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PRÉFACE DE GARNIER


contenant


1o Un précis des divers systèmes d’économie politique qui ont été suivis par les gouvernements. — 2o Un exposé sommaire de la doctrine de smith, comparée avec celle des économistes français. — 3o Une méthode pour faciliter l’étude de l’ouvrage de smith.




I. Précis des divers systèmes d’économie politique qui ont été suivis par les Gouvernements.


L’observation des lois d’après lesquelles les richesses d’une nation se distribuent naturellement entre les différents ordres de la société, et la recherche des causes qui tendent à multiplier ces richesses, forment la partie la plus difficile, la plus compliquée et la plus controversée de la science connue sous le nom d’économie politique.

Cette branche importante de la science sociale n’avait point occupé les anciens philosophes, et elle ne pouvait pas en effet s’offrir à leurs méditations sous le même aspect où elle fut considérée par les peuples modernes, le seul qui puisse en faire le sujet d’une étude philosophique.

D’après la constitution politique des sociétés chez les peuples de l'antiquité, la terre productive, le capital employé à son exploitation, l’ouvrier chargé de la culture, étaient tous la propriété de la même personne. Le citoyen propriétaire du fonds l’était aussi nécessairement des bestiaux, des engrais et des instruments de culture. Les travaux du labour et de la récolte étaient exécutés par ses esclaves, et la régie ou inspection du domaine était confiée à l’un de ses principaux esclaves ou à quelqu’un de ses affranchis[1]. Les vêtements, les meubles d’usage étaient fabriqués par des esclaves, et le commerce étranger fournissait les articles de luxe. On achetait à haut prix les ouvrages des artistes, mais on ne connaissait pas l’industrie manufacturière. Il n’y avait guère d’entreprises particulières que pour l’exploitation des mines ou pour la fabrication des armes et de ce qui se consommait à la guerre. Les citoyens qui possédaient ces sortes d’établissements les faisaient diriger par quelque esclave de confiance, et s’ils avaient quelquefois besoin d’emprunter pour soutenir ou étendre leur entreprise, ce qu’ils empruntaient n’était pas un capital pécuniaire, mais un capital en esclaves, dont ils payaient le loyer à raison de tant par jour et par tête, ainsi que nous l’apprenons de Xénophon, dans son Traité sur l’amélioration des finances d’Athènes, dans lequel on trouve des informations sur le prix et les clauses en usage dans ces sortes de marchés. Le seul commerce de quelque importance était celui qui se faisait avec l’étranger ; les particuliers qui voulaient s’y intéresser prêtaient leur argent au négociant voyageur à des conditions réglées par la coutume du lieu, et qui variaient selon le plus ou le moins de risques du voyage. Démosthènes (in Phormionem) donne un exposé très-clair des formes usitées dans les contrats ou prêts à l’aventure.

Les magistratures, les premiers emplois civils et militaires étant exercés gratuitement, les dépenses de l’État étaient peu considérables et ne donnaient lieu qu’à de faibles tributs. Dans les crises inattendues, et lorsque l’État avait à pourvoir à de grands besoins, le zèle et le dévouement des principaux citoyens offraient à la patrie des ressources toujours suffisantes. Lorsque, en l’an 347 de Rome, le sénat décréta qu’il serait donné une solde à l’infanterie, les patriciens s’empressèrent de faire don à la république d’une partie des richesses qu’ils possédaient, afin de la mettre en état de faire face à cette nouvelle dépense. « C’était, dit Tite-Live, un beau spectacle que cette file de chariots chargés de cuivre brut (œs grave) qui se dirigeaient vers le trésor public. » (Liv. IV, § 60.)

Pendant la seconde guerre punique, lorsqu’il fallut faire de nouvelles levées de troupes, équiper des flottes et faire tête à un ennemi formidable qui pressait Rome de toutes parts, les consuls proposèrent, comme il avait été déjà pratiqué plusieurs fois, d’obliger les citoyens, chacun selon ses facultés, à fournir la solde et les vivres pour trente jours à un certain nombre de rameurs. Cette proposition, dit Tite-Live, dès qu’elle fut connue du peuple, excita de violents murmures. « Nous sommes, disaient les mécontents, épuisés par les impôts ; les esclaves qui devaient cultiver nos terres sont aux armées ou sur la flotte, et nos champs restent en friche. Que les consuls vendent donc et nos biens et nos personnes, car aucune autorité ne saurait nous faire donner ce que nous n’avons pas. » C’est dans cette conjoncture si pressante et si critique que le consul Valerius Lævinus invita les sénateurs à donner les premiers l’exemple par une contribution volontaire de tout ce qu’ils possédaient en matière d’or et d’argent et en monnaie de cuivre, sans se réserver autre chose que leur anneau d’or, celui de leurs femmes, la bulle de leurs fils et la quantité de monnaie indispensable pour la dépense de leur maison. Chacun répond à ce noble appel par un assentiment général et par des acclamations unanimes ; la séance est levée spontanément, et les sénateurs se disputent l’honneur d’être les premiers inscrits sur les rôles avec un tel empressement, que les triumvirs et les greffiers ne peuvent suffire à recevoir et à enregistrer les soumissions. (Liv. XXVI, § 35 et 36.)

Il en était de même à Athènes. Démosthènes, en plaidant contre Phormion, rappelle diverses occasions dans lesquelles les frères Chrysippe, qu’il défend, avaient fait à l’État des dons patriotiques, soit en argent, soit en denrées. Le butin que Paul-Émile versa au trésor de la république romaine, après la défaite de Persée, parut suffisant pour satisfaire à l’avenir aux dépenses du Gouvernement, et dès lors tous les tributs furent abolis.

Les dettes publiques, les emprunts de l’État, les moyens de crédit et toutes ces créations de propriétés imaginaires dont la jouissance repose sur les impôts que nos arrière-neveux voudront bien payer un jour, sont des fictions qui étaient totalement inconnues aux anciens, même dans ces temps dégénérés où la subtilité du sophisme prit la place de cette saine et franche philosophie qui réglait leur conduite publique et privée. Ces peuples n’auraient jamais pu comprendre comment un gouvernement peut se constituer débiteur à perpétuité envers ses sujets, et comment ceux-ci comptent pour unique gage de leur créance les tributs qu’ils fourniront eux-mêmes à l’avenir. Cette invention, dont il est fort douteux que les peuples et les gouvernements aient à se féliciter, appartient entièrement à notre moderne Europe.

Ce n’est pas qu’il soit sans exemple que, dans des besoins urgents, les chefs du Gouvernement se soient momentanément aidés de la bourse de quelques riches citoyens, lorsque le trésor public manquait absolument de fonds ; mais ces emprunts, contractés personnellement par les magistrats et sur leur foi, étaient remboursables à une échéance déterminée dont le terme était très-court. La plus entière confiance d’une part, la plus religieuse fidélité de l’autre, présidaient à ces contrats, et aucune considération n’aurait pu en modifier ni même en différer arbitrairement l’exécution.

Deux ans après la contribution volontaire provoquée par le consul Lævinus, les besoins toujours croissants de la guerre la plus redoutable que la république ait eu à soutenir, mirent les consuls dans la nécessité d’emprunter de quelques citoyens une somme d’argent qui fut stipulée payable en trois termes égaux de deux en deux ans. Il fut satisfait avec ponctualité au payement des deux premiers termes, au milieu même des embarras et des charges de la guerre, et lorsque les armées victorieuses d’Annibal et de ses puissants alliés semblaient devoir apporter à Rome, d’un moment à l’autre, la destruction ou la servitude. Au commencement de l’an 550, le troisième et dernier terme de cet emprunt était échu. Les particuliers qui avaient fait ces avances aux consuls se présentent au sénat et réclament leur payement. Le sénat, qui ne pouvait méconnaître la justice de cette réclamation, mais qui se trouvait dans l’impuissance absolue d’y satisfaire, à cause de l’extrême pénurie du trésor, ayant su que ces créanciers ne seraient pas éloignés de s’accommoder de quelques terres qui faisaient partie du domaine public et qui étaient aliénables, leur fait proposer la cession d’une partie de ces terres, jusques à concurrence des sommes dues, d’après une estimation équitablement faite, et avec la clause expresse que celui d’entre ces créanciers qui préférerait son payement en argent serait admis à rétrocéder à la république le lot de terre à lui adjugé, pour en toucher l’équivalent dès que le trésor se trouvera en état de l’acquitter.

Cette proposition, très-agréable aux créanciers, est acceptée avec empressement, et Tite-Live, en rapportant ce fait, ajoute que c’est de là que le champ ainsi concédé pour l’acquit de ce dernier tiers (trientis tubula) a conservé le nom de trienlius tabuluis ager. (Liv. XXXI, § 13.)

On voit donc que, d’après la manière dont les peuples anciens avaient formé leur organisation sociale, cette séparation d’intérêts qui existe chez nous entre le propriétaire foncier et le cultivateur, son fermier, toute distinction entre le produit brut et le produit net des terres, les conventions entre le maître et l’ouvrier, le contrat et les statuts d’apprentissage, les recherches sur le taux moyen des salaires et du profit des capitaux, et sur les causes qui peuvent les élever ou les abaisser, l’influence de la cherté ou du bas prix des subsistances sur le prix ou l’abondance des produits manufacturés, le change, ses variations et arbitrages, les principes de l’impôt et de sa répartition sur les différentes sources de revenu, la dette publique, les rentes, annuités et autres effets qui la représentent, les fonds à faire pour son service et son amortissement, les combinaisons et les ressources du crédit, et généralement tous les éléments dont se compose notre science de l’économie politique pour ce qui concerne l’accroissement de la richesse nationale et sa distribution entre les différentes classes de la société, étaient des choses totalement ignorées des philosophes anciens, non pas pour avoir échappé à leur sagacité, mais bien par une suite nécessaire de la constitution politique, et parce que les faits qui sont la matière des observations d’une telle science ne pouvaient pas se présenter à leur esprit.

La monnaie était à peu près la seule institution qui leur fût commune avec les modernes, et elle fut établie chez eux sur un système infiniment plus simple et plus raisonnable que chez nous, et la manière dont leurs philosophes ont parlé de la nature et des propriétés de cet instrument des échanges, suffit pour prouver que si les études et les méditations de ceux-ci eussent pu se diriger vers les objets qui ont occupé nos écrivains en économie politique, nous n’aurions pas, sur ce point, plus de titres à la supériorité que sur tout autre. Quel auteur moderne a donné de la monnaie une définition plus juste que celle contenue dans cette phrase d’Aristote : « C’est une marchandise intermédiaire destinée à faciliter l’échange entre deux autres marchandises ? » Les avantages d’un commerce extérieur qui se solde avec l’argent pouvaient-ils être mieux compris et mieux rendus que dans ce passage de Xénophon dans son Traité sur les finances d’Athènes ? « Dans la plupart des autres villes, dit-il, un marchand est obligé de prendre des marchandises en retour de celles qu’il y apporte, parce que la monnaie dont on y fait usage n’a pas grand crédit au dehors. Chez nous, au contraire, le commerçant étranger a l’avantage de trouver une multitude d’objets qui sont partout en demande, et, de plus, s’il ne veut pas encombrer son vaisseau de marchandises, il se fait solder en argent comptant, qui, de tous les articles commerçables, est le plus sûr et le plus commode, attendu qu’il est reçu en tout pays, et qu’en outre il rapporte toujours quelque profit à son maître, quand celui-ci juge à propos de s’en défaire. »

Lorsque l’empire romain fut démembré et que ses provinces furent envahies par les peuples du Nord, on ne reconnut plus dans le pays conquis de propriété privée. Le souverain du peuple conquérant était alors réputé seul propriétaire du territoire sur lequel il régnait ; il en conférait les domaines à titre de bénéfice, soit ecclésiastique, soit militaire. Ce ne fut que lorsque les seigneurs titulaires usurpèrent la propriété de leurs bénéfices, en les convertissant en hérédité masculine et de primogéniture, et lorsqu’ils établirent le régime féodal, qu’il commença à exister de nouveau dans ces pays des propriétés particulières, mais d’une nature inconnue aux ouvriers. Pendant cette longue période de troubles et d’anarchie, qui forme l’âge de la féodalité, durant laquelle il n’y eut d’autre garantie pour la sûreté des personnes et des propriétés que la voie des armes, où les routes et les marchés n’étaient sous la protection d’aucune force publique, où les marchands qui se rendaient aux foires étaient pillés, ou tout au moins rançonnés sur chaque domaine qu’ils avaient à traverser, le gouvernement royal n’était occupé qu’à se défendre contre les grands vassaux ligués contre son autorité, et qui lui disputaient tour à tour quelque portion de ses États. Ce ne fut guère qu’au seizième siècle, lorsque enfin, par la force des choses et la réunion d’intérêts entre le monarque et ses peuples, qui, comme lui, ne voulaient connaître qu’un seul maître, il s’établit dans les différentes contrées de l’Europe une forme de gouvernement plus centralisée et plus régulière, que le prince songea à se créer une source constante de revenu public, en fournissant à ses sujets tous les moyens d’accroître leur fortune particulière.

Le moyen qui sembla généralement le plus court et le plus sûr pour enrichir les particuliers, celui vers lequel se tournèrent d’abord tous les regards, ce fut le commerce étranger. C’était une opinion universellement reçue, et qui remontait même jusques aux âges de l’antiquité, que le commerce au loin était la source de richesses la plus abondante. Tous les auteurs anciens se réunissent pour témoigner que les peuples qui s’étaient livrés au commerce étaient bientôt devenus riches et puissants. Les villes de Tyr, de Sidon et de Carthage, les cités de l’Asie Mineure, les colonies grecques de l’Italie méridionale avaient dirigé de ce côté tous leurs efforts, et toujours avec succès. La politique des gouvernements de l’antiquité s’était constamment attachée à protéger les entreprises de ce genre, et à s’assurer, autant que possible, les monopoles dont ils avaient pu se prévaloir. Nous voyons dans Strabon (liv. III), qu’un marchand phénicien se rendant aux îles Cassitérides pour y chercher du plomb et de l’étain, par une navigation qui n’était connue que des gens de sa nation, s’aperçut qu’il était suivi par un navire romain qui voulait acquérir la connaissance de cette route. Le Phénicien aima mieux se jeter sur des récifs qui brisèrent son vaisseau, pour faire périr après lui celui qui suivait sa trace, et ayant eu l’adresse de sauver sa personne, il fut largement indemnisé de sa perte par ses compatriotes, et en reçut même une glorieuse récompense.

Dans les temps modernes, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, en suivant la même carrière, s’étaient élevés à un haut degré de puissance et de prospérité. Enfin, les Portugais qui venaient de découvrir ou de retrouver le passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance, étonnaient l’Europe de leurs succès, et ne purent manquer d’exciter vivement l’émulation de tous les peuples qui s’étaient déjà pourvus de quelques moyens de navigation.

