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CHAPITRE XXXV.


En prévoyant pour la France une aristocratie élective, on ne fait que constater ce qui est déjà commencé. En effet, l’Institut, les maréchaux, la Légion-d’Honneur, ne sont pas autre chose. L’Empereur a doté la Légion-d’Honneur et l’Université pour en faire des corps indépendans. Les maréchaux sont le meilleur exemple d’une aristocratie méritée et éclatante. L’Institut, comme la Légion-d’Honneur, est trop nombreux et trop pauvre. Il faudrait des choix plus délicats, des priviléges, des honneurs publics.

Ce n’est pas à nous qu’il appartient de savoir ce qu’on doit faire, nous voulons seulement montrer ce que la nature indique à la société : les vérités acquises restent ; sans doute la nation devra toujours être représentée ; la chambre basse traite des intérêts matériels du pays ; mais au dessus, mais la pairie, mais les chefs, tout cela est à méditer. La pairie doit-elle être si nombreuse ? Ne faut-il pas un corps plus puissant, plus serré, qui nomme le chef de l’état dans son sein, et qui choisisse dans tout le pays ses propres membres ?

Est-ce le peuple qui nomme les membres de l’Institut ? Non. Pourquoi ? Parce qu’il ne peut pas juger les sciences : on sait ce que valaient les suffrages des Romains et comment ils étaient balancés dans les comices. En Angleterre, le peuple ne nomme que les membres des communes ; le sénat est héréditaire ou recruté dans un esprit qui est le sien.

L’esprit n’est-il pas, à tout prendre, le souverain de la terre ? L’homme qui pense peut-il dépendre de l’homme qui ne pense pas ? Les sciences de l’Institut ne sont pas jugées par le peuple, et le peuple prétend juger les sciences politiques, plus difficiles ? C’est que celles-ci ayant l’homme pour but et pour instrument, l’homme ne peut cesser de s’en inquiéter ; si le peuple ne sait pas juger les mesures, il voit les résultats visibles et présens ; si l’élection d’en haut doit partir d’en haut, le peuple doit avoir aussi son influence ; mais pour en supporter les cris menaçans, il faut placer l’homme supérieur en sa présence, comme il est placé par la nature, graduer les forces matérielles sur les forces morales. Nous avons vu que l’aristocratie en Angleterre permet seule le développement de l’énergie vulgaire, et qu’en France la faiblesse du haut pouvoir enchaîne la presse. Notre budget de l’état est tout matériel ; avec un centime de plus à l’impôt foncier, on a près de deux millions ; en quelques années on pourrait fonder la fortune à vie des chefs de la société, qui ne peuvent voyager, s’instruire, protéger les lettres et les sciences sans moyens matériels. Les dépenses de l’armée se sont élevées jusqu’à 400 millions par an, sans qu’on en ait souffert. Avec moins un corps serait doté, dont il faudrait agrandir les devoirs et les travaux comme l’existence. Nous ne faisons que développer des tendances françaises, et ce que nous disons, indiqué par notre pays, n’a rien d’étrange. Si nous considérons les mœurs des premiers hommes de la France, nous les verrons plus ou moins fortes et royales ; ceux qui ne sont pas au pouvoir vivent retirés avec le petit nombre d’amis qu’ils ont choisis, sans entrer dans le train frivole du monde : ainsi MM. de Chateaubriand, Béranger, Royer-Collard, Ampère, Lamartine, La Mennais, Victor Hugo, et quelques autres, ont naturellement le caractère d’une aristocratie hautaine, isolée et disciplinée : « N’y a-t-il en ce monde que la succession du sang et les traditions de la famille ? Les traditions de pensée, de système et d’école politique sont-elles donc moins fécondes, et ont-elles jamais défailli là où les talens germent libres et s’élancent solitaires de la plus profonde obscurité aux premières dignités de la patrie ? Nos législateurs de la Constituante, nos saints patriotes de la Gironde, cette race de bourgeois élevés dans la médiocrité et la retraite, sans appui que leur méditation, où donc avaient-ils pris leurs modèles, si ce n’est dans l’étude, au fond de leur ame, sous l’inspiration de Dieu et de la patrie ? Les nobles traditions ne périront pas parce qu’un privilège repoussé par les siècles sera tombé : la famille des grands citoyens est partout[1]. »

