« Le second Hamlet (trad. Hugo) » : différence entre les versions

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{{Titre|[[Auteur:William Shakespeare|William Shakespeare]]|[[Hamlet]]|<small>Traduit par [[Auteur:François-Victor Hugo|François-Victor Hugo]]</small>|Hamlet}}
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__TOC__




=== V, I - Un cimetière ===
Entrent DEUX FOSSOYEURS, avec des bêches


PREMIER FOSSOYEUR


Doit-elle être ensevelie en sépulture chrétienne, celle qui volontairement devance l’heure de son salut?


DEUXIÈME FOSSOYEUR
{{personnages|


Je te dis que oui. Donc creuse sa tombe sur-le-champ. Le coroner a tenu enquête sur elle, et conclu à la sépulture chrétienne.
CLAUDIUS, roi de Danemark. <br>
HAMLET, fils du précédent roi, neveu du roi actuel. <br>
POLONIUS, chambellan du roi de Danemark. <br>
HORATIO, ami d Hamlet. <br>
LAERTES, fils de Polonius. <br>
VOLTIMAND, courtisan. <br>
CORNÉLIUS, courtisan . <br>
ROSENCRANTZ, courtisan. <br>
GUILDENSTERN, courtisan. <br>
OSRIC, courtisan. <br>
UN GENTILHOMME. <br>
UN PRETRE. <br>
MARCELLUS, officier. <br>
BERNARDO, officier. <br>
FRANCISCO, soldat. <br>
REYNALDO, serviteur de Polonius. <br>
COMEDIENS. <br>
DEUX PAYSANS, fossoyeurs. <br>
FORTINBRAS, prince de Norvège. <br>
UN CAPITAINE. <br>
AMBASSADEURS ANGLAIS. <br>
GERTRUDE, reine de Danemark et mère d'Hamlet. <br>
OPHELIA, fille de Polonius. <br>
LE SPECTRE DU PÈRE D'HAMLET. <br>


PREMIER FOSSOYEUR
SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS,


Comment est-ce possible, à moins qu’elle ne soit noyée à son corps défendant?
MATELOTS, MESSAGERS, GENS DE SUITE.
}}


DEUXIÈME FOSSOYEUR


Eh bien! la chose a été jugée ainsi.
<center>{{didascalie|La scène est à Elseneur}}</center>


PREMIER FOSSOYEUR


Il est évident qu’elle est morte se offendendo, cela ne peut être autrement. Ici est le point de droit: si je me noie de propos délibéré, cela dénote un acte, et un acte a trois branches : le mouvement, l’action et l’exécution : argo, elle s’est noyée de propos délibéré.


DEUXIÈME FOSSOYEUR
:::::: [[Hamlet - Acte premier|Acte premier]]


Certainement; mais écoutez-moi, bonhomme piocheur.
:::::: [[Hamlet - Acte deuxième|Acte deuxième]]


PREMIER FOSSOYEUR
:::::: [[Hamlet - Acte troisième|Acte troisième]]


Permets. Ici est l’eau : bon! ici se tient l’homme: bon! Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, en dépit de tout, parce qu’il y est allé : remarque bien ça. Mais si l’eau vient à l’homme et le noie, ce n’est pas lui qui se noie : argo, celui qui n’est pas coupable de sa mort n’abrège pas sa vie.
:::::: [[Hamlet - Acte quatrième|Acte quatrième]]


DEUXIÈME FOSSOYEUR
:::::: [[Hamlet - Acte cinquième|Acte cinquième]]
</div>


Mais est-ce la loi?
[[Category:Théâtre]]
[[Catégorie:Théâtre à formater]]
[[Catégorie:Tragédies]]
[[Catégorie:Littérature anglo-saxonne]]


PREMIER FOSSOYEUR
{{interprojet|nolink|w=Hamlet}}

{{interwiki-info|en|(vo)}}
Oui, pardieu, ça l’est : la loi sur l’enquête du coroner.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Veux-tu avoir la vérité sur ceci? Si la morte n’avait pas été une femme de qualité, elle n’aurait pas été ensevelie en sépulture chrétienne.

PREMIER FOSSOYEUR

Oui, tu l’as dit : et c’est tant pis pour les grands qu’ils soient encouragés en ce monde à se noyer ou à se pendre, plus que leurs égaux chrétiens. Allons, ma bêche! il n’y a de vieux gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs : ils continuent le métier d’Adam.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Adam était-il gentilhomme?

PREMIER FOSSOYEUR

Il est le premier qui ait jamais porté des armes.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Comment! il n’en avait pas.

PREMIER FOSSOYEUR

Quoi! es-tu païen? Comment comprends-tu l’Écriture? L’Écriture dit: Adam bêchait. Pouvait-il bêcher sans bras? Je vais te poser une autre question: si tu ne réponds pas péremptoirement, avoue-toi...

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Va toujours.

PREMIER FOSSOYEUR

Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires et le charpentier?

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Le faiseur de potences; car cette construction-là survit à des milliers d’occupants.

PREMIER FOSSOYEUR

Ton esprit me plaît, ma foi! La potence fait bien. Mais comment fait-elle bien? Elle fait bien pour ceux qui font mal : or tu fais mal de dire que la potence est plus solidement bâtie que l’Église : argo, la potence ferait bien ton affaire. Cherche encore, allons!

DEUXIÈME PAYSAN

Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires ou un charpentier?

PREMIER PAYSAN

Oui, dis-le-moi, et tu peux débâter.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Parbleu! je peux te le dire à présent.

PREMIER FOSSOYEUR

Voyons.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Par la messe ! je ne peux pas.

(Entrent HAMLET et HORATIO, à distance.)

PREMIER FOSSOYEUR

Ne fouette pas ta cervelle plus longtemps; car l’âne rétif ne hâte point le pas sous les coups. Et la prochaine fois qu’on te fera cette question, réponds: C’est un fossoyeur. Les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jugement dernier. Allons ! va chez Vaughan me chercher une chopine de liqueur. (Sort le deuxième fossoyeur.) (Il chante en bêchant.)
:Dans ma jeunesse, quand j’aimais, quand j’aimais,
:Il me semblait qu’il était bien doux,
:Oh ! bien doux d’abréger le temps. Ah! pour mon usage
:Il me semblait, oh! que rien n’était trop bon.

HAMLET

Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il fait? Il chante en creusant une fosse.

HORATIO

L’habitude lui a fait de cela un exercice aisé.

HAMLET

C’est juste : la main qui travaille peu a le tact plus délicat.

PREMIER FOSSOYEUR (chantant.)
:Mais l’âge, venu à pas furtifs,
:M’a empoigné dans sa griffe,
:Et embarqué sous terre,
:En dépit de mes goûts.

(Il fait sauter un crâne.)

HAMLET

Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre! comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre! Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’État qui croyait pouvoir circonvenir Dieu! Pourquoi pas?

HORATIO

C’est possible, monseigneur.

HAMLET

Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur! Comment vas-tu, bon seigneur? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir! Pourquoi pas?

HORATIO

Sans doute, monseigneur.

HAMLET

Oui, vraiment! Et maintenant cette tête est à Milady Vermine; elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour ceux qui sauraient l’observer! Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles? Les miens me font mal rien que d’y penser.

PREMIER FOSSOYEUR (chantant.)

:Une pioche et une bêche, une bêche!
:Et un linceul pour drap,
:Puis, hélas! un trou à faire dans la boue,
:C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte!

(Il fait sauter un autre crâne.)

HAMLET

En voici un autre! Qui sait Si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses passe-droits? Pourquoi souffre-t-il que ce grossier manant lui cogne la tête avec sa sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voie de fait? Humph! ce gaillard-là pouvait être en son temps un grand acquéreur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses amendes, ses doubles garanties, ses recouvrements. Est-ce donc pour lui l’amende de ses amendes et le recouvrement de ses recouvrements que d’avoir sa belle caboche pleine de belle boue? Est-ce que toutes ses acquisitions, ses garanties, toutes doubles qu’elles sont, ne lui garantiront rien de plus qu’une place longue et large comme deux grimoires? C’est à peine si ses seuls titres de propriété tiendraient dans ce coffre; faut-il que le propriétaire lui-même n’en ait pas davantage? Ha!

HORATIO

Pas une ligne de plus, monseigneur.

HAMLET

Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton?

HORATIO

Si, monseigneur, et de peau de veau aussi.

HAMLET

Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui recherchent une assurance sur un titre pareil... Je vais parler à ce garçon-là... Qui occupe cette fosse, drôle?

PREMIER FOSSOYEUR

:Moi, monsieur. (Chantant.)
:Hélas! un trou à faire dans la boue,
:C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte!

HAMLET

Vraiment, je crois que tu l’occupes, en ce sens que tu es dedans.

PREMIER FOSSOYEUR

Vous êtes dehors, et aussi vous ne l’occupez pas; pour ma part, je ne suis pas dedans et cependant je l’occupe.

HAMLET

Tu veux me mettre dedans en me disant que tu l’occupes. Cette fosse n’est pas faite pour un vivant, mais pour un mort. Tu vois! tu veux me mettre dedans.

PREMIER FOSSOYEUR

Démenti pour démenti. Vous voulez me mettre dedans en me disant que je suis dedans.

HAMLET

Pour quel homme creuses-tu ici?

PREMIER FOSSOYEUR

Ce n’est pas pour un homme.

HAMLET

Pour quelle femme, alors?

PREMIER FOSSOYEUR

Ce n’est ni pour un homme ni pour une femme.

HAMLET

Qui va-t-on enterrer là?

PREMIER FOSSOYEUR

Une créature qui était une femme, monsieur; mais, que son âme soit en paix! elle est morte.

HAMLET

Comme ce maraud est rigoureux! Il faut lui parler la carte à la main: sans cela, la moindre équivoque nous perd. Par le ciel! Horatio, voilà trois ans que j’en fais la remarque : le siècle devient singulièrement pointu, et l’orteil du paysan touche de si près le talon de l’homme de cour qu’il l’écorche... Combien de temps as-tu été fossoyeur?

PREMIER FOSSOYEUR

Je me suis mis au métier, le jour, fameux entre tous les jours, où feu notre roi Hamlet vainquit Fortinbras.

HAMLET

Combien y a-t-il de cela?

PREMIER FOSSOYEUR

Ne pouvez-vous pas le dire ? Il n’est pas d’imbécile qui ne le puisse. C’était le jour même où est né le jeune Hamlet, celui qui est fou et qui a été envoyé en Angleterre.

HAMLET

Oui-da! Et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre?

PREMIER FOSSOYEUR

Eh bien! parce qu’il était fou: il retrouvera sa raison là-bas; ou, s’il ne la retrouve pas, il n’y aura pas grand mal.

HAMLET

Pourquoi?

PREMIER FOSSOYEUR

Ça ne se verra pas : là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.