Dès lors toutes les grandes nations de l’Europe, l’Angleterre, la Hollande, l’Espagne et la France regardèrent la mer qui baignait leurs côtes comme la route infaillible qui devait les conduire à la prééminence sur tous les autres peuples. Ainsi prit naissance ce système commercial qui domine encore dans la politique de tous les gouvernements modernes. Croire qu’il fut le fruit de profondes méditations, de calculs habilement combinés, ce serait complètement méconnaître la manière dont se règlent les affaires publiques et dont l’administration se conduit dans sa marche. Subjuguée par les habitudes et par l’impulsion reçue, entraînée malgré elle par les agents subalternes qui la délivrent d’une grande partie de ses soins, redoutant par-dessus tout les innovations dont elle est hors d’état de bien juger les effets, considérant les vieilles routines comme consacrées par l’expérience, tant que les dommages qui en résultent ne sont pas encore d’une évidence trop frappante, elle s’abandonne par instinct à la route frayée, comme étant celle qui lui paraît la moins pénible et la moins périlleuse. Les peuples, comme les individus, sont disposés à marcher, par imitation, à la suite les uns des autres, et ceux qui les guident obéissent à ce mouvement général, loin de faire effort pour le contrarier. Par leur position et leurs rapports, ces hommes sont enclins à dédaigner la théorie et à se défier des études spéculatives, et ceux qui les entourent leur persuadent aisément que toute la science consiste essentiellement dans la pratique des affaires. On édifia donc en conséquence de ce système ; on créa successivement des compagnies privilégiées pour le commerce des Indes, pour celui du Levant, pour celui de l’Afrique, de la mer du Sud, etc. Des hommes aventureux se précipitèrent dans toutes ces entreprises, qui dévorèrent d’immenses capitaux en pure perte pour les entrepreneurs et pour le pays. Quand on s’avisa de réfléchir et de rechercher comment et par quels moyens le commerce étranger pouvait enrichir la nation qui s’y livrait, on s’arrêta à ces idées saillantes qui se présentent dès la superficie, et par là frappent tous les esprits vulgaires, et qui, pour cette raison, obtiennent toujours un grand crédit parmi la multitude.

L’économie politique est de toutes les sciences celle qui donne le plus de prise aux préjugés populaires et celle qui les trouve le plus fortement enracinés. Le désir d’améliorer sa condition, ce principe qui agit universellement et sans relâche sur tous les membres du corps social, tourne continuellement les pensées de chaque individu vers les moyens d’accroître sa fortune privée ; et si cet individu vient par la suite à élever ses pensées jusques à l’administration de la fortune publique, il sera naturellement porté à raisonner par analogie et à appliquer à l’intérêt général de son pays ces mêmes maximes que la réflexion et sa propre expérience lui auront fait reconnaître pour les meilleurs guides dans la conduite de ses affaires personnelles. Ainsi, de ce que l’argent constitue véritablement une partie essentielle du fonds productif de la fortune d’un particulier, et de ce que cette fortune se grossit évidemment à mesure que cet article vient à augmenter dans ses mains, s’est formée cette fausse opinion si généralement répandue, que l’argent est une des parties constituantes de la richesse nationale, et qu’un pays s’enrichit à proportion de ce qu’il en peut recueillir des autres pays avec lesquels il entretient des relations de commerce.

Des marchands habitués à se retirer chaque soir dans leur comptoir et à y calculer avec empressement la quantité d’argent comptant ou de bonnes créances que leur a produits la vente journalière de leurs marchandises, n’évaluent leurs profits que sur ce résultat, en quoi ils raisonnent juste. Bien certains que cette méthode ne les a jamais trompés, ils ont dû penser que les affaires de leur nation ne pouvaient pas suivre une autre marche, et ils se sont affermis dans leur idée avec cette imperturbable confiance qu’inspire une longue expérience dont on s’est parfaitement bien trouvé pour son propre compte, et qui ne s’est jamais démentie. De là cette opinion exagérée sur les avantages et les profits du commerce étranger et sur l’augmentation de la masse de numéraire dans le pays, et sur le danger de le laisser s’écouler au dehors ; de là ces calculs absurdes qui ont fait de ce qu’on appelle la balance du commerce le thermomètre de la prospérité publique ; de là tous ces systèmes prohibitifs et réglementaires, ces monopoles oppressifs imaginés pour grossir de plus en plus l’un des côtés de cette balance ; de là enfin, ce qui est bien plus déplorable, ces guerres sanglantes et destructives qui ont embrasé les deux hémisphères depuis l’époque où la route des Indes et celle du Nouveau-Monde sont devenues familières aux nations européennes.

Quand on observe que, depuis plus de deux siècles, tant de flots de sang versé dans les différentes parties du globe n’ont eu pour principal motif que le maintien de quelques monopoles contraires même aux véritables intérêts de la nation armée pour les défendre, on sent toute l’importance du service qu’a voulu rendre à l’humanité l’illustre auteur de la Richesse des nations, quand il a écrit pour combattre victorieusement des préjugés aussi puissants et aussi funestes. C’était au milieu du peuple le plus profondément imbu de ces idées mercantiles, le plus fortement subjugué par leur police réglementaire, que Smith sapait d’une main si ferme les fondements de ce système absurde et tyrannique ; c’était au moment même où l’Angleterre alarmée ne voyait qu’avec effroi la possibilité d’une séparation avec ses colonies américaines ; c’était alors que le philosophe écossais se riait de ces vaines terreurs, prédisait hautement le succès de la cause des colons et leur prochaine indépendance ; c’était alors qu’il annonçait avec confiance ce que les événements postérieurs ont pleinement confirmé, les conséquences heureuses qu’auraient pour la prospérité de l’Angleterre, comme pour celle de la colonie, cette séparation et cette indépendance tant redoutées. (Liv. IV, chap. vii.)

Un autre système qui se rattache au système commercial, mais qui se soutient par des moyens différents, c’est le système manufacturier, qui se propose de favoriser et d’encourager les manufactures du pays par toutes les mesures de contrainte qui sont au pouvoir du gouvernement, afin de faire acquérir aux produits de ces manufactures un degré de perfection ou de bas prix qui leur assure constamment la préférence dans tous les marchés étrangers, sans toutefois prétendre diminuer chez ces nations étrangères le moyen de payer ces produits avec des équivalents, ce qui eût fait manquer le but principal qu’on avait en vue.

Ce système, dont la seule énonciation montre l’absurdité, fut adopté et suivi en Angleterre avec une grande persévérance sous le règne d’Élisabeth. Les vues de la législation furent dirigées sans relâche vers cet objet. On créa des corporations et jurandes, dans lesquelles l’ouvrier n’était admis qu’après un temps prescrit d’apprentissage sous un maître privilégié, et en présentant un échantillon de son travail qui pût attester son habileté. Les agrégés aux maîtrises avaient exclusivement le droit d’exercer leur genre d’industrie, et ils étaient autorisés à faire punir quiconque se permettrait de travailler, sans leur aveu, dans le métier qui leur était réservé. Les produits des manufactures étrangères furent sévèrement prohibés, mais on laissa entrer les matières premières propres à employer les manufactures nationales ; même quand on craignit que ces matières premières ne fussent pas en assez grande abondance pour tenir en activité tous les ouvriers, il fut accordé une prime pour l’importation de ces articles. Par le même motif, les matières premières produites dans l’intérieur y furent retenues par des prohibitions de sortie et des mesures encore plus violentes. La tentative d’exporter une brebis fut un crime capital, et le simple transport des laines dans le voisinage des côtes fut soumis à la plus active surveillance. Ainsi les droits les plus respectables, ceux pour la garantie desquels l’état social est principalement institué, le droit de disposer de ses bras, de son industrie, de sa propriété, à son plus grand avantage, et comme on l’entend, tout fut sacrifié à la classe des manufacturiers incorporés, et on ne balança pas même à leur subordonner les intérêts de l’agriculture. C’était à ces manufacturiers qu’il fallait vendre, c’était d’eux qu’il fallait acheter. On ne se contenta pas encore de leur assurer la pratique de leurs compatriotes vivants, un acte du Parlement de 1678 prescrivit que les morts fussent ensevelis dans une étoffe de laine.

Le résultat de ce système fut sans doute une très-grande accumulation de richesses matérielles ; mais quels devaient être à la longue les effets d’une telle politique sur la population, la force et la puissance réelle de la nation manufacturière, relativement à celles des pays avec lesquels elle entretenait des relations de commerce ?

L’industrie anglaise, forcée, par les bornes étroites de son territoire, d’économiser le nombre des bras qu’elle salarie, a tourné tous ses efforts vers la recherche des moyens propres à rendre le travail manufacturier plus productif. Une division du travail très-habilement distribuée et un grand nombre de machines ingénieuses ont donné au travail de cette nation une supériorité marquée sur celui des autres peuples, en sorte que dans les échanges qu’elle fit avec l’étranger, il fut ordinaire que le produit d’une journée de son travail se trouvât être l’équivalent du produit de deux ou trois journées d’un autre. On sent combien, dans de telles opérations, elle dut gagner sur la valeur qu’elle recevait en échange, sans que le peuple avec lequel elle traitait éprouvât pour cela aucune perte, puisque la chose que celui-ci recevait de l’Angleterre valait en réalité pour lui le nombre de journées qu’elle lui eût coûté à faire, s’il l’eût fabriquée lui-même. Mais pour que les Anglais obtiennent ces grands bénéfices, il faut qu’ils échangent du produit manufacturé contre du produit brut ; aussi repoussent-ils le plus qu’ils peuvent tout produit manufacturé par des mains étrangères, et ne demandent-ils aux autres que des produits bruts. Or, ce dernier genre de produit ne peut se multiplier dans un pays qu’avec l’aide d’une nombreuse population, et encourager dans ces pays, par des demandes, la multiplication des produits bruts, c’est nécessairement y encourager de la manière la plus efficace la culture et la population. Donc les transactions commerciales que fait l’Angleterre avec les autres nations tendent à encourager chez celles-ci la multiplication des hommes et des subsistances, tandis que ces mêmes transactions produisent un effet tout contraire dans son intérieur, en excitant de plus en plus les fabricants à manufacturer le plus de produits bruts possible avec le plus petit nombre possible de bras. Cette direction forcée de l’industrie humaine nuit à la population d’un pays sous un double rapport ; d’abord en dégradant les facultés intellectuelles de l’ouvrier qui se trouve réduit au mouvement uniforme et continu d’une simple machine, et secondement en diminuant de plus en plus le nombre des ouvriers entretenus par l’industrie nationale. De ces deux effets nuisibles, le premier a été remarqué plusieurs fois ; l’autre, qui l’a moins été, paraîtra encore plus sensible par un exemple.

Je suppose donc qu’un fabricant de couteaux de Sheffield ait quarante ouvriers, qui, au moyen d’une habile distribution des tâches et le secours des machines, viennent à bout de faite par jour dix douzaines de couteaux qui se vendent en France une guinée ou 25 fr. la douzaine. En travaillant vingt-cinq jours par mois, le produit de cette fabrique sera de 72,000 fr. par an, dont un tiers ira au salaire des ouvriers, et les deux autres tiers, après avoir remplacé au fabricant ses matières premières, lui donneront le surplus pour intérêts et profits des capitaux fixe et circulant mis dans son entreprise. Que le produit de cette manufacture soit échangé en France contre une valeur égale en blés, formant environ la quantité de 9,000 quintaux (lesquels n’entreront vraisemblablement jamais en Angleterre et seront un objet de spéculation pour quelque autre négociant anglais auquel le fabricant de Sheffield les cédera, et serviront à la consommation de quelque pays étranger), le résultat final de cette opération, quelque profitable qu’elle soit pour le fabricant anglais, sera extrêmement peu avantageux à l’accroissement de la puissance de sa nation. Cet emploi de l’industrie et du capital anglais aura fait subsister quarante ouvriers et l’entrepreneur de l’ouvrage ; mais l’emploi correspondant d’industrie et de capital qui aura travaillé en France à fournir un équivalent, y aura fait subsister au moins 3,000 personnes : car, pour pouvoir disposer de 9,000 quintaux de blé, il a fallu nécessairement en faire produire à la terre environ trois fois autant.

Par la nature même de l’industrie anglaise et par la direction forcée que lui impriment les circonstances les plus impérieuses, les capitaux productifs doivent se porter naturellement par préférence vers le commerce étranger, le moins avantageux de tous pour le pays, et principalement au commerce du produit manufacturé contre le produit brut, celui de tous les commerces étrangers le plus nuisible à la population et à la puissance réelle du peuple qui s’y livre, puisque, en dernière analyse, ce commerce n’est qu’une lutte dans laquelle celui-ci s’efforce d’obtenir la plus grande quantité de produits avec le moindre emploi possible d’hommes et de terre. Par l’extension que provoque ce genre de combat, dans la population et la culture des autres peuples, un tel commerce doit naturellement aller toujours en croissant ; aussi, chaque année, l’Angleterre a-t-elle importé une plus grande somme de produits bruts qu’elle a renvoyés manufacturés, ce qui a grossi annuellement la quantité numérique de ses exportations et de ses importations, à l’inexprimable contentement de ses spéculateurs politiques.

En définitive donc, l’Angleterre travaille constamment à multiplier chez ses rivaux les hommes et les produits bruts, les deux principaux éléments de richesse et de puissance qui ont toujours fini par assurer la domination au peuple qui les a possédés au plus haut degré, et qui, dans tous les temps, ont décidé en dernier ressort du destin des nations.

Chez une nation, au contraire, qui est foncièrement riche, mais qui se trouve épuisée par de longues guerres ou par des dissensions intestines, l’industrie nationale est comme ces substances chimiques qui ont été privées du principe avec lequel elles ont le plus d’affinité ; plus elles ont été dépouillées, plus elles le saisissent avec avidité et s’en emparent rapidement tout autour d’elles, jusqu’à ce qu’elles en soient saturées et qu’elles arrivent au degré de combinaison déterminé par la nature. C’est avec cette activité dévorante que l’industrie française, aussitôt qu’elle s’est retrouvée dans une atmosphère de calme et de sécurité, a repris tout ce qu’une longue suite de troubles civils lui avait enlevé ; tandis que celle de ses voisins, surchargée de capitaux au delà de ce qu’elle en peut absorber dans le cours naturel des choses, est au point où commencent à se faire sentir le ralentissement et le déclin.

Les nations qui ont eu le plus de relations commerciales avec l’Angleterre ont ressenti chez elles tous les effets salutaires attachés à un commerce dans lequel sont toujours demandés et payés des produits bruts. La Russie, en travaillant pour fournir à l’Angleterre des cargaisons de chanvre, de suif, de cire, de goudron, de peaux, de bois de construction, etc., a travaillé en même temps pour accroître sa culture et sa population : aussi, depuis environ cinquante ans que ce commerce a été entretenu sans interruption, la population de l’empire russe a quadruplé de ce qu’elle était auparavant.

Colbert[2], doué d’une infatigable activité, et impatient d’ajouter un nouvel éclat à la gloire et à la puissance de son maître, se laissa séduire par les illusions du système manufacturier. Ce ministre employa tous les moyens qui étaient à sa disposition pour attirer vers le travail des manufactures une partie du capital français, qui se trouva ainsi détournée de la pente naturelle qui la portait vers le progrès de la culture et l’amélioration des terres. Il voulut, à force de règlements et de mesures de gouvernement, hâter une maturité dont l’époque n’était pas encore venue, et qu’il eût été plus sage d’attendre. Il renchérit même sur le système anglais, qui commençait déjà à se relâcher sur quelques points, car les nouveaux métiers qui s’étaient introduits postérieurement aux statuts d’Élisabeth ne furent point assujettis aux entraves de la maîtrise. Ce fut Colbert qui imagina de prescrire aux manufacturiers, par des ordonnances, jusques aux procédés de la fabrication, la largeur des étoffes, le nombre de fils à observer dans la chaîne et dans la trame, et jusques aux plus petits détails de leur ouvrage. L’activité actuelle de nos manufactures, dans tous les genres, démontre assez que l’industrie française pouvait se passer de ces encouragements extraordinaires, et l’admirable perfection qu’acquièrent tous les jours les produits de nos fabriques témoigne toute l’inutilité de cette police réglementaire et minutieuse, qui avait la prétention d’enseigner à nos fabricants comment ils devaient travailler pour plaire aux consommateurs et s’assurer un débit avantageux.

Pour les hommes chargés de la direction des affaires publiques, la tâche la plus difficile, comme l’a observé Smith, c’est de s’abstenir de ce qui ne les concerne pas, de laisser le travail et l’industrie suivre en liberté leur pente naturelle, et de se borner à les couvrir de cette protection impartiale qui est la seule faveur qu’ils attendent du Gouvernement.

