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Version du 15 septembre 2010 à 14:09

Aurore
Réflexions sur les préjugés moraux
Traduction par Henri Albert.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 7p. 175-237).

LIVRE TROISIÈME

149.

De petites actions divergentes sont nécessaires ! — Sur le chapitre des mœurs, agir une fois contre son meilleur jugement ; céder ici, en pratique et se réserver la liberté intellectuelle ; se comporter comme tout le monde et faire ainsi, à tout le monde, une amabilité et un bienfait, pour les dédommager en quelque sorte des divergences de nos opinions : — tout cela est considéré, chez les hommes quelque peu indépendants, non seulement comme admissible, mais encore comme « honnête », « humain », « tolérant », « point pédant », et quels que soient les termes dont on se sert pour endormir la conscience intellectuelle : et c’est ainsi qu’un tel fait baptiser chrétiennement son enfant et n’en est pas moins athée, tel autre fait du service militaire, comme tout le monde, bien qu’il condamne sévèrement la haine des peuples, et un troisième se présente à l’église avec une femme parce qu’il a une parenté pieuse, et il fait des promesses devant un prêtre sans avoir honte de son inconséquence. « Cela n’a pas d’importance si quelqu’un de nous fait ce que tout le monde fait et a toujours fait. » — Ainsi parle le préjugé grossier ! Et l’erreur grossière ! Car rien n’est plus important que de confirmer encore une fois ce qui est déjà puissant, traditionnel et reconnu sans raison, par l’acte de quelqu’un de notoirement raisonnable : c’est ainsi que l’on donne à cette chose, aux yeux de tous ceux qui en entendent parler, la sanction de la raison même ! Respect à vos opinions ! Mais les petites actions divergentes ont plus de valeur !

150.

Le hasard des mariages. — Si j’étais un dieu et un dieu bienveillant, les mariages des hommes m’impatienteraient plus que toute autre chose. Un individu peut aller très, très loin pendant les soixante-dix, et même pendant les trente années de sa vie, — cela est très surprenant, même pour les dieux ! Mais, si l’on voit alors comment il accroche l’héritage et le legs de cette lutte et de cette victoire, les lauriers de son humanité, au premier endroit venu, où une petite femme peut les déchirer ; si l’on voit combien il s’entend bien à acquérir et mal à garder, et qu’il ne songe même pas que, par la procréation, il peut préparer une vie plus victorieuse encore : on finit par devenir impatient et par se dire : « À la longue, il ne peut rien résulter de l’humanité, les individus sont gaspillés, le hasard des mariages rend impossible toute raison d’une grande marche de l’humanité ; — cessons d’être les spectateurs assidus et les fous de ce spectacle sans but ! » — Dans cette disposition d’esprit, les dieux d’Épicure se retirèrent jadis dans leur silence et leur béatitude divine : ils étaient fatigués des hommes et de leurs affaires d’amour.

151.

Il y a ici un nouvel idéal à inventer. — Il ne devrait pas être permis, lorsque l’on est amoureux, de prendre une décision sur sa vie, et de fixer une fois pour toutes, à cause d’un caprice violent, le caractère de sa société : on devrait, publiquement, déclarer invalables les serments des amoureux et leur refuser le mariage : — et cela parce que l’on devrait attacher au mariage une importance beaucoup plus grande ! en sorte que, dans les cas où il se concluait jusqu’à présent, il ne se conclurait justement pas ! La plupart des mariages ne sont-ils pas faits de telle sorte que l’on ne désire pas avoir pour témoin une troisième personne ? Et cette troisième personne ne manque généralement pas — c’est l’enfant — elle est plus que le témoin, elle est le bouc émissaire !

152.

Formule de serment. — « Si je mens maintenant, je ne suis plus un honnête homme et chacun doit avoir le droit de me le dire en plein visage. » — Je recommande cette formule en lieu et place du serment juridique et de l’usuelle invocation de Dieu : elle est plus forte. L’homme pieux, lui aussi, n’a pas de raison de s’y soustraire : car dès que le serment habituel ne sert plus suffisamment, il faut que l’homme pieux écoute son catéchisme qui lui prescrit : « Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur, ton Dieu ! »

153.

Un mécontent. — C’est un de ces vieux braves : il se fâche contre la civilisation, parce qu’il croit que celle-ci vise à rendre accessibles toutes les bonnes choses, les honneurs, les trésors, les belles femmes — aux lâches comme aux braves.

154.

Consolations dans le péril. — Les Grecs, dans une vie où les grands dangers et les cataclysmes étaient toujours proches, cherchaient dans la méditation et dans la connaissance une sorte de sûreté du sentiment et un dernier refuge. Nous qui vivons dans une quiétude incomparablement plus grande, nous avons porté le danger dans la méditation et la connaissance, et c’est dans la vie que nous nous reposons et que nous nous calmons de ce danger.

155.

Scepticisme éteint. — Les entreprises périlleuses sont plus rares dans les temps modernes que dans l’antiquité et pendant le Moyen Âge, — probablement parce que les temps modernes n’ont plus la croyance aux signes, aux oracles, aux constellations et aux devins. C’est-à-dire que nous sommes devenus incapables de croire à un avenir qui nous est réservé, comme faisaient les anciens qui — à l’inverse de nous — étaient beaucoup moins sceptiques en ce qui concerne ce qui arrive qu’en ce qui concerne ce qui est.

156.

Méchant par orgueil… — « Pourvu que nous ne nous sentions pas trop à notre aise ! » — c’était là la crainte secrète des Grecs dans le bon temps. Voilà pourquoi ils se prêchaient la mesure. Et nous !

157.

Le culte des onomatopées. — Quelle indication faut-il trouver dans le fait que notre culture est non seulement patiente à l’égard des manifestations de la douleur, à l’égard des larmes, des plaintes, des reproches, des attitudes de rage ou d’humilité, mais qu’elle les approuve encore et qu’elle les compte parmi les choses nobles et inévitables ? — tandis que l’esprit de la philosophie antique s’abaissait avec mépris vers elles et ne leur reconnaissait absolument pas de nécessité. Que l’on se souvienne donc de la façon dont Platon — qui n’était pas un des philosophes les plus inhumains — parle du Philoctète de la scène tragique. Notre civilisation moderne manquerait-elle peut-être de « philosophie » ? Selon l’appréciation de ces anciens philosophes, ferions-nous peut-être tous partie de la « populace » ?

158.

Climat du flatteur. — Il ne faut plus chercher maintenant les flatteurs, qui font les chiens couchants, dans le voisinage des princes, ——ceux-ci ont tous le goût militaire qui répugne au flatteur. Mais cette fleur s’épanouit maintenant encore dans le voisinage des banquiers et des artistes.

159.

Les évocateurs des morts. — Certains hommes vaniteux apprécient plus haut un fragment du passé à partir du moment où ils peuvent le revivre en imagination (surtout si cela est difficile), ils voudraient même, au besoin, le faire ressusciter des morts. Mais, puisque le nombre des vaniteux est toujours considérable, le danger que présentent les études historiques, dès que toute une époque leur est soumise, n’est pas mince : on gaspille alors trop de force pour toutes les résurrections imaginables. Peut-être comprendra-t-on mieux tout le mouvement du romantisme en partant de ce point de vue.

160.

Vaniteux, avide et peu sage. — Vos désirs sont plus grands que votre raison, et votre vanité est encore plus grande que vos désirs, — à des hommes de votre espèce il faut recommander foncièrement beaucoup de pratique chrétienne, et, de plus, un peu de théorie schopenhauérienne.

161.

La beauté est conforme à l’époque. — Si nos sculpteurs, nos peintres et nos musiciens voulaient saisir le sens de l’époque, il leur faudrait montrer la beauté bouffie, gigantesque et nerveuse : tout comme les Grecs, sous la contrainte de leur morale de la mesure, voyaient et figuraient la beauté dans l’Apollon du Belvédère. Nous devrions, en somme, le trouver laid. Mais les « classicistes » pédants nous ont enlevé toute loyauté !

162.

L’ironie des hommes actuels. — Actuellement c’est la façon des Européens de traiter tous les grands intérêts avec ironie, parce que, à force d’être affairé au service de ceux-ci, on n’a pas le temps de les prendre au sérieux.

163.

Contre Rousseau. — S’il est vrai que notre civilisation est, par elle-même, quelque chose de déplorable : vous avez le choix de poursuivre dans vos conclusions avec Rousseau : « cette civilisation déplorable est cause de notre mauvaise moralité », ou de conclure en arrière contre Rousseau : « Notre bonne moralité est cause de cette déplorable civilisation. Nos conceptions sociales du bien et du mal, faibles et efféminées, leur énorme prépondérance sur le corps et l’âme, ont fini par affaiblir tous les corps et toutes les âmes et par briser les hommes indépendants, autonomes, sans préjugés, les véritables piliers d’une civilisation forte : partout où l’on rencontre aujourd’hui encore la mauvaise moralité, on voit les dernières ruines de ces piliers. » Il y a donc paradoxe contre paradoxe ! La vérité ne peut, à aucun prix, être des deux côtés : est-elle en général de l’un ou de l’autre côté ? Qu’on examine !

164.

Peut-être anticipé. — Il semble qu’actuellement, sous différents noms erronés qui induisent en erreur et le plus souvent avec un grand manque de netteté, ceux qui ne se sentent pas attachés aux mœurs et aux lois établies fassent les premières tentatives pour s’organiser et pour se créer ainsi un droit : tandis que jusqu’à présent tous les criminels, les libres penseurs, tous les hommes immoraux et scélérats vivaient décriés et hors la loi, dépérissant sous le poids de la mauvaise conscience. On devrait, somme toute, approuver cela et le trouver bien, quoique le siècle à venir y perde en sécurité et qu’il faudra peut-être que chacun prenne son fusil sur l’épaule : — ne fût-ce que pour qu’il y ait une puissance d’opposition qui rappelle toujours qu’il n’y a pas de morale absolue et exclusive, et que toute moralité qui s’affirme à l’exclusion de toute autre détruit trop de force vive et coûte trop cher à l’humanité. Les divergents qui sont si souvent les inventifs et les créateurs ne doivent plus être sacrifiés ; il ne faut plus que cela soit considéré comme honteux de s’écarter de la morale, en actions et en pensées ; il faut que l’on fasse de nombreuses tentatives nouvelles pour transformer l’existence et la communauté ; il faut qu’un poids énorme de mauvaise conscience soit supprimé du monde, — il faut que ces buts généraux soient reconnus et encouragés par tous les gens loyaux qui cherchent la vérité !

165.

La morale qui n’ennuie pas. — Les commandements principaux qu’un peuple se laisse enseigner et prêcher, toujours à nouveau, sont en rapport avec ses défauts principaux et c’est pourquoi il ne les trouve point ennuyeux. Les Grecs, qui perdaient si souvent la modération, le sang-froid, le sens de la justice et en général la sagesse, prêtaient l’oreille aux quatre vertus socratiques, — car on avait tant besoin de ces vertus et justement si peu de talent pour elles !

166.

