« L’Instruction primaire et les Enfans des classes pauvres en Angleterre/01 » : différence entre les versions

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: ''Education of pauper children. — Resolutions and heads of report'', proposed by M. Senior, 1 vol. 1862.
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Aucune question n’a été plus souvent agitée que celle de l’instruction primaire ; aucune ne mérite plus de l’être. Elle reste à l’étude dans tous les états civilisés, quelque soin qu’on ait mis à l’éclaircir et à la résoudre. Dans plusieurs de ces états, les mœurs sont sur ce point en avant des lois ; dans d’autres, les lois sont en avant des mœurs. L’Angleterre est dans le premier cas. la France dans le second ; chacun des deux peuples a obéi à son génie. Nos voisins ont suppléé par les formes et les moyens les plus variés aux lacunes de l’action publique, et un certain ordre s’est dégagé parmi eux du sein de prescriptions et d’attributions incohérentes. Chez nous au contraire, des cadres réguliers sont ce qui manque le moins à l’institution. La loi de 1833, que prépara et soutint comme ministre M. Guizot, et qui eut à la chambre des pairs la bonne fortune d’avoir M. Cousin pour rapporteur, est demeurée un monument que le temps consacre sans l’entamer. Les proportions et l’ordonnance en ont été calculées de manière à anticiper sur les besoins plutôt que de rester en-deçà. Il ne s’agit plus que de développer au sein des populations le goût des services que cette loi est appelée à rendre.
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Ce goût vient, mais lentement ; il n’y a point là-dessus d’illusions à se faire. Plus prononcé dans les villes, qui en ont recueilli de prompts et bons effets, il reste très émoussé dans les campagnes, où les meilleurs plans échouent devant une force d’inertie qui reparaît quand on la suppose vaincue. En matière d’instruction primaire, la distance est grande entre les apparences et les réalités. De ce que le nombre des élèves s’accroît, il ne s’ensuit pas que la culture des esprits réponde dans les mêmes proportions à cet accroissement. Les chiffres, fussent-ils exacts, n’ont qu’une signification relative ; ils se composent d’unités équivalentes dans lesquelles s’absorbent et se masquent de grandes inégalités. De là une source de mécomptes. N’est-il pas constant que les vérifications qui accompagnent le recrutement militaire donnent chaque année un démenti aux approximations numériques basées sur les tableaux officiels de l’enseignement, et que là où on ne devrait trouver que 18 ou 20 pour 100 d’illettrés, il s’en rencontre de 35 à 40 pour 100 ? De telles différences qui affectent les résultats inspirent involontairement des doutes sur la bonté de l’instrument ou tout au moins sur les dispositions de la communauté où il s’exerce. Un contrôle sérieux, s’il était possible, groupe par groupe, tête par tête, fournirait de bien autres sujets de désappointement. Dans le cours d’enquêtes récentes que l’Institut a bien voulu me confier, j’en ai fait moi-même l’épreuve sur quelques villages non de l’ouest et du midi, que des dialectes particuliers tiennent forcément en retard, mais de la partie de la France qui parle le plus habituellement notre langue. J’ai été surpris et affligé de voir combien peu d’individus au-dessus de vingt ans y savaient lire et écrire ; on les citait comme des exceptions. Parmi les illettrés, je pus m’en assurer, plusieurs avaient passé par les écoles. En Angleterre, dans les comtés de Lancastre et de York, en Ecosse, dans le comté de Lanark, j’ai continué cette recherche : sur tous ces points, elle m’a présenté des résultats plus favorables. Qu’il faille l’attribuer en partie à la race, à la tradition, même au climat, c’est ce qui est démontré jusqu’à l’évidence ; mais à côté et au-dessus de ces influences il y a celle des méthodes, et ici on est naturellement conduit à des comparaisons.

L’enseignement en France s’est mis et a dû se mettre en harmonie avec les institutions qui nous régissent. Il relève d’une autorité centrale d’où tout part et où tout vient aboutir, qui pour les : moindres détails garde le premier et le dernier mot, et ne se dessaisit même jamais des pouvoirs qu’elle délègue. Des amendemens qui remontent à douze années ont pu modifier ce régime ; l’expérience est faite, ils n’en ont point altéré l’esprit. Aujourd’hui comme autrefois, l’enseignement officiel supporte avec impatience et voit
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avec ombrage ce qui se fait en dehors de lui. les hommes n’y sont pour rien, c’est dans la force des choses. Ajoutons que ces procédés un peu militaires appliqués à l’enseignement ont leurs avantages, et entre autres les vertus de corps, d’unité d’efforts et de doctrines, le frein de la discipline, et, par la collation des grades, des garanties de capacité. On en tire, tout ce qu’il est permis de tirer de l’action publique en pleine concentration. En revanche, l’inconvénient de ce régime est d’énerver, quand il ne l’exclut pas, l’action locale et privée. C’est sur ce terrain que l’Angleterre rétablit l’équilibre à son profit. L’enseignement y jouit d’une entière liberté d’allures ; il est livré à ceux qui y ont un intérêt direct, l’individu, la paroisse, le comté ; l’état ne vient qu’après, par l’entremise du conseil privée chargé d’une répartition de subsides. Les attributions et la responsabilité suivent cet ordre, qui, est l’inverse du nôtre ; les écoles s’administrent, se soutiennent, ou par leurs ressources propres ou par des taxes locales ; le gouvernement les assiste sans peser sur elles. Point de pédagogie jetée dans un moule uniforme ; là, comme ailleurs, on a donné carrière à la variété ; des combinaisons et laissé les individus et les groupes maîtres de choisir ce qui leur convient. Il se peut qu’on n’arrive pas ainsi à une symétrie complète, qu’on rencontre quelques disparates ; mais on a plus de mouvement et plus de vie. L’inspiration personnelle et les influences ambiantes se concilient mal avec la dépendance, l’ardeur s’y éteint, la volonté s’y consume sans aliment : au lieu de mécanismes souples et multipliés, s’adaptant aux lieux et aux circonstances, on n’a plus qu’un mécanisme unique et rigide qui ne tient compte ni des uns ni des autres. Tel est le contraste qui existe, en matière d’instruction primaire, entre les institutions anglaises-et nos institutions. Peut-être y a-t-il à puiser dans les deux systèmes ce que chacun d’eux renferme de mieux éprouvé et de meilleur ; nos voisins, comme on va le voir, ont fait quelques pas dans cette voie.


<center>I</center>

Avant d’entrer dans les détails, il y a certaines réserves à faire. Dans les enquêtes qui ont lieu en France, enquêtes le plus souvent administratives, le sentiment qui domine est l’apologie. Il n’en saurait être autrement. Les questions se posent de supérieurs à inférieurs, et ceux-ci savent trop bien, ce qu’on attend d’eux pour broncher dans leurs réponses. Ils ne ménagent pas les excès de zèle, certains que de tous les griefs c’est celui qui leur sera le plus facilement pardonné. De là un faisceau de témoignages, qui aboutissent à cette conclusion, que tout est pour le mieux dans la meilleure
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des administrations possibles. Dernièrement un concours a été ouvert parmi les instituteurs primaires ; on leur demandait ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes et de leurs fonctions. Six mille mémoires ont été envoyés ; le public n’en a eu connaissance que par le rapport qui les résume. Nul doute n’est possible sur le ton qui y règne ; c’est un concert de félicitations avec peu de notes discordantes. Une seule plainte s’en est exhalée, unanime il est vrai, au sujet de l’insuffisance des traitemens, que personne ne conteste, et au sujet de laquelle l’administration se laisserait volontiers forcer la main. Quelques concurrens ont étendu leurs réclamations jusqu’au logement et au matériel de l’école ; les plus hardis ont proposé un cours de jardinage comme annexe des cours primaires, ce qui aurait mis un petit clos à leur disposition. Telles sont les réformes généralement indiquées, et encore faut-il croire que ces vœux ont été enveloppés dans des formules de respect pour en adoucir l’expression.