Après avoir suivi pendant longtemps le système commercial et le système manufacturier, la législation anglaise s’attacha au système agricole. Comme tous ces différents systèmes consistent à sacrifier une portion de la liberté et de la fortune des sujets, pour favoriser une classe particulière d’agents de l’industrie, ils s’excluent nécessairement l’un l’autre. On ne peut pas attirer par force, vers un genre de travail, plus de capital qu’il ne s’y en fût porté dans l’état naturel des choses, sans arracher cette portion de capital à l’espèce d’industrie qui l’aurait appelé, car toutes ces mesures systématiques n’augmentent pas la masse du capital national, et c’est même parce qu’elles en supposent l’insuffisance, qu’elles s’efforcent de changer sa direction et de la déterminer dans d’autres proportions que celles qui eussent eu lieu si le gouvernement eût laissé faire. Ainsi, adopter le système agricole, c’était vouloir attirer à la culture et à l’amélioration des terres une portion du capital employé dans les entreprises de commerce et de manufactures ; c’était, jusques à un certain point, abandonner les deux autres systèmes.

Vers la fin du dix-septième siècle, le parlement d’Angleterre jugea à propos d’encourager la culture et l’amélioration des terres, au moyen de gratifications accordées à l’exportation des grains indigènes dans les pays étrangers.

Cette mesure ne fut pas sans effet, puisque Smith nous dit que, d’après les registres des douanes, la quantité de grains de toute espèce, exportés pendant les dix années qui s’écoulèrent de 1741 à 1750, a monté à plus de huit millions de quarters, et que la somme des gratifications payées pour cet objet a donné lieu à une dépense de 1500 mille livres sterling. Il ajoute qu’en 1749, M. Pelham, alors premier ministre, déclara à la Chambre des communes qu’il avait été dépensé, dans les trois années précédentes, une somme exorbitante en gratifications pour exportations de grains, et qu’enfin l’année suivante (1750), la somme payée pour cet article excéda 334,000 liv. sterling, c’est-à-dire, plus du double de l’année moyenne de cette période de dix années.

Ce dernier système du moins n’était pas de nature à entraîner des conséquences aussi graves que les deux autres, et tout le dommage qu’il pouvait occasionner se bornait à une dépense inutile pour le trésor et à un renchérissement artificiel du blé, qui fit payer au peuple sa subsistance un peu plus cher qu’il ne devait la payer si la gratification n’était pas établie. L’exportation des grains, provoquée par cette mesure, fit naître dans les marchés intérieurs une rareté qui ne se fût pas fait sentir si les quantités exportées se fussent montrées dans ces marchés.

Quant au but que se propose ce système, d’encourager la culture et d’augmenter la masse totale de la production, rien n’est certainement plus illusoire. Toute terre qui, à la récolte, donnera, année commune, une plus grande quantité de grains que celle qui a été avancée pour la semer et pour entretenir les ouvriers de la culture, sera nécessairement exploitée avec profit, et elle ne restera pas inculte, sans qu’il soit besoin d’exciter le propriétaire ou le fermier par l’appât de gagner une prime en argent ; et toute terre qui, étant cultivée, ne rendra pas, année commune, plus que la quantité dépensée pour la semer et pour nourrir les ouvriers, ne pourra être exploitée qu’avec perte, tant pour le particulier qui la possède ou qui la cultive, que pour le pays dont elle fait partie ; et la gratification qui aurait l’effet de faire mettre en culture une terre aussi ingrate, ne ferait qu’ajouter une perte de plus à une entreprise déjà ruineuse par elle-même. La hausse du prix du blé en argent ne peut pas faire mettre en culture un pouce de terre de plus, quand cette hausse n’est pas l’effet d’un déficit réel. On ne produit du blé qu’avec du blé ; et si, par des moyens factices, vous parvenez à faire renchérir le prix du blé de la récolte, vous aurez fait également renchérir le prix du blé employé à la semence et à la nourriture des ouvriers de la culture. De quelque manière que l’on s’y prenne, ce sera toujours la qualité de la terre et son degré de fertilité qui décideront s’il peut y avoir profit ou non à la mettre en culture. « La nature, dit Smith, a imprimé au blé sa valeur. Il n’y a pas de monopole pour la vente au-dedans, pas de gratification pour l’exportation qui aient la puissance de hausser cette valeur, comme la concurrence la plus libre ne saurait la faire baisser. »

Enfin, ce système agricole a été totalement abandonné, et l’Angleterre, qui avait payé des gratifications pour l’exportation de ses propres blés, s’est vue obligée, sur la fin du siècle dernier, de donner de très-fortes primes pour encourager l'importation des blés étrangers.

Il faudrait avoir une foi bien implicite dans la sagesse de ceux qui dirigent l’administration de la fortune publique pour croire que, dans cette variation continuelle de systèmes de conduite, ils ont été guidés par un jugement bien solide et convenablement éclairé par la maturité de la réflexion et par les leçons de l'expérience.

Après ce coup d’œil rapide sur les divers systèmes qui ont été suivis par les hommes investis de la haute et importante fonction de diriger la marche du gouvernement, voyons maintenant quel a été le fruit des méditations des philosophes qui se sont occupés de la théorie de l’économie politique, en ce qui touche la formation et la distribution des richesses. Ce rapprochement mettra le lecteur en état de juger jusqu’à quel point les premiers ont été bien fondés dans le dédain qu’ils ont presque toujours affecté pour l’instruction qu’ils auraient pu puiser dans les écrits des autres.


II. Exposé sommaire de la doctrine de Smith, comparée avec celle des économistes français.


Dès le seizième et le dix-septième siècle il parut, tant en France qu’en Angleterre, divers écrits sur les finances, sur l’impôt, sur l’importance relative de l’agriculture et du commerce, et sur plusieurs autres objets d’administration publique. Les désordres que jeta la banque de Law dans la fortune de l’État et dans la plupart des fortunes privées, tournèrent l’attention des esprits spéculatifs vers des matières dans lesquelles tant de personnes se trouvaient intéressées. On écrivit sur la circulation, sur le crédit, sur l’industrie, la population, les effets du luxe, etc. Les connaissances étaient déjà assez avancées pour que, dans cette dernière question, si délicate et si controversée, on ait su faire le départ de ce qui appartenait à l’économie politique d’avec ce qui était purement du ressort de la morale.

Ce fut vers cette époque qu’une réunion de philosophes français, qui ont été désignés depuis sous le nom d’économistes, s’appliqua à la recherche des principes de la formation des richesses et de leur distribution naturelle entre les différentes classes de la société ; et ces hommes, distingués pour la plupart par de rares talents et de vastes connaissances, furent les premiers qui formèrent un corps complet de doctrine sur cette branche de l’économie politique.

Ces philosophes observèrent :

1o Que toutes les richesses provenaient d’une source unique, qui était la terre, puisque c’était elle qui fournissait à tous les travailleurs leur subsistance et les matériaux ou produits bruts sur lesquels ils exerçaient leur industrie.

2o Que le travail appliqué à la culture de la terre produisait non-seulement de quoi s’alimenter lui-même pendant toute la durée de l’ouvrage, mais encore un surplus de produit après le remplacement de toute la dépense, surplus qui ajoute conséquemment à la masse des richesses déjà existantes, et qui formait un produit net nécessairement dévolu au propriétaire de la terre, et constituait entre ses mains un revenu pleinement disponible. Qu’au contraire, le travail appliqué aux productions détachées de la terre, ce qui comprend le travail des manufactures et du commerce, ne pouvait rien ajouter aux choses sur lesquelles il s’exerçait ; que la valeur additionnelle qu’elles recevaient de ce travail n’était que l’équivalent du salaire plus ou moins élevé des ouvriers ou de l’entrepreneur qui avait dirigé le travail, et par conséquent de ce que ces ouvriers ou ce directeur d’ouvrage avaient consommé ou avaient eu le droit de consommer pendant la durée de cet ouvrage, en sorte qu’après le travail achevé, la somme totale des richesses existantes dans la société était précisément la même qu’auparavant, à moins que les ouvriers ou le directeur de l’ouvrage n’aient mis en réserve une partie de ce qu’ils avaient le droit de consommer. Les économistes en tirèrent la conséquence que le travail appliqué à la terre était le seul travail productif de richesses, et que le travail des artisans, manufacturiers ou commerçants, tout utile, tout indispensable même qu’il était, devait néanmoins être considéré, relativement à l’autre, comme un travail stérile, puisqu’il ne servait nullement à accroître la somme des richesses, et que cette classe d’ouvriers, ne produisant aucune richesse nouvelle, ne pouvait concourir à l’augmentation de la masse des richesses que par ses privations et ses économies.

D’après ces principes, ils établirent que les propriétaires de la terre recueillaient, en première ligne, la totalité des richesses produites ; que les non-propriétaires ne pouvaient consommer que ce qu’ils recevaient directement ou indirectement des propriétaires ; que, par conséquent, les non-propriétaires, quelles que fussent l’utilité et l’éminence de leurs services, n’étaient que les salariés des propriétaires, et que la circulation des richesses dans la société portait sur une suite continuelle d’échanges entre ces deux classes, l’une donnant son travail, son industrie et ses services, et l’autre distribuant son revenu disponible, en salaires et en récompenses.

Enfin, ils en déduisirent que l’impôt étant une portion de la richesse disponible appliquée aux services publics, de quelque manière qu’il fût perçu, était toujours, en définitive, supporté par les propriétaires fonciers, comme étant les distributeurs en chef de toutes les richesses disponibles ; qu’ainsi cette charge les frappait seuls, soit en prenant directement dans leurs mains une portion du revenu applicable à leurs jouissances, soit indirectement, en renchérissant le prix des services et en grevant les propriétaires d’un surcroît de dépense dans les salaires et récompenses qu’ils avaient à payer ; qu’ainsi tout impôt qui n’était pas immédiatement prélevé sur le produit net de la terre retombait finalement sur le propriétaire foncier, avec encore une surcharge de frais qui était en pure perte pour l’État.

L’intérêt général de toutes les classes de la société était de multiplier autant que possible les produits agricoles ; les propriétaires y trouvaient une augmentation de leur revenu disponible, les cultivateurs une source plus abondante de profits ; les artisans, manufacturiers et commerçants trouvaient aussi dans la masse toujours croissante des subsistances qui leur étaient destinées et des matières premières sur lesquelles s’exerçait leur travail, des moyens de travailler davantage et de vivre avec plus d’aisance, le bon marché des vivres et des produits bruts provoquant généralement une plus grande consommation de tous les articles de manufacture et de commerce.

D’après cette doctrine, l’industrie manufacturière et commerçante, dégagée de tout impôt, délivrée de toute espèce de contrainte, encouragée par le bon marché et l’abondance toujours croissante des subsistances et des matières premières, prendrait nécessairement un tel essor, qu’elle ne pourrait redouter dans l’intérieur aucune concurrence, et que même elle pourrait offrir à l’extérieur ses produits à si bon marché, qu’on obtiendrait aux meilleures conditions possibles les marchandises étrangères que le pays désirerait de consommer.

C’est ainsi que les économistes décrivaient le cours naturel que devait suivre le progrès de la richesse publique, en la laissant se développer en pleine liberté. Lorsqu’ils représentaient la propriété foncière comme source de toutes les richesses, ils ne sollicitaient pour elle ni faveur, ni privilège quelconque ; au contraire, l’impôt, réduit à un seul mode d’assiette, était une charge réservée uniquement aux propriétaires fonciers. Les seuls privilèges qui restaient à ceux-ci étaient ceux qu’ils tenaient de la nature même et des principes de l’ordre social. On ne demandait au gouvernement que de ne pas contrarier le cours des choses et de ne pas mettre d’obstacles au progrès naturel vers lequel elles doivent marcher d’elles-mêmes. Tous les règlements que l’on sollicitait en faveur de l'industrie et du commerce étaient contenus dans ces quatre mots : laissez faire, laissez passer.

Cette doctrine, si simple dans son exposition, si généreuse dans ses résultats, eut de zélés partisans et d’ardents adversaires. Elle fut embrassée par les hommes d’État les plus éclairés de cette époque, Turgot, Trudaine, Gournay, Malesherbes, Lavoisier, de Jaucourt, Condorcet, Raynal, Dupont, Morellet, Letrosne, etc. Parmi ses détracteurs, qui furent très-nombreux, il serait difficile de citer un nom de quelque poids. Smith, qui a été le plus redoutable adversaire de la doctrine des économistes, puisqu’il l’a anéantie, n’en parle qu’avec les plus grands égards, comme d’un système aussi noble que savant et ingénieux, rempli de vues saines et droites, et celui de tous qui s’est le plus approché des vrais principes de la matière.

Mais cette doctrine de pleine liberté jeta l’alarme parmi les traitants, les fermiers des revenus publics et leurs innombrables préposés. Elle blessa l’orgueil des ministres et les prétentions non moins exigeantes des premiers commis, dont elle semblait réduire à rien le profond savoir et la longue pratique des affaires. Les négociants et les gros manufacturiers s’indignaient de ce que leurs professions étaient flétries du nom de stériles. Les propriétaires fonciers eux-mêmes jetèrent de hauts cris contre l’impôt unique dont on proposait de les charger. Il n’y eut donc pas un intérêt, pas un préjugé, pas une passion qui ne se soulevât contre les économistes, et, à défaut de raisonnements, on attaqua les doctrines avec des pamphlets et des satires.

Les idées spéculatives présentées par ces philosophes, quoique difficiles à contester au fond, s’accordent toutefois si peu avec le train des affaires humaines, elles offrent une application si éloignée aux intérêts de la société, tels que le monde les comprend, qu’elles ne furent généralement accueillies par l’opinion publique que comme d’ingénieuses rêveries. D’ailleurs, les maîtres de cette école crurent devoir forger une langue technique pour exprimer avec précision des maximes qui étaient neuves, ce qui ouvrit à la critique une large voie pour jeter sur leurs leçons les traits du ridicule, arme bien plus meurtrière que tout le feu de la dispute.

Peu d’années après la publication de la doctrine économique, un homme doué du génie le plus vaste et le plus pénétrant, qui avait médité et approfondi les vérités découvertes par les économistes, conçut le projet d’en faire une application utile et sensible pour tout le monde, en les rattachant à l’intérêt national de son pays, et en leur donnant tout le développement dont elles sont susceptibles sous ce nouveau rapport.

Les économistes français avaient recherché l’origine et la marche de la formation des richesses parmi les hommes en général. Adam Smith s’attacha particulièrement à la recherche des causes du progrès des richesses parmi les nations. En paraissant ainsi circonscrire son sujet, il lui fit prendre une dimension beaucoup plus étendue. Il vit que les nations s’enrichissaient non-seulement par la multiplication des richesses produites sur leur propre sol, mais plus rapidement encore par les échanges les plus avantageux possible avec les autres nations. C’est ce que l’auteur annonce dès la première phrase de son livre, en disant que le travail annuel d’une nation est la source primitive d’où elle tire toutes ses richesses, et que ces richesses sont toujours ou le produit immédiat de son travail, ou achetées des autres nations avec ce travail.

Cette considération le porta à examiner la nature du travail, sa puissance et ses effets ; il rechercha les causes qui ajoutent à ses produits. Il montra dans le travail la mesure universelle et invariable des valeurs ; il fit voir que toute chose vénale avait son prix naturel, vers lequel elle gravitait sans cesse au milieu des fluctuations continuelles du prix courant, occasionnées par des circonstances accidentelles étrangères à la valeur intrinsèque de la chose. Ensuite, pour expliquer les causes de ces fluctuations passagères, il analysa avec une merveilleuse sagacité les éléments divers dont se compose le prix de toute chose échangeable, en indiquant les variations dont chacun de ces éléments était susceptible. Toutes ces importantes vérités, appuyées sur des exemples familiers, étaient d’une application facile et prochaine aux circonstances actuelles de nos sociétés, et les intérêts de toutes les classes purent y puiser d’utiles leçons.