Au carrefour. — Honte à vous ! vous voulez entrer dans un système où il faut être un rouage, pleinement et entièrement, au risque d’être écrasé par ce rouage ! Où il va de soi que chacun soit ce que ses supérieurs font de lui ! Où la recherche de « connexions » fait partie des devoirs naturels ! Où personne ne se sent offensé lorsqu’on le rend attentif à un homme avec la remarque « qu’il peut une fois lui être utile » ! Où l’on n’a pas honte de faire des visites pour demander l’intercession de quelqu’un ! Où l’on ne se doute même pas que, par une subordination aussi intentionnelle à de pareilles mœurs, on s’est, une fois pour toutes, désigné comme de vulgaire poterie de la nature, que les autres peuvent user et briser à leur gré, sans se considérer très responsable de cela ; comme si l’on voulait dire : « Il ne manquera jamais des gens de mon espèce : usez donc de moi, sans vous gêner ! » —

167.

Les hommages absolus. — Lorsque je songe au philosophe allemand le plus lu, au musicien allemand que l’on écoute le plus, à l’homme d’État allemand le plus considérable, il faut que je m’avoue à moi-même : si l’on rend maintenant la vie très dure aux Allemands, ce peuple des sentiments absolus, cela tient à leurs propres grands hommes. Il y a là trois fois un magnifique spectacle à contempler : c’est chaque fois un fleuve, si puissamment agité dans le lit qu’il s’est creusé lui-même que l’on pourrait croire souvent qu’il veut monter la montagne. Et pourtant, quel que soit le degré où l’on pousse son admiration, qui n’aimerait pas être, somme toute, d’une autre opinion que Schopenhauer ! Et qui aimerait partager maintenant, dans les grandes et dans les petites choses, les opinions de Richard Wagner ? quelle que soit la vérité de la réflexion que fit un jour quelqu’un : lorsqu’il prétendit que partout où Wagner donne et prend une impulsion il y a un problème de caché, — il suffit, car il ne le tire pas à la lumière. — Et enfin combien y en aurait-il qui aimeraient, de tout cœur, être d’accord avec Bismarck, à condition qu’il fût d’accord avec lui-même ou qu’il prît du moins des airs de l’être dorénavant ! Il est vrai que d’être sans principes, mais d’avoir des instincts dominants, esprit mobile, au service de violents instincts dominants et pour cela sans principes, — cela ne devrait pas être, chez un homme d’État, quelque chose de surprenant mais être plutôt considéré comme juste et conforme à la nature. Hélas ! ce fut jusqu’à présent si peu allemand ! De même que le bruit autour de la musique, la dissonance et la mauvaise humeur à cause du musicien ! De même que la position nouvelle et extraordinaire que choisit Schopenhauer : il ne se sentit ni au-dessus des choses ni à genoux devant elles — dans les deux cas cela eût encore été allemand, — mais il agit contre les choses ! Incroyable et désagréable ! Se placer sur le même rang que les choses et être quand même leur adversaire et, en fin de compte, l’adversaire de soi-même ! — que doit faire l’admirateur absolu avec un pareil modèle ? Et que doit-il faire encore de trois de ces modèles qui n’ont même pas le désir d’être en paix entre eux ! Voici Schopenhauer adversaire de la musique de Wagner et Wagner adversaire de la politique de Bismarck et Bismarck adversaire de tout wagnérisme, de tout schopenhauerisme ! Que reste-t-il à faire ? Où faut-il se réfugier avec sa soif de « vénération en bloc » ? Pourrait-on peut-être choisir, dans la musique du musicien, quelques centaines de bonnes mesures qui vous tiennent à cœur et que l’on aime à prendre à cœur, parce qu’elles ont un cœur — pourrait-on se mettre à l’écart avec ce petit butin et oublier tout le reste ? Et rechercher pareille combinaison par rapport au philosophe et à l’homme d’État — choisir, prendre à cœur, et surtout oublier le reste ? Hélas ! s’il n’était pas si difficile d’oublier ! Il y avait une fois un homme très fier qui, à aucun prix, ne voulait rien accepter que de lui-même, en bien et en mal : mais lorsqu’il eut besoin de l’oubli il ne put se le donner et il fut forcé de conjurer les esprits, trois fois ; ils vinrent, ils entendirent son désir et ils finirent par dire : « Cela seul n’est pas en notre pouvoir ! » Les Allemands ne devraient-ils pas profiter de l’expérience de Manfred ? Pourquoi d’abord conjurer les esprits ? Cela ne sert de rien, on n’oublie pas lorsque l’on veut oublier. Et combien grand serait « le reste » qu’il faudrait oublier, chez ces trois grands hommes de l’époque, pour pouvoir être dorénavant leur admirateur en bloc ! Il serait donc préférable de profiter de la bonne occasion pour essayer quelque chose de nouveau : je veux dire, progresser dans la probité vis-à-vis de soi-même et devenir, au lieu d’un peuple qui répète d’une façon crédule et qui hait méchamment et aveuglément, un peuple d’approbation conditionnelle et d’opposition bienveillante ; mais apprendre avant tout que les hommages absolus devant les personnes sont quelque chose de ridicule, que changer son avis là-dessus ne serait pas déshonorant, même pour les Allemands, et qu’il existe un mot profond, digne d’être pris à cœur : « Ce qui importe, ce ne sont point les personnes, mais les choses. » Ce mot est, comme celui qui l’a prononcé, grand, brave, simple et silencieux, — tout comme Carnot, le soldat et le républicain. — Mais peut-on parler maintenant ainsi d’un Français à des Allemands, et de plus d’un républicain ? Peut-être point, et peut-être n’a-t-on même pas le droit de r appeler ce que Niebur put dire jadis aux Allemands : que personne autant que Carnot ne lui avait fait l’impression de la véritable grandeur.

168.

Un modèle. — Qu’est-ce que j’aime en Thucydide, qu’est-ce qui fait que je l’estime plus que Platon ? Il a le plaisir le plus étendu et le plus désintéressé à tout ce qui est typique chez l’homme et dans les événements, et il trouve qu’à chaque type appartient une quantité de bon sens : c’est ce bon sens qu’il cherche à découvrir. Il possède une plus grande justice pratique que Platon ; il ne calomnie et ne rapetisse pas les hommes qui ne lui plaisent pas ou bien qui lui ont fait mal dans la vie. Au contraire : il ajoute et introduit quelque chose de grand dans toutes les choses et toutes les personnes, en ne voyant partout que des types. Que ferait aussi toute la postérité, à quoi il voue son œuvre, avec ce qui n’est pas typique ! C’est ainsi que cette culture de la connaissance désintéressée du monde arrive en lui, le penseur-homme, à une floraison merveilleuse, cette culture qui a son poète en Sophocle, son homme d’État en Périclès, son médecin en Hippocrate, son savant naturaliste en Démocrite : cette culture qui mérite d’être baptisée du nom de ses maîtres, les sophistes, et qui malheureusement, dès le moment de son baptême, commence à devenir soudain pâle et insaisissable pour nous, — car dès lors nous soupçonnons que cette culture, qui fut combattue par Platon et par toutes les écoles socratiques, devait être bien immorale ! La vérité est ici si compliquée et si enchevêtrée que l’on répugne à la démêler : que la vieille erreur (error veritate simplicior) suive donc son vieux chemin !

169.

Le génie grec nous est très étranger. — Oriental ou moderne, asiatique ou européen : comparé au grec, toute chose possède en propre l’énormité et la jouissance des grandes masses, comme langage du sublime, tandis qu’à Pæstum, à Pompéi et à Athènes on s’étonne, devant toute l’architecture grecque, de voir avec quelles petites masses les Grecs savaient exprimer quelque chose de sublime et aimaient à l’exprimer ainsi. — De même : combien en Grèce les hommes étaient simples dans l’idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ! Combien nous les dépassons dans la connaissance des hommes ! Combien pleines de labyrinthes aussi, apparaissent nos âmes et nos représentations de l’âme, en comparaison des leurs ! Si nous voulions tenter une architecture d’après le mode de notre âme (nous sommes trop lâches pour cela) : — le labyrinthe devrait être notre prototype ! La musique qui nous est propre et qui nous exprime véritablement laisse déjà deviner le labyrinthe (car en musique les hommes se laissent aller parce qu’ils se figurent qu’il n’y a personne qui soit capable de les voir mêmes sous leur musique).

170.

Autres perspectives du sentiment. — Que signifie notre bavardage à propos des Grecs ! Qu’entendons-nous donc à leur art, dont l’âme est la passion pour la beauté masculine nue ! — Ce n’est qu’en partant de là qu’ils avaient le sentiment de la beauté féminine. Ils avaient donc, pour celle-ci, une toute autre perspective que nous. Et il en était de même de leur amour de la femme : ils vénéraient autrement, ils méprisaient autrement.

171.

L’alimentation de l’homme moderne. — L’homme moderne s’entend à digérer beaucoup de choses et même à digérer presque tout, — c’est là sa vanité à lui : mais il serait d’une espèce supérieure justement s’il ne s’entendait pas à cela : homo pamphagus, ce n’est pas ce qu’il y a de plus fin. Nous vivons entre un passé qui avait un goût plus maniaque et plus entêté que nous et un avenir qui en aura peut-être un plus choisi, — nous vivons trop au milieu.

172.

Tragédie et musique. — Les hommes qui se trouvent dans une disposition d’esprit guerrière, comme par exemple les Grecs du temps d’Eschyle, sont difficiles à émouvoir, et lorsque la pitié triomphe une fois de leur dureté, une espèce de vertige s’empare d’eux, semblable à une force « démoniaque », — ils se sentent alors contraints et secoués par une émotion religieuse. Après coup, ils font leurs réserves sur cet état ; tant qu’ils y sont pris, ils jouissent du ravissement que leur procurent l’ivresse et le merveilleux, mêlé à l’absinthe la plus amère de la souffrance : c’est là véritablement une boisson pour les guerriers, quelque chose de rare, de dangereux, de doux et d’amer que l’on n’a pas facilement en partage. — La tragédie s’adresse aux âmes qui ressentent ainsi la pitié, aux âmes dures et guerrières que l’on terrasse difficilement, soit par la crainte, soit par la pitié, mais auxquelles il est utile d’être amollies de temps en temps. Mais que peut donner la tragédie à ceux qui sont ouverts aux « affections sympathiques » comme la voile au vent ! Lorsque les Athéniens furent devenus plus doux et plus sensibles, du temps de Platon, — hélas ! combien ils étaient encore loin de la sensiblerie des habitants de nos grandes et de nos petites villes ! — et pourtant les philosophes se plaignaient déjà du caractère nuisible de la tragédie. Une époque pleine de danger, comme celle qui commence en ce moment, où la bravoure et la virilité montent en prix, rendra peut-être lentement les âmes assez dures, pour que des poètes tragiques leur soient nécessaires : jusqu’à présent ceux-ci étaient un peu superflus, — pour employer le mot le plus bénin. — C’est ainsi que viendra peut-être encore pour la musique une époque meilleure (ce sera certainement la plus méchante !), celle où les artistes musiciens auront à s’adresser à des hommes strictement personnels, durs par eux-mêmes, dominés par le sombre sérieux de leur propre passion : mais à quoi sert la musique pour ces petites âmes contemporaines de l’époque qui s’en va, âmes par trop mobiles, d’une croissance imparfaite, mi-personnelles, curieuses et désireuses de tout ?

173.

