« Wikisource:Extraits/2021/31 » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Percy Bysshe Shelley, traduction Rabbe.
 
(Aucune différence)

Dernière version du 1 août 2021 à 17:43

Percy Bysshe Shelley, Alastor, ou l’esprit de la solitude

1815

Traduction Félix Rabbe 1885


Terre, Océan, Air, fraternité bien-aimée ! Si la nature, votre grande mère, a imbu mon âme de quelque piété naturelle pour sentir votre amour et y répondre avec le mien ; si le matin humide de rosée, le midi odorant, le soir avec le coucher du soleil et sa splendide cour, et le solennel tintement du silence de minuit, si les profonds soupirs de l’automne dans le bois desséché, et l’Hiver revêtant de pure neige et de couronnes de glace étoilée les herbes flétries et les rameaux nus, si les voluptueuses palpitations du Printemps, quand il exhale ses premiers baisers si doux, m’ont été chers ; si jamais je n’ai sciemment fait de mal à aucun oiseau brillant, insecte ou gentille bête, mais si je les ai toujours aimés et chéris comme ma famille, — alors, pardonnez-moi cette vanterie, frères bien-aimés, et ne me retirez rien de votre faveur accoutumée !

Mère de ce monde impénétrable, favorise mon chant solennel ! Car je t’ai aimée toujours, et toi seule ; j’ai épié ton ombre et l’obscurité de tes pas, et mon cœur a toujours le regard plongé sur l’abîme de tes profonds mystères… J’ai fait mon lit dans les charniers et sur les cercueils, où la noire Mort garde le registre des trophées conquis sur toi, dans l’espérance de faire taire les obstinés questionneurs de tes secrets en forçant quelque ombre délaissée, ta messagère, à me révéler ce que nous sommes. Dans les heures solitaires et silencieuses, quand la nuit fait de son silence même une rumeur enchantée, comme un alchimiste inspiré et désespéré, risquant sa propre vie sur quelque obscure espérance, j’ai amalgamé les formules redoutables et les regards scrutateurs avec mon plus innocent amour ; jusqu’à ce que d’étranges larmes, se mêlant à ces baisers haletants, arrivent à composer un philtre capable de forcer la nuit enchantée de me livrer ton secret. Et, quoique tu n’aies pas encore dévoilé ton plus intime sanctuaire, l’incommunicable rêve et les fantômes crépusculaires, et la profonde pensée de midi ont fait briller en moi assez de lumière, pour que maintenant dans la sécurité, immobile comme une lyre longtemps oubliée, suspendue au dôme solitaire de quelque temple mystérieux et déserté, j’attende ton souffle, ô grande mère ; pour que mon chant puisse mêler ses modulations aux murmures de l’air, aux bruits des forêts et de la mer, à la voix des êtres vivants, aux hymnes entrelacés de la nuit et du jour, et du profond cœur de l’homme !

Il y eut un poète dont la tombe prématurée ne fut point élevée avec un pieux respect par une main humaine ; mais les tourbillons charmés des vents d’automne bâtirent sur ses os tombant en poudre une pyramide de feuilles s’en allant en poussière dans l’inculte désert… Un jeune homme digne d’amour !… Aucune vierge désolée ne para de fleurs éplorées ou d’une guirlande de cyprès votif la couche solitaire de son éternel sommeil ; il était noble, et brave, et généreux ! Aucun barde solitaire n’exhala sur sa sombre destinée un chant mélodieux ; il vécut, il mourut, il chanta dans la solitude. Des étrangers ont pleuré en entendant ses notes passionnées ; et des vierges, pendant qu’il passait inconnu, ont langui et se sont consumées du fol amour