Les services que ce grand homme rendit à son pays et à tous les peuples civilisés sont inappréciables, mais on ne peut se dissimuler que sa route lui fut indiquée par les économistes français. Ceux-ci avaient habilement creusé un terrain que personne n’avait su défricher avant eux ; Adam Smith est le premier qui ait su lui faire porter des fruits.

En effet, si l’on médite avec attention la doctrine des économistes, on reconnaîtra que le côté faible de ce système, c’est d’avoir trop peu apprécié toute l’influence du travail des arts et manufactures sur la multiplication des richesses. D’après ce qu’ils enseignent, une nation ne pourrait parvenir à un haut degré de prospérité et d’opulence que par une route longue et difficile, qui suppose une persévérance dont les affaires humaines et surtout l’administration publique sont peu susceptibles. L’impôt unique sur les terres, l’affranchissement complet de l’industrie et du commerce de toute entrave, de toute charge étrangère, l’abondance et le bon prix des vivres et des matières premières résultant de ce nouvel ordre de choses, étaient les conditions préalables pour amener une nation à cet état d’aisance et d’activité qui devait lui assurer les moyens de braver la concurrence de toutes les nations étrangères.

Le mot richesse n’est point entendu par Smith dans le même sens que par l’école de Quesnay. Celle-ci semble l’appliquer exclusivement aux produits que la terre multiplie et qu’en suite le travail humain modifie, prépare et dispose pour la consommation. Dans la définition de Smith, les richesses sont toutes les choses propres à satisfaire les besoins ou à procurer à l’homme des commodités et des jouissances. Cette dernière définition s’accorde mieux avec le train habituel de la vie. Nos richesses sont tout ce qui sert à nous nourrir, nous vêtir, nous loger d’une manière plus ou moins agréable et commode, ce qui suppose des produits que l’art a façonnés pour ces différents usages.

En considérant les richesses sous cet aspect, qu’importe que le travail, appliqué à la culture de la terre, produise au delà de ses propres frais des êtres nouveaux qui n’eussent pas existé sans lui, et qu’il ait ce genre d’avantage sur le travail des manufactures et du commerce ? S’ensuit-il pour cela que cette première espèce de travail sera, dans tous les temps, plus profitable que l’autre à la société ? Ce qui constitue véritablement une richesse et ce qui en détermine la valeur, c’est le besoin du consommateur. Il n’existe point de richesse proprement dite ni de valeur absolue. Ces deux mots richesse et valeur ne sont que des mots corrélatifs de ceux-ci : consommation et demande, quoique cette relation, comme nous l’avons observé plus haut, soit sujette à éprouver des variations accidentelles et momentanées, soit d’un côté, soit de l’autre. Même ce qui est propre à nourrir l’homme n’est point une richesse dans un pays inhabité et inaccessible, et à quelque degré que la civilisation soit parvenue, le principe reste le même. Si la masse des richesses vient à excéder la somme des besoins, dès lors une partie de cette richesse cessera d’être richesse et rentrera dans la classe des êtres sans valeur. Vainement donc l’agriculture multipliera ses produits ; au moment où ils dépasseront les besoins de la consommation actuelle, une partie de ces produits sera sans valeur, et l’intérêt privé, ce premier régulateur de la direction du travail et de l’industrie, se voyant trompé dans ses spéculations, ne manquera pas de tourner d’un autre côté son activité et ses efforts.

Distinguer le travail des ouvriers de l’agriculture d’avec celui des autres ouvriers, est une abstraction presque toujours oiseuse. Toute richesse, dans le sens dans lequel nous la concevons, est nécessairement le résultat de ces deux genres de travail, et la consommation ne peut pas plus se passer de l’un que de l’autre. Sans leur concours simultané il ne peut y avoir de chose consommable, et par conséquent point de richesse. Comment pourrait-on donc comparer leurs produits respectifs, puisque, en séparant ces deux espèces de travail, on ne peut plus concevoir de véritable produit, de produit consommable et ayant une valeur réelle ? La valeur du blé sur pied résulte de l’industrie du moissonneur qui le recueillera, du batteur qui le séparera de la paille, du meunier et du boulanger qui le convertiront successivement en farine et en pain, tout comme elle résulte du travail du laboureur et du semeur. Sans le travail du tisserand, le lin n’aurait pas plus le droit d’être compté au nombre des richesses, que l’ortie ou tout autre végétal inutile. À quoi pourrait-il donc servir de rechercher lequel de ces deux genres de travail contribue le plus à l’avancement de la richesse nationale ? N’est-ce pas comme si l’on disputait pour savoir lequel, du pied droit ou du pied gauche, est plus utile dans l’action de marcher ?

Les ouvriers des manufactures n’ajoutent à la chose sur laquelle ils exercent leur industrie qu’une valeur précisément égale à ce qu’ils ont consommé ou pu consommer pendant la durée de l’ouvrage. Cette observation est juste ; mais que peut-on en conclure ? Qu’il s’est opéré une sorte d’échange au moyen duquel les aliments consommés par les ouvriers se trouvent représentés par l’augmentation de valeur résultant de la main-d’œuvre, en sorte que la laine, par exemple, convertie en drap ou en tricot, a gagné justement en valeur, dans cette mutation de forme, ce qu’a dépensé ou pu dépenser l’ouvrier employé à ce travail ; mais s’il est démontré que, sans cet échange, la laine fût restée sans valeur, et que, d’un autre côté, les vivres et autres objets fournis à l’ouvrier pour salaires fussent demeurés sans consommateur, il s’ensuit que cet échange a produit le même effet que s’il eût créé ces deux valeurs, et qu’il a été pour la société une opération infiniment plus avantageuse que si pareille quantité de travail eût été employée à multiplier des produits bruts déjà surabondants. Le premier travail a été vraiment productif ; l’autre aurait été, dans la réalité, stérile, puisqu’il n’en serait pas résulté de valeur.

La terre, ont dit les économistes, est la source de toutes les richesses ; mais pour que cette proposition ne conduise pas à de fausses conséquences, il est nécessaire de l’expliquer. C’est dans le sein de la terre que commencent toutes les richesses ; c’est le travail qui les achève et qui complète leur valeur en les rendant consommables. La terre ne fournit jamais que la matière avec laquelle se forment les richesses, et celles-ci n’existeraient pas sans la main industrieuse qui modifie, divise, assemble, combine les diverses productions de la terre pour les rendre propres à nos usages. Dans le commerce, il est vrai, ces productions encore brutes sont évaluées comme véritables richesses ; mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles doivent cet avantage à la certitude qu’a toujours le possesseur d’en faire, à sa volonté, des choses consommables, en les soumettant aux divers degrés de main-d’œuvre qui leur sont nécessaires. Elles n’ont donc qu’une valeur virtuelle, comme celle d’un billet de banque, qui passe comme argent comptant parce que le porteur est assuré de le convertir en espèces réelles quand il lui plaira. La terre recèle des mines d’or et d’argent bien connues, qui ne sont pas exploitées, parce que le produit n’en couvrirait pas la dépense. Ces métaux sont, au fond, de la même nature que ceux dont nos monnaies sont fabriquées ; cependant, comme il n’y a nulle probabilité qu’ils soient jamais extraits de la mine qui les contient, ils n’ont aucune espèce de valeur, et il serait absurde de les compter au nombre de nos richesses. L’oiseau sauvage devient une richesse au moment où l’adresse du chasseur l’a fait tomber en son pouvoir ; celui qui échappe n’en est pas une.

Il est encore de toute évidence que quiconque n’est pas propriétaire foncier ne peut subsister que de salaires reçus directement ou indirectement de la main des propriétaires ; il n’y a que les voleurs qui fassent exception ; et les services les plus honorables, comme les plus vils, sont là cet égard dans la même catégorie. Il est encore certain que les circonstances qui ont déterminé le taux de ces divers salaires étant supposées toujours les mêmes, c’est-à-dire, les offres et les demandes de services restant entre elles dans la même proportion, après l’impôt comme auparavant, dans ce cas les salaires seront nécessairement aussi payés sur le même taux, et par conséquent l’impôt, de quelque manière qu’il soit établi, retombera toujours, en dernière analyse, exclusivement sur la classe qui fournit les salaires, et, après l’impôt, cette classe aura à subir, par suite de l’impôt, ou une augmentation dans ses dépenses, ou un retranchement dans les jouissances qu’elle pouvait se procurer auparavant. Cette charge sera d’autant plus forte, que la perception de l’impôt s’écartera davantage de la ligne directe, parce qu’il y aura à supporter, en sus de l’impôt, les frais et indemnités de tous les intermédiaires qui en auront fait l’avance, et la dépense du plus grand nombre d’agents employés à cette perception. La théorie conduit donc nécessairement à conclure que l’impôt directement perçu sur le revenu net du propriétaire foncier est l’impôt le plus conforme à la raison et à la justice, le moins onéreux aux contribuables et le plus profitable au trésor.

Mais si cette théorie fait abstraction d’une foule de circonstances morales qui ont une grande influence sur la facilité de la perception et même sur les conséquences de l’impôt, et si les inconvénients qui résultent de cette influence l’emportent de beaucoup sur l’avantage unique d’une charge moins forte, alors la théorie ne se composant pas de tous les éléments qui entrent dans la pratique, se trouve nécessairement démentie par celle-ci. Or, c’est précisément ce qui se rencontre dans la question où il s’agit de comparer les avantages et les inconvénients des deux modes de perception de l’impôt.

L’habitude qu’ont les hommes de voir dans l’argent la représentation de toutes les choses qui servent au soutien ou à l’agrément de la vie, leur fait naturellement contracter une extrême répugnance à se défaire de l’argent qu’ils possèdent, à moins qu’il ne s’agisse de pourvoir à un besoin ou de se procurer une jouissance. On dépense avec plaisir, mais il faut un effort pour payer une dette ; et celle qui coûte le plus à acquitter, parce que la valeur reçue en échange est moins aperçue et moins sensible pour tout le monde, c’est l’impôt. En attachant l’impôt à la chose consommable, en le confondant dans le prix de celle-ci, en faisant que le payement de la dette et la jouissance soient un seul et même acte, on fait en quelque sorte participer l’impôt à l’attrait que porte avec soi la consommation, et l’on fait naître dans l’esprit du consommateur le désir d’acquitter l’impôt. C’est au milieu de la profusion des repas que se payent, les taxes sur le vin, la bière, le sucre, le sel et les articles de ce genre, et le trésor public trouve une source de gain dans les provocations à la dépense qui sont excitées par l’abandon et la gaieté des fêtes.

Un autre avantage de même nature en faveur de l’impôt indirect ou de consommation, c’est son extrême divisibilité et la facilité donnée au contribuable de s’acquitter jour par jour et même d’une minute à l’autre. L’artisan qui soupe d’une partie du salaire de sa journée, satisfait quelquefois en un quart d’heure à quatre ou cinq payements divers de l’impôt.

Dans la perception directe, l’impôt se montre sans nul déguisement ; il vient sans être attendu, à cause de l’imprévoyance si ordinaire au commun des hommes, et il apporte toujours avec lui de la gêne et du découragement.

Toutes ces considérations sont négligées par les partisans de la perception directe ; et cependant, quiconque a réfléchi sur l’art de gouverner les hommes, peut juger de ce qu’elles ont d’importance.

Mais ce n’est peut-être pas tout encore. L’impôt indirect, en ajoutant successivement un surcroît de prix aux articles de consommation générale et journalière, au moment où tous les membres de la société ont contracté l’habitude de ces consommations, rend ces divers articles un peu plus coûteux à acquérir, c’est-à-dire qu’il donne lieu à ce qu’il faille, pour se les procurer, un surcroît proportionné de travail et d’industrie. Or, si cet impôt est mesuré de manière à ne pas aller jusqu’à décourager la consommation, ne semble-t-il pas, dans ce cas, agir comme un stimulant universel sur la partie active et industrieuse de la société, qui l’excite à un redoublement d’efforts, pour n’être pas obligée de renoncer à des jouissances que l’habitude lui a rendues presque nécessaires, et qui, en conséquence, donne un plus grand développement aux facultés productives du travail et aux ressources de l’industrie ? Ne doit-il pas en résulter qu’après l’impôt, il y a la même somme de travail et d’industrie qu’auparavant, pour fournir aux besoins et aux jouissances habituelles des hommes qui composent la classe laborieuse, plus la somme de travail et d’industrie qui a dû pourvoir au surcroît de prix destiné à l’impôt ? Or, cet impôt, ou ce surcroît de produit qui se paye, étant dépensé par le gouvernement qui le recueille, sert à alimenter une nouvelle classe de consommateurs qui forment des demandes que l’impôt les met à portée de payer.

Si ces conjectures étaient fondées, il s’ensuivrait que, bien loin d’avoir une influence nuisible sur la richesse et la population du pays, l’impôt de consommation sagement combiné tendrait à accroître et à fortifier ces deux grands fondements de la prospérité et de la puissance nationale. Il y tendrait précisément par la raison qu’il porte immédiatement sur la généralité du peuple, et qu’il agit sur la classe ouvrière et industrieuse qui est la plus active du corps social, tandis que l’impôt direct ou foncier n’agit que sur la classe oisive des propriétaires.

Ces observations semblent donner l’explication du phénomène le plus surprenant de l’économie politique, savoir, l’accroissement rapide et prodigieux de la richesse chez les nations les plus chargées d’impôts sur les articles de la consommation générale. Elles mériteraient peut-être d’être développées avec plus d’étendue que n’en comportent les bornes d’une préface ; mais on en a dit assez pour faire pressentir que ce n’est pas en soumettant la théorie de l’impôt à un calcul rigoureux, et pour ainsi dire mathématique, que l’on peut apprécier ses véritables effets sur la prospérité publique.

Ainsi, de toutes les vérités qui ont été découvertes et publiées par les économistes, les unes sont d’une faible utilité dans la pratique ; les autres se trouvent contredites dans leur application par des circonstances accessoires que la théorie n’avait pas fait entrer dans ses calculs.

Ce qui établit la différence capitale entre la doctrine de Smith et celle des économistes, c’est le point duquel elles partent l’une et l’autre pour tirer leurs conséquences. Les derniers remontent à la terre, comme source primitive des richesses ; l’autre s’appuie sur le travail, comme l’agent universel dont elles sont toutes produites.

Dès le premier coup d’œil on reconnaît combien l’école du professeur d’Édimbourg doit l’emporter sur celle des philosophes français, sous le rapport de l’utilité publique et de l’application de ses préceptes. Le travail étant une puissance dont l’homme est la machine, l’accroissement de cette puissance ne doit guère rencontrer d’autres limites que celles presque indéfinies de l’intelligence et de l’industrie humaine, et elle est, comme ces facultés, susceptible d’être dirigée par des conseils et perfectionnée par le secours de la méditation. La terre, tout au contraire, abstraction faite de l’influence qu’a le travail sur l’espèce et la quantité des productions qu’elle peut rendre, est entièrement hors du pouvoir des hommes, sous tous les autres rapports qui pourraient la rendre plus ou moins avantageuse pour la nation qui la possède, son étendue, sa situation et ses propriétés physiques.

Ainsi la science de l’économie politique, considérée sous le point de vue qu’ont adopté les économistes, rentre dans la classe des sciences naturelles, qui sont purement spéculatives, et qui ne peuvent se proposer autre chose que la connaissance et l’exposition des lois qui régissent l’objet dont la science s’occupe ; au lieu que, vue sous l’aspect sous lequel Smith nous la représente, cette science se trouve réunie aux autres sciences morales qui tendent à améliorer leur objet et à le porter au plus haut degré de perfection dont il est susceptible. La doctrine de Smith peut être réduite à un petit nombre de principes extrêmement simples, et peu de mots suffisent pour en faire l’exposition.