Les louangeurs du travail. — Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours de la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d’un intérêt général : l’arrière-pensée de la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de cette dure activité du matin au soir — que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême. — Et voici (ô épouvante !) que c’est justement le « travailleur » qui est devenu dangereux ! Les « individus dangereux » fourmillent ! Et derrière eux il y a le danger des dangers — l’individuum !

174.

Mode morale d’une société commerçante. — Derrière ce principe de l’actuelle mode morale : « les actions morales sont les actions de la sympathie pour les autres, » je vois dominer l’instinct social de la crainte qui prend ainsi un déguisement intellectuel : cet instinct pose comme principe supérieur, le plus important et le plus prochain, qu’il faut enlever à la vie le caractère dangereux qu’elle avait autrefois, et que chacun doit aider à cela de toutes ses forces. C’est pourquoi seules les actions qui visent à la sécurité générale et au sentiment de sécurité de la société peuvent recevoir l’attribut « bon » ! — Combien peu de plaisirs les hommes doivent-ils avoir dès lors à leur propre aspect, si une telle tyrannie de la crainte leur prescrit la loi morale supérieure, s’ils se laissent ainsi recommander sans objection de passer sur eux-mêmes, à côté d’eux-mêmes, mais d’avoir des yeux de lynx pour toute misère, pour toute souffrance étrangères ! Avec notre intention, poussée jusqu’à l’énormité, de vouloir enlever à la vie toute rudesse dans les contours, toute espèce de coins, ne sommes-nous pas en bonne passe de réduire l’humanité jusqu’à en faire du sable ? Du sable ! Du sable fin, mou, granuleux, infini ! Est-ce là votre idéal, à vous qui êtes les héros des affections sympathiques ? — En attendant, la question reste à résoudre si l’on sert davantage son prochain en courant immédiatement et sans cesse à son secours et en lui aidant, ce qui ne peut se faire que très superficiellement à moins de devenir une mainmise tyrannique, ou si l’on fait de soi-même quelque chose que le prochain voit avec plaisir, par exemple un beau jardin tranquille et fermé qui possède de hautes murailles contre la tempête et la poussière des grandes routes, mais aussi une porte hospitalière.

175.

Idée fondamentale d’une culture de commerçants. — On voit maintenant se former, de différents côtés, la culture d’une société dont le commerce est l’âme tout aussi bien que le combat singulier était l’âme de la culture chez les anciens Grecs, la guerre, la victoire et le droit chez les Romains. Celui qui s’adonne au commerce s’entend à tout taxer sans le produire, à le taxer d’après le besoin du consommateur et non d’après son besoin personnel ; chez lui la question des questions c’est de savoir « quelles personnes et combien de personnes consomment cela ? » Il emploie donc dès lors, instinctivement et sans cesse, ce type de la taxation : à propos de tout, donc aussi à propos des productions des arts et des sciences, des penseurs, des savants, des artistes, des hommes d’État, des peuples, des partis et même d’époques tout entières : il s’informe à propos de tout ce qui se crée, de l’offre et de la demande, afin de fixer, pour lui-même, la valeur d’une chose. Ceci, érigé en principe de toute une culture, étudié depuis l’illimité jusqu’au plus subtil et imposé à toute espèce de vouloir et de savoir, sera la fierté de vous autres hommes du prochain siècle : si les prophètes de la classe commerçante ont raison de le mettre en votre possession ! Mais j’ai peu de foi en ces prophètes. Credat Judœus Apella, — pour parler avec Horace.

176.

La critique des pères. — Pourquoi supporte-t-on maintenant déjà la vérité sur le passé le plus récent ? Parce qu’il existe toujours une nouvelle génération qui se sent en contradiction avec ce passé, et qui jouit, dans cette critique, des prémices du sentiment de puissance. Autrefois, la génération nouvelle voulait, au contraire, se fonder sur l’ancienne et elle commençait à avoir conscience d’elle-même, non seulement en acceptant les opinions des pères, mais en les défendant plus sévèrement encore, si cela était possible. Critiquer l’autorité paternelle était autrefois un vice : maintenant les jeunes idéalistes commencent par là.

177.

Apprendre la solitude. — Oh ! pauvres hères, vous qui habitez les grandes villes de la politique mondiale, jeunes hommes très doués, martyrisés par la vanité, vous considérez que c’est votre devoir de dire votre mot dans tous les événements (— car il se passe toujours quelque chose) ! Vous croyez que, lorsque vous avez fait ainsi de la poussière et du bruit, vous êtes le carrosse de l’histoire ! Vous écoutez toujours et vous attendez sans cesse le moment où vous pourrez jeter votre parole au public, et vous perdez ainsi toute productivité véritable ! Quel que soit votre désir des grandes œuvres, le profond silence de l’incubation ne vient pas jusqu’à vous ! L’événement du jour vous chasse devant lui comme de la paille légère, tandis que vous avez l’illusion de chasser l’événement, — pauvres diables ! — Lorsque l’on veut être un héros sur la scène, il ne faut pas songer à jouer le chœur, on ne doit même pas savoir comment on fait chorus.

178.

Ceux qui s’usent quotidiennement. — Ces jeunes gens ne manquent ni de caractère, ni de dispositions, ni de zèle : mais on ne leur a jamais laissé le temps de se donner une direction à eux-mêmes, les habituant, au contraire, dès leur plus jeune âge, à recevoir une direction. Autrefois, lorsqu’ils étaient mûrs pour être « envoyés dans le désert », on en agissait autrement avec eux, — on les utilisait, on les dérobait à eux-mêmes, on les élevait à être usés quotidiennement, on leur faisait de cela un devoir et un principe — et maintenant ils ne peuvent plus s’en passer, ils ne veulent pas qu’il en soit autrement. Mais, à ces pauvres bêtes de trait, il ne faut pas refuser leurs « vacances » — ainsi nomme-t-on cet idéal forcé d’un siècle surmené : des vacances où l’on peut une fois paresser à cœur joie, être stupide et enfantin.

179.

Aussi peu d’« état » que possible ! — Toutes les conditions politiques et sociales ne valent pas que ce soient justement les esprits les plus doués qui aient le droit de s’en occuper et qui y soient forcés : un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu’un état de misère. La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d’autres : que plutôt encore la machine s’en aille en morceaux ! Mais telles que les choses se présentent aujourd’hui, où non seulement tous croient devoir être informés quotidiennement des choses politiques, mais où chacun veut encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la « sécurité publique » beaucoup trop cher à ce prix : et, ce qu’il y a de plus fou, on aboutit de la sorte au contraire de la sécurité publique, ainsi que notre excellent siècle est en train de le démontrer : comme si cela n’avait jamais été fait ! Donner à la société la sécurité contre les voleurs et contre le feu, la rendre infiniment commode pour toute espèce de commerce et de relations, et transformer l’État en providence, au bon et au mauvais sens, — ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables, à quoi l’on ne devrait pas viser avec les moyens et les instruments les plus élevés qu’il y ait, — les moyens que l’on devrait réserver justement aux fins supérieures et les plus rares ! Notre époque, bien qu’elle parle beaucoup d’économie, est bien gaspilleuse : elle gaspille ce qu’il y a de plus précieux, l’esprit.

180.

Les guerres. — Les grandes guerres contemporaines sont le résultat des études historiques.

181.

Gouverner. — Les uns gouvernent par joie de gouverner, les autres pour ne pas être eux-mêmes gouvernés : — Entre deux maux celui-ci n’est que le moindre.

182.

La logique grossière. — On dit d’un homme, avec le plus profond respect : « C’est un caractère ! » — Oui ! s’il étale une logique grossière, une logique qui saute aux yeux les moins clairvoyants ! Mais dès qu’il s’agit d’un esprit plus subtil et plus profond, conséquent à sa manière, la manière supérieure, les spectateurs nient l’existence du caractère. C’est pourquoi les hommes d’État rusés jouent généralement leur comédie sous le couvert de la conséquence grossière.

183.

Les vieux et les jeunes. — « Il y a quelque chose d’immoral dans l’existence des parlements — ainsi pense toujours l’un ou l’autre —, car on a le droit d’y exprimer des opinions contre le gouvernement ! » — « Il faut toujours avoir sur les choses l’opinion que notre maître et seigneur commande ! » — C’est là le onzième commandement de certaines cervelles, vieilles braves, surtout dans l’Allemagne du Nord. On en rit comme d’une mode désuète : mais autrefois c’était la morale ! Peut-être rira-t-on aussi un jour de ce qui, dans la jeune génération, à éducation parlementaire, est le fait considéré comme moral : je veux dire de placer la politique des partis au-dessus de la sagesse personnelle, et de répondre à chaque question qui concerne le bien public, selon le vent dont il faut gonfler les voiles du parti. « Il faut avoir à ce sujet l’opinion qu’exige la situation du parti » tels seraient les termes du canon. On fait maintenant, au service d’une pareille morale, toute espèce de sacrifices, jusqu’à la victoire sur soi-même et le martyre.

184.

L’État, un produit des anarchistes. — Dans les pays où les hommes sont disciplinés, il reste toujours assez de retardataires non disciplinés : immédiatement ils se joignent aux camps socialistes, plus que partout ailleurs. Si ceux-ci venaient une fois à faire des lois, on peut compter qu’ils s’imposeront des chaînes de fer et qu’ils exerceront une discipline terrible : — ils se connaissent ! Et ils supporteront ces lois avec la conscience qu’ils se les sont données eux-mêmes, — le sentiment de puissance, et de cette puissance est trop récent chez eux et trop séduisant pour qu’ils ne souffrent pas tout à cause de lui.

185.

Mendiants. — Il faut supprimer les mendiants, car on se fâche lorsqu’on leur donne l’aumône et l’on se fâche lorsqu’on ne la leur donne point.

186.

Gens d’affaires. — Vos affaires — ce sont là vos plus grands préjugés, elles vous lient à l’endroit où vous êtes, à votre société, à vos goûts. Appliqués aux affaires, — mais paresseux pour ce qui est de l’esprit, satisfaits de votre insuffisance, le tablier du devoir accroché sur cette satisfaction : c’est ainsi que vous vivez, c’est ainsi que vous voulez que soient vos enfants !

187.

Un avenir possible. — Ne pourrait-on pas imaginer un état social où le malfaiteur se déclarerait lui-même coupable, se dicterait publiquement, à lui-même, sa peine, avec le sentiment orgueilleux qu’il honore la loi qu’il a faite lui-même, qu’il exerce sa puissance en se punissant, la puissance du législateur ; il peut une fois faillir, mais par sa punition volontaire il s’élève au-dessus de son délit, il efface non seulement le délit, par sa franchise, sa grandeur et sa tranquillité, il y ajoute encore un bienfait public. — Ce serait là le criminel d’un avenir possible, le criminel qui pose, il est vrai, comme condition, l’existence d’une législation de l’avenir, avec l’idée fondamentale : « Je me soumets seulement à la loi que j’ai promulguée moi-même, dans les grandes et dans les petites choses. » Il y a bien des tentatives qui devraient encore être faites ! Bien des avenirs qui devraient être apportés à la lumière !

188.