L’ancienne aristocratie fut-elle supérieure aux écoles antiques, aux premiers chrétiens, et surtout à la secte stoïcienne dont Montesquieu a dit qu’elle seule faisait les grands empereurs ? Les familles des Scipion, des Appins, des Julius, égalèrent-elles ces écoles, et daignerons-nous leur comparer les modernes familles des Condé, Montmorenci, Russel, Visconti ? Quelle est l’ame noble à qui une promenade dans les champs n’a pas donné plus que n’eût donné une grande naissance ? L’aristocratie plébéïenne de France n’ayant pas dû beaucoup, comme le peuple anglais, à l’aristocratie héréditaire, marche de l’égalité à la noblesse avec une grandeur propre et philosophique ; elle a eu la jeunesse d’Henri IV, des compagnons rustiques et l’air des montagnes.

En quoi la tragédie d’Athalie ou l’éloquence du cabinet ont-elles servi aux masses ? Si les hommes précieux sont en petit nombre, comme les perles et les diamans ; s’il faut compter séparément le peuple et l’individu ; si la nature, Dieu, cette puissance dont la pensée est visible ici bas, a mis une telle inégalité entre l’esprit des hommes, qu’on a dit justement qu’il y a plus de distance d’un homme à un homme que d’un homme à une bête (fait énorme), certes Dieu a eu son intention, et nous ne pouvons cesser de le répéter : Quelques lois primitives imposées à l’homme deviendront toujours plus claires avec la civilisation.

Quand jadis on a compté les quartiers de noblesse, on a bien fait pour les temps. Notre aristocratie fera de même : tel quartier de noblesse intellectuelle ne vaudra pas tel autre quartier ; on tiendra son rang ; le rang alors fut figuré, mais Dieu a vraiment rangé les hommes, et la civilisation consiste à trouver ces rangs et à les discipliner.

Du temps de Dante, les hommes qui gouvernaient Florence avec lui avaient le mérite et le patriotisme ; point de citoyens plus dévoués ni plus désintéressés. Ils succombèrent parce qu’ils n’avaient ni prestige, ni moyens matériels pour suppléer à une fermeté trop rare chez les hommes[2].

Quand la richesse existait, on la représentait ; en opposition au peuple pauvre on mettait des seigneurs riches. Aujourd’hui, plus de richesses, plus de seigneurs, un pouvoir moral et savant régissant le monde, et que le talent seul peut représenter. Cet homme a pensé, agi, c’est de l’or et c’est un rang. J’apprends telle action, je lis tel ouvrage, quelle richesse ! L’auteur est duc, seigneur, il a des terres ; voilà notre aristocratie, le rang suivra la puissance qui les demande. Eh ! ces vérités sont si évidentes, qu’elles deviendront celles de tout le monde.

Ce qui existe de l’ancienne aristocratie se joindra-t-il à la nouvelle ? En Angleterre, les deux aristocraties jusqu’ici marchent ensemble, et comme, lors du bill sur les corporations des communes, un membre radical voulait réclamer des droits pour les membres des universités et les savans, son parti l’en empêcha en disant que ces hommes-là voteraient pour les tories. En France, les gens médiocres de l’ancienne aristocratie rejetteront l’alliance ; le mérite seul en verra la beauté.

Ce que nous devons nous répéter aussi, c’est que le pouvoir et les honneurs causent moins d’enchantement que les idées qui les suivent et qu’on pourrait trouver autrement. La pauvreté doit-elle entraîner toujours l’avarice, la bassesse, l’ennui, l’isolement ? Sans doute le rêve des grandeurs n’en vaut pas la réalité ; mais les affaires sont mêlées de tant de petitesses et de dégoûts, la vie de tous les jours ternit si bien chaque possession, que la royauté, l’action, la guerre, la victoire, restent plus belles dans l’imagination des poètes que dans la vérité ; rien ne donnera au poète le moment exalté où le héros combat et pardonne ; mais, préservant les grandeurs humaines de l’ennui, pour ne les évoquer qu’en des jours inspirés, Homère et Dante ont été plus rois que les rois.


  1. M. Dubois
  2. On trouvera ces vérités plus frappantes dans un essai sur l’Histoire de la République de Florence que nous achevons maintenant.