors l’espoir que le malheureux, parvenu à son but, en reviendrait peut-être, et n’aurait plus que les dangers du retour à subir. Il poussa un dernier cri :

– Hatteras ! Hatteras !

L’appel du docteur fut tel qu’il remua l’Américain jusqu’au fond de l’âme.

– Je le sauverai ! s’écria Altamont.

Puis, d’un bond, franchissant le torrent de feu au risque d’y tomber, il disparut au milieu des roches.

Clawbonny n’avait pas eu le temps de l’arrêter.

Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s’avançait au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal semblait déjà saisi par l’attraction vertigineuse de l’abîme, Hatteras agitait son pavillon, qui s’éclairait de reflets incandescents, et le fond rouge de l’étamine se développait en longs plis au souffle du cratère.

Hatteras le balançait d’une main. De l’autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied.

Tout d’un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible de ses compagnons monta jusqu’au sommet de la montagne. Une seconde, un siècle ! s’écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi. L’homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il disparaissait dans l’abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui, et, une demi-heure plus tard, le capitaine du Forward, privé de tout sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.

Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l’aveugle qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.

– Grand Dieu ! dit Johnson, il est aveugle !

– Non ! répondit Clawbonny, non ! Mes pauvres amis, nous n’avons sauvé que le corps d’Hatteras ! Son âme est restée au sommet de ce volcan ! Sa raison est morte !

– Fou ! s’écrièrent Johnson et Altamont consternés.

– Fou ! répondit le docteur.

Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.
CHAPITRE XXVI
RETOUR AU SUD
Trois heures après ce triste dénouement des aventures du capitaine Hatteras, Clawbonny, Altamont et les deux matelots se trouvaient réunis dans la grotte au pied du volcan.

Là, Clawbonny fut prié de donner son opinion sur ce qu’il convenait de faire.

– Mes amis, dit-il, nous ne pouvons prolonger notre séjour à l’île de la Reine ; la mer est libre devant nous ; nos provisions sont en quantité suffisante ; il faut repartir et regagner en toute hâte le Fort-Providence, où nous hivernerons jusqu’à l’été prochain.

– C’est aussi mon avis, répondit Altamont ; le vent est bon, et dès demain nous reprendrons la mer.

La journée se passa dans un profond abattement. La folie du capitaine était d’un présage funeste, et, quand Johnson, Bell, Altamont reportaient leurs idées vers le retour, ils s’effrayaient de leur abandon, ils s’épouvantaient de leur éloignement. L’âme intrépide d’Hatteras leur faisait défaut.

Cependant, en hommes énergiques, ils s’apprêtèrent à lutter de nouveau contre les éléments, et contre eux-mêmes, si jamais ils se sentaient faiblir.

Le lendemain samedi, 13 juillet, les effets de campement furent embarqués, et bientôt tout fut prêt pour le départ.

Mais avant de quitter ce rocher pour ne jamais le revoir, le docteur, suivant les intentions d’Hatteras, fit élever un cairn au point même où le capitaine avait abordé l’île ; ce cairn fut fait de gros blocs superposés, de façon à former un amer parfaitement visible, si toutefois les hasards de l’éruption le respectaient.

Sur une des pierres latérales, Bell grava au ciseau cette simple inscription

« JOHN HATTERAS 1861 »

Le double du document fut déposé à l’intérieur du cairn dans un cylindre de fer-blanc parfaitement clos, et le témoignage de la grande découverte demeura ainsi abandonné sur ces rochers déserts.

Alors les quatre hommes et le capitaine — un pauvre corps sans âme –, et son fidèle Duk, triste et plaintif, s’embarquèrent pour le voyage du retour. Il était dix heures du matin. Une nouvelle voile fut établie avec les toiles de la tente. La chaloupe, filant vent arrière, quitta l’île de la Reine, et le soir, le docteur, debout sur son banc, lança un dernier adieu au mont Hatteras, qui flamboyait à l’horizon.

La traversée fut très rapide ; la mer, constamment libre, offrit une navigation facile, et il semblait vraiment qu’il fût plus aisé de fuir le pôle que d’en approcher.