Ivresse et nutrition. — Les peuples sont trompés à un tel point parce qu’ils cherchent toujours un imposteur, c’est-à-dire un vin excitant pour leurs sens. Pourvu qu’ils puissent avoir ce vin-là, ils se contenteront de pain médiocre. L’ivresse leur est plus que la nourriture, — voilà l’amorce où ils se laisseront toujours prendre ! Que sont pour eux les hommes choisis dans leurs milieu — fussent-ils les spécialistes les plus autorisés — à côté de conquérants brillants, de vieilles et somptueuses maisons princières ? Il faudrait du moins que l’homme du peuple, pour réussir, leur ouvrît la perspective de conquêtes et d’apparat : cela lui ferait peut-être trouver créance. Les peuples obéissent toujours et vont plus loin encore, à condition qu’ils puissent s’enivrer ! On n’a pas même le droit de leur offrir le plaisir sans la couronne de lauriers et la force que renferme celle-ci, la force qui rend fou. Mais ce goût populacier qui tient l’ivresse pour plus importante que la nutrition n’a nullement son origine dans les profondeurs de la populace : il y a, au contraire, été porté et transplanté pour y croître tardivement avec plus d’abondance, tandis qu’il tient son origine des intelligences les plus hautes, où il s’est épanoui durant des milliers d’années. Le peuple est le dernier terrain inculte où puisse encore prospérer cette éclatante ivraie. — Comment ! et c’est justement au peuple que l’on voudrait confier la politique ? Pour qu’il y puise son ivresse quotidienne ?

189.

De la grande politique. — Quelle que soit la part que prennent, dans la grande politique, l’utilitarisme et la vanité des individus comme des peuples : la force la plus vivace qui les pousse en avant est le besoin de puissance, qui, non seulement dans l’âme des princes et des puissants, mais encore, et non pour la moindre part, dans les couches inférieures du peuple, jaillit, de temps en temps, de sources inépuisables. L’heure revient toujours à nouveau, l’heure où les masses sont prêtes à sacrifier leur vie, leur fortune, leur conscience, leur vertu pour se créer cette jouissance supérieure et pour régner, en nation victorieuse et tyranniquement arbitraire, sur d’autres nations (ou du moins pour se figurer qu’elles règnent). Alors les sentiments de prodigalité, de sacrifice, d’espérance, de confiance, d’audace extraordinaire, d’enthousiasme jaillissent si abondamment que le souverain ambitieux ou prévoyant avec sagesse, peut saisir le premier prétexte à une guerre et substituer à son injustice la bonne conscience du peuple. Les grands conquérants ont toujours tenu le langage pathétique de la vertu : ils avaient toujours autour d’eux des masses qui se trouvaient en état d’exaltation et ne voulaient entendre que des discours exaltés. Singulière folie des jugements moraux ! Lorsque l’homme a le sentiment de la puissance, il se croit et s’appelle bon : et c’est alors justement que les autres, sur lesquels il lui faut épancher sa puissance, l’appellent méchant ! Hésiode, dans sa fable des âges de l’homme, a peint deux fois de suite la même époque, celle des héros d’Homère, et c’est ainsi que d’une seule époque il en a fait deux : vue par l’esprit de ceux qui se trouvaient sous une contrainte épouvantable, sous la contrainte d’airain de ces héros aventureux de la force ou qui en avaient entendu parler par leurs ancêtres, cette époque apparaissait comme mauvaise : mais les descendants de ces générations chevaleresques vénéraient en elle le bon vieux temps, presque bienheureux. C’est pourquoi le poète ne sut point s’en tirer autrement que comme il fit, — car il avait probablement autour de lui des auditeurs des deux espèces !

190.

L’ancienne culture allemande. — Lorsque les Allemands commencèrent à devenir intéressants pour les autres peuples de l’Europe — il n’y a pas si longtemps de cela, — ce fut grâce à une culture qu’ils ne possèdent plus aujourd’hui, qu’ils ont secouée avec une ardeur aveugle, comme si ç’avait été là une maladie : et pourtant ils ne surent rien mettre de mieux en place que la folie politique et nationale. Il est vrai qu’ils ont abouti par là à devenir encore beaucoup plus intéressants pour les autres peuples qu’ils ne l’étaient autrefois par leur culture : qu’on leur laisse donc cette satisfaction ! Il est cependant indéniable que cette culture allemande a dupé les Européens et qu’elle n’était digne ni d’être imitée ni de l’intérêt qu’on lui a porté, et moins encore des emprunts qu’on rivalisait à lui faire. Que l’on se renseigne donc aujourd’hui sur Schiller, Guillaume de Humboldt, Schleiermacher, Hegel, Schelling, qu’on lise leurs correspondances et qu’on se fasse introduire dans le grand cercle de leurs adhérents : qu’est-ce qui leur est commun, qu’est-ce qui, chez eux, nous impressionne, tels que nous sommes maintenant, tantôt d’une façon si insupportable, tantôt d’une façon si touchante et si pitoyable ? D’une part la rage de paraître, à tout prix, moralement ému ; d’autre part le désir d’une universalité brillante et sans consistance, ainsi que l’intention arrêtée de voir tout en beau (les caractères, les passions, les époques, les mœurs), — malheureusement ce « beau » répondait à un mauvais goût vague qui néanmoins se vantait d’être de provenance grecque. C’est un idéalisme, doux, bonasse, avec des reflets argentés, qui veut avant tout avoir des attitudes et des accents noblement travestis, quelque chose de prétentieux autant qu’inoffensif, animé d’une cordiale aversion contre la réalité « froide » ou « sèche », contre l’anatomie, contre les passions complètes, contre toute espèce de continence et de scepticisme philosophique, mais surtout contre la connaissance de la nature, pour peu qu’elle ne puisse pas servir à un symbolisme religieux. Gœthe assistait à sa façon à ces agitations de la culture allemande : se plaçant en dehors, résistant doucement, silencieux, s’affermissant toujours davantage sur son propre chemin meilleur. Un peu plus tard Schopenhauer lui aussi y assistait, — selon lui une bonne part du monde véritable et des diableries du monde étaient de nouveau devenus visibles, et il en parlait avec autant de grossièreté que d’enthousiasme : car dans cette diablerie il y avait de la beauté ! — Et qu’est-ce qui séduisit au fond les étrangers, qu’est-ce qui les fit ne point se comporter comme Gœthe et Schopenhauer, ou simplement regarder ailleurs ? C’était cet éclat mat, cette énigmatique lumière de voie lactée qui brillait autour de cette culture : cela faisait dire aux étrangers : « Voilà quelque chose qui est très, très lointain pour nous ; nous y perdons la vue, l’ouïe, l’entendement, le sens de la jouissance et de l’évaluation ; mais, malgré tout, cela pourrait bien être des astres ! Les Allemands auraient-ils découvert en toute douceur un coin du ciel et s’y seraient-ils installés ? Il faut essayer de s’approcher des Allemands. » Et on s’approcha d’eux ; tandis que, peu de temps après, ces mêmes Allemands commencèrent à se donner de la peine pour se débarrasser de cet éclat de voie lactée ; ils savaient trop bien qu’ils n’avaient pas été au ciel, — mais dans un nuage !

191.

Hommes meilleurs. — On me dit que notre art s’adresse aux hommes du présent, avides, insatiables, indomptés, dégoûtés, tourmentés, et qu’il leur montre une image de la béatitude, de l’élévation, de la sublimité, à côté de l’image de leur laideur : afin qu’il leur soit possible d’oublier une fois et de respirer librement, peut-être même de rapporter de cet oubli une incitation à la fuite et à la conversion. Pauvres artistes, qui ont un pareil public ! Avec de telles arrière-pensées qui tiennent du prêtre et du médecin aliéniste ! Combien plus heureux était Corneille — « le grand Corneille », comme s’exclamait Mme de Sévigné, avec l’accent de la femme devant un homme complet, — combien supérieur le public de Corneille à qui il pouvait faire du bien avec les images de la vertu chevaleresque, du devoir sévère, du sacrifice généreux, de l’héroïque discipline de soi-même ! Combien différemment l’un et l’autre aimaient l’existence, non pas créée par une « volonté » aveugle et inculte, que l’on maudit parce qu’on ne sait pas la détruire, mais aimant l’existence comme un lieu où la grandeur et l’humanité sont possibles en même temps, et où même la contrainte la plus sévère des formes, la soumission au bon plaisir princier ou ecclésiastique, ne peuvent étouffer ni la fierté, ni le sentiment chevaleresque, ni la grâce, ni l’esprit de tous les individus, mais sont plutôt considérés comme un charme de plus et un aiguillon à créer un contraste à la souveraineté et à la noblesse de naissance, à la puissance héréditaire du vouloir et de la passion !

192.

Désirer des adversaires parfaits. — On ne saurait contester aux Français qu’ils ont été le peuple le plus chrétien de la terre : non point qu’en France la dévotion des masses ait été plus grande qu’ailleurs, mais les formes les plus difficiles à réaliser de l’idéal chrétien s’y sont incarnées en des hommes et n’y sont point demeurées à l’état de conception, d’intention, d’ébauche imparfaite. Voici Pascal, dans l’union de la ferveur, de l’esprit et de la loyauté, le plus grand de tous les chrétiens, — et que l’on songe à tout ce qu’il s’agissait d’allier ici ! Voici Fénelon, l’expression la plus parfaite et la plus séduisante de la culture chrétienne, sous toutes ses formes : un moyen-terme sublime, dont, comme historien, on serait tenté de démontrer l’impossibilité, tandis qu’en réalité il ne fut qu’une perfection d’une difficulté et d’une invraisemblance infinies. Voici Madame de Guyon, parmi ses semblables, les Quiétistes français : et tout ce que l’éloquence et l’ardeur de l’apôtre Paul a essayé de deviner au sujet de l’état de semi-divinité du chrétien, l’état le plus sublime, le plus aimant, le plus silencieux, le plus extasié, s’est ici fait vérité, en se dépouillant de cette importunité juive dont saint Paul fait preuve à l’endroit de Dieu, en la rejetant grâce à une naïveté de la parole et du geste, naïveté vraiment toute féminine, subtile et distinguée et toute française des temps jadis. Voici le fondateur de l’ordre des Trappistes, le dernier qui ait pris au sérieux l’idéal ascétique du christianisme, non pas qu’il fût une exception parmi les Français, mais, au contraire, en vrai Français : car jusqu’à présent sa sombre création ne put s’acclimater et prospérer que chez les Français, elle les a suivis en Alsace et en Algérie. N’oublions pas les Huguenots : depuis eux il n’y a pas encore eu de plus bel alliage d’esprit guerrier et d’amour du travail, de mœurs raffinées et de rigueur chrétienne. Voici encore Port-Royal, où l’on assiste à la dernière floraison de la haute érudition chrétienne : et pour ce qui est de la floraison, en France les grands hommes s’y entendent mieux qu’ailleurs. Loin d’être superficiel, un grand Français n’en a pas moins sa superficie, une enveloppe naturelle qui entoure son fond et sa profondeur, — tandis que la profondeur d’un grand Allemand est généralement tenue renfermée dans une fiole étrangement contournée, comme un élixir qui cherche à se garantir, par son enveloppe dure et singulière, de la clarté du jour et des mains étourdies. — Et que l’on devine après cela pourquoi ce peuple, qui possède les types les plus accomplis de la chrétienté, engendra nécessairement aussi les types contraires les plus accomplis de la libre pensée anti-chrétienne ! Le libertin français a, dans son for intérieur, toujours livré bataille à de vrais grands hommes, et non pas seulement à des dogmes et à de sublimes avortons, comme les libertins des autres peuples.