La puissance avec laquelle une nation produit ou acquiert toutes ses richesses, c’est le travail.

Les produits de cette puissance seront d’autant plus grands, qu’elle recevra plus d’accroissement.

Or, elle peut s’accroître de deux manières, en énergie et en étendue.

Le travail gagne en énergie, quand la même quantité de travail fournit de plus grands produits. La division des parties d’un même ouvrage en autant de tâches séparées, exécutées par des mains différentes, l’invention de machines et de procédés propres à abréger et à faciliter la main-d’œuvre, sont les deux moyens principaux par lesquels le travail acquiert de l’énergie, et qui perfectionnent ses facultés productives.

Le travail gagne en étendue, quand le nombre des travailleurs augmente dans sa proportion avec celui des consommateurs. Cette augmentation résulte de l’accumulation progressive des capitaux et aussi du genre d’emploi vers lequel ils sont dirigés ; certains emplois, à égalité de capital, tenant en activité une plus grande quantité de travail national que d’autres emplois.

Pour que le travail puisse accroître dans l’une et l’autre de ces dimensions et arrive progressivement au maximum d’énergie et d’étendue qu’il peut atteindre dans une nation, vu la situation, la nature et la qualité du territoire qu’elle possède, qu’ont à faire les administrateurs qui la gouvernent ?

La division des parties du même corps d’ouvrage ou article de marchandise, l’invention et le perfectionnement des machines et procédés d’industrie, ces deux grands moyens d’augmenter l’énergie du travail, avancent en raison de l’étendue du marché, c’est-à-dire à proportion du nombre des échanges qui peuvent se faire, de la facilité et de la promptitude avec laquelle ils s’opèrent. Que le gouvernement mette donc tous ses soins à agrandir pour ses sujets le marché ouvert aux produits de leur travail. Des routes sûres et commodes, tant par terre que par eau, la plus grande liberté de communication entre tous acheteurs et tous vendeurs, tant au dedans qu’au dehors du pays, un bon système de monnaies, la garantie de l’exécution fidèle des contrats et promesses, sont des mesures indispensables, mais toujours efficaces pour parvenir à ce but. Plus le gouvernement approchera du mieux sur chacun de ces trois points, plus il sera certain de donner au marché national tout l’agrandissement dont ce marché est susceptible. Le premier des trois est sans contredit le plus essentiel, puisqu’il ne peut être suppléé par aucun autre expédient, et qu’à son défaut les autres seront sans effet.

L’accumulation graduelle des capitaux est une suite nécessaire de l’augmentation des facultés productives du travail, et elle contribue encore, comme cause, à une augmentation ultérieure de ces facultés ; mais à mesure que cette accumulation vient à grossir, elle ajoute encore, sous un autre rapport, à la puissance du travail, en lui donnant plus d’étendue, parce qu’elle multiplie considérablement le nombre des travailleurs et augmente la somme du travail national, et cette augmentation dans le nombre de bras employés parmi les nationaux dépendra de la nature d’emploi à laquelle le capital sera destiné.

Sous ce second rapport de l’augmentation des produits par une plus grande étendue de travail, la tâche du gouvernement est encore plus facile. Ici il n’a point à agir, il lui suffit de ne pas nuire. On ne lui demande que de protéger la liberté naturelle de l’industrie, de lui laisser ouverts tous les canaux dans lesquels elle sera entraînée par son impulsion spontanée et par la suggestion de l’intérêt privé, de l’abandonner à son propre penchant et de ne pas avoir la prétention de connaître mieux qu’elle dans quel sens elle doit diriger ses efforts, attendu que l’infaillible intérêt qui lui sert de guide, le sentiment de ce qui lui est le plus convenable ou le plus avantageux, la conduiront d’une manière plus sûre que ne pourront jamais le faire les soins et l’autorité de l’administration publique.

On voit que ces deux écoles, les seules que la philosophie moderne ait fondées sur cette branche de l’économie politique qui concerne la formation et la distribution des richesses, quoique différentes dans les principes sur lesquels elles établissent leur doctrine, s’accordent néanmoins sur ce point : c’est que le désir inné dans chaque individu d’améliorer sa condition est le premier mobile de l’accroissement progressif de la richesse nationale ; qu’ainsi ce désir, tant qu’il n’agit point d’une manière contraire aux droits d’autrui, doit jouir de la liberté la plus illimitée et de la protection la plus impartiale ; qu’il n’existe point dans une nation, sous le rapport de sa richesse, d’autre intérêt général que la réunion de tous les intérêts privés concourant librement au même but ; que c’est une erreur que de supposer dans ce cas un intérêt national en opposition avec les intérêts privés, et que de croire qu’on puisse jamais servir la chose publique en sacrifiant certains intérêts privés à d’autres intérêts privés. Elles s’accordent aussi à soutenir que la force publique n’a été confiée au gouvernement que pour lui donner les moyens de protéger également et sans aucune partialité le libre exercice du travail et de l’industrie, tant qu’il ne porte aucun dommage aux droits d’autrui ; que le gouvernement fait un abus injuste et déraisonnable du pouvoir qui lui a été remis, lorsqu’il ne couvre pas de la même protection tous les droits et tous les intérêts : injuste, lorsqu’il restreint et gêne la circulation du travail et de l’industrie par des créations de corporations, jurandes, maîtrises et autres institutions de ce genre qui tendent à déshériter la plus grande partie de la classe indigente du seul patrimoine qu’elle ait reçu de la nature ; lorsqu’il arme et solde des troupes de commis sur les frontières pour empêcher ses sujets de consommer ce qui leur paraît plus agréable, plus commode et moins coûteux, et pour empêcher les producteurs de disposer de leur légitime propriété au prix le plus avantageux : déraisonnable, lorsqu’il diminue le nombre des travailleurs et resserre le développement de l’industrie ; lorsqu’en écartant par force la concurrence des vendeurs et des acheteurs, il met obstacle à des échanges plus avantageux et détruit le plus puissant stimulant qui puisse aiguillonner l’activité et l’industrie de ses propres sujets, les piquer d’une utile émulation et les mettre dans la nécessité d’obtenir une juste préférence sur tous autres par la bonne qualité et par le bon prix ; enfin lorsqu’il veut, par des faveurs et des récompenses, attirer le travail et les capitaux dans des voies que leur propre intérêt les détourne de suivre, parce qu’ils reconnaissent que leurs produits y seraient inférieurs.

Rien, sans doute, ne serait plus facile que de concilier ces deux écoles et de les ramener aux mêmes principes ; mais la tâche véritablement difficile, celle qu’il ne faut pas se flatter de pouvoir remplir de longtemps, ce serait de déterminer l’administration publique à se désister des mesures fausses et illusoires auxquelles elle attache tant d’importance, et pour la conservation desquelles tant d’intérêts particuliers seront toujours prêts à se coaliser.

On a été dans ces derniers temps jusqu’à contester à Smith qu’il ait été le créateur de la doctrine qui fait dériver la richesse du travail. Longtemps avant Smith, sans doute, il avait été reconnu que l’homme doit au travail ses moyens de subsistance, et que les nations comme les individus ne peuvent s’enrichir qu’à force de travail et d’industrie. C’est une vérité aussi ancienne que le monde. On la trouve consignée dans les premières pages d’un livre que sa haute antiquité et la simplicité sublime avec laquelle il est écrit, suffiraient seules pour recommander à la vénération des hommes. (Genèse, chap. 3, v. 17 et 19.) Tous ceux qui ont été appelés à instruire ou à gouverner des sociétés humaines, et qui ont cherché à les rendre heureuses et puissantes, se sont appliqués à leur présenter tous les moyens possibles d’encouragement au travail, et l’on ne connaît guère de législateurs ou de moralistes qui n’aient prescrit aux hommes de travailler pour rendre leur vie plus heureuse dans le présent et mieux assurée pour l’avenir. Mais que pourrait-on inférer de ces observations pour affaiblir la gloire que s’est acquise Adam Smith par son immortel ouvrage sur la Richesse des nations ?

Il y a autour de nous une multitude de faits qui se présentent si fréquemment qu’ils frappent tous les yeux ; mais entre les faits les plus communs il existe souvent d’importantes relations qui demeurent inaperçues jusqu’au moment où un habile et profond observateur parvient à les découvrir et à les révéler à son siècle. Il y a des vérités morales tellement évidentes, qu’il n’est guère d’esprits auxquels elles échappent ; mais quelquefois les vérités les plus vulgaires sont fécondes en conséquences de la plus grande utilité, et ces conséquences restent cachées jusqu’à ce que la méditation de l’homme de génie, s’attachant à ce principe, s’obstine à le creuser et finit par mettre au jour les trésors qui y étaient renfermés. Dès ce moment la science est créée et commence à répandre ses premiers bienfaits. Longtemps avant qu’il existât des mathématiques, il est probable que les hommes pratiquaient des méthodes informes pour combiner les quantités et mesurer les surfaces. Avant que les premiers éléments de l’astronomie fussent connus, les pâtres avaient remarqué que le soleil décrivait chaque jour sur leur horizon une portion de cercle qui s’élevait et qui s’abaissait aux différentes saisons de l’année. Les études et les aperçus d’un grand homme fécondent ces germes perdus et en font éclore la science. Cet homme donne une grande impulsion à toute la société dont il est membre. La découverte qu’il a faite devient la propriété de tous ; transmise par la voie seule de l’enseignement à la génération suivante, cette génération a déjà fait un pas immense et se trouve tout à coup portée à un degré d’élévation dont ses ancêtres n’avaient aucune idée.

Adam Smith s’est emparé d’une vérité triviale, et sous ses mains cette vérité est devenue une mine inépuisable. Qui, avant lui, avait imaginé de considérer philosophiquement la nature et les effets du travail ? Qui avait observé comment son énergie grandit et se développe, quand son action, distribuée sur les diverses parties d’un même ouvrage, s’exerce séparément sur chacune d’elles ? Qui avait trouvé les rapports naturels qui subsistent entre le travail et les valeurs qu’il a produites, de manière à ce que le premier puisse servir de mesure aux secondes ? Qui avait remonté jusqu’au principe qui donne l’impulsion au travail et indique les causes qui en tiennent à la fois une plus grande masse en activité avec l’emploi d’une quantité égale de ce mobile ?

Toute cette théorie sur le travail, sur les effets de sa division, ainsi que de tous les autres moyens qui l’abrègent et le facilitent, sur l’étendue dont ces moyens de perfectionnement sont susceptibles et sur ce qui la limite, sur l’action du capital considéré comme moteur du travail, et sur les divers emplois qui répètent cette action plus ou moins souvent dans un temps donné ; enfin sur la puissance qu’acquièrent les facultés productives du travail par le progrès successif des arts de la civilisation, et sur l’effet que cet accroissement de puissance a sur la valeur réelle et intrinsèque de la subsistance qui alimente l’ouvrier, et par conséquent sur la richesse et le bien-être de la classe qui dispose de la subsistance et qui commande en première ligne tout le travail de la société, compose une science entièrement neuve, dont Smith doit être incontestablement proclamé le créateur.

Cette vaste et profonde théorie n’est encore qu’une partie des services que cet illustre écrivain a rendus à l’économie politique. Ce n’est pas avec moins de justesse et de sagacité qu’il a analysé les échanges et distingué les parties constituantes du prix des marchandises, en considérant chaque prix en particulier, ainsi que celles du revenu total de la société et la distribution de chacune d’elles entre les différentes classes du peuple ; qu’il a posé les principes d’après lesquels on doit reconnaître le prix réel des choses fondé sur la nature même de l’homme et des besoins que ces choses sont destinées à satisfaire, afin de ne pas le confondre avec le prix nominal ou pécuniaire, qui s’éloigne souvent du prix réel à cause des variations de valeur auxquelles l’argent est sujet ; qu’il a également établi les conditions qui forment le prix naturel et ordinaire des choses, prix qui suppose que les quantités produites sont avec les quantités demandées dans cet état d’équilibre auquel elles tendent sans cesse ; de manière à ce que ce prix naturel puisse être distingué du prix courant ou prix du marché, qui s’écarte souvent du prix naturel, lorsque l’équilibre entre les quantités offertes et les quantités demandées se trouve momentanément et accidentellement dérangé par des circonstances extraordinaires, soit aux dépens de la production quand elle est surabondante et dépasse la somme des besoins de la consommation, soit aux dépens de celle-ci quand les quantités produites sont insuffisantes et ne peuvent satisfaire à la quantité des demandes.

Toute cette partie de la doctrine de Smith est également neuve et lui appartient entièrement ; elle est toujours une déduction du même principe. Quand une marchandise est venue au marché où elle doit être vendue, elle y représente la quantité de travail qui a été employée à la produire, à la fabriquer et à la transporter ; et, dans l’état ordinaire des choses, il faut qu’elle obtienne en échange la même quantité de travail, sans quoi elle cesserait d’être produite ou de reparaître à ce marché. Le blé, qui est la subsistance de l’ouvrier, a aussi sa valeur naturelle réglée par le travail, mais d’après un autre principe. La valeur réelle d’une mesure de blé, année moyenne, c’est la quantité de travail qu’elle peut alimenter et entretenir dans l’état actuel de la société. C’est le prix qu’elle ne peut manquer de trouver, car il y a toujours du travail qui s’offre pour échange de la subsistance. Ainsi le possesseur de cette mesure de blé, soit qu’il veuille l’échanger contre du travail à faire, soit qu’il l’échange contre le travail fait, pourra commander ou obtenir une quantité égale au travail que cette portion de blé peut faire subsister.

C’est le travail qui règle toujours les conditions des échanges ; c’est lui qui constitue le prix naturel de toutes choses.


III. Méthode pour faciliter l’étude de l’ouvrage de Smith.


Tel est le résultat de la doctrine de Smith et le fruit qu’on doit recueillir de son immortel ouvrage. L’évidence du principe et l’enchaînement naturel des conséquences donnent à toute cette doctrine un caractère de simplicité et de vérité qui ne la rend pas moins admirable que convaincante.

Mais cette simplicité ne s’aperçoit pas au premier coup d’œil, et pour la reconnaître il faut beaucoup d’étude et de méditation. On ne peut se dissimuler que le défaut tant de fois reproché aux écrivains anglais de manquer de méthode et de négliger, en traitant les sciences, ces formes didactiques qui soulagent la mémoire du lecteur et guident son intelligence, se fait surtout sentir dans les Recherches sur la richesse des nations. Il semble que l’auteur ait pris la plume au moment où il était le plus exalté par l’importance de son sujet et par l’étendu de ses découvertes. Il débute par étaler aux yeux du lecteur les innombrables merveilles opérées par la division du travail, et c’est par ce tableau imposant et magnifique qu’il ouvre le cours de ses leçons. De là, remontant aux circonstances qui amènent et qui limitent cette division, il est conduit, par la suite de ses idées, à la définition des valeurs, aux lois qui les régissent, à l’analyse des divers éléments qui les composent, et aux rapports qui existent entre les valeurs de différentes nature et origine, toutes notions préliminaires qui devaient naturellement être exposées au lecteur avant de lui mettre sous les yeux la machine compliquée de la multiplication des richesses et de lui découvrir les prodiges du plus puissant de ses ressorts.