En Angleterre, il n’en est point ainsi. Les enquêtes y sont libres et toujours empreintes d’amertume. On y reconnaît l’accent d’un peuple qui n’est accoutumé ni à se flatter, ni à être flatté, se laisse dire ses vérités jusqu’à l’exagération, et tient moins à savoir par où il excelle que par où il pèche. On n’y a point en vue une autorité constituée dont il faut gagner l’oreille ou ménager les susceptibilités, mais l’opinion publique, sur laquelle on cherche à agir fortement pour éveiller son attention et vaincre son indifférence. De là un autre écueil dont il est essentiel de se défier. Ces enquêtes chargent souvent, en vue de l’effet, les couleurs du tableau ; on y met volontiers les choses au pire. S’il est quelque détail de nature à émouvoir, on en exagère à dessein la portée ; tel accident du sujet prendra des proportions hors de mesure, et, tout exact qu’il est, donnera une fausse notion de l’ensemble. Ce défaut, commun aux enquêtes anglaises, et dont on ne tient pas suffisamment compte dans les jugemens qu’on en tire, se retrouve à un certain degré dans celle dont je vais exposer les résultats. Je m’appuierai dans ce travail sur un rapport publié par M. Senior, président de la commission chargée d’examiner l’état de l’instruction primaire. Les titres de M. Senior comme économiste et comme moraliste sont de notoriété publique ; ceux des membres qui lui étaient adjoints ne sont pas moins réels : appartenant au clergé et à l’enseignement supérieur, ils étaient par leurs études et leurs fonctions familiers avec la matière ; ils n’avaient rien à ménager ni à craindre, n’étaient animés que de la seule préoccupation de guérir le mal et de faire le bien, dussent-ils pour cela porter des coups violens et jeter par des récits douloureux le trouble dans les consciences.

L’objet de l’enquête peut se définir en quelques mots : fallait-il
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étendre ou restreindre les attributions du conseil privé dans le domaine de l’enseignement ? Y avait-il lieu de s’arrêter aux objections qui s’étaient élevées contre l’exercice de son autorité dans les limites fixées par la loi et les usages ? Enfin quelles étaient, en tout état de cause, les réformes que l’enseignement élémentaire, surtout dans les classes pauvres, réclamait avec le plus d’urgence ? Je prendrai ces questions une à une et dans leur ordre.

Le conseil privé, qui est ici mis en cause, ne s’est pas emparé sans résistance de la portion d’influence qui lui est désormais dévolue. Il est de doctrine générale que les services qui ont un caractère individuel et local doivent à la fois se suffire à eux-mêmes et disposer d’eux-mêmes. L’ingérence du conseil privé comme tuteur et caissier des écoles, puisant dans le fonds commun pour des intérêts particuliers, était une dérogation à ce principe ; à ce titre, elle a été vivement combattue. Il n’a pas manqué de logiciens pour rappeler qu’en fait d’éducation le devoir et la charge incombent d’abord à la famille ; que c’est à la famille de sentir ce que vaut l’instruction, et par suite d’y mettre le prix, que toute autre manière d’envisager les choses déplace l’obligation et l’effort, affaiblit les liens naturels et blesse la dignité des classes. Les mêmes logiciens ajoutaient que si la nécessité de violer le principe était démontrée, c’était à la localité, à la localité seule, d’intervenir, soit par des taxes spéciales, soit par des contributions volontaires, mais qu’en aucun cas il n’était juste ni sensé d’en charger l’état, de convertir une dette privée en dette publique, d’ouvrir la porte aux faveurs, aux abus d’influence qui accompagnent toute distribution de secours. Voilà le langage des adversaires du conseil privé, constitué en université au petit pied, et ce langage répond, à ce qu’il y a de plus sensible dans le vieil esprit anglais. Les concentrations de pouvoir auxquelles nous nous prêtons avec tant de bonne grâce et de candeur répugnent à nos voisins ; ils y résistent de leur mieux. Ainsi ont-ils fait quand il s’est agi de fondre en un seul corps les polices bigarrées qu’entretenaient les diverses paroisses dont se compose la ville de Londres ; ainsi également quand il a fallu créer une législation sur les établissemens insalubres, définir les nuisances et régler les formes de l’autorisation, partout enfin où, bon gré, mal gré, des tempéramens ont été introduits dans l’exercice de droits privés pu municipaux.

C’est de cette façons et par une brèche faite aux coutumes, que l’autorité du conseil privé s’est établie et maintenue. Encore n’est-ce là qu’une autorité mitigée et précaire qui donne plus d’avis que d’ordres et agit moins par les entraves qu’elle met que par les largesses dont elle dispose. Un fonds de 573,000 livres sterling (14 millions 1/2 de francs) que le conseil privé répartit entre les écoles
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est son meilleur et presque son seul instrument. Ce fonds s’applique soit à l’entretien d’anciennes écoles, soit à la création d’écoles nouvelles, de manière à ne se substituer à aucune des ressources ordinaires, mais à en combler seulement l’insuffisance. Ces subventions. sont facultatives des deux parts ; il est des écoles, comme celles des congrégationalistes, qui s’y refusent absolument et demeurent ainsi en dehors de la surveillance du conseil privé ; les autres écoles, quand elles s’y soumettent, le font de leur plein consentement, elles mettent à prix pour ainsi dire l’abandon de leur indépendance. Les motifs qui les déterminent sont tantôt la pauvreté du ressort, tantôt le besoin de fortifier les études ou le désir d’attirer plus d’élèves par un rabais dans les rétributions à la charge des familles. Ajoutons que la surveillance exercée n’a pas un caractère rigoureux et laisse les pouvoirs où ils sont, c’est-à-dire entre les mains des agens locaux et directement intéressés. L’instrument de cette surveillance est un corps d’inspecteurs de formation récente, et pour lequel une somme de 50,000 livres sterling (1,250,000 francs) a été inscrite au budget. Rien ne peint mieux la disposition des esprits que les résistances qui ont accompagné la création de ce corps. La chambre des communes voulait que ces inspecteurs eussent un mandat sérieux, des attributions étendues, le droit de fermer une école quand le local serait reconnu insalubre, de frapper de révocation l’instituteur incapable ou prévaricateur ; elle ne reculait pas devant la dépense pour constituer un corps respectable et armé d’une certaine autorité. La chambre des lords se refusa à cet empiétement sur les coutumes établies et à ce déplacement des responsabilités ; elle admit l’inspection, mais dans des termes vagues, sans lui donner la vie par des subsides, ni la puissance par des attributions définies. Son intention évidente était de laisser marcher les choses comme elles avaient marché jusque-là. Par-dessus tout, elle entendait écarter ce qui aurait pu ressembler à une organisation générale, systématiquement conçue et appliquée ; elle maintenait la règle admise, qui est de ne toucher au vieil édifice que par fragmens, en faisant le nécessaire et n’allant point au-delà. Il se peut aussi qu’elle se soit défendue de ce qui était suspect d’imitation, et qu’elle ait vu dans un inspectorat fortement constitué un emprunt à notre régime universitaire. Quoi qu’il en soit, elle n’a accepté l’institution qu’en l’énervant et en la dépouillant de la sanction qui en eût assuré l’influence.