193.

Esprit et morale. — L’Allemand, qui possède le secret d’être ennuyeux avec de l’esprit, du savoir et du sentiment et qui s’est habitué à considérer l’ennui comme moral, — l’Allemand éprouve devant l’esprit français la peur que celui-ci n’arrache les yeux à la morale — et cette peur est semblable pourtant à la crainte et la joie du petit oiseau devant le serpent à sonnettes. Parmi les Allemands célèbres, nul n’a peut-être eu plus d’esprit qu’Hegel — mais il avait de plus une si grosse peur allemande en face de l’esprit que cette peur a créé un style particulièrement défectueux. Le propre de ce mauvais style c’est d’envelopper un noyau, de l’envelopper encore et toujours, jusqu’à ce qu’il transperce à peine, hasardant un regard honteux et curieux — comme « le regard d’une jeune femme à travers son voile », pour parler avec Eschyle, ce vieil ennemi des femmes — : mais ce noyau est une saillie spirituelle, souvent impertinente, sur un sujet des plus intellectuels, une combinaison de mots, subtile et osée, telle qu’il en faut dans une société de penseurs, comme hors-d’œuvre de la science, — mais présenté dans ce fouillis, c’est la science abstruse elle-même et le plus complet ennui moral ! Les Allemands trouvèrent là une forme permise de l’esprit et ils en jouirent avec un ravissement si manifeste que l’excellente raison de Schopenhauer en fut stupéfait d’étonnement, — durant toute sa vie il tonna contre le spectacle que lui offraient les Allemands, mais il ne sut jamais se l’expliquer.

194.

Vanité des maîtres de morale. — Le succès, en somme assez médiocre, que remportèrent les maîtres de morale s’explique par le fait qu’ils voulaient trop de choses à la fois, c’est-à-dire qu’ils étaient trop ambitieux : ils aimaient trop à donner des préceptes pour tout le monde. Mais c’est là errer dans le vague et tenir des discours aux animaux pour en faire des hommes : quoi d’étonnant si les animaux trouvent cela ennuyeux ! Il faudrait se choisir des cercles restreints, chercher et encourager la morale pour ceux-ci, tenir par exemple des discours devant les loups pour en faire des chiens. Cependant, le grand succès reste généralement à celui qui ne veut éduquer ni tout le monde, ni des cercles restreints, mais un seul individu et qui ne regarde pas à droite et à gauche. Le siècle passé est précisément supérieur au nôtre parce qu’il possédait tant d’hommes éduqués individuellement, ainsi que d’éducateurs dans la même proportion, qui avaient trouvé là la tâche de leur vie, — et avec la tâche aussi la dignité devant eux-mêmes et devant toute autre « bonne compagnie ».

195.

Ce que l’on appelle l’éducation classique. — Découvrir que notre vie est vouée à la connaissance ; que nous la gaspillerions, non ! que nous l’aurions gaspillée, si cette consécration ne nous protégeait pas devant nous-mêmes ; se répéter ces vers, souvent et avec émotion :

Destinée, je te suis ! Si je ne le voulais point,
Il me faudrait le faire, même parmi les larmes !

— Et maintenant, en faisant un retour sur le chemin de la vie, découvrir également qu’il y a quelque chose qui est irréparable : la dissipation de notre jeunesse, lorsque nos éducateurs n’ont point employé ces années ardentes et avides de savoir, pour nous mener au-devant de la connaissance des choses, mais qu’ils les ont usées à l’ « éducation classique » ! La dissipation de notre jeunesse, lorsque l’on nous inculqua, avec autant de maladresse que de barbarie, un savoir imparfait, concernant les Grecs et les Romains, ainsi que leurs langues, agissant à l’encontre du principe supérieur de toute culture, qu’il ne faut donner un aliment qu’à celui qui a faim de cet aliment ! Lorsqu’on nous imposa par la force, les mathématiques, au lieu de nous amener d’abord au désespoir de l’ignorance et de réduire notre petite vie quotidienne, nos mouvements et tout ce qui se passe du matin au soir dans l’atelier, au ciel et dans la nature, à des milliers de problèmes, de problèmes suppliciants, humiliants, irritants, — pour montrer alors à notre désir que nous avons avant tout besoin d’un savoir mathématique et mécanique, et nous enseigner ensuite le premier ravissement scientifique que procure la logique absolue de ce savoir ! Que ne nous a-t-on enseigné, ne fût-ce que le respect devant ces sciences ; que n’a-t-on fait trembler d’émotion notre âme, rien qu’une seule fois, devant les luttes, les défaites, les reprises de combat des grands hommes, devant le martyrologe qu’est l’histoire de la science pure ! Au contraire, nous étions saisis d’un certain mépris en face des sciences véritables, en faveur des études « historiques », de l’ « instruction propre à développer l’esprit » et du « classicisme » ! Et nous nous sommes laissés tromper si facilement ! Instruction propre à développer l’esprit ! N’aurions-nous pas pu montrer du doigt les meilleurs professeurs de nos lycées et demander en riant : « Où est donc là l’instruction propre à développer l’esprit ? Et si elle manque, comment sauraient-ils l’enseigner ? » Et le classicisme ! Avons-nous appris quelque chose de ce que justement les Grecs enseignaient à leur jeunesse ? Avons-nous appris à parler comme eux, à écrire comme eux ? Nous sommes-nous exercés, sans trêve, dans l’escrime de la conversation, dans la dialectique ? Avons-nous appris à nous mouvoir avec beauté et fierté, comme eux, à exceller dans la lutte, au jeu, au pugilat, comme eux ? Avons-nous appris quelque chose de l’ascétisme pratique de tous les philosophes grecs ? Avons-nous été exercés dans une seule vertu antique, et à la façon dont les Anciens s’y exerçaient ? Notre éducation tout entière ne manquait-elle pas de toutes méditations au sujet de la morale, et combien davantage de la seule critique possible de celle-ci, ces tentatives courageuses de vivre dans telle ou telle morale ? Provoquait-on en nous un sentiment quelconque que les Anciens estimaient plus que les modernes ? Nous montrait-on la division du jour et de la vie et les fins qu’un esprit antique plaçait au-dessus de la vie ? Avons-nous appris les langues anciennes comme nous apprenons celles des peuples vivants, — c’est-à-dire pour parler, pour parler commodément et bien ? Nulle part un savoir-faire véritable, une faculté nouvelle, résultat des années pénibles ! Mais des renseignements sur ce que les hommes savaient et pouvaient faire autrefois ! Et quels renseignements ! Rien ne m’apparaît d’année en année plus distinctement, que le monde grec et antique, malgré la simplicité et la notoriété où il semble s’étaler devant nous, est très difficile à comprendre et à peine accessible, et que la facilité habituelle dont on parle des Anciens est, ou bien de la légèreté, ou bien la vieille vanité héréditaire de l’étourderie. Les mots et les idées semblables nous trompent : mais derrière eux se cache toujours un sentiment qui devrait paraître étrange et incompréhensible au sentiment moderne. Voilà des domaines où des enfants avaient le droit de s’agiter ! Il suffit que nous l’ayons fait quand nous étions des enfants, et que nous y ayons presque gagné une antipathie définitive contre l’antiquité, l’antipathie d’une familiarité en apparence trop grande ! Car la fatuité de nos éducateurs classiques, qui prétendent être en quelque sorte en possession des anciens, qui veulent transmettre cette possession à ceux qu’ils éduquent avec l’idée que, bien qu’elle ne soit pas faite pour rendre bienheureux, elle peut du moins suffire à de pauvres vieux rats de bibliothèque, braves et fous. « Qu’ils gardent leur trésor, il est certainement digne d’eux ! » — Avec cette silencieuse arrière-pensée s’achève notre éducation classique. — Il n’y a rien à réparer à cela — du moins pas sur nous ! Mais ne pensons pas à nous !

196.

Les questions les plus personnelles de la vérité. — « Qu’est-ce au fond ce que je fais ? Et à quoi veux-je en venir, moi ? — c’est là la question de la vérité, que l’on n’enseigne pas dans l’état actuel de notre culture et que, par conséquent, l’on ne pose point, car on n’en trouverait pas le temps. Par contre, dire des bêtises aux enfants et non point leur parler de la vérité, dire des amabilités aux femmes qui seront plus tard des mères, et non point leur parler de la vérité, parler aux jeunes gens de leur avenir et de leurs plaisirs, et non point de la vérité, — à cela on trouve toujours du temps et du plaisir ! — Mais qu’est-ce que soixante-dix ans à passer ! — cela finit bientôt ; il est tellement indifférent que la vague sache où la porte la mer ! Il pourrait même y avoir de la sagesse à ne pas le savoir. — « Convenu : mais c’est un manque de fierté de ne pas même s’en informer ; notre civilisation ne rend pas les hommes fiers. » — Tant mieux ! — « Est-ce vraiment tant mieux ? »

197.

L’inimitié des Allemands contre le rationalisme. — Passons en revue les contributions que, par leur travail intellectuel, les Allemands de la première moitié de ce siècle ont apportées à la culture générale. En premier lieu les philosophes allemands : ils sont revenus au degré primitif de la spéculation, car ils se satisfaisaient de concepts au lieu d’explications, pareils aux penseurs des époques de rêve — une espèce de philosophie préscientifique fut ranimée par eux. En deuxième lieu les historiens et les romantiques allemands : leurs efforts généraux visèrent à remettre en honneur des sentiments anciens et primitifs, surtout le christianisme, l’âme populaire, les légendes populaires, les idiomes populaires, le moyen-âge, l’ascétisme oriental, l’hindouisme. En troisième lieu les savants : ils luttèrent contre l’esprit de Newton et de Voltaire, ils essayèrent de redresser, comme Gœthe et Schopenhauer, l’idée d’une nature divinisée ou diabolisée, et la signification toute morale et symbolique de cette idée. La grande tendance générale des Allemands est allée contre le rationalisme et aussi contre la Révolution de la société qui, par un grossier malentendu, fut considérée comme la conséquence du rationalisme : la piété pour les choses établies cherchait à se transformer en piété de tout ce qui était établi autrefois, rien que pour permettre au cœur et à l’esprit de se gonfler de nouveau et de ne plus laisser d’espace aux vues à venir et novatrices. Le culte du sentiment fut dressé en place du culte de la raison, et les musiciens allemands, étant les artistes de l’invisible, de l’exaltation, de la légende, du désir infini, aidèrent à construire le temple nouveau, avec plus de succès que tous les artistes du verbe et de la pensée. En tenant compte que, dans les détails, il a été dit et découvert beaucoup de bonnes choses et qu’il y en a certaines qui depuis lors ont été jugées plus équitablement que jadis, il faut cependant conclure que l’ensemble constituait un danger public et non des moindres, le danger d’abaisser en général, sous l’apparence de la connaissance entière et définitive du passé, la connaissance au-dessous du sentiment, et — pour parler avec Kant qui définit ainsi sa propre tâche — « d’ouvrir de nouveau le chemin à la foi, en fixant ses limites à la science ». Respirons de nouveau le grand air : l’heure de ce danger est passée ! Et, chose singulière : les esprits que les Allemands évoquaient justement avec tant d’éloquence sont devenus, à la longue, les plus dangereux pour les intentions de leurs évocateurs, — l’histoire, la compréhension de l’origine et de l’évolution, la sympathie pour le passé, la passion ressuscitée du sentiment et de la connaissance, tout cela, après s’être mis pendant un certain temps au service de l’esprit obscurci, exalté, rétrograde, a revêtu un jour une autre nature, et s’élève maintenant, avec de plus larges ailes, sous les yeux de ses anciens évocateurs, et devient le génie fort et nouveau, justement de ce rationalisme, contre quoi on l’avait évoqué, ce rationalisme, c’est à nous maintenant de le conduire plus loin, — sans nous soucier qu’il a été fait contre lui une « grande Révolution » et aussi une « grande Réaction » et que tant la révolution que la réaction existent toujours : ce n’est là en somme que le jeu de vagues, en comparaison du flot véritablement grand où nous nous agitons, où nous voulons nous agiter !