D’un autre côté, le fil des leçons est souvent interrompu par de longues digressions qui en font entièrement perdre la trace. Telles sont celle sur les variations de la valeur des métaux précieux pendant les quatre derniers siècles, avec un examen critique de l’opinion qui suppose que cette valeur va en décroissant (liv. I, chap. xi) ; celle sur les banques de circulation et sur le papier monnaie (liv. Il, chap. ii) ; celle sur les banques de dépôt, et en particulier celle d’Amsterdam, dont l’auteur expose les statuts et les opérations dans le plus grand détail (liv. IV, chap. iii) ; celle sur les avantages d’un droit de seigneuriage sur la fabrication des monnaies, insérée dans un chapitre intitulé : des Traités de commerce (liv. IV, chap. vi) ; enfin, celle sur le commerce des grains et sur la législation de ce commerce, tout fait étrangère à l’objet principal du livre dans lequel elle se trouve. Ces traités particuliers, dont chacun est peut-être le meilleur qui ait jamais été fait sur le sujet, sont cependant placés de manière à distraire l’attention du lecteur et à lui faire perdre de vue l’objet principal, et ils nuisent beaucoup à l’effet de l’ensemble. L’auteur ne s’est pas caché les inconvénients de ces digressions, et, en plusieurs endroits, il s’excuse de s’être trop écarté de son sujet, et il reconnaît même que sa digression eût dû être placée dans un autre endroit. On regrette que ces traités particuliers que l’auteur a voulu conserver n’aient pas été par lui rejetés à la fin de son ouvrage en morceaux détachés et par forme d’appendices.

Pour remédier, autant qu’il est en moi, aux difficultés que pourraient présenter à un grand nombre de lecteurs ces irrégularités dans la composition du livre de la Richesse des nations, et pour faciliter aux commençants l’étude de la doctrine de Smith, j’ai cru devoir indiquer l’ordre qui m’a semblé le plus conforme à la marche naturelle des idées, et par cette raison le plus propre à l’enseignement. Je commence par observer que toute la doctrine de Smith sur la formation, multiplication et distribution des richesses, est renfermée dans ses deux premiers livres, et que les trois autres pourraient être lus à part, comme autant d’ouvrages séparés, qui, à la vérité, confirment et développent sa doctrine, mais qui ne servent pas à la compléter.

En effet, le troisième livre est une discussion politique et historique sur la marche que suivraient les progrès de la richesse dans un pays où le travail et l’industrie seraient librement abandonnés au cours de leur pente naturelle, et sur les circonstances particulières qui, par suite des événements, ont amené dans toutes les contrées de l’Europe une marche directement contraire.

Le quatrième livre est un traité polémique dans lequel l’auteur s’est proposé de combattre les divers systèmes d’économie politique qui ont été en crédit, et principalement celui qu’il désigne sous le nom de système mercantile, dont l’influence a été si forte sur la législation et sur l’administration dans tous les pays de l’Europe, et principalement en Angleterre. Il traite, dans autant de chapitres séparés, des divers expédients que les gouvernements ont mis en œuvre dans la vue de favoriser ce système, tels que les prohibitions et autres entraves à l’importation des marchandises étrangères, les restitutions de droits à la réexportation, les gratifications pour encourager diverses branches de commerce, le monopole du commerce avec les colonies, et enfin les traités de commerce favorables à ce système.

Enfin le cinquième livre traite des revenus de l’État et des dépenses dont il est à propos qu’il demeure chargé, telles que les dépenses nécessaires pour la défense commune, celles pour l’administration de la justice, et celles qui ont pour objet l’instruction de la jeunesse, ainsi que le perfectionnement moral du peuple dans tous les âges et toutes les conditions. Il discute aussi, dans un chapitre particulier, les dépenses que le gouvernement doit faire pour favoriser le commerce en général et la circulation des marchandises par de bonnes routes, et tous les moyens de communication les plus commodes. Il semble que les dépenses publiques relatives à la monnaie, et les soins que doit prendre le gouvernement pour la tenir constamment dans le meilleur état possible, auraient dû trouver leur place dans ce livre. L’auteur a cru devoir, au sujet des dépenses faites pour favoriser le commerce en général, examiner s’il convient au gouvernement de faire des dépenses pour favoriser quelques branches particulières de commerce, ce qui le conduit à donner l’histoire des diverses compagnies autorisées et privilégiées pour le commerce des Indes, de l’Afrique, de la mer du Sud, etc., qui toutes ont occasionné à l’État des pertes sans profit, et à conclure que l’administration se fût épargné de grands frais et eût servi le pays plus utilement en maintenant la liberté de tous ces divers commerces à la généralité de ses sujets. Toute cette discussion sur les compagnies de commerce exclusives ou privilégiées aurait peut-être été mieux placée dans le quatrième livre, parmi les expédients adoptés dans la vue de favoriser le système mercantile.

La seconde partie de ce cinquième et dernier livre est consacrée à l’examen des méthodes les plus équitables et les moins onéreuses au peuple, de pourvoir aux dépenses publiques ; question sur laquelle l’auteur n’est point d’accord avec les économistes français, et approuve les impôts indirects, ou taxes sur les objets de consommation. Ce livre est terminé par un chapitre dans lequel l’auteur traite des dettes publiques et de leur influence sur la prospérité nationale.

D’après ce qu’on vient de voir, ces trois derniers livres peuvent être lus et étudiés tels qu’ils ont été composés, et ils seront aisément compris par tout lecteur qui sera parvenu à bien entendre le corps de doctrine renfermé dans les deux premiers.

Je considère donc ici ces deux premiers livres comme un ouvrage complet, que je divise en trois parties.

La première traite des valeurs en particulier ; elle comprend leur définition, les lois qui les régissent ; l’analyse des éléments qui constituent une valeur ou qui entrent dans sa composition ; enfin les rapports que des valeurs de diverse origine ont à l’égard l’une de l’autre.

La seconde partie traite de la masse générale des richesses. On y divise les richesses en plusieurs classes, selon leur destination ou la fonction qu’elles remplissent.

La troisième et dernière partie expose la manière dont s’opèrent la multiplication et la distribution des richesses.


PREMIÈRE PARTIE.
Des valeurs en particulier.


La qualité essentielle qui constitue les richesses, et sans laquelle elles ne mériteraient pas ce nom, c’est la valeur échangeable.

La valeur échangeable diffère de la valeur d’utilité. (Liv. I, fin du chap. iv.)

Le rapport qui existe entre deux valeurs échangeables, exprimé en une valeur convenue, se nomme prix.

La valeur généralement convenue chez les peuples civilisés, c’est celle des métaux précieux. Motifs de cette préférence, origine de la monnaie (liv. I, chap. iv) ; rapport entre la monnaie et le métal monnayé. (Liv. I, chap. v.)

Le prix en argent ou prix nominal des choses diffère du prix réel, qui est leur évaluation par la quantité de travail qu’elles coûtent ou qu’elles représentent. (Idem.)

Lois d’après lesquelles s’établit naturellement le prix des richesses ; des circonstances accidentelles qui font dévier le prix actuel ou courant, du prix naturel, ce qui donne lieu à distinguer entre prix naturel et prix de marché. (Liv. I, chap. vii.)

Le prix se compose ordinairement de trois éléments distincts : le salaire du travail ; le profit de l’entrepreneur du travail ; la rente de la terre qui a fourni la matière du travail. Il existe quelques marchandises dans le prix desquelles n’entre point la rente ; d’autres, en plus petit nombre, dans le prix desquelles n’entre point le profit aucune dont le prix ne soit composé de salaire. (Liv. I, chap. vi.)

Du salaire. Lois d’après lesquelles s’établit naturellement le taux du salaire ; des circonstances accidentelles qui le font sortir momentanément des limites de ce taux naturel. (Liv. I, chap. viii.)

Du profit des capitaux. Lois d’après lesquelles s’établit naturellement le taux du profit ; des circonstances accidentelles qui, momentanément, l’élèvent au-dessus ou l’abaissent au-dessous de ce taux naturel. (Liv. I, chap. ix.)

Le travail et les capitaux tendent naturellement à se répandre uniformément dans tous les emplois, et certains emplois, par leur nature, étant accompagnés de désagréments ou de difficultés qui ne se rencontrent pas dans les autres ; certains emplois, au contraire, offrant des avantages réels ou imaginaires qui leur sont particuliers, le salaire et les profits doivent s’élever ou s’abaisser proportionnellement à ces désavantages et à ces avantages, de manière à former un juste équilibre entre tous les divers emplois. La police arbitraire et oppressive de l’Europe s’oppose, en beaucoup de circonstances, à ce que cet équilibre s’établisse conformément à l’ordre naturel. (Liv. I, chap. x.)

De la rente de la terre. Ce que c’est que la rente de la terre ; comme elle entre dans le prix des richesses, et d’après quels principes il arrive que tantôt elle forme et tantôt elle ne forme pas une partie intégrante de ce prix. (Liv. I, chap. xi.)

Division des produits bruts de la terre en deux grandes classes :

1o Les produits qui sont toujours nécessairement vendus de manière à rapporter une rente au propriétaire de la terre.

2o Ceux qui, selon les circonstances, peuvent se vendre sans rapporter de rente de terre, et qui peuvent aussi se vendre quelquefois de manière à en rapporter une.

Les produits bruts de la première classe viennent de la terre propre à fournir de la nourriture a l’homme ou aux animaux dont se nourrit l’homme. La valeur du produit des terres cultivées pour la nourriture de l’homme, détermine la valeur de toutes les autres terres propres à cette culture. Cette règle générale souffre quelques exceptions ; causes de ces exceptions.

Les produits de la seconde classe sont les matières propres au vêtement, au logement, au chauffage, aux meubles et ustensiles du ménage, à l’ornement de la personne et à la décoration de l’habitation. La valeur de ces produits est dépendante de celle des produits de la première classe. Quelles circonstances font que les produits de cette classe peuvent se vendre de manière à fournir une rente au propriétaire de la terre dont ils ont été tirés. Principes d’après lesquels se règle la proportion pour laquelle entre la vente dans le prix de ces produits. (Liv. I, chap. xi.)

Rapport entre les valeurs respectives des produits de la première classe et celles des produits de la seconde. Des variations qui peuvent survenir dans ces rapports et des causes de ces variations. (Liv. I, chap. xi.)

Rapport entre les valeurs des produits bruts des deux classes ci-dessus et celles des produits de manufacture. Des variations qui peuvent survenir dans ce rapport. (Liv. I, chap. xi.)

Certains produits bruts, tirés de sources très-différentes, sont cependant destinés au même genre de consommation ou à satisfaire le même besoin, procurer la même sorte de commodité, tels que le bois et le charbon de terre pour chauffer, la cire et le suif pour éclairer ; de là il résulte que la valeur de l’un détermine et limite celle de l’autre. (Idem.)

Les rapports des valeurs de diverse nature changent selon l’état dans lequel se trouve la société. Cet état est ou progressif, ou décroissant, ou stationnaire, c’est-à-dire que la société marche vers une plus grande opulence ou décline vers l’appauvrissement, ou se maintient au même état de richesse, sans monter ni descendre.

Des effets que produisent ces diverses conditions de la société sur le prix des salaires (liv. I, chap. viii), sur le taux du profit (liv. I, chap. ix), sur la valeur des produits bruts de la terre et sur celle des divers produits de manufacture (liv. I, chap. xi). Différence à cet égard entre diverses sortes de produits bruts, savoir : 1o ceux que l’industrie humaine ne saurait multiplier ; 2o ceux que cette industrie a le pouvoir de multiplier à proportion des demandes ; 3o ceux sur la multiplication desquels l’industrie humaine n’a qu’une influence incertaine ou limitée. (Liv. I, chap. xi.)


DEUXIÈME PARTIE.
Des richesses considérées en masse et relativement à leurs fonctions.


Les richesses accumulées entre les mains d’un particulier sont de deux natures, quant à leur destination ou à la fonction à laquelle il se propose de les employer.

1o Celles réservées pour servir à sa consommation actuelle ou prochaine.

2o Celles employées comme capital pour lui procurer un revenu. (Liv. II, chap. i.)

Le capital employé est aussi de deux espèces différentes : 1o le capital fixe qui produit un revenu sans changer de maître ; 2o le capital circulant, qui ne peut produire de revenu à son possesseur qu’autant que celui-ci l’échange. (Liv. II, chap. i.)

La totalité des richesses accumulées dans une société peut se diviser dans les mêmes trois parties.

1o Les fonds destinés à l’actuelle ou prochaine consommation de ceux dans les mains desquels ils se trouvent.

2o le capital fixe de la société.

3o Son capital circulant.

Le capital fixe de la société, c’est 1o toutes les machines et instruments de travail ; 2o tous les bâtiments et constructions destinés à une exploitation quelconque ; 3o les travaux et améliorations faites à la terre pour la rendre plus productive ; 4o les talents et l’habileté que certains membres de la société ont acquis à force de temps et de dépense, en réalisant ainsi sur eux-mêmes le travail accumulé qui a pourvu à cette dépense.

Le capital circulant de la société, c’est 1o l’argent de la circulation ; 2o les provisions de vivres existantes entre les mains, tant des producteurs que des marchands, et gardées, tant par les uns que par les autres, pour être revendues avec profit ; 3o les matériaux pour logement, vêtement, ameublement, ornement ou décoration, plus ou moins manufacturés, étant entre les mains des ouvriers occupés à les mettre en œuvre et à les rendre tout à fait consommables ; 4o l’ouvrage terminé et propre à la consommation étant dans les magasins et boutiques des marchands qui les gardent pour les revendre avec profit, ou dans les navires et voitures qui les transportent pour le compte du marchand ou du consommateur. (Liv. II, chap. i.)

Des rapports de fonctions qui existent entre ces deux genres de capital. (Id.)

De la route que suit le capital circulant en sortant de la circulation pour entrer soit dans le capital fixe, soit dans le fonds de la consommation actuelle et prochaine. (Id.)

Les sources qui renouvellent sans cesse le capital circulant, à mesure qu’il diminue en entrant dans le capital fixe ou dans le fonds de consommation, sont : 1o la terre, 2o les mines et carrières, 3o les pêcheries. (Id.)

De la fonction que remplit l’argent dans la circulation (liv. II. chap. ii) ; des expédients qui peuvent remplir la même fonction à moins de frais, et des inconvénients auxquels ils sont sujets. (Id.)

Des fonds prêtés à intérêt, des circonstances qui règlent la proportion de cette nature de fonds avec la masse totale des fonds existants dans la société. La quantité des fonds à emprunter ne dépend nullement de la quantité du numéraire existant dans la circulation. (Liv. II. chap. iv.)

Des principes d’après lesquels s’établit le taux commun de l’intérêt de l’argent. (Id.).

Il y a un rapport nécessaire entre ce taux et le prix courant des fonds de terre. (Id.)


TROISIÈME PARTIE.
Manière dont s’opèrent la multiplication et la distribution des richesses.


Les richesses se multiplient à mesure que la puissance qui les produit augmente, soit en énergie, soit en étendue, (Liv. I, Introduction.)

Le travail, qui est cette puissance, augmente en énergie, 1o par la division des parties d’un même corps d’ouvrage ou article de manufacture en autant de taches séparées, exécutées par des mains différentes ; 2o par l’invention des machines qui abrégent et facilitent le travail. (Liv. I, chap. i.)

La division augmente l’énergie du travail, 1o par l’habileté et dextérité qu’elle fait acquérir à l’ouvrier ; 2o par l’épargne du temps. (Idem.)

L’invention des machines est elle-même un effet de la division du travail. (Id.)

Le penchant particulier à l’espèce humaine, qui porte les individus à échanger entre eux les divers produits de leurs travaux et de leurs talents respectifs, est le principe qui a donné lieu à la division du travail. (Liv. I, chap. ii.)

La division du travail est donc nécessairement limitée par le nombre d’échanges possibles, c’est-à-dire par l’étendue du marché, d’où tout ce qui tend à agrandir le marché d’une nation facilité les progrès de cette nation vers l’opulence. (Liv. I, chap. iii.)

Le travail augmente en étendue en raison, 1o de la plus grande accumulation des capitaux ; 2o de la manière dont ces capitaux sont employés. (Liv. I, Introduction.)