Mais Hatteras n’était pas en état de comprendre ce qui se passait autour de lui ; il demeurait étendu dans la chaloupe, la bouche muette, le regard éteint, les bras croisés sur la poitrine, Duk couché à ses pieds. Vainement le docteur lui adressait la parole. Hatteras ne l’entendait pas.

Pendant quarante-huit heures, la brise fut favorable et la mer peu houleuse. Clawbonny et ses compagnons laissaient faire le vent du nord.

Le 15 juillet, ils eurent connaissance d’Altamont-Harbour dans le sud ; mais, comme l’Océan polaire était dégagé sur toute la côte, au lieu de traverser en traîneau la terre de la Nouvelle-Amérique, ils résolurent de la contourner et de gagner par mer la baie Victoria.

Le trajet était plus rapide et plus facile. En effet, cet espace que les voyageurs avaient mis quinze jours à passer avec leur traîneau, ils en mirent huit à peine à le franchir en naviguant, et, après avoir suivi les sinuosités d’une côte frangée de fjords nombreux dont ils déterminèrent la configuration, ils arrivèrent le lundi soir, 23 juillet, à la baie Victoria.

La chaloupe fut solidement ancrée au rivage, et chacun s’élança vers le Fort-Providence. Mais quelle dévastation ! La Maison-du-Docteur, les magasins, la poudrière, les fortifications, tout s’en était allé en eau sous l’action des rayons solaires, et les provisions avaient été saccagées par les animaux carnassiers.

Triste et décevant spectacle !

Les navigateurs touchaient presque à la fin de leurs provisions, et ils comptaient les refaire au Fort-Providence. L’impossibilité d’y passer l’hiver devint évidente. En gens habitués à prendre rapidement leur parti, ils se décidèrent donc à gagner la mer de Baffin par le plus court.

– Nous n’avons pas d’autre parti à suivre, dit le docteur ; la mer de Baffin n’est pas à six cents milles ; nous pouvons naviguer tant que l’eau ne manquera pas à notre chaloupe, gagner le détroit de Jones, et de là des établissements danois.

– Oui, répondit Altamont, réunissons ce qui nous reste de provisions, et partons.

En cherchant bien, on trouva quelques caisses de pemmican éparses çà et là, et deux barils de viande conservée, qui avaient échappé à la destruction. En somme, un approvisionnement pour six semaines et de la poudre en suffisante quantité. Tout cela fut promptement rassemblé ; on profita de la journée pour calfater la chaloupe, la remettre en état, et le lendemain, 24 juillet, la mer fut reprise.

Le continent, vers le quatre-vingt-troisième degré de latitude, s’infléchissait dans l’est. Il était possible qu’il rejoignît ces terres connues sous le nom de terres Grinnel, Ellesmere et le Lincoln-Septentrional, qui forment la ligne côtière de la mer de Baffin. On pouvait donc tenir pour certain que le détroit de Jones s’ouvrait sur les mers intérieures, à l’imitation du détroit de Lancastre.

La chaloupe navigua dès lors sans grandes difficultés ; elle évitait facilement les glaces flottantes. Le docteur, en prévision de retards possibles, réduisit ses compagnons à demi-ration de vivres ; mais, en somme, ceux-ci ne se fatiguaient pas beaucoup, et leur santé se maintint en bon état.

D’ailleurs, ils n’étaient pas sans tirer quelques coups de fusil ; ils tuèrent des canards, des oies, des guillemets, qui leur fournirent une alimentation fraîche et saine. Quant à leur réserve liquide, ils la refaisaient facilement aux glaçons d’eau douce qu’ils rencontraient sur la route, car ils avaient toujours soin de ne pas s’écarter des côtes, la chaloupe ne leur permettant pas d’affronter la pleine mer.

À cette époque de l’année, le thermomètre se tenait déjà constamment au-dessous du point de congélation ; le temps, après avoir été souvent pluvieux, se mit à la neige et devint sombre ; le soleil commençait à raser de près l’horizon, et son disque s’y laissait échancrer chaque jour davantage. Le 30 juillet, les voyageurs le perdirent de vue pour la première fois, c’est-à-dire qu’ils eurent une nuit de quelques minutes.