Derrière les motifs avoués s’en cachait un autre qui agissait dans l’ombre, c’était la prévention religieuse. Toute combinaison uniforme en matière d’enseignement eût amené comme conséquence l’égalité de traitement pour tous les cultes, concession à laquelle
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l’église établie résiste énergiquement. Relativement tolérante pour les schismes nés dans son sein et les mille variétés de la communion protestante, elle ne s’accoutume pas à l’idée qu’on admette au même litre et traite sur le même pied les religions hostiles à la réforme. Les passions qui ont éclaté à propos du collège catholique de Maynooth n’ont pas désarmé, et chaque année la chambre des communes entend les plaintes qui s’exhalent à propos des subsides accordés à un établissement ennemi. C’est comme un parti-pris de ne plus faire un pas dans cette voie, de s’abstenir de tout acte qui serait de nature à affaiblir les incompatibilités et à rapprocher les distances. Que chaque culte ait ses écoles et les défraie, cela est de droit dans un pays de liberté ; mais entre ce droit et le projet de les confondre dans une protection commune, il y a un abîme que le clergé est résolu à ne pas franchir. La perspective d’une religion anonyme lui répugne profondément ; il ne veut pas que cet objet principal de l’éducation s’efface dans un compromis et une promiscuité inséparables de la tiédeur. Les ministres de la confession dominante sont très entiers à ce sujet. « On peut faire le rêve, dit un de ces ministres, M. Fraser, d’une plate-forme religieuse où toutes les croyances viendraient se rencontrer, d’un système d’éducation où, ne s’attachant qu’au fond des choses, on mettrait en oubli les différences pour aboutir aux grands principes sur lesquels l’accord s’établit parmi les hommes de bien. Ce sont des tableaux de fantaisie où l’imagination a pleine carrière. Lorsqu’on en reviendra aux réalités, il sera aisé de reconnaître qu’en ne distinguant pas les rouages on a affaibli le mécanisme. Il ne faut pas perdre de vue, en traitant ce sujet, par quelles mains l’œuvre est conduite, quels sont les hommes qui lui donnent la vie et le mouvement. Ce ne sont ni les philosophes de cabinet, ni les orateurs de tribune ; ce sont des milliers de ministres de la religion, orthodoxes ou dissidens, hommes, si l’on veut, à vues étroites et incapables peut-être d’en avoir de plus larges, mais animés d’une incontestable ardeur, disposés à sacrifier librement et sans calcul leur argent, leur temps, leur santé, pour un objet qui n’a de valeur à leurs yeux que par ses conséquences religieuses. Écartez, tempérez ce motif dominant, et la charpente de votre éducation s’écroule. Ne croyez pas qu’une création meilleure succéderait à cette destruction, qu’un monde plus beau sortirait des eaux de ce déluge. Le système actuel une fois renversé, je ne sais pas où je trouverais, dans les quatre cent neuf paroisses de mon district, des élémens de reconstitution, lorsque les ministres auront cessé de regarder cette tâche comme une branche distincte de leurs devoirs pastoraux. Voilà ce que je pense d’un système d’éducation purement séculier. »
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Devant ces deux opinions absolues, l’une qui ne veut pas que l’était se substitue aux devoirs et aux droits des familles et des localités, même dans des intentions généreuses, l’autre qui redoute que son intervention n’aboutisse à l’indifférence en matière de religion et la tient pour suspecte sur ce chef, les commissaires n’ont guère à proposer que des tempéramens et des palliatifs. Ils reconnaissent la valeur des objections et demandent seulement que la rigueur des principes fléchisse devant la puissance des faits. Comment se refuser à l’évidence ? Du côté des parens, tantôt c’est la volonté, tantôt ce sont les moyens qui manquent ; du côté des localités, c’est l’apathie ou l’insuffisance des ressources qui fait obstacle. Les enfans doivent-ils souffrir de ces causes de délaissement ? N’est-ce pas à l’état de leur tendre la main quand la famille et la paroisse semblent se démettre ? Pour les gens de labeur, c’est une lourde charge que l’école, charge directe par la rétribution, indirecte par le temps prélevé sur la main-d’œuvre. Dans le West-Riding, l’un des riches comtés de l’Angleterre, la rétribution scolaire est de trois deniers par semaine ; le nombre des élèves diminue sensiblement quand on la porte à quatre deniers. Pour 4 shillings de plus par an, les parens reculent devant la dépense et suppriment l’éducation comme trop onéreuse. Ils y sont conduits par un autre calcul. Dès l’âge de huit ans, le plus profitable pour la culture intellectuelle, l’enfant de la campagne peut gagner 1 shilling 1/2 par semaine, l’enfant des villes de 3 à 4 shillings. L’école n’enlevât-elle qu’un tiers de ce salaire, c’est dans le premier cas 26 shillings, dans le second cas 50 ou 65 shillings par an de déficit dans les recettes du ménage. Faut-il s’étonner que ce calcul soit déterminant, que des pères ignorans soient tentés de spéculer sur l’ignorance de leurs fils et ne se croient pas astreints à leur ménager, à force de privations, une condition meilleure que celle où ils ont eux-mêmes vécu ? Avec le temps sans doute et avec les lumières, cet égoïsme cédera, ces mœurs changeront ; mais, pour obtenir la moisson, il faut répandre la semence. Quant aux localités, plusieurs succombent sous le poids des charges ; elles ont leurs pauvres, leurs frais d’entretien, leurs dépenses spéciales : on n’en peut attendre que des efforts lents et hors de proportion avec les besoins. C’est donc à l’état qu’il faut recourir : la civilisation du pays, sa dignité, son honneur, sa sécurité, sont en jeu dans les progrès de l’éducation publique. Les commissaires en concluent que l’état ne pourrait, sans injure ni dommage, être dessaisi de ce grand intérêt ; ils sont d’avis que le conseil privé doit être maintenu dans ses fonctions sans en excéder la mesure et en se bornant à corriger quelques détails défectueux dans la pratique.

Au sujet des répugnances du clergé, leurs conclusions sont moins
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formelles. Singulière contradiction ! nulle part les hardiesses politiques ne sont poussées plus loin que dans les îles anglaises ; s’agit-il de tolérance religieuse, le langage devient timide, confus, hésitante L’esprit le plus libre se sent mal à l’aise sur ce terrain. La commission d’enquête reconnaît, il est vrai, qu’il est possible de concevoir, même de désirer un système moins exclusif que celui qui existe, et dans lequel on ne mêlerait à l’éducation séculière que les notions de morale communes à tous les âges de la chrétienté, sauf à réserver pour d’autres lieux et d’autres temps l’enseignement des dogmes particuliers. Cependant elle ajoute presque aussitôt que la disposition actuelle des esprits enlève à ce système toute chance de réussir en Angleterre. Ce n’est pas des familles que partiraient les résistances ; les classes populaires n’ont pas en général de bien vifs préjugés là-dessus. L’opposition viendrait de la petite noblesse des campagnes et des classes moyennes des villes, qui sont intraitables sur leurs dogmes respectifs et mettent une égale ardeur à les défendre et à les propager. Elles s’indigneraient à la pensée que le gouvernement pût employer les deniers publics à soudoyer les hérésies et devenir comme une trésorerie de l’impiété. Mieux vaudrait à leurs yeux briser l’instrument et supprimer les subventions. Les classes qui parlent ainsi sont à ménager ; leur droit de remontrance se fonde sur des largesses aux écoles qui dépassent de beaucoup celles de l’état. Si leur bourse ne s’ouvrait pas, ce ne serait plus 600,000 livres sterling qu’il s’agirait de mettre à la disposition du conseil privé, mais bien 2 millions de livres. L’objet est à considérer, et il a fallu maintenir ce qu’on appelle la clause de conscience pour les écoles qui reçoivent du trésor public des subsides ou des dons. Cette formalité est souvent dérisoire, témoin cette école israélite à laquelle il a suffi, pour être reconnue et secourue, de s’astreindre à lire à haute voix, une fois par jour, un seul verset de l’Ancien Testament. Quand les préjugés en arrivent là, ils sont bien près de rendre les armes. Pour amener la trêve, peut-être suffirait-il que l’inspection, dévolue jusqu’à présent au clergé, passât en partie du moins entre des mains séculières. La commission en exprime le vœu ; elle se prononce également pour une inspection sédentaire substituée à l’inspection ambulante qui est aujourd’hui en vigueur, et dans laquelle les choix se ressentent des surprises du premier moment. Ces réformes ne touchent, on le voit, qu’à des détails ; elles n’engagent pas le principe consacré dans notre enseignement, et pour lequel nous sommes en avance de l’Angleterre : protection à toutes les écoles sans distinction de croyances !