HAMLET

Comment est-il devenu fou?

PREMIER FOSSOYEUR

Très étrangement, à ce qu’on dit.

HAMLET

Comment cela?

PREMIER FOSSOYEUR

Eh bien! en perdant la raison.

HAMLET

Sous l’empire de quelle cause?

PREMIER FOSSOYEUR

Tiens! sous l’empire de notre roi en Danemark. J’ai été fossoyeur ici, enfant et homme, pendant trente ans.

HAMLET

Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir?

PREMIER FOSSOYEUR

Ma foi! s’il n’est pas pourri avant de mourir (et nous avons tous les jours des corps vérolés qui peuvent à peine supporter l’inhumation), il peut vous durer huit ou neuf ans. Un tanneur vous durera neuf ans.

HAMLET

Pourquoi lui plus qu’un autre?

PREMIER FOSSOYEUR

Ah! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait, qu’elle ne prend pas l’eau avant longtemps; et vous savez que l’eau est le pire destructeur de votre corps mort, né de putain. Tenez! voici un crâne: ce crâne-là a été en terre vingt-trois ans.

HAMLET

A qui était-il?

PREMIER FOSSOYEUR

A un fou né d’une de ces filles-là. À qui croyez-vous?

HAMLET

Ma foi ! je ne sais pas.

PREMIER FOSSOYEUR

Peste soit de l’enragé farceur! Un jour, il m’a versé un flacon de vin sur la tête! Ce même crâne, monsieur, était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.

HAMLET, prenant le crâne

Celui-ci?

PREMIER FOSSOYEUR

Celui-là même.

HAMLET

Hélas! pauvre Yorick !... Je l’ai connu, Horatio! C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise; il m’a porté sur son dos mille fois. Et maintenant quelle horreur il cause à mon imagination! Le cœur m’en lève. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées, je ne sais combien de fois. Où sont vos plaisanteries maintenant? vos escapades? vos chansons? et ces éclairs de gaieté qui faisaient rugir la table de rires? Quoi! plus un mot à présent pour vous moquer de votre propre grimace? plus de lèvres ?... Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites-lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à cette figure-là! Faites-la bien rire avec ça... Je t’en prie, Horatio, dis-moi une chose.

HORATIO

Quoi, monseigneur?

HAMLET

Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre?

HORATIO

Oui, sans doute.

HAMLET

Et cette odeur-là ?... Pouah! (Il jette le crâne.)

HORATIO

Oui, sans doute, monseigneur.

HAMLET

À quels vils usages nous pouvons être ravalés, Horatio! Qui empêche l’imagination de suivre la noble poussière d’Alexandre jusqu’à la retrouver bouchant le trou d’un tonneau?

HORATIO

Ce serait une recherche un peu forcée que celle-là.

HAMLET

Non, ma foi! pas le moins du monde: nous pourrions, sans nous égarer, suivre ses restes avec grande chance de les mener jusque-là. Par exemple, écoute: Alexandre est mort, Alexandre a été enterré, Alexandre est retourné en poussière; la poussière, c’est de la terre; avec la terre, nous faisons de l’argile, et avec cette argile, en laquelle Alexandre s’est enfin changé, qui empêche de fermer un baril de bière?
:L’impérial César, une fois mort et changé en boue,
:Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
:Oh! que cette argile, qui a tenu le monde en effroi,
:Serve à calfeutrer un mur et à repousser la rafale d’hiver!

Mais chut! chut !...écartons-nous !... Voici le roi.

Entrent en procession des prêtres, etc. Des Coutisans accompagnent le corps d’ OPHÉLIE, LAERTE et les pleureuses suivent; puis LE ROI, LA REINE et leur suite

HAMLET, (continuant.)

La reine! les courtisans! De qui suivent-ils le convoi? Pourquoi ces rites tronqués? Ceci annonce que le corps qu’ils suivent a, d’une main désespérée, attenté à sa propre vie. C’était quelqu’un de qualité. Cachons-nous un moment, et observons. (Il se retire avec Horatio.)

LAERTE

Quelle cérémonie reste-t-il encore?

HAMLET, à part

C’est Laerte, un bien noble jeune homme! Attention!

LAERTE

Quelle cérémonie encore?

PREMIER PRÊTRE

Ses obsèques ont été célébrées avec toute la latitude qui nous était permise. Sa mort était suspecte; et, si un ordre souverain n’avait dominé la règle, elle eût été placée dans une terre non bénite jusqu’à la dernière trompette. Au lieu de prières charitables, des tessons, des cailloux, des pierres, eussent été jetés sur elle. Et pourtant on lui a accordé les couronnes virginales, l’ensevelissement des jeunes filles, et la translation en terre sainte au son des cloches.

LAERTE

N’y a-t-il plus rien à faire?

PREMIER PRÊTRE

Plus rien à faire : nous profanerions le service des morts en chantant le grave requiem, en implorant pour elle le même repos que pour les âmes parties en paix.

LAERTE

Mettez-la dans la terre; et puisse-t-il de sa belle chair immaculée éclore des violettes! Je te le dis, prêtre brutal, ma sœur sera un ange gardien, quand toi, tu hurleras dans l’abîme.

HAMLET

Quoi! la belle Ophélie!

LA REINE, jetant des fleurs sur le cadavre Fleurs sur fleur! Adieu! J’espérais te voir la femme de mon Hamlet. Je comptais, douce fille, décorer ton lit nuptial et non joncher ta tombe.

LAERTE

Oh! qu’un triple malheur tombe dix fois triplé sur la tête maudite de celui dont la cruelle conduite t’a privée de ta noble intelligence! Retenez la terre un moment, que je la prenne encore une fois dans mes bras.

(Il saute dans la fosse.) Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste de l’Olympe azuré.

HAMLET, (s’avançant.)

Quel est celui dont la douleur montre une telle emphase? dont le cri de désespoir conjure les astres errants et les force à s’arrêter, auditeurs blessés d’étonnement? Me voici, moi, Hamlet le Danois! (Il saute dans la fosse.)

LAERTE, (lui sautant à la gorge.)

Que le démon prenne ton âme!

HAMLET

Tu ne pries pas bien. Ôte tes doigts de ma gorge, je te prie. Car, bien que je ne sois ni hargneux ni violent, j’ai cependant en moi quelque chose de
dangereux que tu feras sagement de craindre. A bas la main!

LE ROI

Arrachez-les l'un à l'autre.

LA REINE

Hamlet! Hamlet!

HORATIO

Mon bon seigneur, calmez-vous. (Les assistants les séparent, et ils sortent
de la fosse.)

HAMLET

Oui, je veux lutter avec lui pour cette cause, jusqu’à ce que mes paupières aient cessé de remuer.

LA REINE

O mon fils, pour quelle cause?

HAMLET

J’ai aimais Ophélie. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, parfaire la somme du mien. (A Laerte.) Qu’es-tu prêt à faire pour elle?

LE ROI

Oh! il est fou, Laerte.

LA REINE

Pour l’amour de Dieu, laissez-le dire!

HAMLET

Morbleu! montre-moi ce que tu veux faire. Veuxtu pleurer? Veux-tu te battre? Veux-tu jeûner? Veux-tu te déchirer? Veux-tu avaler l’Issel? manger un crocodile? Je ferai tout cela... Viens-tu ici pour geindre? Pour me défier en sautant dans sa fosse? Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi! Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre ait le sommet roussi par la zone brûlante et fasse l’Ossa comme une verrue! Ah! si tu brailles, je rugirai aussi bien que toi.

LA REINE

Ceci est pure folie! et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps. Puis, aussi patient que la colombe, dont la couvée dorée vient d’éclore, il tombera dans un silencieux abattement.

HAMLET, à Laerte

Écoutez, monsieur! Pour quelle raison me traitez-vous ainsi? Je vous ai toujours aimé. Mais n’importe! Hercule lui-même aurait beau faire !... Le chat peut miauler, le chien aura sa revanche. (Il sort.)

LE ROI

Je vous en prie, bon Horatio, accompagnez-le.

(Horatio sort.) (A Laerte.) Fortifiez votre patience dans nos paroles d’hier soir. Nous allons sur-le-champ amener l’affaire au dénouement.

(A la reine.) Bonne Gertrude, faites surveiller votre fils. (À part.) Il faut à cette fosse un monument vivant. L’heure du repos viendra bientôt pour nous. Jusque-là, procédons avec patience.

(Ils sortent.)

=== V, II - Dans le château ===

Entrent HAMLET et HORATIO

HAMLET

Assez sur ce point, mon cher! Maintenant, venons à l’autre. Vous rappelez-vous toutes les circonstances?

HORATIO

Je me les rappelle, monseigneur.

HAMLET

Mon cher, il y avait dans mon cœur une sorte de combat qui m’empêchait de dormir je me sentais plus mal à l’aise que des mutins mis aux fers. Je payai d’audace, et bénie soit l’audace en ce cas!... Sachons que notre imprudence nous sert quelquefois bien, quand nos calculs les plus profonds avortent. Et cela doit nous apprendre qu’il est une divinité qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions.

HORATIO

Voilà qui est bien certain.

HAMLET

Évadé de ma cabine, ma robe de voyage en écharpe autour de moi, je marchai à tâtons dans les ténèbres pour les trouver; j’y réussis. J’empoignai le paquet, et puis je me retirai de nouveau dans ma chambre. Je m’enhardis, mes frayeurs oubliant les scrupules, jusqu’à décacheter leurs messages officiels. Et qu’y découvris-je, Horatio ? une scélératesse royale un ordre formel (lardé d’une foule de raisons diverses, le Danemark à sauver, et l’Angleterre aussi... ah! et le danger de laisser vivre un tel loupgarou, un tel croque-mitaine !), un ordre qu’au reçu de la dépêche, sans délai, non, sans même prendre le temps d’aiguiser la hache, on me tranchât la tête.

HORATIO

Est-il possible

HAMLET

Voici le message tu le liras plus à loisir. Mais veux-tu savoir maintenant ce que je fis?

HORATIO

Parlez, je vous supplie.

HAMLET

Ainsi empêtré dans leur guet-apens, je n’aurais pas eu le temps de deviner le prologue qu’ils auraient déjà commencé la pièce! Je m’assis; j’imaginai un autre message ; je l’écrivis de mon mieux. Je croyais jadis, comme nos hommes d’État, que c’est un avilissement de bien écrire, et je me suis donné beaucoup de peine pour oublier ce talent-là. Mais alors, mon cher, il me rendit le service d’un greffier. Veux-tu savoir la teneur de ce que j’écrivis?

HORATIO

Oui, mon bon seigneur.