Cependant la chaloupe filait bien, et fournissait quelquefois des courses de soixante à soixante-cinq milles par vingt-quatre heures ; on ne s’arrêtait pas un instant ; on savait quelles fatigues à supporter, quels obstacles à franchir la route de terre présenterait, s’il fallait la prendre, et ces mers resserrées ne pouvaient tarder à se rejoindre ; il y avait des jeunes glaces reformées çà et là. L’hiver succède inopinément à l’été sous les hautes latitudes ; il n’y a ni printemps ni automne ; les saisons intermédiaires manquent. Il fallait donc se hâter.

Le 31 juillet, le ciel étant pur au coucher du soleil, on aperçut les premières étoiles dans les constellations du zénith. À partir de ce jour, un brouillard régna sans cesse, qui gêna considérablement la navigation.

Le docteur, en voyant multiplier les symptômes de l’hiver, devint très inquiet ; il savait quelles difficultés Sir John Ross éprouva pour gagner la mer de Baffin, après l’abandon de son navire ; et même, le passage des glaces tenté une première fois, cet audacieux marin fut forcé de revenir à son navire et d’hiverner une quatrième année ; mais au moins il avait un abri pour la mauvaise saison, des provisions et du combustible. Si pareil malheur arrivait aux survivants du Forward, s’il leur fallait s’arrêter ou revenir sur leurs pas, ils étaient perdus ; le docteur ne dit rien de ses inquiétudes à ses compagnons, mais il les pressa de gagner le plus possible dans l’est.

Enfin, le 15 août, après trente jours d’une navigation assez rapide, après avoir lutté depuis quarante-huit heures contre les glaces qui s’accumulaient dans les passes, après avoir risqué cent fois leur frêle chaloupe, les navigateurs se virent absolument arrêtés, sans pouvoir aller plus loin ; la mer était prise de toutes parts, et le thermomètre ne marquait plus en moyenne que quinze degrés au-dessus de zéro (-9° centigrades).

D’ailleurs, dans tout le nord et l’est, il fut facile de reconnaître la proximité d’une côte à ces petites pierres plates et arrondies, que les flots usent sur le rivage ; la glace d’eau douce se rencontrait aussi plus fréquemment.

Altamont fit ses relevés avec une scrupuleuse exactitude, et il obtint 77° 15’ de latitude et 85° 02’ de longitude.

– Ainsi donc, dit le docteur, voici notre position exacte ; nous avons atteint le Lincoln-Septentrional, précisément au cap Eden ; nous entrons dans le détroit de Jones ; avec un peu plus de bonheur, nous l’aurions trouvé libre jusqu’à la mer de Baffin. Mais il ne faut pas nous plaindre. Si mon pauvre Hatteras eût rencontré d’abord une mer si facile, il fût arrivé rapidement au pôle. Ses compagnons ne l’eussent pas abandonné, et sa tête ne se serait pas perdue sous l’excès des plus terribles angoisses !

– Alors, dit Altamont, nous n’avons plus qu’un parti à prendre : abandonner la chaloupe et rejoindre en traîneau la côte orientale du Lincoln.

– Abandonner la chaloupe et rejoindre le traîneau, bien, répondit le docteur ; mais, au lieu de traverser le Lincoln, je propose de franchir le détroit de Jones sur les glaces et de gagner le Devon-Septentrional.

– Et pourquoi ? demanda Altamont.

– Parce que plus nous nous approcherons du détroit de Lancastre, plus nous aurons de chances d’y rencontrer des baleiniers.

– Vous avez raison, docteur ; mais je crains bien que les glaces ne soient pas encore assez unies pour nous offrir un passage praticable.

– Nous essaierons, répondit Clawbonny.

La chaloupe fut déchargée ; Bell et Johnson reconstruisirent le traîneau ; toutes ses pièces étaient en bon état ; le lendemain, les chiens y furent attelés, et l’on prit le long de la côte pour gagner l’ice-field.

Alors recommença ce voyage tant de fois décrit, fatigant et peu rapide ; Altamont avait eu raison de se défier de l’état de la glace ; on ne put traverser le détroit de Jones, et il fallut suivre la côte du Lincoln.

Le 21 août, les voyageurs, en coupant de biais, arrivèrent à l’entrée du détroit du Glacier ; là, ils s’aventurèrent sur l’ice-field, et le lendemain ils atteignirent l’île Cobourg, qu’ils traversèrent en moins de deux jours au milieu des bourrasques de neige.