Si nos voisins ont tant de respect pour les opinions du clergé, c’est qu’il a noblement porté le poids du jour. Les écoles actuelles
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ne vivent que par son dévouement : il en est le surveillant gratuit, le moniteur, souvent le trésorier. Volontiers on attribue aux lords la meilleure part des soulagemens qui proviennent de la charité et de la générosité privées ; ce sentiment s’atténue quand on vérifie les faits. Que dans une calamité publique et une réunion d’apparat les lords donnent l’exemple et le fassent avec libéralité, c’est un devoir de tradition et de race, une manière habile d’agir sur les esprits et une sorte de rançon de leurs privilèges. Ils sont en vue, on attend d’eux un sacrifice ; ils s’exécutent de bonne grâce et avec grandeur. L’homme s’efface alors devant le personnage ; il reparaît dans les quêtes obscures, destinées à faire plus de bien que de bruit et affectées à des besoins spéciaux et déterminés. Dans ce cas, ni la fortune, ni le rang, ni les devoirs attachés à la possession de la terre ne seront une garantie pour le succès de la demande ; tout dépendra de l’humeur, du caprice, du caractère. S’agit-il des écoles, l’esprit de système s’en mêle. Quelques lords les regardent comme propres à troubler et à corrompre les campagnes ; ils luttent par l’inertie contre ce péril présumé. J’ai sous les yeux la déposition d’un ministre de l’Évangile d’autant plus digne de foi qu’il parle de ce qu’il a vu et entendu dans son ressort. Il ne cite pas de noms, mais désigne les titres avec une précision qui semble défier les démentis. Après avoir dépeint l’état des populations dans les comtés de Devon, Dorset, Somerset, Hereford et de Worcester, il raconte les efforts de ses desservans pour y augmenter le nombre des écoles, les démarches faites auprès de la grande noblesse et les mécomptes qui s’en sont suivis. Rien de plus significatif que cette nomenclature. Ici c’est un duc possédant toute une paroisse d’un revenu de 2,500 livres sterling et se refusant à donner le moindre denier ; là c’est un général, membre du parlement, tirant 1,200 livres de rente d’une paroisse, dont la moitié en grandes dîmes, et répondant qu’il ne peut prendre d’engagement pour une souscription régulière ; plus loin un riche seigneur, connu par ses opinions libérales, qui donne 3 guinées sur 2,000 de revenu, et gâte en outre le don par une raillerie ; puis un propriétaire, avec 1,800 livres de rente, qui d’une main souscrit pour 3 livres sterling et réclame de l’autre 3 livres et 10 shillings pour les loyers de la maison d’école ; enfin, dans une paroisse du comté de Hereford, d’un revenu de 12,000 livres pour 8,000 acres d’excellente terre, tous les propriétaires du sol, dont deux pairs du royaume, ne sont arrivés en se cotisant qu’à une contribution totale de 18 livres, tandis ; que la maison d’école coûte 100 livres de location. Tels sont les cas relevés par un témoin sincère, et il ajoute qu’il pourrait en citer une foule d’autres. La grande noblesse se montre donc, en ce qui touche les
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écoles, au moins indifférente, et il en est de même des bénéficiers ecclésiastiques qui ne sont pas astreints à la résidence. Sur ce point, la plainte est des plus vives. Beaucoup de biens qui autrefois appartenaient aux évêques, aux doyens ou aux chapitres, et restaient ainsi par destination dans le domaine des pauvres, ont échappé et chaque jour échappent, par des délégations et des investitures lointaines, à leur part de contribution libre dans les œuvres d’assistance et d’éducation.

Cette tiédeur des hautes classes aurait pu mettre les écoles en péril, si le clergé n’y eût suppléé par des prodiges de zèle. Ses sollicitations multipliées ont maintenu les ressources à la hauteur des besoins, et quand l’argent d’autrui n’a pas suffi, les vicaires ont comblé le vide avec le leur ; il en est qui ont pris sur leur modeste traitement plus que des lords sur leur fortune. Aussi l’enseignement est-il pour eux comme une arche sainte, et dès qu’on y touche, ils sont en émoi. En général ils tiennent les nouveautés pour suspectes ; les empiétemens du conseil privé n’ont pas eu d’adversaires plus résolus. D’où vient cela ? Le conseil privé n’est autre chose que l’état accourant, les mains pleines, au secours du clergé, qui succombe sous le fardeau ; c’est un grand aumônier qui donne en bloc au moins l’équivalent d’une infinité de petites sommes péniblement recueillies, en assure le retour régulier et permet d’établir un meilleur service. Comment se refuser à un pareil soulagement ? Par quel scrupule se sentirait-on retenu ? Les cas de conscience ? Ils ont été réservés ; le conseil privé est, pour employer le mot anglais, ''dénominationaliste'' ; son plan, son système d’éducation ont été conçus de manière à ne pas blesser la croyance dominante. Ce que craint le clergé, c’est moins ce qui est que ce qui peut survenir ; dans l’institution actuelle, il découvre en germe les écoles mixtes ou séculières, l’inspectorat laïque et toute une organisation qui, sans exclure les pasteurs, ne leur laisserait qu’une moindre puissance. Cette pensée est intolérable au clergé ; il n’entend pas se dessaisir, dût-il être assujetti à plus de peine » Son mot d’ordre est que les congrégations sont pour les écoles de meilleurs maîtres que l’état. Ainsi s’expliquent l’opposition acharnée que rencontre dans ses actes le conseil privé, les embarras qu’on lui suscite et les griefs qu’on lui impute.


<center>II</center>

Disons sur-le-champ que les principaux de ces griefs proviennent du fait de ceux qui s’en plaignent. L’introduction de l’état dans l’enseignement n’a pu se produire qu’au milieu de chicanes sans nombre.
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D’un côté la législation demeurait vague et incohérente ; on avait à se gouverner entre divers bills dont les textes se donnaient des démentis. D’un autre côté, on avait à lutter contre des défiances enracinées et une malveillance portée jusqu’à la passion. Le comité du conseil privé, chargé de régler les services, n’a donc marché, à ses débuts surtout, qu’environné de pièges. Qu’il agît ou qu’il s’abstint, le blâme n’en persistait pas moins. Y a-t-il lieu de s’étonner que devant ce déchaînement extérieur il n’ait pas toujours eu l’esprit libre, la main heureuse ; le talent de se garder ou de se déterminer à propos ? Tantôt il hésitait devant les clameurs, tantôt il cédait aux obsessions ; de là quelques fausses mesures sur lesquelles il a fallu revenir, comme aussi des excès de précautions pour couvrir les points vulnérables. La tâche était d’ailleurs des plus ingrates. Le conseil privé ne pouvait s’imposer aux écoles, ni les soumettre à un traitement commun, puisque l’option leur était permise. Il s’agissait de les gagner par des faveurs, et beaucoup résistaient. Même aujourd’hui, après une longue expérience, toutes les difficultés ne sont pas levées, et l’instrument dont l’état dispose a besoin d’être manié avec de grands ménagemens.

Ce qu’il y avait à redouter le plus à l’origine, c’était que l’action officielle, en s’emparant du terrain, n’affaiblît, n’étouffât l’action privée et volontaire. Le cœur humain a de ces singularités. L’intérêt que l’on prend aux choses est souvent en raison des sacrifices qu’elles coûtent : on s’y attache avec d’autant plus de chaleur qu’elles paraissent plus dépourvues ; on y tient moins dès qu’on s’y croit moins nécessaire. Ainsi les milliers de souscripteurs qui chaque année versaient leur tribut dans les caisses des écoles en devenaient par cela même les patrons officieux, y voyaient leur œuvre, et, placés sur les lieux, les enveloppaient pour ainsi dire d’une atmosphère de bienveillance. Les parens eux-mêmes sentaient que, dans ce concert d’efforts, le premier et le plus naturel devait venir d’eux, et que devant ces obligations librement consenties ils ne pouvaient décliner celles que le sang leur imposait. De là un certain scrupule à acquitter la rétribution scolaire, et plus elle était lourde, plus le père de famille était jaloux de savoir à quoi s’employait cet argent prélevé sur ses plaisirs ou ses besoins. La population ne restait donc ni indifférente ni étrangère au gouvernement de l’école ; l’argent et les conseils n’y étaient point ménagés. Cette émulation pour le bien prenait toutes les formes, dons en nature, leçons de professeurs libres, administration gratuite. Les localités renchérissaient l’une sur l’autre, soit par la modicité des droits, soit par la bonne installation des locaux ou le perfectionnement des méthodes. À l’envi, chacun dans sa sphère avait un rôle actif à jouer. En serait-il de même quand l’état aurait mis son empreinte sur l’institution,
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fait entrer les services dans des cadres rigoureux et substitué au patronage individuel, représenté par des milliers de têtes, le patronage de cet être de raison que l’on nomme tantôt un comité, tantôt un conseil ? Tel était le problème sur lequel le temps et l’expérience allaient prononcer.