198.

Assigner un rang à son peuple. — Avoir beaucoup de grandes expériences intérieures et se reposer sur elles et au-dessus d’elles avec un œil intellectuel, — c’est cela qui fait les hommes de la culture qui assignent un rang à leur peuple. En France et en Italie, c’était l’affaire de la noblesse, en Allemagne, où jusqu’à présent la noblesse faisait en somme partie des pauvres d’esprit (peut-être n’est-ce plus pour longtemps), c’était l’affaire des prêtres, des professeurs et de leurs descendants.

199.

Nous sommes plus nobles. — La fidélité, la générosité, la pudeur de la bonne réputation : ces trois choses réunies en un seul sentiment — c’est ce que nous appelons noble, distingué, et par là nous dépassons les Grecs. À aucun prix nous ne voudrions y renoncer, sous prétexte que les objets anciens de ces vertus sont tombés dans l’estime (et cela avec raison), mais nous voudrions substituer, avec précaution, des objets nouveaux à cet héritage, le plus précieux de tous. Pour comprendre que les sentiments des Grecs les plus nobles, au milieu de notre noblesse toujours chevaleresque et féodale, devraient passer pour médiocres et à peine convenables, il faut se souvenir de ces paroles de consolation qui sortent de la bouche d’Ulysse dans les situations les plus ignominieuses : « Supporte cela, cher cœur ! tu en as supporté bien d’autres, plus détestables encore ! » On peut mettre en parallèle, comme mise en pratique du modèle mythique, l’histoire de cet officier athénien qui, devant l’état-major tout entier, menacé de la canne par un autre officier, secoua la honte avec ces paroles : « Bats-moi ! mais écoute-moi aussi ! » (C’est ce que fit Thémistocle, ce très habile Ulysse de la période classique, qui était bien l’homme à adresser à « son cher cœur », dans ce moment ignominieux, ces vers de consolation et de détresse). Les Grecs étaient bien loin de prendre à la légère la vie et la mort à cause d’un outrage, comme nous faisons sous l’influence d’un esprit d’aventure, chevaleresque et héréditaire, et d’un certain besoin de sacrifice ; bien loin aussi de chercher des occasions où l’on pouvait risquer honorablement la vie et la mort comme dans les duels ; ou bien d’estimer la conservation d’un nom sans tache (honneur) plus que le mauvais renom, quand celui-ci est compatible avec la gloire et le sentiment de puissance ; ou encore d’être fidèle aux préjugés et aux articles de foi d’une caste, lorsqu’ils pourraient empêcher la venue d’un tyran. Car ceci est le secret peu noble de tout bon aristocrate grec : une profonde jalousie lui fait traiter au pied de l’égalité chacun des membres de sa caste, mais il est prêt, à chaque instant, à fondre comme un tigre sur sa proie — le despotisme : que lui importe alors le mensonge, le crime, la trahison, la perte volontaire de sa ville natale ! La justice était extrêmement difficile aux yeux de cette espèce d’hommes, elle passait presque pour quelque chose d’incroyable ; « le juste », ce mot sonnait aux oreilles des Grecs, comme « le saint » aux oreilles des chrétiens. Mais lorsque Socrate se hasardait à dire : « L’homme vertueux est le plus heureux », on n’en croyait pas ses oreilles, on pensait avoir entendu quelque chose de fou. Car, en voyant l’image de l’homme le plus heureux, chaque citoyen d’extraction noble songeait au plus complet manque d’égard, au diabolisme du tyran qui sacrifiait tout et tous, à son orgueil et à son plaisir. Parmi les hommes dont l’imagination s’agitait en secret à la poursuite sauvage d’un pareil bonheur, la vénération de l’État ne pouvait pas être implantée assez profondément, — mais je veux dire : que pour les hommes dont le désir de puissance n’est plus aussi aveugle que celui de ces nobles Grecs, cette idolâtrie de la conception de l’État, au moyen de quoi ce désir fut jadis tenu en bride, n’est plus aussi nécessaire.

200.

Supporter la pauvreté. — La grande supériorité de l’origine noble, c’est qu’elle permet de supporter mieux la pauvreté.

201.

Avenir de la noblesse. — L’attitude du monde aristocratique exprime que dans tous ses membres le sentiment de la puissance joue sans cesse son jeu charmant. C’est ainsi que l’individu de mœurs nobles, qu’il soit homme ou femme, ne se laisse pas aller à des gestes d’abandon, il évite de se mettre à son aise devant tout le monde, par exemple de s’adosser en chemin de fer aux coussins du wagon, il ne semble pas se fatiguer de rester sur pied pendant des heures à la cour, il installe sa maison, non selon son agrément, mais pour qu’elle produise l’impression de quelque chose de vaste et d’imposant, comme si elle devait servir de séjour à des êtres plus grands (qui vivent plus longtemps), il répond à un discours provoquant par de la retenue, avec un esprit clair, non comme s’il était scandalisé, anéanti, honteux, hors d’haleine, à la façon des plébéiens. Tout comme il sait garder l’apparence d’une force physique supérieure, toujours présente, il désire aussi maintenir, par une sécurité continuelle et beaucoup d’aménité, même dans les situations les plus pénibles, l’impression que son âme et son esprit sont à la hauteur des dangers et des surprises. Une culture noble peut ressembler, pour ce qui en est de la passion, soit à un cavalier qui éprouve du plaisir à faire marcher une bête ardente et fière au pas espagnol — que l’on se représente l’époque de Louis XIV — soit encore à un cavalier qui sent que sa monture s’élance sous lui comme une force de la nature, et qu’ils ne sont pas loin, tous deux, de perdre la tête, mais qu’ils se redressent avec fierté, jouissant de leur allure : dans les deux cas la culture noble respire la puissance et si très souvent, dans ses mœurs, elle n’exige que l’apparence du sentiment de puissance, le véritable sentiment de la supériorité grandit pourtant sans cesse par l’impression que ce jeu fait sur ceux qui ne sont point nobles et par le spectacle de cette impression. — Cet incontestable bonheur de la culture noble, qui s’édifie sur le sentiment de la supériorité, commence maintenant à monter à un degré supérieur encore, parce que, grâce à tous les esprits libres, il est dès lors permis et il n’est plus déshonorant, de pénétrer dans l’ordre de la connaissance pour y chercher des consécrations plus intellectuelles, y apprendre une courtoisie supérieure, permis de regarder vers cet idéal de la sagesse victorieuse que nulle époque ne put encore dresser devant elle, avec une si bonne conscience que l’époque qui veut s’ouvrir. Et, en fin de compte, de quoi s’occuperait dès lors la noblesse, s’il apparaît de jour en jour plus clairement qu’il est indécent de s’occuper de politique ?

202.

Les soins à donner à la santé. — On a à peine commencé à réfléchir à la physiologie des criminels et cependant on se trouve déjà devant l’impérieuse certitude qu’entre les criminels et les aliénés il n’y a pas de différence essentielle : à condition que l’on ait la certitude que l’habituelle façon de penser en morale soit la façon de penser de la santé morale. Mais nulle croyance n’est aujourd’hui si bien admise que celle-ci. Il ne faudrait donc pas craindre d’en tirer les conséquences et de traiter le criminel comme un aliéné : surtout de ne pas le traiter avec charité hautaine, mais avec une sagesse de médecin et une bonne volonté de médecin. Il a besoin de changement d’air et de société, d’un éloignement momentané, peut-être de solitude et d’occupations nouvelles, — parfait ! Peut-être trouve-t-il lui-même que c’est son avantage de vivre pendant un certain temps sous surveillance, pour trouver ainsi une protection contre lui-même et son fâcheux instinct tyrannique, — parfait ! Il faut lui présenter clairement la possibilité et les moyens de guérir (d’extirper, de transformer, de sublimer cet instinct, et aussi, au pis aller, l’invraisemblance de celui-ci) ; il faut offrir au criminel incurable qui se fait horreur à lui-même l’occasion du suicide. Ceci réservé, comme moyen suprême d’allègement, il ne faut rien négliger pour rendre avant tout au criminel le bon courage et la liberté d’esprit ; il faut effacer de son âme tous les remords, comme si c’était là une affaire de propreté, et lui indiquer comment il peut compenser le tort qu’il a peut-être fait à quelqu’un par un bienfait exercé auprès de quelqu’un d’autre, bienfait qui surpassera peut-être le tort. Tout cela, avec d’extrêmes ménagements et surtout d’une façon anonyme ou sous des noms nouveaux, avec de fréquents changements du lieu de résidence, afin que l’intégrité de la réputation et la vie future du criminel y courent aussi peu de dangers que possible. Il est vrai qu’aujourd’hui encore celui à qui un dommage a été causé, abstraction faite de la façon dont ce dommage pourrait être réparé, veut avoir sa vengeance et s’adresse aux tribunaux pour l’obtenir — c’est pourquoi, provisoirement, notre horrible pénalité subsiste encore, avec sa balance d’épicier et sa volonté de compenser la faute par la peine. Mais n’y aurait-il pas moyen d’aller au-delà de tout cela ? Combien serait allégé le sentiment général de la vie si, avec la croyance à la faute, on pouvait se débarrasser aussi du vieil instinct de vengeance et si l’on considérait que c’est une subtile sagesse des hommes heureux de bénir ses ennemis, comme fait le christianisme, et de faire du bien à ceux qui nous ont offensés ! Eloignons du monde l’idée du péché — et ne manquons pas d’envoyer à sa suite l’idée de punition ! Que ces démons en exil aillent vivre dorénavant ailleurs que parmi les hommes, s’ils tiennent absolument à vivre et à ne pas mourir de leur propre dégoût ! — Mais que l’on considère en attendant que le dommage causé à la société et à l’individu par le criminel est de même espèce que celui que leur causent les malades ; les malades répandent les soucis, la mauvaise humeur, ils ne produisent rien et dévorent le revenu des autres, ils ont besoin de gardiens, de médecins, d’entretien, et ils vivent du temps et des forces des hommes bien-portants. Néanmoins, on considérerait maintenant comme inhumain celui qui voudrait se venger de tout cela sur le malade. Il est vrai qu’autrefois on agissait ainsi ; dans les conditions grossières de la civilisation et maintenant encore, chez certains peuples sauvages, le malade est considéré comme criminel, comme danger pour la communauté et comme siège d’un être démoniaque quelconque, qui, par la suite de sa faute, s’est incarné en lui ; — c’est alors que l’on dit : tout malade est un coupable ! Et nous, ne serions-nous pas encore mûrs pour la conception contraire ? N’aurions-nous pas encore le droit de dire : tout « coupable » est un malade ? — Non, l’heure n’est pas encore venue pour cela. Ce sont les médecins qui manquent encore avant tout, les médecins pour qui ce que nous avons appelé jusqu’ici morale pratique devra se transformer en un chapitre de l’art de guérir, de la science de guérir ; l’intérêt avide que devraient provoquer ces choses manque encore généralement, un intérêt qui ne paraîtra peut-être pas un jour sans ressemblance avec les agitations troublées que provoquait autrefois la religion ; les églises ne sont pas encore entre les mains de ceux qui soignent les malades ; l’étude du corps et du régime sanitaire n’appartient pas encore à l’enseignement obligatoire de toutes les écoles supérieures et inférieures ; il n’y a pas encore d’associations silencieuses de ceux qui se sont engagés à renoncer à l’aide des tribunaux, à punir ceux qui leur ont fait du mal et à se venger sur eux ; nul penseur n’a encore eu le courage de mesurer la santé d’une société et des individus qui la composent d’après le nombre des parasites qu’elle peut supporter ; nul homme d’État ne s’est encore trouvé qui menât sa charrue dans l’esprit de ces discours généreux et doux : « Si tu veux cultiver la terre, cultive-la avec la charrue : alors jouiront de toi l’oiseau et le loup qui vont derrière ta charrue, — toutes les créatures jouiront de toi. »