Ils purent alors reprendre la route plus facile des champs de glace, et enfin, le 24 août, ils mirent le pied sur le Devon-Septentrional.

– Maintenant, dit le docteur, il ne nous reste plus qu’à traverser cette terre et à gagner le cap Warender à l’entrée du détroit de Lancastre.

Mais le temps devint affreux et très froid ; les rafales de neige, les tourbillons reprirent leur violence hivernale ; les voyageurs se sentaient à bout de forces. Les provisions s’épuisaient, et chacun dut se réduire au tiers de ration, afin de conserver aux chiens une nourriture proportionnée à leur travail.

La nature du sol ajoutait beaucoup aux fatigues du voyage ; cette terre du Devon-Septentrional était extrêmement accidentée ; il fallut franchir les monts Trauter par des gorges impraticables, en luttant contre tous les éléments déchaînés. Le traîneau, les hommes et les chiens faillirent y rester, et, plus d’une fois, le désespoir s’empara de cette petite troupe, si aguerrie cependant et si faite aux fatigues d’une expédition polaire. Mais, sans qu’ils s’en rendissent compte, ces pauvres gens étaient usés moralement et physiquement ; on ne supporte pas impunément dix-huit mois d’incessantes fatigues et une succession énervante d’espérances et de désespoirs. D’ailleurs, il faut le remarquer, l’aller se fait avec un entraînement, une conviction, une foi qui manquent au retour. Aussi, les malheureux se traînaient avec peine ; on peut dire qu’ils marchaient par habitude, par un reste d’énergie animale presque indépendante de leur volonté.

Ce ne fut que le 30 août qu’ils sortirent enfin de ce chaos de montagnes, dont l’orographie des zones basses ne peut donner aucune idée, mais ils en sortirent meurtris et à demi gelés. Le docteur ne suffisait plus à soutenir ses compagnons, et il se sentait défaillir lui-même.

Les monts Trauter venaient aboutir à une plaine convulsionnée par le soulèvement primitif de la montagne.

Là, il fallut absolument prendre quelques jours de repos ; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l’autre ; deux des chiens d’attelage étaient morts d’épuisement.

On s’abrita donc derrière un glaçon, par un froid de deux degrés au-dessous de zéro (– 19° centigrades) ; personne n’eut le courage de dresser la tente.

Les provisions étaient fort réduites, et, malgré l’extrême parcimonie mise dans les rations, celles-ci ne pouvaient durer plus de huit jours ; le gibier devenait rare et regagnait pour l’hiver de moins rudes climats. La mort par la faim se dressait donc menaçante devant ses victimes épuisées.

Altamont, qui montrait un grand dévouement et une véritable abnégation, profita d’un reste de force et résolut de procurer par la chasse quelque nourriture à ses compagnons.

Il prit son fusil, appela Duk et s’engagea dans les plaines du nord ; le docteur, Johnson et Bell le virent s’éloigner presque indifféremment. Pendant une heure, ils n’entendirent pas une seule fois la détonation de son fusil, et ils le virent revenir sans qu’un seul coup eût été tiré ; mais l’Américain accourait comme un homme épouvanté.

– Qu’y a-t-il ? lui demanda le docteur.

– Là-bas ! sous la neige ! répondit Altamont avec un accent d’effroi en montrant un point de l’horizon.

– Quoi ?

– Toute une troupe d’hommes !…

– Vivants ?

– Morts… gelés… et même…

L’Américain n’osa achever sa pensée, mais sa physionomie exprimait la plus indicible horreur.

Le docteur, Johnson, Bell, ranimés par cet incident, trouvèrent le moyen de se relever et se traînèrent sur les traces d’Altamont, vers cette partie de la plaine qu’il indiquait du geste.

Ils arrivèrent bientôt à un espace resserré, au fond d’une ravine profonde, et là, quel spectacle s’offrit à leur vue !

Des cadavres déjà raidis, à demi enterrés sous ce linceul blanc, sortaient çà et là de la couche de neige ; ici un bras, là une jambe, plus loin des mains crispées, des têtes conservant encore leur physionomie menaçante et désespérée !