HAMLET

Une requête pressante adressée par le roi à son cousin d’Angleterre, comme à un tributaire fidèle si celui-ci voulait que la palme de l’affection pût fleurir entre eux deux, que la paix gardât toujours sa couronne d’épis et restât comme un trait d’union entre leurs amitiés, et par beaucoup d’autres considérations de grand poids, il devait, aussitôt la dépêche vue et lue, sans autre forme de procès, sans leur laisser le temps de se confesser, faire mettre à mort surle-champ les porteurs.

HORATIO

Comment avez-vous scellé cette dépêche?

HAMLET

Eh bien, ici encore s’est montrée la Providence céleste. J’avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui a servi de modèle au sceau de Danemark. Je pliai cette lettre dans la même forme que l’autre, j’y mis l’adresse, je la cachetai, je la mis soigneusement en place, et l’on ne s’aperçut pas de l’enfant substitué. Le lendemain, eut lieu notre combat sur mer; et ce qui s’ensuivit, tu le sais déjà.

HORATIO

Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz vont tout droit à
la chose.

HAMLET

Ma foi, l’ami! ce sont eux qui ont recherché cette commission; ils ne gênent pas ma conscience; leur ruine vient de leur propre imprudence. Il est dangereux pour des créatures inférieures de se trouver, au milieu d’une passe, entre les épées terribles et flamboyantes de deux puissants adversaires.

HORATIO

Ah! quel roi!

HAMLET

Ne crois-tu pas que quelque chose m’est imposé maintenant? Celui qui a tué mon père et fait de ma mère une putain, qui s’est fourré entre la volonté du peuple et mes espérances, qui a jeté son hameçon à ma propre vie, et avec une telle perfidie! ne dois-je pas, en toute conscience, le châtier avec ce bras. Et n’est-ce pas une action damnable de laisser ce chancre de l’humanité continuer ses ravages?

HORATIO

Il apprendra bientôt d’Angleterre quelle est l’issue de l’affaire.

HAMLET

Cela ne tardera pas. L’intérim est à moi; la vie d’un homme, ce n’est que le temps de dire un. Pourtant je suis bien fâché, mon cher Horatio, de m’être oublié vis-à-vis de Laertes. Car dans ma propre cause je vois l’image de la sienne. Je tiens à son amitié mais, vraiment, la jactance de sa douleur avait exalté ma rage jusqu’au vertige.

HORATIO

Silence! Qui vient là?

Entre OSRIC

OSRIC, se découvrant

Votre Seigneurie est la bienvenue à son retour en Danemark.

HAMLET

Je vous remercie humblement, monsieur. (À Horatio.) Connais-tu ce moucheron?

HORATIO

Non, mon bon seigneur.

HAMLET

Tu n’en es que mieux en état de grâce; car c’est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et de fertiles. Qu’un animal soit le seigneur d’autres animaux, il aura sa mangeoire à la table du roi. C’est un perroquet; mais, comme je te le dis, vaste propriétaire de boue.

OSRIC

Doux seigneur, si Votre Seigneurie en a le loisir, j’ai une communication à lui faire de la part de Sa Majesté.

HAMLET

Je la recevrai, monsieur, avec tout empressement d’esprit. Faites de votre chapeau son véritable usage il est pour la tête.

OSRIC

Je remercie Votre Seigneurie il fait très chaud.

HAMLET

Non, croyez-moi, il fait très froid, le vent est au nord.

OSRIC

En effet, monseigneur, Il fait passablement froid.

HAMLET

Mais pourtant, il me semble qu’il fait une chaleur étouffante pour mon tempérament.

OSRIC

Excessive, monseigneur! une chaleur étouffante, à un point.., que je ne saurais dire... Mais, monseigneur, Sa Majesté m’a chargé de vous signifier qu’elle avait tenu sur vous un grand pari... Voici, monsieur, ce dont il s’agit.

HAMLET, lui faisant signe de se couvrir

De grâce, souvenez-vous...

OSRIC

Non, sur ma foi! je suis plus à l’aise, sur ma foi! Monsieur, nous avons un nouveau venu à la cour, Laertes: croyez-moi, c’est un gentilhomme accompli, doué des perfections les plus variées, de très douces manières et de grande mine. En vérité, pour parler de lui avec tact, il est le calendrier, la carte de la gentry; vous trouverez en lui le meilleur monde qu’un gentilhomme puisse connaître.

HAMLET

Monsieur, son signalement ne perd rien dans votre bouche, et pourtant, je le sais, s’il fallait faire son inventaire détaillé, la mémoire y embrouillerait son arithmétique : elle ne pourrait jamais qu’évaluer en gros une cargaison emportée sur un si fin voilier. Quant à moi, pour rester dans la vérité de l’enthousiasme, je le tiens pour une âme de grand article: il y a en lui un tel mélange de raretés et de curiosités, que, à parler vrai de lui, il n’a de semblable que son miroir, et tout autre portrait ne serait qu’une ombre, rien de plus.

OSRIC

Votre Seigneurie parle de lui en juge infaillible.

HAMLET

A quoi bon tout ceci, monsieur? Pourquoi affublons-nous ce gentilhomme de nos phrases grossières?

OSRIC

Monsieur?

HORATIO, à Hamlet

On peut donc parler à n’importe qui sa langue? Vraiment, vous auriez ce talent-là, seigneur?

HAMLET

Que fait à la question le nom de ce gentilhomme?

OSRIC

De Laerte?

HORATIO, à part, à Hamlet

Sa bourse est déjà vide : toutes ses paroles d’or sont dépensées.

HAMLET

De lui, monsieur.

OSRIC

Je pense que vous n’êtes pas sans savoir...

HAMLET

Tant mieux si vous avez de moi cette opinion; mais quand vous l’auriez, cela ne prouverait rien en ma faveur... Eh bien, monsieur?

OSRIC

Vous n’êtes pas sans savoir de quelle supériorité Laerte est à...

HAMLET

Je n’ose faire cet aveu, de peur de me comparer à lui : pour bien connaître un homme, il faut le connaître par soi-même.

OSRIC

Je ne parle, monsieur, que de sa supériorité aux armes; d’après la réputation qu’on lui a faite, il a un talent sans égal.

HAMLET

Quelle est son arme?

OSRIC

L’épée et la dague.

HAMLET

Ce sont deux de ses armes! Eh bien! après?

OSRIC

Le roi, monsieur, a parié six chevaux barbes, contre lesquels, m’a-t-on dit, Laertes risque six rapières et six poignards de France avec leurs montures, ceinturon, bandoulière, et ainsi de suite. Trois des trains sont vraiment d’une invention rare, parfaitement adaptés aux poignées, d’un travail très délicat et très somptueux.

HAMLET

Qu’appelez-vous les trains?

HORATIO, à Hamlet

Vous ne le lâcherez pas, je sais bien, avant que ses explications ne vous aient édifié.

OSRIC

Les trains, monsieur, ce sont les étuis à suspendre les épées.

HAMLET

L’expression serait plus juste si nous portions une pièce de canon au côté; en attendant, contentons-nous de les appeler des pendants de ceinturon. Six chevaux barbes contre six épées de France, leurs accessoires, avec trois ceinturons très élégants voilà l’enjeu danois contre l’enjeu français. Et sur quoi ce pari?

OSRIC

Le roi a parié, monsieur, que, sur douze bottes échangées entre vous et Laerte, celui-ci n’en porterait pas trois de plus que vous; Laerte a parié vous toucher neuf fois sur douze. Et la question serait soumise à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie daignait répondre.

HAMLET

Comment? Si je réponds non?

OSRIC

Je veux dire, monseigneur, si vous daigniez opposer votre personne à cette épreuve.

HAMLET

Monsieur, je vais me promener ici dans cette salle : si cela convient à Sa Majesté, voici pour moi l’heure de la récréation. Qu’on apporte les fleurets, si ce gentilhomme y consent; et pour peu que le roi persiste dans sa gageure, je le ferai gagner, si je peux; sinon, j’en serai quitte pour la honte et les bottes de trop.

OSRIC

Rapporterai-je ainsi votre réponse?

HAMLET

Dans ce sens-là, monsieur; ajoutez-y toutes les fleurs à votre goût.

OSRIC

Je recommande mon dévouement à Votre Seigneurie.
(Il sort.)

HAMLET

Son dévouement! son dévouement ! ... Il fait bien de le recommander lui-même : il n’y a pas d’autres langues pour s’en charger.

HORATIO

On dirait un vanneau qui fuit ayant sur la tête la coque de son œuf.

HAMLET

Il faisait des compliments à la mamelle de sa nourrice avant de la téter. Comme beaucoup d’autres de la même volée dont je vois raffoler le monde superficiel, il se borne à prendre le ton du jour et les usages extérieurs de la société. Sorte d’écume que la fermentation fait monter au sommet de l’opinion ardente et agitée : soufflez seulement sur ces bulles pour en faire l’épreuve, elles crèvent!

(Entre un seigneur.)


LE SEIGNEUR

Monseigneur, le roi vous a fait complimenter par le jeune Osric qui lui a rapporté que vous l’attendiez dans cette salle. Il m’envoie savoir si c’est votre bon plaisir de commencer la partie avec Laerte, ou de l’ajourner.

HAMLET

Je suis constant dans mes résolutions, elles suivent le bon plaisir du roi. Si Laerte est prêt, je le suis; sur-le-champ, ou n’importe quand, pourvu que je sois aussi dispos qu’à présent.

LE SEIGNEUR

Le roi, la reine et toute la cour vont descendre.

HAMLET

Ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR

La reine vous demande de faire un accueil cordial à Laerte avant de vous mettre à la partie.

HAMLET

Elle me donne un bon conseil. (Sort le seigneur.)

HORATIO

Vous perdrez ce pari, monseigneur.

HAMLET

Je ne crois pas : depuis qu’il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé : avec l’avantage qui m’est fait, je gagnerai. Mais tu ne saurais croire quel mal j’éprouve ici, du côté du cœur. N’importe!

HORATIO

Pourtant, monseigneur...

HAMLET

C’est une niaiserie : une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être à troubler une femme.

HORATIO

Si vous avez dans l’esprit quelque répugnance, obéissez-y. Je vais les prévenir de ne pas se rendre ici, en leur disant que vous êtes indisposé.

HAMLET

Pas du tout. Nous bravons le présage : il y a une providence spéciale pour la chute d’un moineau. Si mon heure est venue, elle n’est pas à venir; si elle n’est pas à venir, elle est venue: que ce soit à présent ou pour plus tard, soyons prêts. Voilà tout. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure!

Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTE, OSRIC,

des seigneurs, des serviteurs portant des fleurets, des gantelets, une table et des flacons de vin

LE ROI

Venez, Hamlet, venez, et prenez cette main que je vous présente.
(Le roi met la main de Laerte dans celle d’Hamlet.)