Les capitaux s’accumulent d’autant plus vite que la proportion entre les consommateurs productifs et les consommateurs non productifs est plus grande en faveur des premiers. (Liv. II, chap. iii.)

Ce qui détermine la proportion entre ces deux classes de consommateurs c’est la proportion qui se trouve entre la portion du produit annuel destinée à remplacer un capital et celle destinée à servir de revenu. (Id.)

La proportion entre la portion du produit annuel qui va aux capitaux et celle qui va aux revenus, est forte dans un pays riche et faible dans un pays pauvre. (Liv. II, chap. iii.)

Dans le pays riche, la terre, prise absolument, est beaucoup plus forte que dans un pays pauvre ; prise relativement au capital employé, elle est beaucoup plus faible. (Id.)

Dans le pays riche, les profits de capitaux, pris en somme, forment une valeur infiniment plus grande ; mais, relativement au capital, ils sont dans une proportion fort inférieure, c’est-à-dire que le taux du profit est bien plus élevé dans le pays pauvre. (Id.)

L’industrie fait le produit, mais c’est l’économie qui, de ce produit, fait aller parmi les capitaux ce qui, sans elle, eût été parmi les revenus. (Id.)

L’économie des particuliers naît d’un principe universellement répandu et continuellement en action, le désir inné dans chacun d’améliorer sa condition. Ce principe entretient la vie et l’accroissement de la richesse nationale, malgré les prodigalités de quelques particuliers, et il triomphe même des profusions et des erreurs du gouvernement. (Id.)

De plusieurs manières de dépenser, l’une est plus favorable que l’autre à l’accroissement de la richesse nationale. (Id.)

Le genre d’emploi auquel sert un capital met plus ou moins de travail national en activité, et par conséquent contribue plus ou moins à ce que le travail national gagne en étendue.

Un capital ne peut s’employer que de quatre manières :

1o À faire produire la terre et à l’améliorer, c’est-à-dire à multiplier les produits bruts ;

2o À entretenir des ouvriers de manufacture ;

3o À acheter en gros pour revendre de la même manière ;

4o À acheter en gros pour revendre en détail.

Ces quatre sortes d’emplois sont également nécessaires les uns aux autres, et ils s’entretiennent réciproquement. Le premier est celui de tous, sans nulle comparaison, qui entretient un plus grand nombre de bras productifs ; le second en occupe plus que les deux autres ; le quatrième est celui qui en occupe le moins.

Le troisième de ces quatre genres d’emplois peut avoir lieu de trois manières, et alors il contribue dans bien des degrés fort différents à soutenir et à encourager l’industrie nationale.

Si le capital est employé à échanger des produits de l’industrie nationale contre des produits de même origine, alors il entretient autant de cette industrie que le peut faire tout capital employé dans le commerce.

S’il est employé à échanger des produits de l’industrie nationale contre des produits d’industrie étrangère, alors il sert pour moitié à l’entretien de cette industrie étrangère, et ne rend plus à l’industrie nationale que la moitié du service qu’il eût pu lui rendre s’il eût été employé de l’autre manière, c’est-à-dire à échanger deux produits de l’industrie nationale.

Enfin, s’il est employé à échanger des produits d’industrie étrangère contre des produits d’industrie étrangère, ce qu’on nomme commerce de transport ou d’économie, alors il sert en totalité à entretenir ou encourager l’industrie de deux nations étrangères, et il n’ajoute alors autre chose au produit annuel du pays que le profit fait par le commerçant. (Liv. II, chap. iv.)

L’intérêt privé, laissé à sa pleine liberté, porte nécessairement le possesseur du capital à préférer, toutes choses égales, l’emploi le plus favorable à l’industrie nationale, parce qu’il est aussi le plus profitable pour lui. (Id.)

S’il est arrivé souvent que les capitaux aient pris une autre route que celle dans laquelle les eût naturellement conduits l’infaillible instinct de l’intérêt privé, c’est l’effet des circonstances dans lesquelles se sont trouvés les gouvernements de l’Europe, et de l’influence qu’ont prise sur leur système d’administration les intérêts mercantiles et des préjugés généralement répandus. L’exposition de ces circonstances et le développement des vices de ce système d’administration forment, comme il a été observé plus haut, la matière des troisième et quatrième livres.

Ce serait rendre service aux personnes qui commencent l’étude de l’économie politique, que de recomposer l’ouvrage de Smith pour en classer les différentes parties dans un ordre plus méthodique et pour en détacher toutes ces digressions qui en interrompent la suite, ainsi que plusieurs détails qui s’appliquent exclusivement à l’Angleterre. Ce livre se trouverait par là fort abrégé, et l’instruction qu’on peut y prendre se communiquerait avec plus de facilité. Mais, en cherchant à resserrer cet admirable ouvrage sous un petit volume, il faudrait bien se donner de garde de chercher à rendre plus concis les développements très-étendus que l’auteur a voulu donner aux parties les plus essentielles et les plus délicates de sa doctrine. Pour être mieux compris dans certains endroits dans lesquels il sentait toute la difficulté de son sujet, il a souvent présenté la même idée sous plusieurs faces, et a toujours cherché à la rendre familière en la reproduisant à diverses fois. C’est ce qui a fait dire à quelques critiques qui ne l’avaient lu que superficiellement, qu’il était souvent lourd et diffus. Smith avait bien prévu qu’il pouvait encourir ce reproche, et il a mieux aimé s’y exposer que de courir un autre risque beaucoup plus grave à ses yeux, celui de n’être pas parfaitement compris. « Je tâcherai, dit-il, de traiter ces trois points avec toute l’étendue et la clarté possibles dans les chapitres suivants, pour lesquels je demande bien instamment la patience et l’attention du lecteur : sa patience, pour me suivre dans des détails dans lesquels je lui paraîtrai peut-être en quelques endroits m’appesantir sans nécessité ; et son attention, pour pouvoir entendre ce qui semblera peut-être encore un peu obscur, malgré tous les efforts que je ferai pour être intelligible. Je courrai volontiers le risque d’être trop long pour chercher à me rendre clair, et après que j’aurai pris toute la peine dont je suis capable, pour répandre de la clarté sur un sujet qui, par sa nature, est si abstrait, je ne suis pas encore sûr qu’il n’y reste quelque obscurité. »

Ces craintes de l’auteur n’étaient pas sans fondement ; nous aurons occasion de voir que parmi les critiques auxquelles son ouvrage a été en butte dans ces derniers temps, il en est plusieurs qui ne proviennent que de ce qu’on lui a fait dire tout autre chose que ce qu’il s’était donné la peine de nous expliquer avec tant de soins et de détails.

Lorsque parut le livre des Recherches sur la richesse des nations, les vérités neuves et frappantes dont il était rempli jetèrent un si grand éclat, qu’il se fit une révolution complète dans la science de l’économie politique. Tous ceux qui avaient dirigé vers cet objet leurs études et leurs méditations ne songèrent plus qu’à se pénétrer des principes enseignés par Adam Smith ; on se soumit généralement aux leçons de ce nouveau maître. La science semblait être fixée sur des bases désormais inébranlables, et s’être élevée au-dessus de tous les orages de la controverse. Ce livre devint classique pour toute l’Europe. Il fut bientôt traduit en Allemagne, en Italie, en France. Un des partisans les plus zélés et les plus habiles de la secte économique, l’abbé Morellet, se hâta d’en composer une traduction dont quelques considérations particulières ont arrêté la publication. Le succès ne fut pas moins décidé en Angleterre, où, de tout temps, les matières d’économie politique ont été l’objet de savantes et profondes méditations. On sait qu’un des hommes d’État les plus célèbres de cette nation fit de l’ouvrage de Smith son étude favorite, et que plus d’une fois il exprima le regret de ce que les préjugés populaires dont il était difficile à l’administration de secouer entièrement le joug, et l’obsession continuelle des riches négociants et des gros manufacturiers ne laissaient pas au gouvernement la liberté de se rapprocher du système le plus raisonnable de tous et le plus propre à affermir et à consolider la prospérité nationale.

Si un génie tel que celui d’Adam Smith se fût montré dans les beaux jours de l’antiquité, ce philosophe aurait été le fondateur d’une grande et illustre école, dont les disciples n’auraient songé qu’à étudier et à propager les leçons de leur maître. Mais dans cet âge on est peu disposé à jurer sur les paroles d’autrui et à reconnaître l’empire de ces hommes supérieurs que la nature crée, à de longues distances, pour éclairer leur siècle.

Depuis une vingtaine d’années environ, des écrivains qui s’annonçaient pour être des disciples de Smith, et qui protestaient sa doctrine sur presque tous les points, se hasardèrent à contester hautement quelques-uns de ces principes fondamentaux sur lesquels elle repose.

L’un prétendit que le travail ne pouvait être considéré comme une mesure des valeurs, puisque, disait-il, rien n’est plus variable ni plus incertain que la valeur du travail, comme Smith lui-même l’a reconnu en vingt endroits de son ouvrage, dans lesquels il déclare que le salaire du travail varie d’un moment à l’autre, et souvent même dans les lieux les moins distants. Ce critique, confondant ainsi la valeur que donne l’ouvrier avec celle qu’il reçoit en échange, est justement tombé dans la méprise que Smith a cherché à prévenir par une distinction parfaitement claire. Le salaire d’un ouvrier, dans l’Inde, n’est peut-être qu’un cinquième de ce que reçoit un ouvrier à Paris pour la même quantité de travail ; cependant l’Indien, comme le Parisien, ont fourni, dans l’espace d’une journée, la même quantité de leur temps, de leur force, de leur repos et de leur liberté. Le travail est beaucoup plus productif dans une société civilisée et industrieuse que dans une société naissante et peu avancée, c’est-à-dire que dans la première de ces sociétés, celui qui emploie l’ouvrier et qui paye son travail en retire des produits plus abondants et d’une plus grande valeur ; mais, dans ces deux états de la société, ce que donne l’ouvrier est toujours, quant à lui, la même valeur ; c’est toujours un sacrifice pareil d’une portion de son temps et de sa liberté ; c’est toujours l’emploi de sa force à l’ouvrage quelconque qui lui a été commandé. Au dixième siècle, tout comme au dix-neuvième, l’ouvrier, loué à la journée, a fourni l’action de ses bras pendant un temps convenu ; à une époque comme à l’autre il a dû lui en coûter autant, il a donné la même chose. C’est le travail ainsi défini que Smith a présenté comme mesure universelle et invariable des valeurs ; celui qui voulait contester ce principe devait au moins prendre la définition de l’auteur telle qu’il l’a donnée.

D’autres ont attaqué la doctrine de Smith relativement au prix. Ils ont soutenu qu’il n’y avait pas de prix naturel, comme l’a enseigné l’auteur de la Richesse des nations, mais qu’il n’y avait d’autres prix que des prix courants, lesquels étaient déterminés par le rapport existant entre les quantités offertes et les quantités demandées de la chose mise au marché, et que le prix n’était autre chose que l’expression de ce rapport ou de la différence entre les deux quantités, en sorte que le prix était haut de tout ce dont la quantité des demandes dépassait celle des offres, et qu’il était bas de tout ce dont la quantité des offres excédait celle des demandes. Il est clair que la conséquence rigoureuse d’une telle théorie, c’est que dans le cas d’équilibre entre les offres et les demandes, ce qui est nécessairement l’état le plus ordinaire, puisque les producteurs ont toujours intérêt à faire monter la quantité de leurs produits au niveau de la somme des demandes et à ne la pas faire monter plus haut, dans ce cas donc le prix de la chose devrait être zéro. Mais, en se conformant aux leçons de Smith, il faut dire que le prix est trop haut quand la somme des demandes surpasse celle des offres, et qu’il tombe trop bas toutes les fois que la quantité offerte est plus grande que la quantité demandée, en sorte que dans le cas qui doit se rencontrer le plus souvent, où il y a équilibre entre la somme des offres et celle des demandes, le prix se trouve être ni trop haut ni trop bas, et par conséquent est dans son état naturel ; ce qui conduit nécessairement à rechercher ce que c’est que ce prix naturel, et d’après quelles lois il s’établit.

Ces assertions et quelques autres du même genre, incapables de soutenir un examen un peu réfléchi, n’eurent guère d’autres partisans que ceux qui les avaient imaginées. Mais, depuis peu d’années, il s’est élevé en Angleterre une opinion sur le prix du blé en argent, qui n’a pas laissé de prendre quelque crédit, parce qu’elle a été soutenue par des écrivains dont le nom porte avec soi une sorte d’autorité, et peu à peu elle s’est assez étendue pour acquérir de la consistance et même pour se donner le nom de nouvelle école. Cette théorie, comme beaucoup d’autres, dut sa naissance à l’impuissance dans laquelle on se trouva de donner une explication raisonnable à certains phénomènes extraordinaires, et faute de pouvoir rattacher des faits aux principes, on créa un principe exprès pour les faits.

On a vu qu’aucune législation ne se montra plus mobile ni plus incohérente que celle de l’Angleterre sur ce qui concerne le commerce des grains. Après avoir pendant longtemps tiré du commerce étranger une grande partie de son approvisionnement annuel en subsistances, le gouvernement, peu après la révolution de 1688, prit le parti d’encourager la culture du blé dans l’intérieur, et même de provoquer l’exportation au dehors d’une partie du produit, par une gratification accordée sur chaque mesure exportée. Ce régime dura jusqu’au milieu du siècle dernier, et il est à croire que, tant qu’il fut maintenu, il n’y eut guère dans ce pays de terres propres à la culture qui ne fussent consacrées à la production des grains, tant à cause du bon prix que l’exportation soutenait au dedans, que par l’espoir de gagner la gratification s’il y avait lieu.

Toutefois le payement de la gratification devint à la fin tellement onéreux pour le trésor, qu’on renonça à cette mesure. Quelques années ensuite, il s’éleva à ce sujet une très-vive controverse entre le docteur Price d’une part et le célèbre cultivateur Arthur Young ; le premier soutenait qu’un pays ne devait jamais se mettre, pour sa propre subsistance, dans la dépendance du commerce ou de la production étrangère, et que l’emploi le plus avantageux qu’il pût faire de ses terres labourables était de leur faire produire du blé pour la consommation de ses habitants. Son adversaire prétendait au contraire que le meilleur système que pût adopter l’administration, c’était de laisser au cultivateur la parfaite et entière liberté de préférer le genre de culture qui lui semblait le plus lucratif, ce dont il était à portée de bien juger plus que personne ; qu’en tirant de sa terre le plus gros profit possible, il ne pouvait pas s’enrichir sans contribuer par là à l’accroissement de la richesse publique. Il ajoutait que pour un pays environné de côtes et qui disposait d’un aussi vaste et aussi puissant établissement maritime que l’Angleterre, il ne pouvait jamais y avoir lieu à craindre de manquer de subsistances, attendu que tous les pays qui en produisaient à meilleur marché qu’elle s’empresseraient toujours de lui en envoyer et y trouvaient leur intérêt ; qu’en conséquence il serait toujours plus profitable, tant pour l’agriculteur que pour la chose publique, de consacrer la terre labourable à la production des prairies artificielles et des substances propres à multiplier les bestiaux, dont la peau, le cuir, le suif et la viande salée servaient à donner plus d’emploi aux manufactures et au commerce étranger, les deux grandes sources de la prospérité anglaise. Cette dernière opinion fut celle qui détermina la conduite de l’administration. On autorisa toutes les demandes en clôture ; une grande partie des terres à blé fut convertie en un autre genre d’exploitation, et la nation fut de nouveau obligée à demander aux étrangers une portion considérable des grains nécessaires à sa consommation annuelle. Le gouvernement se trouva même dans la nécessité d’y appeler l’importation du blé étranger et d’y attacher une prime considérable en faveur du marchand importateur : les besoins furent tels, qu’en 1795 un ministre déclara qu’il avait été payé dix millions sterling pour assurer l’approvisionnement des grains pour une seule année.