Les résultats ne semblent pas jusqu’ici défavorables. Un document publié par le conseil privé et qui embrasse cinq années, de 1855 à 1859, constate que les efforts volontaires n’ont pas diminué depuis qu’a commencé la période des libéralités du trésor. Malgré le taux croissant des subventions officielles, les largesses privées occupent encore et de beaucoup le premier rang. Quelques chiffres suffiront pour marquer les distances. En 1855, les allocations du gouvernement pour construction, agrandissement, réparations et appropriation des locaux s’élevaient pour les écoles à 70,000 livres sterling en nombres ronds ; les contributions locales atteignaient 142,000 livres. En 1859, les proportions pour les mêmes services étaient de 125,000 livres à la charge de l’état et de 216,000 livres à la charge des paroisses ou provenant de dons particuliers. Les collèges entretenus et les fournitures générales, livres, cartes et appareils, offraient des balances analogues. Pour les traitemens des instituteurs et des moniteurs, les sommes présentent un plus grand écart dans les rapports. L’état en 1855 y contribuait pour 168,000 livres ; les localités et les dons privés y entraient pour 430,000 livres. En 1859, le premier des deux contingens s’élevait à 351,000 livres, le second à 560,000 livres. Les années intermédiaires reproduisent, à quelques fluctuations près, la même situation. Du dépouillement de cette comptabilité, en s’en tenant aux apparences, on peut conclure que la contribution volontaire n’a pas été mise en échec d’une manière sensible, et qu’elle a, par des augmentations parallèles, rivalisé avec l’état, au lieu de se laisser décourager par son intervention. Quelques réserves sont pourtant à faire. Pour les bâtimens, le trésor public a, en cinq ans, doublé sa somme ; les localités n’ont élevé la leur que d’un tiers. Pour les traitemens, l’état, dans la même période, va au-delà du double ; les localités se contentent d’ajouter un quart en sus. Déjà donc les deux parties ne marchent point du même pas ; le gouvernement y met plus de zèle que les paroisses, il a l’ardeur des ouvriers de la dernière heure. Remarquons en outre que les contributions locales et volontaires ont leurs racines dans les habitudes et obéissent à un mouvement d’impulsion qui n’est pas de nature à s’arrêter en un jour. Devant une rivalité naissante, les paroisses se sont piquées d’honneur ; en acceptant une assistance, elles ont prouvé qu’elles ne s’abandonnaient pas elles-mêmes. Tels sont les motifs et la mesure de la puissance de l’effort privé. Est-il à croire que les choses garderont cet équilibre,
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si l’envahissement officiel continue et s’étend ? Le doute est au moins permis, et dans tous les cas il y a une distinction à faire.

Entre les taxes locales et les subventions administratives, les incompatibilités ne sont pas profondes, et l’accord peut s’établir. La commune et l’état, ayant à créer ou à soutenir une école, ne procèdent pas d’une manière tellement disparate que la porte soit fermée à une combinaison prise de concert. Il ne s’agit que de s’entendre sur la quotité de dépenses que chacune des parties prend à sa charge et le détail des droits et des pouvoirs qu’elle se réserve en retour. Ce contrat une fois passé et exécuté sincèrement, les conséquences en découlent le plus régulièrement du monde ; l’état paie avec ses deniers, la commune avec les siens, en vertu de lois ou de coutumes ayant force de loi et après une perception accompagnée des formes ordinaires. C’est exactement ce qui se passe dans notre comptabilité, qui est à la fois générale et départementale, et dans laquelle, au principal de l’impôt s’ajoutent des centimes additionnels pour des objets détermines. Les caisses de l’état et des paroisses peuvent donc à la rigueur se partager les services, L’incompatibilité n’existe pas non plus entre les taxes paroissiales et les libéralités particulières. Volontiers elles se complètent les unes les autres ; c’est une répartition de famille où les plus riches et les plus généreux se portent, par un libre mouvement, au secours du fonds commun. Mais où commence une sérieuse incompatibilité, c’est entre les libéralités particulières et l’administration directe de l’état. Partout où la main de l’état se montre, la main privée se retire ; dès qu’il a mis sa responsabilité en avant, les autres responsabilités se croient dégagées ; devant ses agens accrédités, les agens qui ne s’inspiraient que de leur cœur s’effacent et s’abstiennent. Ainsi, en supposant que la direction de l’enseignement, de paroissiale qu’elle était, devînt en Angleterre de plus en plus centrale et qu’on en fît quelque chose d’analogue à notre université, qui réunit dans ses mains les rênes de trente-six mille écoles, le résultat ne serait ni équivoque ni lent à se produire. Peut-être conserverait-on après débat une partie des taxes que les localités affectent à cet emploi ; mais ce qui serait à coup sûr perdu et disparaîtrait sans retour, ce serait la totalité des souscriptions volontaires qui se comptent par milliers et forment aujourd’hui la plus forte ressource de l’enseignement élémentaire. La générosité privée est une vertu jalouse et pleine de susceptibilités ; elle n’aime pas à trouver le gouvernement dans ses voies. Si les choses n’en sont point encore là, et si les tableaux du conseil privé offrent des chiffres rassurans, c’est que le système d’absorption est plutôt une menace qu’un fait, et que, dans cette période d’essai, il se déguise sous des formes qui n’ont rien d’impérieux ni d’offensif.
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Un autre inconvénient de ce système, c’est de tout élever à de grandes proportions, le bien comme le mal et le mal plus que le bien. Une erreur se multiplie par la quantité d’établissemens subordonnés auxquels on l’impose. Aussi s’en tient-on à ce qui est éprouvé en usant le moins possible de hardiesse ; pour échapper à un risque, on se prive de plus d’un perfectionnement, et encore, quelque retenue qu’on y mette, essuie-t-on de loin en loin quelques mécomptes ; déjà l’on cite ceux qui ont marqué les premières entreprises du conseil privé, notamment à propos de la création d’écoles normales primaires. Évidemment c’était là une des bases de l’enseignement officiel ; comment former de bons élèves, si l’on n’avait pas une pépinière de bons instituteurs ? Le comité s’en occupa donc dès ses premières séances. Malgré quelques résistances, il venait de décider qu’une école normale primaire serait établie à Londres, quand un orage éclata dans le sein du clergé, et si violent qu’une députation d’évêques se rendit chez la reine avec une adresse hostile. On y disait que le projet d’école était une injure pour les instituteurs en exercice, et surtout pour les ministres de l’Évangile qui se dévouaient à l’enseignement et n’avaient pas besoin de certificats d’études officiellement délivrés. Bref, il se fit un tel bruit que le comité retira son plan et chercha à tourner les défenses qu’il ne pouvait enlever de front. Un établissement libre fut créé et placé sous l’influence de l’église établie ; dès lors, et à l’aide de ce biais, il devint loisible au conseil privé de favoriser par une subvention ce qu’il n’avait pu obtenir d’un enfantement direct. De simples particuliers ou du moins des hommes agissant comme tels, entre autres MM. J.-K. Shuttleworth et Tufnell, se mirent à la tête de cette école normale, sur laquelle roule aujourd’hui tout le travail d’épreuves et de préparation des instituteurs primaires, des écoliers de la reine, des maîtres et maîtresses brevetés.

Rien de plus défectueux que le plan des études et la matière des examens en vigueur. Voici, par exemple, ce qui se passe pour les jeunes filles qui aspirent au brevet de maîtresse. — C’est à l’âge de treize à quatorze ans qu’elles se présentent le plus habituellement ; presque toutes sont d’une humble condition. L’apprentissage dure cinq années, au bout desquelles on leur délivre, s’il y a lieu, un brevet de capacité. À la fin de chaque année, un inspecteur procède à un examen ; si cet examen est heureux et si la jeune fille franchit l’épreuve avec succès, elle reçoit comme indemnité ou encouragement de 10 à 20 livres (250 à 500 francs), c’est-à-dire une somme comme jamais elle n’en a vu, et qui représente dans certains cas les salaires du chef de sa famille pendant l’année entière. Pour que rien ne la détourne de ses études, elle est dispensée de tout service domestique. Dans la maison paternelle, quand elle
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y paraît, on la traite comme une petite déesse, autant au-dessus de ses frères et sœurs que le paysan irlandais qui est sorti de sa chaumière pour entrer dans un séminaire. À dix-huit ans, elle concourt pour le grade d’écolière de la reine ; si elle l’obtient, elle devient pensionnaire du collège, y est nourrie, logée, blanchie, et touche en outre, pour ses dépenses personnelles, une petite somme qui est mesurée sur les résultats des examens. Ce stage se prolonge pendant une, deux ou trois nouvelles années, au bout desquelles la jeune aspirante obtient l’un des onze certificats, dans un ordre croissant de mérites, qui lui confèrent le droit d’enseigner et l’attachent à une école avec la jouissance d’une maison et un traitement, qui est au minimum de 20 livres par an et peut s’élever jusqu’à 60 livres. C’est là, pour le gros de ces tribus, une terre promise ; beaucoup restent en chemin et ne la voient pas ; les plus favorisées n’y arrivent qu’au prix de sept années d’efforts et d’une contention d’esprit continuelle. Leur carrière en dépend ; qu’un seul jour la mémoire les trahisse, que dans ce travail du cerveau la santé s’altère au point de troubler la marche des études, qu’il y ait seulement une période de défaillance, et le fruit de ce stage pénible sera compromis ou détruit. L’échec dans ce cas est une véritable ruine ; non-seulement les parens en sont pour leurs sacrifices, mais la jeune fille est en face d’une vocation manquée et des écueils d’un déclassement. Si elle n’en sait pas assez pour être maîtresse, elle en sait trop pour redevenir ouvrière ; elle a malheureusement appris à rougir du métier des siens sans acquérir la faculté d’en prendre un meilleur. Elle est dès lors livrée à tous les embarras et à tous les pièges des situations équivoques.

