« La Femme et la démocratie de nos temps/34 » : différence entre les versions

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CHAPITRE XXXIV.


Il faut voir les choses de haut pour les bien voir. Si on avait maintenu l’aristocratie en 89, on n’aurait pas partagé les terres et commencé une ère nouvelle. La noblesse n’avait pas mérité d’être gardée : son rôle s’était fort rabaissé ; la France devait davantage aux rois et au peuple ; une suite de grands hommes plébéiens avaient préparé la révolution. Dès long-temps la noblesse, comme les corporations d’ouvriers, s’était perdue par sa force même et ses richesses, ce qui arrive chez une nation légère à tout corps puissant, s’il n’est pas soutenu par des principes. Si la grandeur de nos rois et de nos seigneurs précéda les autres, la grandeur populaire de Molière, Pascal, Voltaire, Rousseau, éleva bientôt en France la nation au dessus de ses maîtres, l’esprit au dessus du rang, et dirigea le pays vers cette aristocratie véritable qui se prépare aujourd’hui. Les cris arrachés à l’humanité souffrante, les vérités que les hommes trouvent en masse, affranchirent le pays, et quelque chose de généreux, d’universel, de philosophique résulta pour les idées de leur origine. C’était ici le génie du peuple, le génie des grands hommes qu’il portait dans son sein. C’est ainsi que la France rompit à jamais avec la naissance, car dès qu’on a connu la vraie aristocratie, on ne peut plus supporter l’autre : autant le vrai soleil luit d’un feu originel et pur, autant l’aristocratie du talent luit à côté de l’aristocratie héréditaire. Nous avons dit comment la société présente en Angleterre les deux extrêmes de la force et du ridicule. L’Empereur a voulu faire une aristocratie, et, chose remarquable ! on n’a respecté que ses maréchaux et sa légion-d’honneur, tant la dignité à vie a de vérité et convient à la France. La noblesse de la restauration, composée d’émigrés, de favoris et de parvenus, fut en désaccord avec le pays et donna cette chambre des pairs qui a montré des talens, vraiment, mais qui, sans base, est toujours descendue plus bas. Les ministres même de la restauration n’en eurent pas le respect. M. de Villèle, en un jour, y introduisit soixante-dix membres, et l’autre jour on en a introduit trente d’un coup, à la veille de procès de presse que la chambre des pairs doit juger. À Rome, le sénat fut perdu quand César y introduisit cent membres à la fois ; M. Pitt nuisit à l’aristocratie en créant trop de pairs ; en Angleterre, on est maître de leurs votes en les menaçant d’augmenter leur nombre ; le duc de Wellington préféra ne pas voter, ainsi que ses amis, et laissa passer enfin le bill de réforme. Si les ministres les premiers manquent de respect à la pairie, comment la nation en aurait-elle ? Si la pairie se passe du respect des ministres, comment s’offenserait-elle des mépris du peuple ? Et qu’est-ce qu’une aristocratie qui n’est pas respectée ? L’Empereur disait : « Si on m’ôte l’autorité d’un empereur, j’aime mieux faire partie du peuple souverain. »

La révolution de Juillet, qui n’était (quoiqu’on l’ait alors ignoré) qu’un pas vers de nouvelles destinées, fit tout à demi. Elle abolit l’hérédité de la pairie ; les gens éclairés le regrettèrent, car si c’était une aristocratie mal faite, c’était du moins un commencement de science. Le peuple vit plus juste en abolissant une hérédité que de grands faits n’avaient pas méritée aux races, et en rendant l’espoir à l’aristocratie naturelle.

Mais l’élection des pairs n’était pas bien dans les mains de l’hérédité, comme l’élection des députés n’est pas bien dans les mains des électeurs à 200 francs. La France se trouve dans une position singulière : d’un côté, les villes, à la voix de grands hommes plébéïens, ont pris des idées libérales, et, outrant ou dénaturant leurs maîtres, se sont jetées dans mille extravagances ; de l’autre côté, les campagnes sont restées dans l’ignorance ; de sorte que 8 millions d’habitans dans les villes sont en présence de 24 millions d’habitans hors de toute vie civile. Le gouvernement a, d’un côté, à se garder de la violence des villes ; de l’autre, de l’ignorance des campagnes. Si vous faites descendre l’élection très bas, les paysans voteront pour de vieux préjugés. Ici, stupides, là, volages, nul n’est pour la loi que celui qui la fait. En Angleterre, la vie civile est partout ; la population agricole n’est que d’un tiers ; le reste vote et aime la loi. L’industrie éveille l’intelligence de l’homme pour la vie civile ; l’agriculture l’éteint. La population agricole, en France, est perdue sur un grand territoire qu’elle n’a pas encore tout comblé ; en Angleterre, la nation est pressée dans un petit espace ; la grande culture emploie peu de bras ; le peuple, qui comprend la loi, ne songe à la modifier que par les moyens qu’il tient d’elle. De là aussi pour le peuple les chances du commerce, une vie incertaine, la misère pour les ouvriers ; et, en France, la sûreté de la vie agricole et des mœurs villageoises. Si les affaires d’Angleterre paraissent donc plus civiles que les nôtres, c’est que l’Angleterre a plus de citoyens, c’est que le pays est plus peuplé pour la politique.

Dans les villes hardies et folles de France, il s’est développé une sorte de charge plus grande que tribunitienne, une sorte de magistrature, toujours prête pour exciter le peuple : c’est la presse.

