« Aurore (Nietzsche)/Livre troisième » : différence entre les versions

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''L'ancienne culture allemande''. – Lorsque les Allemands commencèrent à devenir intéressants pour les autres peuples de l'Europe – il n'y a pas si longtemps de cela, – ce fut grâce à une culture qu'ils ne possèdent pas aujourd'hui, qu'ils ont secouée avec une ardeur aveugle, comme si ç'avait été une maladie : et pourtant ils ne surent rien mettre de mieux à sa place que la folie politique et nationale. Il est vrai qu'ils ont abouti par là à devenir encore beaucoup plus intéressants pour les autres peuples qu'ils ne l'étaient autrefois pour leur culture : qu'on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens et qu'elle n'était digne ni d'être imitée ni de l'intérêt qu on lui a porté, et moins encore des emprunts qu'on rivalisait à lui faire. Que l'on se renseigne donc aujourd'hui sur Schiller, Guillaume de Humboldt, Schleiermacher, Hegel, Schelling, qu'on lise leurs correspondances et qu'on se fasse introduire dans le grand cercle de leurs adhérents : qu'est-ce qui leur est commun, qu'est-ce qui, chez eux, nous impressionne, tels que nous sommes maintenant, tantôt d'une façon si insupportable, tantôt d'une façon si touchante et si pitoyable ? D'une part la rage de paraître, à tout prix, moralement ému ; d'autre part le désir d'une universalité brillante et sans consistance, ainsi que l'intention arrêtée de voir tout en beau (caractères, passions, époques, mœurs), – malheureusement ce « beau » répondait à un mauvais goût vague qui néanmoins se vantait d'être de provenance grecque. C'est un idéalisme, doux, bonasse, avec des reflets argentés, qui veut avant tout avoir des attitudes et des accents noblement travestis, quelque chose de prétentieux autant qu'inoffensif, animé d'une cordiale aversion contre la réalité « froide » ou « sèche », contre l'anatomie, contre les passions complètes, contre toute espèce de continence et de scepticisme philosophique, mais surtout contre la connaissance de la nature, pour peu qu'elle ne puisse pas servir à un symbolisme religieux. Gœthe assistait à sa façon à ces agitations de la culture allemande : se plaçant en dehors, résistant doucement, silencieux, s'affermissant toujours davantage sur son propre chemin meilleur. Un peu plus tard Schopenhauer lui aussi y assista, – selon lui une bonne part du monde véritable et des diableries du monde étaient de nouveau devenus visibles, et il en parlait avec autant de grossièreté que d'enthousiasme : car dans cette diablerie il y avait de la beauté ! – Et qu'est-ce qui séduisit au fond les étrangers, qu'est-ce qui les fit ne point se comporter comme Gœthe et Schopenhauer, ou simplement regarder ailleurs ? C'était cet éclat mat, cette énigmatique lumière de voie lactée qui brillait autour de cette culture : cela faisait dire aux étrangers : « Voilà quelque chose qui est très, très lointain de nous ; nous y perdons la vue, l'ouïe, l'entendement, le sens de la jouissance et de l'évaluation ; mais, malgré tout, cela pourrait bien être des astres ! Les Allemands auraient-ils découvert en douceur un coin du ciel et s'y seraient-ils installés ? Il faut essayer de s'approcher des Allemands. » Et l'on s'approcha d'eux ; tandis que, peu de temps après, ces mêmes Allemands commencèrent à se donner de la peine pour se débarrasser de cet éclat de voie lactée : ils savaient trop bien qu'ils n'avaient pas été au ciel, – mais dans un nuage !
''Le culte de la « voix de la nature »''. – Que signifie le fait que notre culture est non seulement patiente à l'égard des manifestations de la douleur, à l'égard des larmes, des plaintes, des reproches, des attitudes de rage ou d'humilité, mais qu'elle les approuve encore et qu'elle les compte parmi les choses nobles et inévitables ? – tandis que l'esprit de la philosophie antique s'abaissait avec mépris vers elles et ne leur reconnaissait absolument pas de nécessité. Que l'on se souvienne donc de la façon dont Platon – qui n'était pas un des philosophes les plus inhumains – parle du Philoctète de la scène tragique. Notre civilisation moderne manquerait-elle peut-être de « philosophie » ? Selon l'appréciation de ces anciens philosophes, ferions-nous peut-être tous partie de la « populace » ?
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Version du 29 octobre 2009 à 14:22