203.

Contre le mauvais régime. — Fi des repas que font maintenant les hommes, tant dans les restaurants que dans tous les endroits où vit la classe aisée de la société ! Lors même que se réunissent des savants considérés ce sont des coutumes semblables qui chargent leur table, tout comme celle des banquiers : selon le principe de la trop grande abondance et de la multiplicité, — d’où il suit que les mets sont préparés en vue de l’effet et non en vue des conséquences et qu’il faut que des boissons excitantes aident à chasser la lourdeur de l’estomac et du cerveau. Fi de la dissolution et de la sensibilité exagérée que tout cela doit amener à la suite ! Fi des rêves qui viendront à ces gens-là ! Fi des arts et des livres qui seront le dessert de pareils repas ! Et qu’ils agissent comme ils voudront, leurs actes seront régis par le poivre et par la contradiction, ou par la lassitude universelle ! (Les classes riches, en Angleterre, ont besoin de leur christianisme pour pouvoir supporter leur mauvaise digestion et leurs maux de tête.) En fin de compte, pour dire non seulement tout ce que cela a de dégoûtant, mais encore ce qu’il y a là de joyeux, ces hommes ne sont nullement des viveurs ; notre siècle et sa façon d’activité sont plus puissants sur les extrémités que sur le ventre. Que veulent donc alors ces repas ? — Ils représentent ! Quoi donc, bon Dieu ? Le rang ? — Non, l’argent : on n’a plus de rang ! On est « individu » ! Mais, l’argent c’est la puissance, la gloire, la prééminence, la dignité, l’influence ; l’argent crée maintenant pour un homme le grand ou le petit préjugé, selon qu’il en a ! Personne ne voudrait le mettre sous un boisseau, personne ne voudrait l’étaler sur la table ; il faut donc que l’argent ait un représentant que l’on puisse mettre sur la table : voyez nos repas ! —

204.

Danaé et le dieu en or. — D’où vient cette excessive impatience qui fait maintenant de l’homme un criminel, dans des situations qui expliqueraient plutôt le penchant contraire. Car, si celui-ci pèse à faux poids, si cet autre allume sa maison après l’avoir assurée au-dessus de sa valeur, si cet autre encore contribue à frapper de la fausse monnaie, si les trois quarts de la haute société s’adonnent à une fraude permise et se chargent la conscience d’opérations de bourse et de spéculations : qu’est-ce qui les pousse ? Ce n’est pas la misère véritable, leur existence n’est pas tout à fait précaire, peut-être même mangent-ils et boivent-ils sans soucis, — mais c’est une terrible impatience de voir que l’argent s’amasse si lentement et une joie et un amour tout aussi terribles pour l’argent amassé, qui les poussent nuit et jour. Dans cette impatience et dans cet amour, cependant, reparaît ce fanatisme du désir de puissance qui fut enflammé autrefois par la croyance d’être en possession de la vérité, ce fanatisme qui portait de si beaux noms que l’on pouvait se hasarder à être inhumain avec une bonne conscience (à brûler des juifs, des hérétiques et de bons livres, et à exterminer des civilisations supérieures tout entières, comme celles du Pérou et du Mexique). Les moyens dont se sert le désir de puissance se sont transformés, mais le même volcan bouillonne toujours, l’impatience et l’amour démesuré veulent avoir leurs victimes : et ce que l’on faisait autrefois « pour la volonté de Dieu », on le fait maintenant pour la volonté de l’argent, c’est-à-dire à cause de ce qui donne maintenant le sentiment de puissance le plus élevé et la meilleure conscience.

205.

Du peuple d’Israël. — Parmi les spectacles à quoi nous invite le prochain siècle, il faut compter le règlement définitif dans la destinée des juifs européens. Il est de toute évidence maintenant qu’ils ont jeté leurs dés, qu’ils ont passé leur Rubicon : il ne leur reste plus qu’à devenir les maîtres de l’Europe ou à perdre l’Europe, comme au temps jadis ils ont perdu l’Égypte, où ils s’étaient placés devant une semblable alternative.

En Europe cependant, ils ont traversé une école de dix-huit siècles, comme il n’a été donné à aucun autre peuple de la subir, et cela de façon à ce que ce soit non pas la communauté, mais d’autant plus l’individu à qui profitent les expériences de cet épouvantable temps d’épreuves. La conséquence de cela c’est que chez les juifs actuels les ressources de l’âme et de l’esprit sont extraordinaires ; parmi tous les habitants de l’Europe ce sont eux qui, dans la misère, ont le plus rarement recours à la boisson et au suicide pour se tirer d’un embarras profond, — ce qui est tellement à la portée des gens de moindre capacité. Tout juif trouve dans l’histoire de ses pères et de ses ancêtres une source d’exemples de froid raisonnement et de persévérance dans des situations terribles, de la plus subtile utilisation du malheur et du hasard par la ruse ; leur bravoure sous le couvert du plus mesquin asservissement, leur héroïsme dans le spernere se sperni dépassent les vertus de tous les saints. On a voulu les rendre méprisables en les traitant avec mépris pendant deux mille ans, en leur interdisant l’accès à tous les honneurs, à tout ce qui est honorable, en les poussant par contre d’autant plus profondément dans les métiers malpropres, — et vraiment, ce procédé ne les a pas rendus moins sales. Méprisables peut-être ? Ils n’ont jamais cessé eux-mêmes de se croire appelés aux plus grandes choses et les vertus de tous ceux qui souffrent n’ont pas cessé de les parer. La façon dont ils honorent leurs pères et leurs enfants, la raison qu’il y a dans leurs mariages et dans leurs mœurs conjugales les distinguent parmi tous les Européens. Et encore s’entendaient-ils à se créer un sentiment de puissance et de vengeance éternelle avec les professions qu’on leur abandonnait (ou à quoi on les abandonnait) ; il faut le dire à l’honneur même de leur usure, que sans cette torture de leurs contempteurs, agréable et utile à l’occasion, ils auraient difficilement supporté de s’estimer eux-mêmes si longtemps. Car notre estime de nous-mêmes est liée au fait que nous puissions user de représailles en bien et en mal. Avec cela les juifs ne se sont pas laissés pousser trop loin par leur vengeance : car ils ont tous la liberté de l’esprit, et aussi celle de l’âme, que produisent chez l’homme le changement fréquent du lieu, du climat, le contact des mœurs des voisins et des oppresseurs ; ils possèdent la plus grande expérience pour tout ce qui est des relations avec les hommes et, même dans la passion, ils utilisent la circonspection de cette expérience. Ils sont si sûrs de leur souplesse intellectuelle et de leur savoir-faire que jamais, même dans les situations les plus pénibles, ils n’ont besoin de gagner leur pain avec la force physique, comme travailleurs grossiers, portefaix, esclaves d’agriculture. On voit encore à leurs manières qu’on ne leur a jamais mis dans l’âme des sentiments chevaleresques et nobles, et de belles armures autour du corps : quelque chose d’indiscret alterne avec une soumission souvent tendre, presque toujours pénible. Mais maintenant qu’ils s’apparentent nécessairement, d’année en année davantage, avec la meilleure noblesse de l’Europe, ils auront bientôt fait un héritage considérable dans les bonnes manières de l’esprit et du corps : en sorte que dans cent ans ils auront un aspect assez noble pour ne pas provoquer la honte, en tant que maîtres, chez ceux qui leur seront soumis. Et c’est là ce qui importe ! C’est pourquoi un règlement de leur cause est maintenant encore prématuré ! Ils savent le mieux eux-mêmes qu’il n’y a pas à songer pour eux à une conquête de l’Europe et à un acte de violence quelconque : mais ils savent bien aussi que, comme un fruit mûr, l’Europe pourrait, un jour, tomber dans leur main qui n’aurait qu’à se tendre. En attendant il leur faut, pour cela, se distinguer dans tous les domaines de la distinction européenne, il leur faut partout être parmi les premiers, jusqu’à ce qu’ils en arrivent eux-mêmes à déterminer ce qui doit distinguer. Alors ils seront les inventeurs et les indicateurs des Européens et ils n’offenseront plus la pudeur de ceux-ci. Et où donc s’écoulerait cette abondance de grandes impressions accumulées que l’histoire juive laisse dans chaque famille juive, cette abondance de passions, de décisions, de renoncements, des luttes, de victoires de toute espèce, — si ce n’est, en fin de compte, dans de grandes œuvres et de grands hommes intellectuels ! C’est alors, quand les juifs pourront renvoyer à de tels joyaux et vases dorés, qui seront leur œuvre, — les peuples européens d’expérience plus courte et moins profonde ne sont pas et n’ont pas été capables d’en produire de pareils —, quand Israël aura changé sa vengeance éternelle en bénédiction éternelle pour l’Europe : alors ce septième jour sera revenu de nouveau, ce septième jour où le Dieu ancien des juifs pourra se réjouir sur lui-même, sur sa création et sur son peuple élu, — et nous tous, tous, nous voulons nous réjouir avec lui !

206.