Le docteur s’approcha, puis il recula, pâle, les traits décomposés, pendant que Duk aboyait avec une sinistre épouvante.

– Horreur ! horreur ! fit-il.

– Eh bien ? demanda le maître d’équipage.

– Vous ne les avez pas reconnus ? fit le docteur d’une voix altérée.

– Que voulez-vous dire ?

– Regardez !

Cette ravine avait été naguère le théâtre d’une dernière lutte des hommes contre le climat, contre le désespoir, contre la faim même, car, à certains restes horribles, on comprit que les malheureux s’étaient repus de cadavres humains, peut-être d’une chair encore palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le misérable équipage du Forward ; les forces firent défaut, les vivres manquèrent à ces infortunés ; leur chaloupe fut brisée probablement par les avalanches ou précipitée dans un gouffre, et ils ne purent profiter de la mer libre ; on peut supposer aussi qu’ils s’égarèrent au milieu de ces continents inconnus. D’ailleurs, des gens partis sous l’excitation de la révolte ne pouvaient être longtemps unis entre eux de cette union qui permet d’accomplir les grandes choses. Un chef de révoltés n’a jamais qu’une puissance douteuse entre les mains. Et, sans doute, Shandon fut promptement débordé.

Quoi qu’il en soit, cet équipage passa évidemment par mille tortures, mille désespoirs, pour en arriver à cette épouvantable catastrophe ; mais le secret de leurs misères est enseveli avec eux pour toujours dans les neiges du pôle.

– Fuyons ! fuyons ! s’écria le docteur.

Et il entraîna ses compagnons loin du lieu de ce désastre. L’horreur leur rendit une énergie momentanée. Ils se remirent en marche.
CHAPITRE XXVII
CHAPITRE XXVII
CONCLUSION
CONCLUSION
À quoi bon s’appesantir sur les maux qui frappèrent sans relâche les survivants de l’expédition ? Eux-mêmes, ils ne purent jamais retrouver dans leur mémoire le souvenir détaillé des huit jours qui s’écoulèrent après l’horrible découverte des restes de l’équipage.

Cependant, le 9 septembre, par un miracle d’énergie, ils se trouvèrent au cap Horsburg, à l’extrémité du Devon-Septentrional.

Ils mouraient de faim ; ils n’avaient pas mangé depuis quarante-huit heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson se sentait mourir.

Ils étaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie, c’est-à-dire sur le chemin de l’Europe. À trois milles de la côte, les flots libres déferlaient avec bruit sur les vives arêtes du champ de glace.

Il fallait attendre le passage problématique d’un baleinier, et combien de jours encore ?…

Mais le ciel prit ces malheureux en pitié, car, le lendemain, Altamont aperçut distinctement une voile à l’horizon.

On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navires, quelles craintes d’une espérance déçue ! Le bâtiment semble s’approcher et s’éloigner tour à tour. Ce sont des alternatives horribles d’espoir et de désespoir, et trop souvent, au moment où les naufragés se croient sauvés, la voile entrevue s’éloigne et s’efface à l’horizon.

Le docteur et ses compagnons passèrent par toutes ces épreuves ; ils étaient arrivés à la limite occidentale du champ de glace, se portant, se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaître peu à peu ce navire, sans qu’il eût remarqué leur présence. Ils l’appelaient, mais en vain !

Ce fut alors que le docteur eut une dernière inspiration de cet industrieux génie qui l’avait si bien servi jusqu’alors.

Un glaçon, pris par le courant, vint se heurter contre l’ice-field.

– Ce glaçon ! fit-il, en le montrant de la main.

On ne le comprit pas.

– Embarquons ! embarquons ! s’écria-t-il.

Ce fut un éclair dans l’esprit de tous.

– Ah ! monsieur Clawbonny, monsieur Clawbonny ! répétait Johnson en embrassant les mains du docteur.

Bell, aidé d’Altamont, courut au traîneau ; il en rapporta l’un des montants, le planta dans le glaçon comme un mât et le soutint avec des cordes ; la tente fut déchirée pour former tant bien que mal une voile. Le vent était favorable ; les malheureux abandonnés se précipitèrent sur le fragile radeau et prirent le large.