Pour se former une idée des difficultés de la tâche, il faut avoir sous les yeux le programme des examens. Partout, il est vrai, les documens de ce genre renchérissent sur le luxe des matières ; on dirait qu’ils ont été faits plutôt pour prouver la science de ceux qui jugent que le mérite de celles ou de ceux qui sont jugés. Plus d’une fois, en parcourant les questions que l’on pose à nos bacheliers, je me suis demandé comment un si grand nombre d’entre eux parvient à y satisfaire autrement que par une certaine grâce d’état. On ne déroge pas en Angleterre à ce formidable appareil <ref> (1) Voici, entre autres notions, ce que l’on demande à des jeunes filles de quatorze à dix-huit ans. Je n’indiquerai ici que les traits principaux dans l’ordre suivi par le programme :<br /> « ''Écriture sainte''. — Quels événemens se rattachent aux endroits suivans : Hobah, Beerlahai-Roi, Mizpeh, Peniel, Séchem, Luz ? Dites clairement quelles leçons pratiques et quelles vérités spirituelles ressortent de l’un ne ces événemens. — Peignez le caractère de Jacob et transcrivez les bénédictions qu’il prononça sur Juda et sur Joseph… — Donnez un récit exact des circonstances de l’entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem et de son crucifiement, et transcrivez au moins six versets de son dernier discours… — Donnez une exacte et complète analyse d’une ou plusieurs des parties suivantes des saintes Écritures, et transcrivez au moins six versets consécutifs d’une des épitres dans Lesquelles on les trouve : « ''Aux Galatiens'', c. II, commençant par ces mots : Il y a quatorze ans, etc. » — Je m’arrête ici, quoique le questionnaire renferme des parties non moins curieuses sur le sacrifice, la résurrection et le jugement dernier, sur la justification et le péché originel, la personne du Christ et les bonnes œuvres. </ref>. L’érudition des
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postulantes est mise à de rudes épreuves. On exige qu’elles sachent à quoi s’en tenir sur les articles de foi d’Athanase en ce qui touche l’incarnation, sur les martyres de saint Ignace et de saint Polycarpe, sur le premier et le quatrième concile, enfin sur les docteurs auxquels on doit la préparation des trente-neuf articles et la révision du livre de prières sous les règnes d’Edouard VI et d’Elisabeth. Des théologiens ne seraient pas pressés plus vivement ni sur de plus graves matières. En histoire et en géographie, le programme n’est pas moins exigeant : le règne d’Alfred, la conquête normande et ses suites, Cromwell et les Stuarts, les rois et les reines sont la part de l’histoire, à laquelle s’ajoute la liste des principaux noms engagés dans l’indépendance américaine. La part de la géographie est tellement large qu’après une vue générale du globe, de ses fleuves, de ses chaînes, de ses divisions naturelles ou politiques, on en vient à des problèmes qui partagent les savans : les causes des marées, l’influence qu’exercent sur le climat la distance de la mer, les vents régnans et la nature du sol ; enfin, ce qui est plus délicat encore, la désignation de celle des colonies anglaises qui est la plus profitable au commerce de la métropole avec des preuves à l’appui. Comment supposer que de semblables questions puissent aboutir à autre chose qu’à des réponses purement machinales ? Des filles de quinze ans, si ouverte que soit leur intelligence, ne sauraient voir plus clair dans ces broussailles de l’érudition que les casuistes et les lettrés, qui, depuis un temps immémorial, se disputent sur les textes et sur les gloses. Quand on aura fait répéter à ces écolières l’épître aux Galatiens ou aux Philippiens sans qu’elles bronchent d’une syllabe, quand elles auront raconté ce qui se rattache à Séchem, à Shalem, à Beerlahai-Roi, comme le veut la table des examens, qu’y aura-t-il à en conclure, si ce n’est que la mémoire est bonne et la leçon bien apprise ? Point de tâtonnement sur la lettre ; seulement le sens et l’esprit échappent. Il y a là un vice d’origine qui, introduit dans renseignement, ne l’abandonne plus. Une leçon machinalement apprise est toujours une leçon machinalement enseignée. Beaucoup d’inspecteurs s’en plaignent en termes assez vifs. Rarement une explication vient éclairer le sujet ; tout se réduit au formulaire. L’un de ces inspecteurs visitait une école : à peine y était-il entré que l’instituteur, pour faire valoir ses élèves, leur posa une question. « Quel passage dans les Écritures commande le devoir
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envers les parens ? » Sur ces mots, trente mains se lèvent ; tous veulent répondre. L’inspecteur désigne l’un des enfans, qui, d’un air animé, débite ces paroles : l’''Exode'', vingtième chapitre, douzième verset ; honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que le Seigneur te donnera. » Les trente autres élèves en eussent dit autant ; mais parmi eux il n’en était aucun qui sentît en quoi et comment le texte sacré pouvait les toucher, et à qui il vînt à la pensée que cette terre promise pouvait s’appeler le Middlesex ou le Surrey, comme aussi que les parens à honorer, avec la longévité pour récompense, pussent être leurs propres parens. En vain l’inspecteur essaya-t-il de suggérer cette impression ; il ne fut pas compris de l’instituteur lui-même. L’usage de ces commentaires familiers n’est pas établi, et ce serait s’exposer au blâme que de manquer aux usages. C’est ce qui arriva à M. Langton, qui tenait une des meilleures écoles des faubourgs de Londres. Il avait compris les vices de cet enseignement dogmatique qui exerce la mémoire plus que le jugement et meuble la tête des enfans de mots plutôt que d’idées. Sa méthode était tout opposée. Il choisissait des sujets appropriés à l’âge et à l’intelligence de ses élèves, et au lieu de les renfermer dans des phrases convenues, il leur laissait la liberté de discourir. Un jour, devant le comité d’examen, il voulut donner un exemple public de sa méthode, et commençait à interroger les enfans de sa classe sur la tempérance, la frugalité, l’honnêteté, en leur indiquant seulement d’appuyer leurs propres idées sur quelques textes, comme, les proverbes de Salomon, lorsqu’il fut brusquement interrompu par un membre du comité, qui ramena l’interrogatoire dans des voies plus conformes à la tradition scolaire. « Quelles sont les prophéties de l’Ancien Testament qui se sont accomplies dans le Nouveau ? » demanda-t-il à l’élève, et ainsi du reste. Tel fut le seul, compliment que M. Langton recueillit de ses hardiesses.