HAMLET

Pardonnez-moi, monsieur, je vous ai offensé, mais pardonnez-moi en gentilhomme. Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir appris de quel cruel égarement j’ai été affligé. Si j’ai fait quelque chose qui ait pu irriter votre caractere, votre honneur, votre rancune, je le proclame ici acte de folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laerte? Ce n’a jamais été Hamlet. Si Hamlet est enlevé à lui-même, et si, n’étant plus lui-même, il offense Laerte, alors, ce n’est pas Hamlet qui agit: Hamlet renie l’acte. Qui agit donc? sa folie. S’il en est ainsi, Hamlet est du parti des offensés, le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. Monsieur, après ce désaveu de toute intention mauvaise fait devant cet auditoire, puissé-je n’être condamné dans votre généreuse pensée que comme si, lançant une flèche par-dessus la maison, j’avais blessé mon frère!

LAERTE

Mon cœur est satisfait, et ce sont ses inspirations qui, dans ce cas, me poussaient le plus à la vengeance; mais sur le terrain de l’honneur, je reste à l’écart et je ne veux pas de réconciliation, jusqu’à ce que des arbitres plus âgés, d’une loyauté connue, m’aient imposé, d’après les précédents, une sentence de paix qui sauvegarde mon nom. Jusque-là j’accepte comme bonne amitié l’amitié que vous m’offrez, et je ne ferai rien pour la blesser.

HAMLET

J’embrasse franchement cette assurance, et je m’engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons!

LAERTE

Voyons! qu’on m’en donne un!

HAMLET

Je vais être votre plastron, Laerte auprès de mon inexpérience, comme un astre dans la nuit la plus noire, votre talent va ressortir avec éclat.

LAERTE

Vous vous moquez de moi, monseigneur.

HAMLET

Non, je le jure.

LE ROI

Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure?

HAMLET

Parfaitement, monseigneur. Votre Grâce a parié bien gros pour le côté le plus faible.

LE ROI

Je n’en suis pas inquiet je vous ai vus tous deux... D’ailleurs, puisque Hamlet est avantagé, la chance est pour nous.

LAERTE, essayant un fleuret

Celui-ci est trop lourd, voyons-en un autre.

HAMLET

Celui-ci me va. Ces fleurets ont tous la même longueur?

OSRIC

Oui, mon bon seigneur. (Ils se mettent en garde.)

LE ROI

Posez-moi les flacons de vin sur cette table si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s’il riposte à la troisième, que les batteries fassent feu de toutes leurs pièces ! Le roi boira à la santé d’Hamlet, et jettera dans la coupe une perle plus précieuse que celles que les quatre rois nos prédécesseurs ont portées sur la couronne de Danemark. Donnez-moi les coupes. Que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canons du dehors, les canons aux cieux, les cieux à la terre, que le roi boit à Hamlet! Allons, commencez! Et vous, juges, ayez l’oeil attentif!

HAMLET

En garde, monsieur!

LAERTE

En garde, monseigneur! (Ils commencent l’assaut.)

HAMLET

Une!

LAERTE

Non.

HAMLET

Jugement!

OSRIC

Touché! très positivement touché!

LAERTE

Soit! Recommençons.

LE ROI

Attendez qu’on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi; je bois à ta santé. Donnez-lui la coupe. (Les trompettes sonnent; bruit du canon au-dehors.)

HAMLET

Je veux auparavant terminer cet assaut: mettez-la de côté un moment. Allons! (L’assaut recommence.) Encore une! Qu’en dites-vous?

LAERTE

Touché, touché ! je l’avoue.

LE ROI

Notre fils gagnera.

LA REINE

Il est gras et de courte haleine... Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et frotte-toi le front. La reine boit à ton succès, Hamlet.

HAMLET

Bonne madame!

LE ROI

Gertrude, ne buvez pas!

LA REINE, prenant la coupe

Je boirai, monseigneur; excusez-moi, je vous prie.

LE ROI, à part

C’est la coupe empoisonnée! Il est trop tard.

HAMLET

Je n’ose pas boire encore, madame ; tout à l’heure.

LA REINE

Viens, laisse-moi essuyer ton visage.

LAERTE, au roi

Monseigneur, je vais le toucher cette fois.

LE ROI

Je ne le crois pas.

LAERTE, à part

Et pourtant c’est presque contre ma conscience.

HAMLET

Allons, la troisième, Laerte! Vous ne faites que vous amuser; je vous en prie, tirez de votre plus belle force; j’ai peur que vous ne me traitiez en enfant.

LAERTE

Vous dites cela? En garde! (Ils recommencent.)

OSRIC

Rien des deux parts.

LAERTE

À vous, maintenant! (Laerte blesse Hamlet. Puis, en ferraillant, ils échangent leurs fleurets.)

LE ROI

Séparez-les; ils sont enflammés.

HAMLET

(attaquant.) Non. Recommençons! (La reine tombe.)

OSRIC

Secourez la reine! là! ho! (Hamlet blesse Laerte.)

HORATIO

Ils saignent tous les deux. Comment cela se fait-il, monseigneur?

OSRIC

Comment êtes-vous, Laerte?

LAERTE

Ah! comme une buse prise à son propre piège, Osric ! je suis tué justement par mon guet-apens.

HAMLET

Comment est la reine?

LE ROI

Elle s’est évanouie à la vue de leur sang.

LA REINE

Non! non! le breuvage! le breuvage! Ô mon Hamlet chéri! le breuvage! le breuvage! Je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET

Ô infamie ! ... Holà! qu’on ferme la porte! Il y a une trahison : qu’on la découvre!

LAERTE

La voici, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné; nul remède au monde ne peut te sauver; en toi il n’y a plus une demi-heure de vie; l’arme traîtresse est dans ta main, démouchetée et venimeuse; le coup hideux s’est retourné contre moi. Tiens! je tombe ici, pour ne jamais me relever; ta mère est empoisonnée... Je n’en puis plus... Le roi... le roi est le coupable.

HAMLET

La pointe empoisonnée aussi! Alors, venin, à ton œuvre!
(Il frappe le roi.)

OSRIC et LES SEIGNEURS

Trahison! trahison!

LE ROI

Oh! défendez-moi encore, mes amis; je ne suis que blessé!

HAMLET

Tiens! toi, incestueux, meurtrier, damné Danois! Bois le reste de cette potion !... Ta perle y est-elle? Suis ma mère. (Le roi meurt.)

LAERTE

Il a ce qu’il mérite : c’est un poison préparé par lui-même. Échange ton pardon avec le mien, noble Hamlet. Que ma mort et celle de mon père ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi! (Il meurt.)

HAMLET

Que le ciel t’en absolve! Je vais te suivre... Je meurs, Horatio... Reine misérable, adieu !... Vous qui pâlissez et tremblez devant cette catastrophe, muets auditeurs de ce drame, si j’en avais le temps, si la mort, ce recors farouche, ne m’arrêtait si strictement, oh! je pourrais vous dire... Mais résignonsnous... Horatio, je meurs; tu vis, toi! justifie-moi, explique ma cause à ceux qui l’ignorent.

HORATIO

Ne l’espérez pas. Je suis plus un Romain qu’un Danois. Il reste encore ici de la liqueur.

HAMLET

Si tu es un homme, donne-moi cette coupe, lâche-la ;... par le ciel, je l’aurai! Dieu! quel nom blessé, Horatio, si les choses restent ainsi inconnues, vivra après moi! Si jamais tu m’as porté dans ton cœur, absente-toi quelque temps encore de la félicité céleste, et exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire. (Marche militaire au loin; bruit de mousqueterie derrière le théâtre.) Quel est
ce bruit martial?

OSRIC

C’est le jeune Fortinbras qui arrive vainqueur de Pologne, et qui salue les ambassadeurs d’Angleterre de cette salve guerrière.

HAMLET

Oh! je meurs, Horatio; le poison puissant étreint mon souffle; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d’Angleterre; mais je prédis que l’élection s’abattra sur Fortinbras; il a ma voix mourante; raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué... Le reste... c’est silence... (Il meurt.)

HORATIO

Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince! que des essaims d’anges te bercent de leurs chants ! ... Pour quoi ce bruit de tambours ici?
(Marche militaire derrière la scène.)

Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURSd’Angleterre et autres

FORTINBRAS

Où est ce spectacle?

HORATIO

Qu’est-ce que vous voulez voir? Si c’est un malheur ou un prodige, ne cherchez pas plus loin.

FORTINBRAS

Ce monceau crie : Carnage ! ... Ô fière mort! quel festin prépares-tu dans ton antre éternel, que tu as, d’un seul coup, abattu dans le sang tant de princes?

PREMIER AMBASSADEUR

Ce spectacle est effrayant; et nos dépêches arrivent trop tard d’Angleterre. Il a l’oreille insensible celui qui devait nous écouter, à qui nous devions dire que ses ordres sont remplis, que Rosencrantz et Guildenstern sont morts. D’où recevrons-nous nos remerciements?

HORATIO

Pas de sa bouche, lors même qu’il aurait le vivant pouvoir de vous remercier: il n’a jamais commandé leur mort. Mais puisque vous êtes venus si brusquement au milieu de cette crise sanglante, vous, de la guerre de Pologne, et vous, d’Angleterre, donnez ordre que ces corps soient placés sur une haute estrade à la vue de tous, et laissez-moi dire au monde qui l’ignore encore, comment ceci est arrivé. Alors vous entendrez parler d’actes charnels, sanglants, contre nature; d’accidents expiatoires; de meurtres involontaires; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs. Voilà tout ce que je puis vous raconter sans mentir.

FORTINBRAS

Hâtons-nous de l’entendre, et convoquons les plus nobles à l’auditoire. Pour moi, c’est avec douleur que j’accepte ma fortune : j’ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m’invite à revendiquer.

HORATIO

J’ai mission de parler sur ce point, au nom de quelqu’un dont la voix en entraînera bien d’autres. Mais agissons immédiatement, tandis que les esprits sont encore étonnés, de peur qu’un complot ou une méprise ne cause de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS

Que quatre capitaines portent Hamlet, comme un combattant, sur l’estrade; car, probablement s’il eût été mis à l’épreuve, c’eût été un grand roi! et que, sur son passage, la musique militaire et les salves guerrières retentissent hautement en son honneur! Enlevez les corps : un tel spectacle ne sied qu’au champ de bataille; ici, il fait mal. Allez! dites aux soldats de faire feu. (Marche funèbre. Ils sortent en portant les cadavres; après quoi, on entend une décharge d'artillerie.)

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[[en:The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark/Act 5]]
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[[pt:Em Tradução:Hamlet]]

Version du 23 décembre 2010 à 12:28

- Acte quatrième Hamlet




V, I - Un cimetière

Entrent DEUX FOSSOYEURS, avec des bêches

PREMIER FOSSOYEUR

Doit-elle être ensevelie en sépulture chrétienne, celle qui volontairement devance l’heure de son salut?