Deux heures plus tard, après des efforts inouïs, les derniers hommes du Forward étaient recueillis à bord du Hans Christien, baleinier danois, qui regagnait le détroit de Davis.

Le capitaine reçut en homme de cœur ces spectres qui n’avaient plus d’apparence humaine ; à la vue de leurs souffrances, il comprit leur histoire ; il leur prodigua les soins les plus attentifs, et il parvint à les conserver à la vie.

Dix jours après ; Clawbonny, Johnson, Bell, Altamont et le capitaine Hatteras débarquèrent à Korsœur, dans le Seeland, en Danemark ; un bateau à vapeur les conduisit à Kiel ; de là, par Altona et Hambourg, ils gagnèrent Londres, où ils arrivèrent le 13 du même mois, à peine remis de leurs longues épreuves.

Le premier soin du docteur fut de demander à la Société royale géographique de Londres la faveur de lui faire une communication ; il fut admis à la séance du 15 juillet.

Que l’on s’imagine l’étonnement de cette savante assemblée, et ses hurrahs enthousiastes après la lecture du document d’Hatteras.

Ce voyage, unique dans son espèce, sans précédent dans les fastes de l’histoire, résumait toutes les découvertes antérieures faites au sein des régions circumpolaires ; il reliait entre elles les expéditions des Parry, des Ross, des Franklin, des Mac Clure ; il complétait, entre le centième et le cent quinzième méridiens, la carte des contrées hyperboréennes, et enfin il aboutissait à ce point du globe inaccessible jusqu’alors, au pôle même.

Jamais, non, jamais nouvelle aussi inattendue n’éclata au sein de l’Angleterre stupéfaite !

Les Anglais sont passionnés pour ces grands faits géographiques ; ils se sentirent émus et fiers, depuis le lord jusqu’au cokney, depuis le prince-merchant jusqu’à l’ouvrier des docks.

La nouvelle de la grande découverte courut sur tous les fils télégraphiques du Royaume-Uni avec la rapidité de la foudre ; les journaux inscrivirent le nom d’Hatteras en tête de leurs colonnes comme celui d’un martyr, et l’Angleterre tressaillit d’orgueil.

On fêta le docteur et ses compagnons, qui furent présentés à Sa Gracieuse Majesté par le Lord Grand-Chancelier en audience solennelle.

Le gouvernement confirma les noms d’île de la Reine, pour le rocher du pôle Nord, de mont Hatteras, décerné au volcan lui-même, et d’Altamont-Harbour, donné au port de la Nouvelle-Amérique.

Altamont ne se sépara plus de ses compagnons de misère et de gloire, devenus ses amis ; il suivit le docteur, Bell et Johnson à Liverpool, qui les acclama à leur retour, après les avoir si longtemps crus morts et ensevelis dans les glaces éternelles.

Mais cette gloire, le docteur Clawbonny la rapporta sans cesse à celui qui la méritait entre tous. Dans la relation de son voyage, intitulée : « The English at the North-Pole », publiée l’année suivante par les soins de la Société royale de géographie, il fit de John Hatteras l’égal des plus grands voyageurs, l’émule de ces hommes audacieux qui se sacrifient tout entiers aux progrès de la science.

Cependant, cette triste victime d’une sublime passion vivait paisiblement dans la maison de santé de Sten-Cottage, près de Liverpool, où son ami le docteur l’avait installé lui-même. Sa folie était douce, mais il ne parlait pas, il ne comprenait plus, et sa parole semblait s’être en allée avec sa raison. Un seul sentiment le rattachait au monde extérieur, son amitié pour Duk, dont on n’avait pas voulu le séparer.

Cette maladie, cette « folie polaire », suivait donc tranquillement son cours et ne présentait aucun symptôme particulier, quand, un jour, le docteur Clawbonny, qui visitait son pauvre malade, fut frappé de son allure.

Depuis quelque temps, le capitaine Hatteras, suivi de son fidèle chien qui le regardait d’un œil doux et triste, se promenait chaque jour pendant de longues heures ; mais sa promenade s’accomplissait invariablement suivant un sens déterminé et dans la direction d’une certaine allée de Sten-Cottage. Le capitaine, une fois arrivé à l’extrémité de l’allée, revenait à reculons. Quelqu’un l’arrêtait-il ? il montrait du doigt un point fixe dans le ciel. Voulait-on l’obliger à se retourner ? il s’irritait, et Duk, partageant sa colère, aboyait avec fureur.