Ni les préjugés, ni les routines ne manquent donc aux écoles anglaises, et le comité du conseil privé n’a pas su mieux s’en défendre que les comités paroissiaux. Pour relever son plan d’études, il a renchéri sur les obscurités et les insignifiances dont fourmillent tous les plans d’études connus ; il a fait ce qu’on fait partout, de la pédagogie en excès. Il n’en pouvait être autrement : sous peine d’échec, il fallait au début se conformer aux modèles existans ; mais, au milieu de ces embarras et de ces erreurs de conduite, on n’en voit pas moins une puissance qui se constitue : elle a son siège dans le gouvernement, son corps d’inspecteurs, ses écoles normales, ses programmes, elle a surtout sa caisse, devant laquelle plus d’un établissement rebelle a déjà plié le genou. Contestée dans son titre, entravée dans ses actes, cette puissance nouvelle se fait humble
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afin de mieux arriver à ses fins, et use de ménagemens vis-à-vis de ceux qu’elle veut suppléer. Elle n’en marche pas moins, malgré les résistances, vers la conquête d’un beau domaine. Ce qu’il y a, en fait d’écoles, de vigoureux, de bien organisé, lui échappera sans doute ; ce qui ne saurait lui échapper, c’est ce lot ingrat que forment, en tout pays et sous tous les régimes, les classes dénuées de ressources, et qui, sans un énergique effort, ne sortiraient jamais de l’abjection où elles croupissent. Voilà une clientèle acquise au gouvernement et qui lui sera peu disputée. L’éducation s’y complique de moyens de police que le zèle particulier ne saurait avoir à sa disposition. Il faut suivre, dans ce domaine de la misère et de l’ignorance, le mouvement de l’instruction élémentaire et rendre sensibles les difficultés de la tâche, en montrant ce que sont les hommes sur lesquels on s*est proposé d’agir.



<center>III</center>

Vérifions d’abord où en sont, pour la diffusion de l’enseignement, les populations anglaises. Le nombre des enfans pour l’Angleterre et le pays de Galles est évalué à 5 millions environ. Sur ces 5 millions d’enfans, un quart appartient aux moyennes et hautes classes, qui se suffisent à elles-mêmes, ce qui réduit le total à 3,750,000 enfans. En décomposant ce chiffre, on trouve 60,000 congrégationalistes, qui ne veulent à aucun prix de l’assistance de l’état, et 340,000 enfans de pauvres, qui n’ont guère que ce moyen de s’instruire. Restent 3,300,000 enfans qui doivent s’élever ou à leurs propres frais ou aux frais du public, en comprenant dans ce mot l’individu, la paroisse et le gouvernement. Dans ce nombre, le gouvernement en compte 1,600,000, à raison des alternances, dans les écoles qu’il subventionne et assujettit à l’inspection, tandis que 800,000 fréquentent des écoles affranchies de cette dépendance. Il ne reste donc que 900,000 enfans à peu près qui ne reçoivent aucune espèce d’éducation.

Voici maintenant un autre calcul, comme complément de celui qui précède. Par des moyennes faites avec beaucoup de soin et portant sur un grand nombre de tableaux, il a été établi qu’à y tout comprendre, le coût de l’éducation élémentaire est de 30 shillings par tête et par an. S’il s’agissait de mettre d’un bloc à la charge de l’état ces 30 shillings multipliés par les 900,000 enfans qui restent dépourvus de culture, les plus hardis partisans des empiétemens officiels reculeraient devant la dépensé ; mais en supposant que le partage se fît comme il se fait dans beaucoup de cas, un tiers la paroisse, un tiers la libéralité individuelle, un tiers le trésor public, la somme à trouver ne serait pas si excessive qu’on ne pût dès à
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présent rêver un état de choses où personne en Angleterre ne se trouverait en dehors des cadres de l’éducation. Si l’on s’en rapporte à des estimations qu’il est inutile de détailler ici, il suffirait de doubler la somme actuellement allouée au conseil privé, pourvu que le zèle volontaire et paroissial suivît la même proportion, avec un budget de 1,200,000 livres sterling, l’instruction publique pourvoirait au service le plus étendu de concert avec ses deux auxiliaires. Dans ces combinaisons, une place serait toujours réservée à la rétribution scolaire due par les familles, de manière qu’il restât constant pour les plus pauvres qu’on ne les assiste qu’à la condition qu’elles s’assisteront elles-mêmes. Rien ne sert, fût-ce avec les intentions les plus droites, de dénaturer les choses. L’éducation est un avantage et doit être payée par qui en profite, telle est la règle ; si on y déroge, elle n’en doit pas moins rester présente aux consciences.

Comment se distribuent ces 900,000 enfans réfractaires qui, pour un motif du l’autre, ne participent pas aux bienfaits de l’éducation ? On n’a pu répondre à cette question que par des conjectures. On sait seulement que les campagnes en renferment un plus grand nombre que les villes. Les distances, la nature des travaux qui ne souffrent pas de discontinuité, le peu de goût, si ce n’est la répugnance des fermiers et des journaliers pour tout ce qui ressemble à un apprentissage intellectuel, entrent pour beaucoup dans ce retard des classes agricoles. L’absence des propriétaires du sol, leur indifférence sur le degré d’instruction de leurs tenanciers complètent la somme de ces influences énervantes. Ces influences s’étendent inégalement sur la contrée, suivant qu’elles rencontrent des hommes disposés à les combattre ou à s’y résigner ; elles règnent sans obstacle dans les parties du royaume où les populations sont clairsemées et les maisons d’école hors de la portée des familles de colons. Quant aux villes, le délaissement et la négligence qui y persistent en matière d’éducation proviennent de tout autres causes. Deux élémens s’y trouvent en présence : une classe moyenne intelligente et en général portée au bien, des classes inférieures où un fonds héréditaire de dépravation s’entretient par les occasions de chute et les mauvais exemples. Le point à obtenir, c’est que la première de ces classes fonde ou soutienne assez d’écoles pour défrayer tous les besoins, et que la seconde consente à y mettre ses enfans. L’une et l’autre résistent ; la classe moyenne n’est pas riche partout ni toujours libérale, les classes occupées de travaux manuels ou dégradées par des habitudes vicieuses semblent en bien des cas et en plus d’un lieu se complaire dans leur ignorance. Longtemps encore un certain nombre d’enfans resteront au dépourvu de ce pain de l’intelligence, qui leur est aussi nécessaire que celui du corps ; le chiffre de 900,000 pourra décroître, il laissera néanmoins un fort
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résidu. C’est cette clientèle que le conseil privé ne doit pas perdre et ne perd pas de vue. Seulement il demande aux localités un premier effort et ne leur accorde de fonds qu’à cette condition. Rien de plus sensé comme mesure générale ; c’est un moyen d’écarter les demandes abusives et de réduire les chances de déception. Il est arrivé pourtant que ces règles destinées à prévenir l’abus ont empêché le bon usage et lié le comité au point de lui interdire des actes dont tous ses membres comprenaient et confessaient l’utilité. Il ne s’en est tiré qu’en se déjugeant ; cela notamment a eu lieu dans deux circonstances qui méritent une mention. La difficulté ne s’élevait pas dans des paroisses obscures, où il fût loisible de l’étouffer. C’était à Devonport, annexe de Plymouth, et dans l’un des quartiers de Londres, Charterhouse. Sur le premier de ces points, l’amirauté verse des sommes considérables pour l’entretien et le stationnement des flottes ; le second fait partie d’un centre d’opulence qui a peu d’égaux dans le monde. Tous deux étaient néanmoins le siège de telles misères qu’ils ne pouvaient pas fournir au comité ce premier témoignage de bonne volonté qu’il exige comme condition de son assistance. Voici les empêchemens qui se présentaient.

À Devonport, les faits se sont passés dans la paroisse de Saint-Étienne ; le recteur les raconte à l’appui d’une demande de secours. La paroisse de Saint-Étienne se compose de 309 maisons occupées par 3,055 habitans. Ces maisons sont littéralement entassées les unes sur les autres et forment un grand carré dans lequel de petites cours laissent quelques espaces libres. De ces maisons, à peine en citerait-on 18 occupées par un seul ménage. Une douzaine d’autres appartiennent soit à des domestiques retirés du service, soit à des ouvriers des. docks qui en approprient les pièces les plus convenables et les offrent en location aux officiers des armées de mer et de terre que leurs fonctions obligent à une résidence temporaire. Toutes les autres maisons ont un locataire principal, boutiquier ou artisan, qui, après s’être réservé une ou deux pièces, sous-loue les autres, chambre par chambre, quelquefois cabinet par cabinet. On peut juger de ce que doit être cet amalgame sédentaire ou nomade par un seul fait : c’est que sur les 300 maisons de la paroisse il y en a 15 qui sont des maisons de prostitution et 24 des débits de bière ou de genièvre. Les personnes marquantes se réduisent à cinq : l’aide-de-camp d’un général, un agent de compagnie, des veuves d’hommes de loi, de constructeurs, et de marchands ; le reste se compose de gens de métier. S’il en est ainsi à Devonport, c’est l’amirauté qui en est en partie cause. Comme elle occupe toute la surface des quais et la portion des terrains que le voisinage de la mer eût rendus propres au commerce et à l’industrie, il n’est resté à la
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population civile que des espaces insuffisans et dépourvus de convenance. C’est au point que les commerçans en détail qui tiennent des assortimens pour les soldats, les marins et leurs familles, transportent, dans cinq cas sur six, leurs établissemens et leur résidence dans la ville de Plymouth, qui touche à Devonport. Ils préfèrent se placer à quelque distance de leurs cliens plutôt que d’être condamnés à vivre au milieu d’eux.