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Je te dis que oui. Donc creuse sa tombe sur-le-champ. Le coroner a tenu enquête sur elle, et conclu à la sépulture chrétienne.

PREMIER FOSSOYEUR

Comment est-ce possible, à moins qu’elle ne soit noyée à son corps défendant?

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Eh bien! la chose a été jugée ainsi.

PREMIER FOSSOYEUR

Il est évident qu’elle est morte se offendendo, cela ne peut être autrement. Ici est le point de droit: si je me noie de propos délibéré, cela dénote un acte, et un acte a trois branches : le mouvement, l’action et l’exécution : argo, elle s’est noyée de propos délibéré.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Certainement; mais écoutez-moi, bonhomme piocheur.

PREMIER FOSSOYEUR

Permets. Ici est l’eau : bon! ici se tient l’homme: bon! Si l’homme va à l’eau et se noie, c’est, en dépit de tout, parce qu’il y est allé : remarque bien ça. Mais si l’eau vient à l’homme et le noie, ce n’est pas lui qui se noie : argo, celui qui n’est pas coupable de sa mort n’abrège pas sa vie.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Mais est-ce la loi?

PREMIER FOSSOYEUR

Oui, pardieu, ça l’est : la loi sur l’enquête du coroner.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Veux-tu avoir la vérité sur ceci? Si la morte n’avait pas été une femme de qualité, elle n’aurait pas été ensevelie en sépulture chrétienne.

PREMIER FOSSOYEUR

Oui, tu l’as dit : et c’est tant pis pour les grands qu’ils soient encouragés en ce monde à se noyer ou à se pendre, plus que leurs égaux chrétiens. Allons, ma bêche! il n’y a de vieux gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs : ils continuent le métier d’Adam.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Adam était-il gentilhomme?

PREMIER FOSSOYEUR

Il est le premier qui ait jamais porté des armes.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Comment! il n’en avait pas.

PREMIER FOSSOYEUR

Quoi! es-tu païen? Comment comprends-tu l’Écriture? L’Écriture dit: Adam bêchait. Pouvait-il bêcher sans bras? Je vais te poser une autre question: si tu ne réponds pas péremptoirement, avoue-toi...

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Va toujours.

PREMIER FOSSOYEUR

Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le constructeur de navires et le charpentier?

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Le faiseur de potences; car cette construction-là survit à des milliers d’occupants.

PREMIER FOSSOYEUR

Ton esprit me plaît, ma foi! La potence fait bien. Mais comment fait-elle bien? Elle fait bien pour ceux qui font mal : or tu fais mal de dire que la potence est plus solidement bâtie que l’Église : argo, la potence ferait bien ton affaire. Cherche encore, allons!

DEUXIÈME PAYSAN

Qui bâtit plus solidement qu’un maçon, un constructeur de navires ou un charpentier?

PREMIER PAYSAN

Oui, dis-le-moi, et tu peux débâter.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Parbleu! je peux te le dire à présent.

PREMIER FOSSOYEUR

Voyons.

DEUXIÈME FOSSOYEUR

Par la messe ! je ne peux pas.

(Entrent HAMLET et HORATIO, à distance.)

PREMIER FOSSOYEUR

Ne fouette pas ta cervelle plus longtemps; car l’âne rétif ne hâte point le pas sous les coups. Et la prochaine fois qu’on te fera cette question, réponds: C’est un fossoyeur. Les maisons qu’il bâtit durent jusqu’au jugement dernier. Allons ! va chez Vaughan me chercher une chopine de liqueur. (Sort le deuxième fossoyeur.) (Il chante en bêchant.)

Dans ma jeunesse, quand j’aimais, quand j’aimais,
Il me semblait qu’il était bien doux,
Oh ! bien doux d’abréger le temps. Ah! pour mon usage
Il me semblait, oh! que rien n’était trop bon.

HAMLET

Ce gaillard-là n’a donc pas le sentiment de ce qu’il fait? Il chante en creusant une fosse.

HORATIO

L’habitude lui a fait de cela un exercice aisé.

HAMLET

C’est juste : la main qui travaille peu a le tact plus délicat.

PREMIER FOSSOYEUR (chantant.)

Mais l’âge, venu à pas furtifs,
M’a empoigné dans sa griffe,
Et embarqué sous terre,
En dépit de mes goûts.

(Il fait sauter un crâne.)

HAMLET

Ce crâne contenait une langue et pouvait chanter jadis. Comme ce drôle le heurte à terre! comme si c’était la mâchoire de Caïn, qui fit le premier meurtre! Ce que cet âne écrase ainsi était peut-être la caboche d’un homme d’État qui croyait pouvoir circonvenir Dieu! Pourquoi pas?

HORATIO

C’est possible, monseigneur.

HAMLET

Ou celle d’un courtisan qui savait dire : Bonjour, doux seigneur! Comment vas-tu, bon seigneur? Peut-être celle de monseigneur un tel qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il prétendait l’obtenir! Pourquoi pas?

HORATIO

Sans doute, monseigneur.

HAMLET

Oui, vraiment! Et maintenant cette tête est à Milady Vermine; elle n’a plus de lèvres, et la bêche d’un fossoyeur lui brise la mâchoire. Révolution bien édifiante pour ceux qui sauraient l’observer! Ces os n’ont-ils tant coûté à nourrir que pour servir un jour de jeu de quilles? Les miens me font mal rien que d’y penser.

PREMIER FOSSOYEUR (chantant.)

Une pioche et une bêche, une bêche!
Et un linceul pour drap,
Puis, hélas! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte!

(Il fait sauter un autre crâne.)

HAMLET

En voici un autre! Qui sait Si ce n’est pas le crâne d’un homme de loi? Où sont donc maintenant ses distinctions, ses subtilités, ses arguties, ses clauses, ses passe-droits? Pourquoi souffre-t-il que ce grossier manant lui cogne la tête avec sa sale pelle, et ne lui intente-t-il pas une action pour voie de fait? Humph! ce gaillard-là pouvait être en son temps un grand acquéreur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses amendes, ses doubles garanties, ses recouvrements. Est-ce donc pour lui l’amende de ses amendes et le recouvrement de ses recouvrements que d’avoir sa belle caboche pleine de belle boue? Est-ce que toutes ses acquisitions, ses garanties, toutes doubles qu’elles sont, ne lui garantiront rien de plus qu’une place longue et large comme deux grimoires? C’est à peine si ses seuls titres de propriété tiendraient dans ce coffre; faut-il que le propriétaire lui-même n’en ait pas davantage? Ha!

HORATIO

Pas une ligne de plus, monseigneur.

HAMLET

Est-ce que le parchemin n’est pas fait de peau de mouton?

HORATIO

Si, monseigneur, et de peau de veau aussi.

HAMLET

Ce sont des moutons et des veaux, ceux qui recherchent une assurance sur un titre pareil... Je vais parler à ce garçon-là... Qui occupe cette fosse, drôle?

PREMIER FOSSOYEUR

Moi, monsieur. (Chantant.)
Hélas! un trou à faire dans la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte!

HAMLET

Vraiment, je crois que tu l’occupes, en ce sens que tu es dedans.

PREMIER FOSSOYEUR

Vous êtes dehors, et aussi vous ne l’occupez pas; pour ma part, je ne suis pas dedans et cependant je l’occupe.

HAMLET

Tu veux me mettre dedans en me disant que tu l’occupes. Cette fosse n’est pas faite pour un vivant, mais pour un mort. Tu vois! tu veux me mettre dedans.

PREMIER FOSSOYEUR

Démenti pour démenti. Vous voulez me mettre dedans en me disant que je suis dedans.

HAMLET

Pour quel homme creuses-tu ici?

PREMIER FOSSOYEUR

Ce n’est pas pour un homme.

HAMLET

Pour quelle femme, alors?

PREMIER FOSSOYEUR

Ce n’est ni pour un homme ni pour une femme.

HAMLET

Qui va-t-on enterrer là?

PREMIER FOSSOYEUR

Une créature qui était une femme, monsieur; mais, que son âme soit en paix! elle est morte.

HAMLET

Comme ce maraud est rigoureux! Il faut lui parler la carte à la main: sans cela, la moindre équivoque nous perd. Par le ciel! Horatio, voilà trois ans que j’en fais la remarque : le siècle devient singulièrement pointu, et l’orteil du paysan touche de si près le talon de l’homme de cour qu’il l’écorche... Combien de temps as-tu été fossoyeur?

PREMIER FOSSOYEUR

Je me suis mis au métier, le jour, fameux entre tous les jours, où feu notre roi Hamlet vainquit Fortinbras.

HAMLET

Combien y a-t-il de cela?

PREMIER FOSSOYEUR

Ne pouvez-vous pas le dire ? Il n’est pas d’imbécile qui ne le puisse. C’était le jour même où est né le jeune Hamlet, celui qui est fou et qui a été envoyé en Angleterre.

HAMLET

Oui-da! Et pourquoi a-t-il été envoyé en Angleterre?

PREMIER FOSSOYEUR

Eh bien! parce qu’il était fou: il retrouvera sa raison là-bas; ou, s’il ne la retrouve pas, il n’y aura pas grand mal.

HAMLET

Pourquoi?

PREMIER FOSSOYEUR

Ça ne se verra pas : là-bas tous les hommes sont aussi fous que lui.

HAMLET

Comment est-il devenu fou?

PREMIER FOSSOYEUR

Très étrangement, à ce qu’on dit.

HAMLET

Comment cela?

PREMIER FOSSOYEUR

Eh bien! en perdant la raison.

HAMLET

Sous l’empire de quelle cause?

PREMIER FOSSOYEUR

Tiens! sous l’empire de notre roi en Danemark. J’ai été fossoyeur ici, enfant et homme, pendant trente ans.

HAMLET

Combien de temps un homme peut-il être en terre avant de pourrir?

PREMIER FOSSOYEUR

Ma foi! s’il n’est pas pourri avant de mourir (et nous avons tous les jours des corps vérolés qui peuvent à peine supporter l’inhumation), il peut vous durer huit ou neuf ans. Un tanneur vous durera neuf ans.

HAMLET

Pourquoi lui plus qu’un autre?

PREMIER FOSSOYEUR

Ah! sa peau est tellement tannée par le métier qu’il a fait, qu’elle ne prend pas l’eau avant longtemps; et vous savez que l’eau est le pire destructeur de votre corps mort, né de putain. Tenez! voici un crâne: ce crâne-là a été en terre vingt-trois ans.

HAMLET

A qui était-il?

PREMIER FOSSOYEUR

A un fou né d’une de ces filles-là. À qui croyez-vous?

HAMLET

Ma foi ! je ne sais pas.

PREMIER FOSSOYEUR

Peste soit de l’enragé farceur! Un jour, il m’a versé un flacon de vin sur la tête! Ce même crâne, monsieur, était le crâne de Yorick, le bouffon du roi.