Le docteur observa attentivement une manie si bizarre, et il comprit bientôt le motif de cette obstination singulière ; il devina pourquoi cette promenade s’accomplissait dans une direction constante, et, pour ainsi dire, sous l’influence d’une force magnétique.

Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le Nord.

Version du 18 juillet 2006 à 21:13


Les Aventures du capitaine Hatteras
1866


Table des matières

PREMIÈRE PARTIE LES ANGLAIS AU PÔLE NORD CHAPITRE PREMIER LE FORWARD CHAPITRE II UNE LETTRE INATTENDUE CHAPITRE III LE DOCTEUR CLAWBONNY CHAPITRE IV DOG-CAPTAIN CHAPITRE V LA PLEINE MER CHAPITRE VI LE GRAND COURANT POLAIRE CHAPITRE VII L’ENTRÉE DU DÉTROIT DE DAVIS CHAPITRE VIII PROPOS DE L’ÉQUIPAGE CHAPITRE IX UNE NOUVELLE LETTRE CHAPITRE X PÉRILLEUSE NAVIGATION CHAPITRE XI LE POUCE-DU-DIABLE CHAPITRE XII LE CAPITAINE HATTERAS CHAPITRE XIII LES PROJETS D’HATTERAS CHAPITRE XIV EXPÉDITIONS À LA RECHERCHE DE FRANKLIN CHAPITRE XV LE FORWARD REJETÉ DANS LE SUD CHAPITRE XVI LE PÔLE MAGNÉTIQUE CHAPITRE XVII LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN CHAPITRE XVIII LA ROUTE AU NORD CHAPITRE XIX UNE BALEINE EN VUE CHAPITRE XX L’ÎLE BEECHEY CHAPITRE XXI LA MORT DE BELLOT CHAPITRE XXII COMMENCEMENT DE RÉVOLTE CHAPITRE XXIII L’ASSAUT DES GLAÇONS CHAPITRE XXIV PRÉPARATIFS D’HIVERNAGE CHAPITRE XXV UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS CHAPITRE XXVI LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON CHAPITRE XXVII LES GRANDS FROIDS DE NOËL CHAPITRE XXVIII PRÉPARATIFS DE DÉPART CHAPITRE XXIX À TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE CHAPITRE XXX LE CAIRN CHAPITRE XXXI LA MORT DE SIMPSON CHAPITRE XXXII LE RETOUR AU FORWARD

SECONDE PARTIE

LE DÉSERT DE GLACE. CHAPITRE I L’INVENTAIRE DU DOCTEUR CHAPITRE II LES PREMIÈRES PAROLES D’ALTAMONT CHAPITRE III DIX-SEPT JOURS DE MARCHE CHAPITRE IV LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE CHAPITRE V LE PHOQUE ET L’OURS CHAPITRE VI LE « PORPOISE » CHAPITRE VII UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE CHAPITRE VIII EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA CHAPITRE IX LE FROID ET LE CHAUD CHAPITRE X LES PLAISIRS DE L’HIVERNAGE CHAPITRE XI TRACES INQUIÉTANTES CHAPITRE XII LA PRISON DE GLACE CHAPITRE XIII LA MINE CHAPITRE XIV LE PRINTEMPS POLAIRE CHAPITRE XV LE PASSAGE DU NORD-OUEST CHAPITRE XVI L’ARCADIE BORÉALE CHAPITRE XVII LA REVANCHE D’ALTAMONT CHAPITRE XVIII LES DERNIERS PRÉPARATIFS CHAPITRE XIX MARCHE AU NORD CHAPITRE XX EMPREINTES SUR LA NEIGE CHAPITRE XXI LA MER LIBRE CHAPITRE XXII LES APPROCHES DU PÔLE CHAPITRE XXIII LE PAVILLON D’ANGLETERRE CHAPITRE XXIV COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE CHAPITRE XXV LE MONT HATTERAS CHAPITRE XXVI RETOUR AU SUD CHAPITRE XXVII CONCLUSION