La presse a été belle quand elle a été dirigée par MM. de Chateaubriand, B. Constant, Thiers, etc. ; mais le pouvoir du peuple augmentant toujours, il s’est emparé de la presse et en abuse ; la presse s’inspire du peuple, il est vrai, mais elle l’excite, l’égare et le corrompt ; et chez une nation vive et légère, elle a plus d’influence que partout ailleurs. On parle de la liberté de la presse en Angleterre, en oubliant que l’Angleterre est en tutelle sous l’aristocratie. Depuis la chute de l’Empereur, ces difficultés se sont toujours fait sentir davantage, et le mouvement des villes a menacé tous les gouvernemens.

Les absurdités où la presse a jeté la restauration ont fait attribuer les torts à la restauration seule, et, en Juillet, on a ôté jusqu’à la censure. Mais qu’est-il arrivé ?

Il y avait alors deux partis à prendre, celui de la liberté européenne, de la république et de la conquête, pour lequel il fallait l’audace et le génie, ou celui de la modération. On a choisi le parti de la modération ; les hommes du plus grand mérite sont entrés aux affaires ; sous la restauration, un petit parti avait étudié la politique, fondé une doctrine, cherché la science trop négligée ; ce petit parti, par ses études et ses principes était le plus digne du pouvoir, et l’a obtenu. Il l’a obtenu devant la presse injuste et puissante, il l’a obtenu en commettant des fautes plus ou moins graves. Comme ces hommes n’avaient pas de pouvoir individuel, qu’ils n’avaient pas l’initiative des mesures, et qu’ils ne donnaient pas l’impulsion ; comme, ne tenant point à une aristocratie, ils étaient isolés dans l’État, les institutions, loin d’augmenter leurs forces naturelles comme en Angleterre, les ont diminuées ; et, redoutant leur faiblesse sociale, désirant de garder un pouvoir qu’ils craignaient de ne plus retrouver, ils ont fait un monopole du gouvernement, en repoussant dans l’opposition aveugle qui existait d’autres hommes dignes d’agir avec eux ; alors les dangers de la restauration se sont renouvelés.

Certes, M. Thiers et M. Guizot pouvaient en triompher si les affaires eussent été montées autrement : si M. Thiers, gêné comme il est, a signalé son habileté dans toutes les affaires importantes, donné cent millions pour les travaux publics, animé le sol et montré partout qu’un homme de talent agit ; s’il a développé tant de mérites divers, une éloquence vraiment parlementaire, un caractère plein d’humanité, des idées élevées et universelles, que n’eût-il pas fait avec plus d’autorité, des richesses personnelles, une clientelle à lui ; et M. Guizot, qui ose à peine demander vingt mille francs pour le muséum d’histoire naturelle, auquel il faudrait des millions, que de sommes n’eût-il pas données, que de recherches n’eût-il pas fait faire, lui qui disait au Roi dans un rapport : « La destinée de votre gouvernement est de se mettre à la tête de notre civilisation, de satisfaire ces deux grands besoins de notre société moderne : le bien-être et l’intelligence. » Les mêmes hommes avec des circonstances plus fortes feraient la gloire du pays : soutenus d’une aristocratie dotée et privilégiée, de la légion-d’honneur resserrée, et surtout des idées que ces institutions entraînent, ils enchanteraient la nation, braveraient la presse et la calomnie. Une opposition où se trouvent de premiers talens et les caractères les plus honorables, secondée comme eux, les éclairerait au lieu de les égarer, et leur enlevant parfois le pouvoir, on verrait les partis appelés tour à tour à la domination.

Les ministres, au lieu de quitter un rôle amer, n’ont pas craint, renfermant huit lois dans une, d’attaquer le jury criminel (qui, comme les modes chez nous, semble changer avec les saisons), dans le but indirect d’arrêter la presse, d’établir des peines sauvages, de rabaisser encore la pairie humiliée, de confondre toutes les notions qu’ils nous ont données, tous les principes qu’ils ont proclamés. La doctrine propose, et la pairie, la science adopte ! On va jusqu’à dire que les juges préserveront des jurés : Athènes, dans ses grandes folies, ne s’égara pas mieux. Les députés du peuple approuvent, et la nation en partie voit la loi avec plaisir. Eh ! comment supporter la liberté de la presse sans des forces au sommet qui vaillent les forces d’en bas ! Et vous, qui mieux que les autres chez nous présentiez la politique comme une science, vous qui expliquiez à votre pays le rouage et la beauté du gouvernement représentatif, vous que la nation vit long-temps comme un des plus chers rejetons de son aristocratie illustre et plébéïenne, vous que tous les sentimens patriotiques et justes ont trouvé sensible, vous êtes le plus coupable, et il vous faudra pour vous faire pardonner redoubler de travail et d’éloquence.

On a été jusqu’à défendre des livres permis sous Louis XV, on a interdit le mariage aux prêtres ; la nation a été blessée dans ses sentimens les plus vifs. Partout domination folle : ici, un parti royaliste et prêtre qui voulait faire combattre Henri V avec don Carlos, qui ne peut triompher, s’il triomphe, que pour un jour ; de l’autre, voiles déployées, passions fougueuses et irréfléchies, républicains qui passent de Robespierre à Jésus-Christ, du comité de Salut Public aux Paroles d’un Croyant, avec une bonne foi comique ; et des ministres, enfin, qui dans une semaine (ce n’est plus la glorieuse) attaquent le jury, la charte et la pairie.

Quand deux grands peuples en Europe se sont éveillés barbares encore, ne trouvant pas en présence pour les subjuguer ou les convaincre une tête forte, une tête royale, ils l’ont fait tomber. Jamais tête créée pour le diadème n’a été ainsi tranchée, C’était un acte atroce et brutal, car il suffisait d’ôter la couronne et non la tête, mais cette action représente une vérité. Le chef alors ne s’est pas trouvé le vrai chef, la pairie n’est pas la pairie ; le peuple seul est peuple et connaît ses besoins de peuple.