HAMLET, prenant le crâne

Celui-ci?

PREMIER FOSSOYEUR

Celui-là même.

HAMLET

Hélas! pauvre Yorick !... Je l’ai connu, Horatio! C’était un garçon d’une verve infinie, d’une fantaisie exquise; il m’a porté sur son dos mille fois. Et maintenant quelle horreur il cause à mon imagination! Le cœur m’en lève. Ici pendaient ces lèvres que j’ai baisées, je ne sais combien de fois. Où sont vos plaisanteries maintenant? vos escapades? vos chansons? et ces éclairs de gaieté qui faisaient rugir la table de rires? Quoi! plus un mot à présent pour vous moquer de votre propre grimace? plus de lèvres ?... Allez maintenant trouver madame dans sa chambre, et dites-lui qu’elle a beau se mettre un pouce de fard, il faudra qu’elle en vienne à cette figure-là! Faites-la bien rire avec ça... Je t’en prie, Horatio, dis-moi une chose.

HORATIO

Quoi, monseigneur?

HAMLET

Crois-tu qu’Alexandre ait eu cette mine-là dans la terre?

HORATIO

Oui, sans doute.

HAMLET

Et cette odeur-là ?... Pouah! (Il jette le crâne.)

HORATIO

Oui, sans doute, monseigneur.

HAMLET

À quels vils usages nous pouvons être ravalés, Horatio! Qui empêche l’imagination de suivre la noble poussière d’Alexandre jusqu’à la retrouver bouchant le trou d’un tonneau?

HORATIO

Ce serait une recherche un peu forcée que celle-là.

HAMLET

Non, ma foi! pas le moins du monde: nous pourrions, sans nous égarer, suivre ses restes avec grande chance de les mener jusque-là. Par exemple, écoute: Alexandre est mort, Alexandre a été enterré, Alexandre est retourné en poussière; la poussière, c’est de la terre; avec la terre, nous faisons de l’argile, et avec cette argile, en laquelle Alexandre s’est enfin changé, qui empêche de fermer un baril de bière?

L’impérial César, une fois mort et changé en boue,
Pourrait boucher un trou et arrêter le vent du dehors.
Oh! que cette argile, qui a tenu le monde en effroi,
Serve à calfeutrer un mur et à repousser la rafale d’hiver!

Mais chut! chut !...écartons-nous !... Voici le roi.

Entrent en procession des prêtres, etc. Des Coutisans accompagnent le corps d’ OPHÉLIE, LAERTE et les pleureuses suivent; puis LE ROI, LA REINE et leur suite

HAMLET, (continuant.)

La reine! les courtisans! De qui suivent-ils le convoi? Pourquoi ces rites tronqués? Ceci annonce que le corps qu’ils suivent a, d’une main désespérée, attenté à sa propre vie. C’était quelqu’un de qualité. Cachons-nous un moment, et observons. (Il se retire avec Horatio.)

LAERTE

Quelle cérémonie reste-t-il encore?

HAMLET, à part

C’est Laerte, un bien noble jeune homme! Attention!

LAERTE

Quelle cérémonie encore?

PREMIER PRÊTRE

Ses obsèques ont été célébrées avec toute la latitude qui nous était permise. Sa mort était suspecte; et, si un ordre souverain n’avait dominé la règle, elle eût été placée dans une terre non bénite jusqu’à la dernière trompette. Au lieu de prières charitables, des tessons, des cailloux, des pierres, eussent été jetés sur elle. Et pourtant on lui a accordé les couronnes virginales, l’ensevelissement des jeunes filles, et la translation en terre sainte au son des cloches.

LAERTE

N’y a-t-il plus rien à faire?

PREMIER PRÊTRE

Plus rien à faire : nous profanerions le service des morts en chantant le grave requiem, en implorant pour elle le même repos que pour les âmes parties en paix.

LAERTE

Mettez-la dans la terre; et puisse-t-il de sa belle chair immaculée éclore des violettes! Je te le dis, prêtre brutal, ma sœur sera un ange gardien, quand toi, tu hurleras dans l’abîme.

HAMLET

Quoi! la belle Ophélie!

LA REINE, jetant des fleurs sur le cadavre Fleurs sur fleur! Adieu! J’espérais te voir la femme de mon Hamlet. Je comptais, douce fille, décorer ton lit nuptial et non joncher ta tombe.

LAERTE

Oh! qu’un triple malheur tombe dix fois triplé sur la tête maudite de celui dont la cruelle conduite t’a privée de ta noble intelligence! Retenez la terre un moment, que je la prenne encore une fois dans mes bras.

(Il saute dans la fosse.) Maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur la morte, jusqu’à ce que vous ayez fait de cette surface une montagne qui dépasse le vieux Pélion ou la tête céleste de l’Olympe azuré.

HAMLET, (s’avançant.)

Quel est celui dont la douleur montre une telle emphase? dont le cri de désespoir conjure les astres errants et les force à s’arrêter, auditeurs blessés d’étonnement? Me voici, moi, Hamlet le Danois! (Il saute dans la fosse.)

LAERTE, (lui sautant à la gorge.)

Que le démon prenne ton âme!

HAMLET

Tu ne pries pas bien. Ôte tes doigts de ma gorge, je te prie. Car, bien que je ne sois ni hargneux ni violent, j’ai cependant en moi quelque chose de dangereux que tu feras sagement de craindre. A bas la main!

LE ROI

Arrachez-les l'un à l'autre.

LA REINE

Hamlet! Hamlet!

HORATIO

Mon bon seigneur, calmez-vous. (Les assistants les séparent, et ils sortent de la fosse.)

HAMLET

Oui, je veux lutter avec lui pour cette cause, jusqu’à ce que mes paupières aient cessé de remuer.

LA REINE

O mon fils, pour quelle cause?

HAMLET

J’ai aimais Ophélie. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec tous leurs amours réunis, parfaire la somme du mien. (A Laerte.) Qu’es-tu prêt à faire pour elle?

LE ROI

Oh! il est fou, Laerte.

LA REINE

Pour l’amour de Dieu, laissez-le dire!

HAMLET

Morbleu! montre-moi ce que tu veux faire. Veuxtu pleurer? Veux-tu te battre? Veux-tu jeûner? Veux-tu te déchirer? Veux-tu avaler l’Issel? manger un crocodile? Je ferai tout cela... Viens-tu ici pour geindre? Pour me défier en sautant dans sa fosse? Sois enterré vif avec elle, je le serai aussi, moi! Et puisque tu bavardes de montagnes, qu’on les entasse sur nous par millions d’acres, jusqu’à ce que notre tertre ait le sommet roussi par la zone brûlante et fasse l’Ossa comme une verrue! Ah! si tu brailles, je rugirai aussi bien que toi.

LA REINE

Ceci est pure folie! et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps. Puis, aussi patient que la colombe, dont la couvée dorée vient d’éclore, il tombera dans un silencieux abattement.

HAMLET, à Laerte

Écoutez, monsieur! Pour quelle raison me traitez-vous ainsi? Je vous ai toujours aimé. Mais n’importe! Hercule lui-même aurait beau faire !... Le chat peut miauler, le chien aura sa revanche. (Il sort.)

LE ROI

Je vous en prie, bon Horatio, accompagnez-le.

(Horatio sort.) (A Laerte.) Fortifiez votre patience dans nos paroles d’hier soir. Nous allons sur-le-champ amener l’affaire au dénouement.

(A la reine.) Bonne Gertrude, faites surveiller votre fils. (À part.) Il faut à cette fosse un monument vivant. L’heure du repos viendra bientôt pour nous. Jusque-là, procédons avec patience.

(Ils sortent.)

V, II - Dans le château

Entrent HAMLET et HORATIO

HAMLET

Assez sur ce point, mon cher! Maintenant, venons à l’autre. Vous rappelez-vous toutes les circonstances?

HORATIO

Je me les rappelle, monseigneur.

HAMLET

Mon cher, il y avait dans mon cœur une sorte de combat qui m’empêchait de dormir je me sentais plus mal à l’aise que des mutins mis aux fers. Je payai d’audace, et bénie soit l’audace en ce cas!... Sachons que notre imprudence nous sert quelquefois bien, quand nos calculs les plus profonds avortent. Et cela doit nous apprendre qu’il est une divinité qui donne la forme à nos destinées, de quelque façon que nous les ébauchions.

HORATIO

Voilà qui est bien certain.

HAMLET

Évadé de ma cabine, ma robe de voyage en écharpe autour de moi, je marchai à tâtons dans les ténèbres pour les trouver; j’y réussis. J’empoignai le paquet, et puis je me retirai de nouveau dans ma chambre. Je m’enhardis, mes frayeurs oubliant les scrupules, jusqu’à décacheter leurs messages officiels. Et qu’y découvris-je, Horatio ? une scélératesse royale un ordre formel (lardé d’une foule de raisons diverses, le Danemark à sauver, et l’Angleterre aussi... ah! et le danger de laisser vivre un tel loupgarou, un tel croque-mitaine !), un ordre qu’au reçu de la dépêche, sans délai, non, sans même prendre le temps d’aiguiser la hache, on me tranchât la tête.

HORATIO

Est-il possible

HAMLET

Voici le message tu le liras plus à loisir. Mais veux-tu savoir maintenant ce que je fis?

HORATIO

Parlez, je vous supplie.

HAMLET

Ainsi empêtré dans leur guet-apens, je n’aurais pas eu le temps de deviner le prologue qu’ils auraient déjà commencé la pièce! Je m’assis; j’imaginai un autre message ; je l’écrivis de mon mieux. Je croyais jadis, comme nos hommes d’État, que c’est un avilissement de bien écrire, et je me suis donné beaucoup de peine pour oublier ce talent-là. Mais alors, mon cher, il me rendit le service d’un greffier. Veux-tu savoir la teneur de ce que j’écrivis?

HORATIO

Oui, mon bon seigneur.

HAMLET

Une requête pressante adressée par le roi à son cousin d’Angleterre, comme à un tributaire fidèle si celui-ci voulait que la palme de l’affection pût fleurir entre eux deux, que la paix gardât toujours sa couronne d’épis et restât comme un trait d’union entre leurs amitiés, et par beaucoup d’autres considérations de grand poids, il devait, aussitôt la dépêche vue et lue, sans autre forme de procès, sans leur laisser le temps de se confesser, faire mettre à mort surle-champ les porteurs.

HORATIO

Comment avez-vous scellé cette dépêche?

HAMLET

Eh bien, ici encore s’est montrée la Providence céleste. J’avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui a servi de modèle au sceau de Danemark. Je pliai cette lettre dans la même forme que l’autre, j’y mis l’adresse, je la cachetai, je la mis soigneusement en place, et l’on ne s’aperçut pas de l’enfant substitué. Le lendemain, eut lieu notre combat sur mer; et ce qui s’ensuivit, tu le sais déjà.