Aurore - Livre troisième - §189 Aurore/Livre troisième Aurore - Livre troisième - §191


L'ancienne culture allemande. – Lorsque les Allemands commencèrent à devenir intéressants pour les autres peuples de l'Europe – il n'y a pas si longtemps de cela, – ce fut grâce à une culture qu'ils ne possèdent pas aujourd'hui, qu'ils ont secouée avec une ardeur aveugle, comme si ç'avait été une maladie : et pourtant ils ne surent rien mettre de mieux à sa place que la folie politique et nationale. Il est vrai qu'ils ont abouti par là à devenir encore beaucoup plus intéressants pour les autres peuples qu'ils ne l'étaient autrefois pour leur culture : qu'on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens et qu'elle n'était digne ni d'être imitée ni de l'intérêt qu on lui a porté, et moins encore des emprunts qu'on rivalisait à lui faire. Que l'on se renseigne donc aujourd'hui sur Schiller, Guillaume de Humboldt, Schleiermacher, Hegel, Schelling, qu'on lise leurs correspondances et qu'on se fasse introduire dans le grand cercle de leurs adhérents : qu'est-ce qui leur est commun, qu'est-ce qui, chez eux, nous impressionne, tels que nous sommes maintenant, tantôt d'une façon si insupportable, tantôt d'une façon si touchante et si pitoyable ? D'une part la rage de paraître, à tout prix, moralement ému ; d'autre part le désir d'une universalité brillante et sans consistance, ainsi que l'intention arrêtée de voir tout en beau (caractères, passions, époques, mœurs), – malheureusement ce « beau » répondait à un mauvais goût vague qui néanmoins se vantait d'être de provenance grecque. C'est un idéalisme, doux, bonasse, avec des reflets argentés, qui veut avant tout avoir des attitudes et des accents noblement travestis, quelque chose de prétentieux autant qu'inoffensif, animé d'une cordiale aversion contre la réalité « froide » ou « sèche », contre l'anatomie, contre les passions complètes, contre toute espèce de continence et de scepticisme philosophique, mais surtout contre la connaissance de la nature, pour peu qu'elle ne puisse pas servir à un symbolisme religieux. Gœthe assistait à sa façon à ces agitations de la culture allemande : se plaçant en dehors, résistant doucement, silencieux, s'affermissant toujours davantage sur son propre chemin meilleur. Un peu plus tard Schopenhauer lui aussi y assista, – selon lui une bonne part du monde véritable et des diableries du monde étaient de nouveau devenus visibles, et il en parlait avec autant de grossièreté que d'enthousiasme : car dans cette diablerie il y avait de la beauté ! – Et qu'est-ce qui séduisit au fond les étrangers, qu'est-ce qui les fit ne point se comporter comme Gœthe et Schopenhauer, ou simplement regarder ailleurs ? C'était cet éclat mat, cette énigmatique lumière de voie lactée qui brillait autour de cette culture : cela faisait dire aux étrangers : « Voilà quelque chose qui est très, très lointain de nous ; nous y perdons la vue, l'ouïe, l'entendement, le sens de la jouissance et de l'évaluation ; mais, malgré tout, cela pourrait bien être des astres ! Les Allemands auraient-ils découvert en douceur un coin du ciel et s'y seraient-ils installés ? Il faut essayer de s'approcher des Allemands. » Et l'on s'approcha d'eux ; tandis que, peu de temps après, ces mêmes Allemands commencèrent à se donner de la peine pour se débarrasser de cet éclat de voie lactée : ils savaient trop bien qu'ils n'avaient pas été au ciel, – mais dans un nuage !

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