L’état impossible. — Pauvre, joyeux et indépendant ! — ces qualités se trouvent réunies chez une seule personne ; pauvre, joyeux et esclave ! — cela se trouve aussi, — et je ne saurais rien de mieux à dire aux ouvriers de l’esclavage des fabriques : en admettant que cela ne leur apparaisse pas en général comme une honte d’être utilisés, ainsi que cela arrive, comme la vis d’une machine et en quelque sorte comme bouche-trou de l’esprit inventif des hommes. Fi de croire que, par un salaire plus élevé, ce qu’il y a d’essentiel dans leur misère, je veux dire leur asservissement impersonnel, pourrait être supprimé ! Fi de se laisser convaincre que, par une augmentation de cette impersonnalité, au milieu des rouages de machine d’une nouvelle société, la honte de l’esclavage pourrait être transformée en vertu ! Fi d’avoir un prix pour lequel on cesse d’être une personne pour devenir une vis ! Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations, ces nations qui veulent avant tout produire beaucoup et être aussi riches que possible ? C’est à vous de leur présenter un autre décompte, de leur montrer quelles grandes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour un tel but extérieur ! Mais où est votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous savez à peine suffisamment vous posséder vous-mêmes ? si vous êtes trop souvent fatigués de vous-mêmes, comme d’une boisson qui a perdu sa fraîcheur ? si vous prêtez l’oreille à la voix des journaux et regardez de travers votre voisin riche, dévorés d’envie en voyant la montée et la chute rapide du pouvoir, de l’argent et des opinions ? si vous n’avez plus foi en la philosophie qui va en haillons, en la liberté d’esprit de celui qui est dépourvu de besoins ? si la pauvreté volontaire et idyllique, le manque de profession et le célibat, tels qu’ils devraient convenir parfaitement aux plus intellectuels d’entre vous, sont devenus pour vous un objet de risée ? Par contre, le fifre socialiste des attrapeurs de rats vous résonne toujours à l’oreille, — ces attrapeurs de rats qui veulent vous enflammer d’espoirs absurdes ! qui vous disent d’être prêts et rien de plus, prêts d’aujourd’hui à demain, en sorte que vous attendez quelque chose du dehors, que vous attendez sans cesse, vivant pour le reste comme d’habitude — jusqu’à ce que cette attente se change en faim et en soif, en fièvre et en folie, et que se lève enfin, dans toute sa splendeur, le jour de la bête triomphante ! — Au contraire chacun devrait penser à part soi : « Plutôt émigrer, pour chercher à devenir maître dans des contrées du monde sauvages et nouvelles et, avant tout, pour devenir maître de moi-même ; changer de lieu de résidence, tant qu’il restera pour moi une menace quelconque d’esclavage ; ne pas éviter l’aventure et la guerre et, pour les pires hasards, me tenir prêt à la mort : pourvu que cette inconvenante servilité ne se prolonge pas, pourvu que cesse cette tendance à s’aigrir, à devenir venimeux, conspirateur ! » Voici quel serait le véritable sentiment : les travailleurs en Europe devraient dorénavant se considérer comme une véritable impossibilité en tant que classe, et non pas comme quelque chose de durement conditionné et d’improprement organisé ; ils devraient amener un âge de grand essaimage hors de la ruche européenne, tel que l’on n’en a pas encore vu jusqu’ici, et protester par cet acte de liberté d’établissement, un acte de grand style, contre la machine, le capital et l’alternative qui les menace maintenant : devoir être soit l’esclave de l’État, soit l’esclave d’un parti révolutionnaire. Que l’Europe s’allège du quart de ses habitants ! Ce sera là un allègement pour elle et pour eux. Ce n’est que dans les entreprises lointaines des colons, qui émigreront en essaims, que l’on reconnaîtra combien de bon sens et d’équité, combien de saine méfiance la mère Europe a incorporé à ses fils, — à ces fils qui ne pouvaient plus supporter de vivre à côté d’elle, la vieille femme hébétée, et qui couraient le danger de devenir moroses, irritables et jouisseurs tout comme elle. En dehors de l’Europe ce seraient les vertus de l’Europe qui voyageraient avec ces travailleurs et ce qui, sur la terre natale, commençait à dégénérer en un malaise dangereux et un penchant criminel, gagnerait au dehors un naturel sauvage et beau et s’appellerait héroïsme. — C’est ainsi qu’un air plus pur reviendrait sur la vieille Europe maintenant trop peuplée et repliée sur elle-même ! Qu’importe si l’on manque un peu de « bras » pour le travail ! Peut-être se souviendra-t-on alors que l’on ne s’est habitué à beaucoup de besoins que depuis qu’il devint facile de les satisfaire, — il suffira de désapprendre quelques besoins ! Peut-être aussi introduira-t-on alors des Chinois : et ceux-ci amèneraient la façon de vivre et de penser qui convient à des fourmis travailleuses. Ils pourraient même, en somme, contribuer à infuser au sang de l’Europe turbulente et qui se consume, un peu de calme et de contemplations asiatiques et — ce qui certes est le plus nécessaire — d’endurance asiatique.

207.

Comment se comportent les Allemands vis-à-vis de la morale. — Un Allemand est capable de grandes choses, mais il est peu probable qu’il les accomplisse, car il obéit, où il le peut, ainsi que cela convient aux esprits paresseux par essence. S’il est placé dans la situation périlleuse de demeurer seul et de secouer sa paresse, s’il ne lui est plus possible de se tapir comme un chiffre dans un nombre (en cette qualité, il a infiniment moins de valeur qu’un Français ou un Anglais) — il découvrira ses forces : alors il devient dangereux, méchant, profond, audacieux et il apporte à la lumière le trésor d’énergie latente qu’il porte en lui, un trésor auquel, par ailleurs, personne ne croit (ni lui, ni un autre). Lorsque, dans un cas pareil, un Allemand s’obéit à lui-même — c’est la grande exception — il le fait avec la même lourdeur, la même inflexibilité, la même endurance qu’il met généralement à obéir à son souverain et à ses devoirs professionnels : il est alors à la hauteur de grandes choses, qui ne sont nullement en proportion avec la « faiblesse de caractère » qu’il se prête lui-même. En temps habituels, cependant, il craint de dépendre de lui tout seul, il craint d’improviser (c’est pourquoi l’Allemagne use tant de fonctionnaires, tant d’encre). — La légèreté de caractère lui est étrangère, il est trop craintif pour s’y abandonner ; mais dans des situations toutes nouvelles qui le tirent de sa torpeur il est presque d’esprit frivole ; il jouit alors de la rareté de sa nouvelle situation comme d’une ivresse, et il s’entend à l’ivresse ! C’est ainsi que l’Allemand est maintenant presque frivole en politique ; si, là aussi, il a pour lui le préjugé de la profondeur et du sérieux, et s’il s’en sert en abondance dans ses rapports avec les autres puissances politiques, il est cependant secrètement plein de présomption pour avoir eu le droit de s’exalter une fois, d’être une fois fantasque et novateur, et de changer de personnes, de partis et d’espérances comme de masques. — Les savants allemands, qui semblaient être jusqu’à présent les plus Allemands parmi les Allemands, étaient, et sont peut-être encore, aussi bons que les soldats allemands, à cause de leur penchant à obéir, profond et presque enfantin, dans toutes les choses extérieures, à cause de leur obligation d’être très isolés dans la science et de répondre de beaucoup de choses ; s’ils savent se réserver leur attitude fière, simple et patiente, et leur indépendance des folies politiques, en des temps où le vent souffle autrement, on peut encore attendre d’eux de grandes choses ; tels qu’ils sont (ou tels qu’ils étaient), ils sont l’état embryonnaire, quelque chose de supérieur. — L’avantage et le désavantage des Allemands, même chez leurs savants, c’est qu’ils se trouvaient jusqu’à présent plus près de la superstition et du besoin de croire que les autres peuples ; leurs vices sont, avant comme après, l’ivrognerie et le penchant au suicide (ce dernier est un signe de lourdeur d’esprit qui se laisse facilement pousser à abandonner les rênes) ; le danger pour eux se trouve dans tout ce qui lie les forces de la raison et déchaîne les passions (comme, par exemple, l’usage excessif de la musique et des boissons spiritueuses) : car la passion allemande se retourne contre ce qui lui est personnellement utile, elle est destructive d’elle-même, comme celle de l’ivrogne. L’enthousiasme lui-même a moins de valeur en Allemagne qu’ailleurs, car il est stérile. Si jamais un Allemand a fait quelque chose de grand, cela a été dans le danger, en état de bravoure, avec les dents serrées, l’esprit tendu et souvent avec un penchant à la générosité. — Il serait à conseiller de se mettre en rapports suivis avec les Allemands, — car chacun a quelque chose à donner, si l’on sait le pousser à le trouver, à le retrouver (car il est foncièrement désordonné). —— Si un peuple de cette espèce s’occupe de morale : quelle sera la morale qui justement le satisfera ? Il voudra certainement avant tout que son penchant cordial à l’obéissance y paraisse idéalisé. « Il faut que l’homme ait quelque chose à quoi il puisse obéir d’une façon absolue » — c’est là un sentiment allemand, une déduction allemande : on la rencontre au fond de toutes les doctrines morales allemandes. Combien différente est l’impression que l’on ressent en face de toute la morale antique ! Tous les penseurs grecs, quelle que soit la multiplicité sous laquelle nous apparaisse leur image, semblent ressembler, en tant que moralistes, au maître de gymnastique qui apostrophe un jeune homme : « Viens ! suis-moi ! Abandonne-toi à ma discipline ! Tu arriveras peut-être alors à remporter un prix devant tous les Hellènes. » La distinction personnelle, c’est là la vertu antique. Se soumettre, obéir, publiquement ou en secret, — c’est là la vertu allemande. — Longtemps avant Kant et son impératif catégorique, Luther avait dit, guidé par le même sentiment, qu’il fallait qu’il y ait un être en qui l’homme puisse se confier d’une façon absolue, — c’était là sa preuve de l’existence de Dieu ; il voulait, plus grossier et pluspopulaire que Kant, que l’on obéisse aveuglément, non à une idée, mais à une personne, et, en fin de compte, Kant n’a pris son détour par la morale que pour en arriver à l’obéissance envers la personne : car c’est là le culte de l’Allemand, quelle que soit la trace imperceptible de culte qui soit restée dans sa religion. Les Grecs et les Romains avaient d’autres sentiments et se seraient moqués d’un tel : « il faut qu’il y ait un être » : cela fait partie de leur liberté de sentiment toute méridionale de se défendre contre la « confiance absolue » et de retenir dans le dernier repli de leur cœur un petit scepticisme contre tout et chacun, que ce soit Dieu, ou homme, ou idée. Le philosophe antique va plus loin encore ! Nil admirari — dans ce mot il voit toute philosophie. Et un Allemand, c’est-à-dire Schopenhauer, va jusqu’à dire au contraire : admirari est philosophari. — Que sera-ce donc, si l’Allemand, comme cela arrive parfois, en arrive à l’état d’esprit où il est capable de grandes choses ? Si l’heure de l’exception arrive, l’heure de la désobéissance ? — Je ne crois pas que Schopenhauer dise avec raison que le seul avantage des Allemands sur les autres peuples ce soit qu’il y ait parmi eux plus d’athées qu’ailleurs, — mais je sais une chose : lorsque l’Allemand est placé dans la condition où il est capable de grandes choses, il s’élève chaque fois au-dessus de la morale ! Et pourquoi ne le ferait-il pas ? Maintenant il est dans le cas de faire quelque chose de nouveau, c’est-à-dire commander — à soi ou bien aux autres ! Mais c’est de commander que sa morale allemande ne lui a pas appris ! L’art de commander y a été oublié !