HORATIO

Ainsi, Guildenstern et Rosencrantz vont tout droit à la chose.

HAMLET

Ma foi, l’ami! ce sont eux qui ont recherché cette commission; ils ne gênent pas ma conscience; leur ruine vient de leur propre imprudence. Il est dangereux pour des créatures inférieures de se trouver, au milieu d’une passe, entre les épées terribles et flamboyantes de deux puissants adversaires.

HORATIO

Ah! quel roi!

HAMLET

Ne crois-tu pas que quelque chose m’est imposé maintenant? Celui qui a tué mon père et fait de ma mère une putain, qui s’est fourré entre la volonté du peuple et mes espérances, qui a jeté son hameçon à ma propre vie, et avec une telle perfidie! ne dois-je pas, en toute conscience, le châtier avec ce bras. Et n’est-ce pas une action damnable de laisser ce chancre de l’humanité continuer ses ravages?

HORATIO

Il apprendra bientôt d’Angleterre quelle est l’issue de l’affaire.

HAMLET

Cela ne tardera pas. L’intérim est à moi; la vie d’un homme, ce n’est que le temps de dire un. Pourtant je suis bien fâché, mon cher Horatio, de m’être oublié vis-à-vis de Laertes. Car dans ma propre cause je vois l’image de la sienne. Je tiens à son amitié mais, vraiment, la jactance de sa douleur avait exalté ma rage jusqu’au vertige.

HORATIO

Silence! Qui vient là?

Entre OSRIC

OSRIC, se découvrant

Votre Seigneurie est la bienvenue à son retour en Danemark.

HAMLET

Je vous remercie humblement, monsieur. (À Horatio.) Connais-tu ce moucheron?

HORATIO

Non, mon bon seigneur.

HAMLET

Tu n’en es que mieux en état de grâce; car c’est un vice de le connaître. Il a beaucoup de terres, et de fertiles. Qu’un animal soit le seigneur d’autres animaux, il aura sa mangeoire à la table du roi. C’est un perroquet; mais, comme je te le dis, vaste propriétaire de boue.

OSRIC

Doux seigneur, si Votre Seigneurie en a le loisir, j’ai une communication à lui faire de la part de Sa Majesté.

HAMLET

Je la recevrai, monsieur, avec tout empressement d’esprit. Faites de votre chapeau son véritable usage il est pour la tête.

OSRIC

Je remercie Votre Seigneurie il fait très chaud.

HAMLET

Non, croyez-moi, il fait très froid, le vent est au nord.

OSRIC

En effet, monseigneur, Il fait passablement froid.

HAMLET

Mais pourtant, il me semble qu’il fait une chaleur étouffante pour mon tempérament.

OSRIC

Excessive, monseigneur! une chaleur étouffante, à un point.., que je ne saurais dire... Mais, monseigneur, Sa Majesté m’a chargé de vous signifier qu’elle avait tenu sur vous un grand pari... Voici, monsieur, ce dont il s’agit.

HAMLET, lui faisant signe de se couvrir

De grâce, souvenez-vous...

OSRIC

Non, sur ma foi! je suis plus à l’aise, sur ma foi! Monsieur, nous avons un nouveau venu à la cour, Laertes: croyez-moi, c’est un gentilhomme accompli, doué des perfections les plus variées, de très douces manières et de grande mine. En vérité, pour parler de lui avec tact, il est le calendrier, la carte de la gentry; vous trouverez en lui le meilleur monde qu’un gentilhomme puisse connaître.

HAMLET

Monsieur, son signalement ne perd rien dans votre bouche, et pourtant, je le sais, s’il fallait faire son inventaire détaillé, la mémoire y embrouillerait son arithmétique : elle ne pourrait jamais qu’évaluer en gros une cargaison emportée sur un si fin voilier. Quant à moi, pour rester dans la vérité de l’enthousiasme, je le tiens pour une âme de grand article: il y a en lui un tel mélange de raretés et de curiosités, que, à parler vrai de lui, il n’a de semblable que son miroir, et tout autre portrait ne serait qu’une ombre, rien de plus.

OSRIC

Votre Seigneurie parle de lui en juge infaillible.

HAMLET

A quoi bon tout ceci, monsieur? Pourquoi affublons-nous ce gentilhomme de nos phrases grossières?

OSRIC

Monsieur?

HORATIO, à Hamlet

On peut donc parler à n’importe qui sa langue? Vraiment, vous auriez ce talent-là, seigneur?

HAMLET

Que fait à la question le nom de ce gentilhomme?

OSRIC

De Laerte?

HORATIO, à part, à Hamlet

Sa bourse est déjà vide : toutes ses paroles d’or sont dépensées.

HAMLET

De lui, monsieur.

OSRIC

Je pense que vous n’êtes pas sans savoir...

HAMLET

Tant mieux si vous avez de moi cette opinion; mais quand vous l’auriez, cela ne prouverait rien en ma faveur... Eh bien, monsieur?

OSRIC

Vous n’êtes pas sans savoir de quelle supériorité Laerte est à...

HAMLET

Je n’ose faire cet aveu, de peur de me comparer à lui : pour bien connaître un homme, il faut le connaître par soi-même.

OSRIC

Je ne parle, monsieur, que de sa supériorité aux armes; d’après la réputation qu’on lui a faite, il a un talent sans égal.

HAMLET

Quelle est son arme?

OSRIC

L’épée et la dague.

HAMLET

Ce sont deux de ses armes! Eh bien! après?

OSRIC

Le roi, monsieur, a parié six chevaux barbes, contre lesquels, m’a-t-on dit, Laertes risque six rapières et six poignards de France avec leurs montures, ceinturon, bandoulière, et ainsi de suite. Trois des trains sont vraiment d’une invention rare, parfaitement adaptés aux poignées, d’un travail très délicat et très somptueux.

HAMLET

Qu’appelez-vous les trains?

HORATIO, à Hamlet

Vous ne le lâcherez pas, je sais bien, avant que ses explications ne vous aient édifié.

OSRIC

Les trains, monsieur, ce sont les étuis à suspendre les épées.

HAMLET

L’expression serait plus juste si nous portions une pièce de canon au côté; en attendant, contentons-nous de les appeler des pendants de ceinturon. Six chevaux barbes contre six épées de France, leurs accessoires, avec trois ceinturons très élégants voilà l’enjeu danois contre l’enjeu français. Et sur quoi ce pari?

OSRIC

Le roi a parié, monsieur, que, sur douze bottes échangées entre vous et Laerte, celui-ci n’en porterait pas trois de plus que vous; Laerte a parié vous toucher neuf fois sur douze. Et la question serait soumise à une épreuve immédiate, si Votre Seigneurie daignait répondre.

HAMLET

Comment? Si je réponds non?

OSRIC

Je veux dire, monseigneur, si vous daigniez opposer votre personne à cette épreuve.

HAMLET

Monsieur, je vais me promener ici dans cette salle : si cela convient à Sa Majesté, voici pour moi l’heure de la récréation. Qu’on apporte les fleurets, si ce gentilhomme y consent; et pour peu que le roi persiste dans sa gageure, je le ferai gagner, si je peux; sinon, j’en serai quitte pour la honte et les bottes de trop.

OSRIC

Rapporterai-je ainsi votre réponse?

HAMLET

Dans ce sens-là, monsieur; ajoutez-y toutes les fleurs à votre goût.

OSRIC

Je recommande mon dévouement à Votre Seigneurie. (Il sort.)

HAMLET

Son dévouement! son dévouement ! ... Il fait bien de le recommander lui-même : il n’y a pas d’autres langues pour s’en charger.

HORATIO

On dirait un vanneau qui fuit ayant sur la tête la coque de son œuf.

HAMLET

Il faisait des compliments à la mamelle de sa nourrice avant de la téter. Comme beaucoup d’autres de la même volée dont je vois raffoler le monde superficiel, il se borne à prendre le ton du jour et les usages extérieurs de la société. Sorte d’écume que la fermentation fait monter au sommet de l’opinion ardente et agitée : soufflez seulement sur ces bulles pour en faire l’épreuve, elles crèvent!

(Entre un seigneur.)


LE SEIGNEUR

Monseigneur, le roi vous a fait complimenter par le jeune Osric qui lui a rapporté que vous l’attendiez dans cette salle. Il m’envoie savoir si c’est votre bon plaisir de commencer la partie avec Laerte, ou de l’ajourner.

HAMLET

Je suis constant dans mes résolutions, elles suivent le bon plaisir du roi. Si Laerte est prêt, je le suis; sur-le-champ, ou n’importe quand, pourvu que je sois aussi dispos qu’à présent.

LE SEIGNEUR

Le roi, la reine et toute la cour vont descendre.

HAMLET

Ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR

La reine vous demande de faire un accueil cordial à Laerte avant de vous mettre à la partie.

HAMLET

Elle me donne un bon conseil. (Sort le seigneur.)

HORATIO

Vous perdrez ce pari, monseigneur.

HAMLET

Je ne crois pas : depuis qu’il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé : avec l’avantage qui m’est fait, je gagnerai. Mais tu ne saurais croire quel mal j’éprouve ici, du côté du cœur. N’importe!

HORATIO

Pourtant, monseigneur...

HAMLET

C’est une niaiserie : une sorte de pressentiment qui suffirait peut-être à troubler une femme.

HORATIO

Si vous avez dans l’esprit quelque répugnance, obéissez-y. Je vais les prévenir de ne pas se rendre ici, en leur disant que vous êtes indisposé.

HAMLET

Pas du tout. Nous bravons le présage : il y a une providence spéciale pour la chute d’un moineau. Si mon heure est venue, elle n’est pas à venir; si elle n’est pas à venir, elle est venue: que ce soit à présent ou pour plus tard, soyons prêts. Voilà tout. Puisque l’homme n’est pas maître de ce qu’il quitte, qu’importe qu’il le quitte de bonne heure!

Entrent LE ROI, LA REINE, LAERTE, OSRIC,

des seigneurs, des serviteurs portant des fleurets, des gantelets, une table et des flacons de vin

LE ROI

Venez, Hamlet, venez, et prenez cette main que je vous présente. (Le roi met la main de Laerte dans celle d’Hamlet.)