Il se manifesta alors une révolution extraordinaire dans le prix moyen du blé en argent sur les marchés de l’Angleterre. Ce prix, qui pendant les quatre-vingt-dix premières années du dix-huitième siècle, comme dans tout le cours du dix-septième, avait été de 40 à 42 schellings, s’éleva depuis 1794 à plus du double de ce prix, et resta pendant toutes les dernières années de ce siècle, ainsi que pendant les dix premières du dix-neuvième, à un prix deux fois et demie plus haut qu’on ne l’avait vu dans les précédentes périodes, et hors de toute proportion avec ce qu’il était dans les autres contrées de l’Europe.

On pouvait expliquer ce phénomène par plusieurs causes qui concouraient simultanément à cette élévation du prix nominal du blé en Angleterre.

1o L’accroissement prodigieux de la taxe des pauvres, ainsi que des taxes indirectes sur tous les articles de consommation générale, outre une taxe spécialement assise sur les chevaux de labour, à raison de 17 schellings et demi par tête ; ce qui portait si haut les charges de la culture, ainsi que les dépenses obligées du fermier, que, dans plusieurs fermes, ces charges et dépenses durent absorber la totalité du produit et ne laisser aucun excédant pour le revenu du propriétaire, circonstance qui fit naturellement abandonner la culture des terres trop peu fertiles pour supporter d’aussi fortes dépenses.

2o La grande difficulté des communications maritimes et les risques qui y étaient attachés.

3o Le décri que subit à cette époque le papier-monnaie forcé, qui seul remplissait le service de la circulation, décri qui, ainsi que le démontre le cours du change, ne peut pas être évalué à moins de 30 pour cent, et doit faire monter dans cette proportion tous les prix en argent.

Au lieu de recourir à ces causes, un écrivain qui s’était fait connaître par des observations judicieuses sur la circulation et sur le crédit des billets substitués au numéraire réel, imagina d’établir sur les principes qui règlent le prix du blé en argent, un système tout nouveau, directement contraire à la doctrine de Smith, dont il semble, sur presque tous les autres points, professer les principes.

M. Ricardo prétendit que le prix général du blé en argent était déterminé par la quantité du travail qu’exige l’exploitation des terrains les moins fertiles de tous ceux qui concourent à approvisionner le marché intérieur, en sorte que le fermier ne commence à retirer un profit du capital employé à la culture que lorsque ce capital se trouve être appliqué à des terres supérieures en produit (relativement au capital employé) à d’autres terres déjà cultivées, mais douées de moins de fertilité.

Ce système, appuyé de raisonnements spécieux, et qui avait l’apparence de s’accorder avec les faits, entraîna plusieurs autres écrivains, et entre autres un savant professeur dont le nom était devenu célèbre dans toute l’Europe par la publication d’un livre très-remarquable sur le principe de la population ; en sorte qu’il n’est pas surprenant qu’à l’aide de telles autorités, ce système ait pu s’accréditer.

Cependant, pour apprécier cette opinion nouvelle et la réduire à sa juste valeur, il suffit de la rapprocher des principes établis par Adam Smith. Ce rapprochement nous fera bientôt reconnaître que l’erreur des chefs de la moderne école consiste à avoir appliqué aux produits agricoles le principe d’après lequel se règle la valeur des produits tirés des mines et carrières. Notre auteur démontre que la valeur du produit des mines et carrières est déterminée par les frais qu’a coûté l’exploitation de la mine ou de la carrière la moins fertile de toutes celles qui concourent à l’approvisionnement du même marché. Cette règle est fondée sur le principe que les mines et carrières ne donnent de rente au propriétaire du fonds qu’autant que la demande du produit en élève assez le prix pour qu’après le payement de tous les frais d’exploitation, extraction, préparation et transport, il reste encore un excédant de prix capable de fournir une rente ou revenu au propriétaire du fonds. Le travail de la nature, celui que recueille le propriétaire, n’est jamais payé qu’après qu’il a été entièrement satisfait au salaire du travail des hommes, parce que la nature est le seul ouvrier qui travaille sans salaire. Le dernier tonneau de charbon, le dernier cube de pierre qui vient au marché pour compléter la somme des demandes ou l’approvisionnement requis par la consommation, ne se rendrait pas à ce marché si tout le travail humain employé à extraire et à transporter ce tonneau ou ce bloc n’était pas entièrement payé. Or, la demande doit payer tout ce qu’il faut pour qu’elle soit complètement remplie.

Mais les mêmes circonstances ne se rencontrent pas à l’égard des produits agricoles, et particulièrement du blé, qui donne toujours un revenu au propriétaire du fonds sur lequel il a été recueilli, parce que, dans ces sortes de produits, il y a un travail de la nature qui ne manque jamais de trouver son prix, après que tout travail humain a été totalement satisfait. « Dans le travail de la terre, dit Smith, la nature travaille conjointement avec l’homme ; et quoique son travail ne coûte aucune dépense, ce qu’il produit n’en a pas moins sa valeur, aussi bien que ce que produisent les ouvriers les plus chèrement payés… C’est l’œuvre de la nature qui reste après qu’on a fait la déduction ou la balance de tout ce qu’on peut regarder comme l’œuvre de l’homme. »

Ainsi, dans le prix du blé en argent, il faut d’abord que le travail de l’homme prenne son salaire avant qu’il puisse être rien réclamé pour le travail de la nature par le propriétaire foncier qui en exerce les droits. Le degré de fertilité de la terre sur laquelle le blé a été recueilli, est une circonstance qui influe sur les conditions du partage à faire entre le fermier et le propriétaire du prix que le produit a rapporté ; mais cette circonstance de fertilité ne saurait influer le moins du monde sur les conditions entre le vendeur et l’acheteur de blé. Il importe fort peu à ce dernier que le blé qu’on lui offre provienne d’un terrain plus ou moins fertile ; c’est ce dont il s’informe le moins, et, à qualité égale dans la denrée, il prisera tout autant le blé produit sur la terre la plus fertile et la moins dispendieuse, que le blé recueilli avec deux fois plus de peine et de dépense sur un terrain ingrat et tout nouvellement mis en culture. La seule circonstance qui règle les conditions du contrat entre le vendeur et l’acheteur du blé, c’est la rareté ou l’abondance de la denrée sur le marché. Si elle y est rare, l’acheteur offrira plus d’argent ; et si elle est abondante, il en offrira moins. C’est ce prix, plus ou moins avantageux au produit, qui se partage inégalement entre le fermier et le propriétaire, dans des proportions dont la différence est déterminée par la quantité plus ou moins bonne, plus ou moins améliorée de la terre qui a produit ce blé. Si la terre est d’une bonté ou fertilité moyenne, le fermier ou cultivateur aura droit de réclamer deux tiers seulement dans le prix de la chose produite. Si la terre est des plus mauvaises, le fermier ou cultivateur aura peut-être à réclamer les cinq sixièmes du produit ou du prix de ce produit. Supposez qu’au lieu de faire, comme il est d’usage, le partage de la récolte, soit en nature, soit en argent, d’après un prix convenu dans un bail, le fermier et le propriétaire demeurent en société jusqu’à la vente de la denrée au marché, en sorte que cette vente se fasse par eux en commun et par une sorte de compte en participation : qu’arrivera-t-il ? Si le prix de chaque hectolitre de blé vendu au marché est sur le pied de 16 fr. 50 cent., le fermier de la terre de bonté moyenne retiendra deux tiers ou 11 fr. sur chaque hectolitre vendu, et remettra au propriétaire foncier 5 fr. 50 cent. Mais le fermier qui a eu à cultiver la plus mauvaise terre prélèvera sur ce même prix 13 fr. 75 cent. par chaque hectolitre vendu au prix ci-dessus, et ne laissera au propriétaire du fonds que 2 fr. 75 c. pour son sixième. Que le prix du blé soit plus élevé ou plus bas, le partage se fera toujours dans les mêmes proportions.

Ainsi, ce nouveau système, imaginé par M. Ricardo, et qui a été embrassé par M. Malthus et quelques autres écrivains modernes, qui suppose que le prix du blé sur le marché dépend de la nature plus ou moins fertile, plus ou moins améliorée de la terre sur laquelle a été recueilli le blé vendu, est totalement opposé à ce que Smith enseigne et à ce que la raison nous démontre. Or, dans un système d’économie politique, toutes les vérités s’enchaînent les unes aux autres, et le principe qui règle le prix du blé en argent forme un anneau si important dans cette chaîne de déductions et de conséquences, qu’on ne peut pas le déplacer sans mettre en désordre tous les rapports des valeurs et sans détruire tout le système. Ainsi, ceux qui se permettent de porter ainsi une main destructrice sur l’édifice construit par Adam Smith, s’imposent dès lors la tâche d’en recomposer un autre, et il semble que MM. Ricardo et Malthus sont encore fort loin de remplir cette tâche.

Si l’homme a produit du blé au delà de ce qui était nécessaire pour sa propre subsistance, c’était pour employer ce surplus disponible à nourrir d’autres hommes qui travailleraient pour lui ou qui lui consacreraient leur temps et leurs services. Dans les temps du moyen âge, le grand propriétaire nourrissait un nombreux train de domestiques et de vassaux pour le servir dans la paix et à la guerre. De nos jours, il emploie la plus grande partie des subsistances dont il dispose, à commander du travail aux ouvriers des manufactures. Ainsi, dans toutes les périodes de la société, c’est en travail que la subsistance a été payée, et elle a dû recevoir de ce travail une quantité égale à celle qu’elle pouvait faire subsister ; car si la masse de la subsistance destinée au travail d’autrui eût excédé la somme du travail qui s’offrait en échange de la subsistance, cette quantité surabondante de subsistance n’aurait plus été produite, le propriétaire de terre n’ayant plus aucun intérêt à continuer cette production. D’un autre côté, quelque nombreuse que l’on puisse supposer la population indigente qui offre son travail et ses services en échange de subsistance, elle ne peut pas en recevoir moins qu’il ne lui en faut pour subsister, attendu que, par le seul effet des lois de la nature, cette population descendrait bientôt au niveau de la quantité de subsistance capable de l’alimenter.

Smith a donc été bien fondé à dire : « La nature des choses a imprimé au blé une valeur réelle à laquelle ne peuvent rien changer les révolutions quelconques de son prix en argent… Par tout le monde, en général, la valeur d’une mesure de blé est égale à la quantité de travail qu’elle peut faire subsister, et, dans chaque lieu du monde en particulier, cette valeur est égale à la quantité de travail auquel la mesure de blé peut fournir une subsistance telle que le travail a coutume de la recevoir dans ce lieu. »

Cette proposition, d’une évidence frappante, a été contestée par M. Malthus dans son Essai sur le principe de population, dans lequel il paraît croire que la valeur réelle du blé augmente avec le renchérissement en argent occasionné par une prime à l’exportation. On s’est servi souvent de quelques-uns des principes même de Smith pour attaquer sa doctrine, faute de les avoir bien compris.

L’argent, a-t-il dit, quand il est venu au marché, y représente tout le travail qu’il en a coûté pour l’extraire de la mine, le préparer et le transporter ; il doit donc commander toute la quantité de travail qu’il représente. Mais représenter du travail, c’est aussi représenter la quantité de subsistance qui alimente ce travail. C’est par représentation des subsistances consommées pour le travail d’extraction, affinage et transport, que l’argent a le pouvoir de commander une quantité égale de travail, car on n’alimente pas le travail avec de l’argent, à moins que préalablement on ne convertisse cet argent en vivres et denrées. Ainsi la subsistance commande le travail directement et non par représentation. Il importe donc peu que par un règlement ou un édit qui crée une prime à l’exportation, le quintal de blé se paye, au cours du marché, 11 fr. au lieu de 10 fr. qu’il eût valu sans cela, ce quintal ne commandera pas un quart d’heure de travail de plus. Il en est d’un surhaussement factice dans le prix pécuniaire du blé comme d’un surhaussement dans la dénomination des monnaies, qui ne change rien à leur valeur réelle.

Lorsque la première édition de cette traduction fut publiée, il y a vingt ans, le livre de la Richesse des nations était l’objet de l’admiration générale, et, dans chaque pays, on ne songeait qu’à le naturaliser chez soi. Aujourd’hui il semble qu’il est du devoir d’un traducteur de répondre à toutes les critiques qui se sont, depuis quelque temps, élevées de toutes parts contre la doctrine de l’illustre philosophe d’Édimbourg. C’est ce que je me suis spécialement proposé de faire, à mesure que le texte m’en offrira l’occasion, dans les notes jointes à la présente édition, parmi lesquelles j’en ai au plus conservé trois ou quatre de celles qui accompagnaient la première édition. Je me suis aussi attaché, dans ces notes nouvelles, à recueillir dans l’histoire ancienne et dans notre propre histoire tous les faits qui appartiennent à la richesse des nations, au prix du blé, à la valeur de l’argent, au taux des salaires, aux prix des denrées de consommation générale, etc. ; et comme tous ces faits tendent à confirmer la doctrine de Smith et à démentir toutes celles qu’on a voulu opposer à la sienne, j’ai tâché de fortifier la discussion par l’autorité la plus imposante de toutes, celle à laquelle on est le plus disposé à se soumettre, la leçon de l’expérience.

La théorie de la formation et de la distribution des richesses, cette science si nouvelle et qui est particulière à notre âge, est aujourd’hui comme un État naissant dont les lois fondamentales n’ont pu prendre encore leur assiette, parce qu’elles ont été sans cesse ébranlées par des dissensions intestines. Il semble que tous ceux qui se dévouent à l’enseignement de cette science cherchent à se faire des principes à part, et qu’ils n’écrivent que pour les faire prévaloir. Rien, sans doute, ne peut nuire davantage à la propagation d’une science que la division entre les maîtres et la diversité des doctrines, parce qu’il en naît une défiance et une incertitude sur le fond même de la science, et que peu de personnes sont tentées de prendre des leçons au milieu de tant d’écoles qui se combattent et qui se contredisent.

Je croirai donc avoir fait quelque bien si je puis contribuer le moins du monde à rallier aux mêmes principes ceux qui se livrent à l’étude et à la culture de l’économie politique, et à les ramener sur les pas de ce grand maître dont on ne peut quitter la trace sans courir le risque de se jeter dans de fausses routes.

Août 1821.
  1. La plupart des affranchis restaient dans la maison de leur maître, où ils étaient nourris et entretenus, et où ils se rendaient utiles : ils recevaient des gratifications méritées par leurs services. Si l’affranchi eût été obligé de quitter la maison où il avait été élevé, la liberté aurait été pour lui, le plus souvent, un présent funeste.
  2. L’habileté de Colbert est encore aujourd’hui un problème, parce qu’elle est exaltée et ravalée par les écrivains de nos jours, selon l’opinion qu’ils ont à soutenir. Pour bien juger des talents et de la capacité d’un ministre, il faut consulter les actes de son administration. Le marché que fit Colbert, en 1674, pour faire fabriquer des pièces d’argent de 4 sous à un titre d’un 5e de fin au-dessous des écus d’argent et des quarts d’écu dont elles étaient des coupures, est une opération qui décèle la plus profonde ignorance des premiers principes du régime des monnaies, l’une des parties les plus importantes du ministère des finances. On peut voir dans le Traité historique des monnaies, par Leblanc (pag. 308 et suiv., édition d’Amsterdam), tous les détails de cette affaire ; les réclamations bien motivées qui furent présentées au ministre, et dont il ne tint aucun compte ; les abus qu’entraîna cette mauvaise mesure, sur laquelle on ne revint que lorsqu’elle eut causé d’énormes pertes au public et au trésor, au profit de quelques traitants.