HAMLET

Pardonnez-moi, monsieur, je vous ai offensé, mais pardonnez-moi en gentilhomme. Ceux qui sont ici présents savent et vous devez avoir appris de quel cruel égarement j’ai été affligé. Si j’ai fait quelque chose qui ait pu irriter votre caractere, votre honneur, votre rancune, je le proclame ici acte de folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laerte? Ce n’a jamais été Hamlet. Si Hamlet est enlevé à lui-même, et si, n’étant plus lui-même, il offense Laerte, alors, ce n’est pas Hamlet qui agit: Hamlet renie l’acte. Qui agit donc? sa folie. S’il en est ainsi, Hamlet est du parti des offensés, le pauvre Hamlet a sa folie pour ennemi. Monsieur, après ce désaveu de toute intention mauvaise fait devant cet auditoire, puissé-je n’être condamné dans votre généreuse pensée que comme si, lançant une flèche par-dessus la maison, j’avais blessé mon frère!

LAERTE

Mon cœur est satisfait, et ce sont ses inspirations qui, dans ce cas, me poussaient le plus à la vengeance; mais sur le terrain de l’honneur, je reste à l’écart et je ne veux pas de réconciliation, jusqu’à ce que des arbitres plus âgés, d’une loyauté connue, m’aient imposé, d’après les précédents, une sentence de paix qui sauvegarde mon nom. Jusque-là j’accepte comme bonne amitié l’amitié que vous m’offrez, et je ne ferai rien pour la blesser.

HAMLET

J’embrasse franchement cette assurance, et je m’engage loyalement dans cette joute fraternelle. Donnez-nous les fleurets, allons!

LAERTE

Voyons! qu’on m’en donne un!

HAMLET

Je vais être votre plastron, Laerte auprès de mon inexpérience, comme un astre dans la nuit la plus noire, votre talent va ressortir avec éclat.

LAERTE

Vous vous moquez de moi, monseigneur.

HAMLET

Non, je le jure.

LE ROI

Donnez-leur les fleurets, jeune Osric. Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure?

HAMLET

Parfaitement, monseigneur. Votre Grâce a parié bien gros pour le côté le plus faible.

LE ROI

Je n’en suis pas inquiet je vous ai vus tous deux... D’ailleurs, puisque Hamlet est avantagé, la chance est pour nous.

LAERTE, essayant un fleuret

Celui-ci est trop lourd, voyons-en un autre.

HAMLET

Celui-ci me va. Ces fleurets ont tous la même longueur?

OSRIC

Oui, mon bon seigneur. (Ils se mettent en garde.)

LE ROI

Posez-moi les flacons de vin sur cette table si Hamlet porte la première ou la seconde botte, ou s’il riposte à la troisième, que les batteries fassent feu de toutes leurs pièces ! Le roi boira à la santé d’Hamlet, et jettera dans la coupe une perle plus précieuse que celles que les quatre rois nos prédécesseurs ont portées sur la couronne de Danemark. Donnez-moi les coupes. Que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canons du dehors, les canons aux cieux, les cieux à la terre, que le roi boit à Hamlet! Allons, commencez! Et vous, juges, ayez l’oeil attentif!

HAMLET

En garde, monsieur!

LAERTE

En garde, monseigneur! (Ils commencent l’assaut.)

HAMLET

Une!

LAERTE

Non.

HAMLET

Jugement!

OSRIC

Touché! très positivement touché!

LAERTE

Soit! Recommençons.

LE ROI

Attendez qu’on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi; je bois à ta santé. Donnez-lui la coupe. (Les trompettes sonnent; bruit du canon au-dehors.)

HAMLET

Je veux auparavant terminer cet assaut: mettez-la de côté un moment. Allons! (L’assaut recommence.) Encore une! Qu’en dites-vous?

LAERTE

Touché, touché ! je l’avoue.

LE ROI

Notre fils gagnera.

LA REINE

Il est gras et de courte haleine... Tiens, Hamlet, prends mon mouchoir et frotte-toi le front. La reine boit à ton succès, Hamlet.

HAMLET

Bonne madame!

LE ROI

Gertrude, ne buvez pas!

LA REINE, prenant la coupe

Je boirai, monseigneur; excusez-moi, je vous prie.

LE ROI, à part

C’est la coupe empoisonnée! Il est trop tard.

HAMLET

Je n’ose pas boire encore, madame ; tout à l’heure.

LA REINE

Viens, laisse-moi essuyer ton visage.

LAERTE, au roi

Monseigneur, je vais le toucher cette fois.

LE ROI

Je ne le crois pas.

LAERTE, à part

Et pourtant c’est presque contre ma conscience.

HAMLET

Allons, la troisième, Laerte! Vous ne faites que vous amuser; je vous en prie, tirez de votre plus belle force; j’ai peur que vous ne me traitiez en enfant.

LAERTE

Vous dites cela? En garde! (Ils recommencent.)

OSRIC

Rien des deux parts.

LAERTE

À vous, maintenant! (Laerte blesse Hamlet. Puis, en ferraillant, ils échangent leurs fleurets.)

LE ROI

Séparez-les; ils sont enflammés.

HAMLET

(attaquant.) Non. Recommençons! (La reine tombe.)

OSRIC

Secourez la reine! là! ho! (Hamlet blesse Laerte.)

HORATIO

Ils saignent tous les deux. Comment cela se fait-il, monseigneur?

OSRIC

Comment êtes-vous, Laerte?

LAERTE

Ah! comme une buse prise à son propre piège, Osric ! je suis tué justement par mon guet-apens.

HAMLET

Comment est la reine?

LE ROI

Elle s’est évanouie à la vue de leur sang.

LA REINE

Non! non! le breuvage! le breuvage! Ô mon Hamlet chéri! le breuvage! le breuvage! Je suis empoisonnée. (Elle meurt.)

HAMLET

Ô infamie ! ... Holà! qu’on ferme la porte! Il y a une trahison : qu’on la découvre!

LAERTE

La voici, Hamlet : Hamlet, tu es assassiné; nul remède au monde ne peut te sauver; en toi il n’y a plus une demi-heure de vie; l’arme traîtresse est dans ta main, démouchetée et venimeuse; le coup hideux s’est retourné contre moi. Tiens! je tombe ici, pour ne jamais me relever; ta mère est empoisonnée... Je n’en puis plus... Le roi... le roi est le coupable.

HAMLET

La pointe empoisonnée aussi! Alors, venin, à ton œuvre! (Il frappe le roi.)

OSRIC et LES SEIGNEURS

Trahison! trahison!

LE ROI

Oh! défendez-moi encore, mes amis; je ne suis que blessé!

HAMLET

Tiens! toi, incestueux, meurtrier, damné Danois! Bois le reste de cette potion !... Ta perle y est-elle? Suis ma mère. (Le roi meurt.)

LAERTE

Il a ce qu’il mérite : c’est un poison préparé par lui-même. Échange ton pardon avec le mien, noble Hamlet. Que ma mort et celle de mon père ne retombent pas sur toi, ni la tienne sur moi! (Il meurt.)

HAMLET

Que le ciel t’en absolve! Je vais te suivre... Je meurs, Horatio... Reine misérable, adieu !... Vous qui pâlissez et tremblez devant cette catastrophe, muets auditeurs de ce drame, si j’en avais le temps, si la mort, ce recors farouche, ne m’arrêtait si strictement, oh! je pourrais vous dire... Mais résignonsnous... Horatio, je meurs; tu vis, toi! justifie-moi, explique ma cause à ceux qui l’ignorent.

HORATIO

Ne l’espérez pas. Je suis plus un Romain qu’un Danois. Il reste encore ici de la liqueur.

HAMLET

Si tu es un homme, donne-moi cette coupe, lâche-la ;... par le ciel, je l’aurai! Dieu! quel nom blessé, Horatio, si les choses restent ainsi inconnues, vivra après moi! Si jamais tu m’as porté dans ton cœur, absente-toi quelque temps encore de la félicité céleste, et exhale ton souffle pénible dans ce monde rigoureux, pour raconter mon histoire. (Marche militaire au loin; bruit de mousqueterie derrière le théâtre.) Quel est ce bruit martial?

OSRIC

C’est le jeune Fortinbras qui arrive vainqueur de Pologne, et qui salue les ambassadeurs d’Angleterre de cette salve guerrière.

HAMLET

Oh! je meurs, Horatio; le poison puissant étreint mon souffle; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d’Angleterre; mais je prédis que l’élection s’abattra sur Fortinbras; il a ma voix mourante; raconte-lui, avec plus ou moins de détails, ce qui a provoqué... Le reste... c’est silence... (Il meurt.)

HORATIO

Voici un noble cœur qui se brise. Bonne nuit, doux prince! que des essaims d’anges te bercent de leurs chants ! ... Pour quoi ce bruit de tambours ici? (Marche militaire derrière la scène.)

Entrent FORTINBRAS, LES AMBASSADEURSd’Angleterre et autres

FORTINBRAS

Où est ce spectacle?

HORATIO

Qu’est-ce que vous voulez voir? Si c’est un malheur ou un prodige, ne cherchez pas plus loin.

FORTINBRAS

Ce monceau crie : Carnage ! ... Ô fière mort! quel festin prépares-tu dans ton antre éternel, que tu as, d’un seul coup, abattu dans le sang tant de princes?

PREMIER AMBASSADEUR

Ce spectacle est effrayant; et nos dépêches arrivent trop tard d’Angleterre. Il a l’oreille insensible celui qui devait nous écouter, à qui nous devions dire que ses ordres sont remplis, que Rosencrantz et Guildenstern sont morts. D’où recevrons-nous nos remerciements?

HORATIO

Pas de sa bouche, lors même qu’il aurait le vivant pouvoir de vous remercier: il n’a jamais commandé leur mort. Mais puisque vous êtes venus si brusquement au milieu de cette crise sanglante, vous, de la guerre de Pologne, et vous, d’Angleterre, donnez ordre que ces corps soient placés sur une haute estrade à la vue de tous, et laissez-moi dire au monde qui l’ignore encore, comment ceci est arrivé. Alors vous entendrez parler d’actes charnels, sanglants, contre nature; d’accidents expiatoires; de meurtres involontaires; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs. Voilà tout ce que je puis vous raconter sans mentir.

FORTINBRAS

Hâtons-nous de l’entendre, et convoquons les plus nobles à l’auditoire. Pour moi, c’est avec douleur que j’accepte ma fortune : j’ai sur ce royaume des droits non oubliés, que mon intérêt m’invite à revendiquer.

HORATIO

J’ai mission de parler sur ce point, au nom de quelqu’un dont la voix en entraînera bien d’autres. Mais agissons immédiatement, tandis que les esprits sont encore étonnés, de peur qu’un complot ou une méprise ne cause de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS

Que quatre capitaines portent Hamlet, comme un combattant, sur l’estrade; car, probablement s’il eût été mis à l’épreuve, c’eût été un grand roi! et que, sur son passage, la musique militaire et les salves guerrières retentissent hautement en son honneur! Enlevez les corps : un tel spectacle ne sied qu’au champ de bataille; ici, il fait mal. Allez! dites aux soldats de faire feu. (Marche funèbre. Ils sortent en portant les cadavres; après quoi, on entend une décharge d'artillerie.)