Fonder et maintenir des écoles dans un milieu pareil était une entreprise difficile. Le vicaire de Saint-Étienne n’en désespéra pas ; mais à qui s’adresser ? La paroisse n’avait que deux patrons naturels, le lord du manoir et l’amirauté. Le premier, comme maître du sol, était désigné pour une large contribution volontaire : il s’y refusa. La seconde, en qui se résumait l’activité locale et qui y affectait des millions, ne se montra ni aussi indifférente ni aussi parcimonieuse ; elle souscrivit pour 25 livres avec un emploi déterminé. Le pauvre vicaire n’était guère plus avancé. S’il se tournait vers ses résidens, il n’y voyait point de bourses disposées à s’ouvrir ; s’il essayait de faire des quêtes en dehors de sa circonscription, il y rencontrait la concurrence des autres paroisses qui se défendaient de leur mieux contre les empiétemens. Bref, la plus belle collecte fut de 5 livres dans l’espace d’un an, et encore des voyageurs de passage avaient-ils contribué à former cette somme. Le total, fourni par de vrais paroissiens, monta à 10 livres dans le cours de dix années. Évidemment les droits scolaires et les taxes locales n’eussent pas suffi pour assurer le service, si le conseil privé n’y eût suppléé par une large subvention. Que serait-il arrivé, si le concours de l’état se fût mesuré sur l’effort volontaire ? Les écoles de Saint-Étienne eussent dépéri faute de soutien. Des circonstances particulières laissaient l’esprit paroissial si dénué de ressort, qu’il fallait se porter au-devant de son appel au lieu de l’attendre ! , et abaisser pour cette fois les barrières du règlement.

Un autre exemple plus caractéristique encore est celui des écoles de la paroisse de Saint-Thomas, dans le quartier de Charterhouse, à Londres. Aucune description ne peut rendre le spectacle que présentent ce quartier et la population mêlée qui s’y abrite. Le district comprend une surface de 17 acres (82,280 yards carrés), couverte d’allées et d’impasses, où s’élèvent 1,178 maisons contenant 9,500 personnes. Le revenu total dû district est de 14,660 livres, c’est-à-dire 12 livres par maison et 1 livre 1/2 par individu. C’est un rassemblement de misérables que la police tient constamment en état de blocus et qu’elle a délimité de manière à en rendre la surveillance plus aisée. Ce qu’on y nomme des maisons pourrait s’appeler des chenils, et dans tout autre quartier le bureau de la voirie les aurait
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fait jeter bas pour motif de salubrité. Ici elles sont conservées comme en harmonie avec les abominations qu’elles recèlent. À peine de loin en loin, en temps de choléra par exemple, fait-on quelques exécutions ; hors de là, on ferme les yeux, pourvu que des blanchimens à la chaux sauvent les apparences. Quant aux habitans, ils sont assortis aux locaux et ont une physionomie particulière. Saint-Thomas est un refuge assuré pour les existences suspectes qu’on élimine des autres quartiers ; nulle part on ne voit une plus brillante collection de voleurs, de filous, d’escrocs, de diseurs de bonne aventure ; c’est le domaine des gentilshommes de la nuit ; ils y vivent côte à côte dans un échange de procédés mutuels et sans chercher à se pénétrer par des questions indiscrètes. On ne demande à personne ni d’où il vient ni où il va. Voilà une première originalité pour le quartier. La seconde tient au genre d’industrie qu’on y exerce. Les habitans de la paroisse de Saint-Thomas ne sont ni, des portefaix des entrepôts, comme ceux de Saint-George-de-l’Est, ni des tisserands comme ceux de Bethnal-Green, tous gens pauvres, mais rudement et sainement occupés ; leurs moyens d’existence sont en conformité avec leurs goûts vagabonds et se résument en général dans le colportage du ''costermonger'', classe curieuse que M. Alphonse Esquiros a vivement dessinée dans ses émouvans tableaux de la vie anglaise.

Littéralement, le ''costermonger'' est un vendeur de pommes : en réalité, il débite un peu de tout, poisson, légumes, volailles, fruits ; c’est le marchand des rues. Le métier a des degrés qui sont marqués par le mode de transport : les mieux montés ont une charrette avec un bidet, quelquefois un âne ; c’est la fleur du genre ; plus bas se rangent ceux qui doivent se contenter d’un haquet, d’un chariot à bras, d’un éventaire ou d’un panier. Les uns ne spéculent que sur un article, les autres s’accommodent de tout, brocantent indistinctement et promènent dans Londres les plus singuliers assortimens. Tous vivent sur la place publique, qui souvent leur sert de dortoir ; ils y acquièrent la finesse du sauvage, le secret des petites ruses et l’art de déjouer l’œil de la police dans l’exécution de leurs méfaits. Au fond, les profits ne leur manquent pas : illicites ou licites, ces profits suffiraient largement à leurs besoins ; mais ils ont des passions et des vices qui les vouent à une misère constante. L’argent gagné dans la journée s’en va le soir dans les cabarets, et plus d’un, dans l’impuissance de regagner son gîte, reste la nuit sur le pavé, ivre d’eau de genièvre. Le lendemain pourtant ils sont tous de nouveau sur pied, empruntent quelques shillings quand leur bourse est vide, et s’ingénient si bien qu’ils parviennent à liquider leurs dettes sans rien retrancher sur leurs excès. Cette existence vagabonde n’est pas le fait des hommes seuls ; les femmes, les enfans
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des deux sexes y participent dans la mesure de leurs forces et de leurs dispositions naturelles ; les femmes traînent des charrettes à bras comme les hommes, les enfans s’appliquent à de petits commerces qui sont des déguisemens de la mendicité ; toute la tribu marche, agit, se disperse, pour se retrouver au campement quand la besogne quotidienne est achevée.

C’est dans ces lieux et sur cette population qu’un desservant zélé, M. Rogers, entreprit, il y a quelques années, d’opérer des réformes. Aucune tâche n’était plus rude. Non-seulement l’ignorance était dominante parmi ses ouailles, mais elle y était en honneur ; une peuplade des mers du sud eût été moins étrangère aux notions du bien et du mal et aux mouvemens de la conscience ; elle se fût prêtée de meilleure grâce à une discipline et à un amendement. M. Rogers, dans l’ordre de ses devoirs, fit d’abord un appel au sentiment religieux ; il essuya l’échec le plus complet. Le dimanche était pour ces brocanteurs le jour des bonnes recettes ; ils suivaient les foules et y trouvaient des occasions d’y trafiquer ou d’y jouer des mains aux dépens des bourgeois. En vain leur réserva-t-on des places dans l’église, ces places restèrent vides presque toujours. De loin en loin, à force d’instances, le pasteur pu ses aides en décidaient trois ou quatre à faire acte de présence pendant les offices. On les voyait un dimanche ou deux, puis ils reprenaient leur volée pour ne plus reparaître ; quelquefois, pour se dérober aux obsessions, ils changeaient de logement ou demeuraient plusieurs semaines sans mettre les pieds dans leur gîte. Les conférences particulières, les visites n’étaient pas épargnées ; les missionnaires, les lecteurs des Écritures saintes, les membres du clergé dissident se succédaient dans ces taudis, sans y être plus heureux dans leurs efforts. Quelques exceptions tout au plus tranchèrent sur cette suite d’avortemens ; mais dans ce cas la conversion ne restait pas incomplète et avait pour conséquence le déplacement de celui que la grâce avait touché. Revenu à de meilleures habitudes, la première impression qu’il éprouvait était une répugnance profonde pour le monde dont il était entouré ; il en rougissait, il le prenait en horreur, et ne respirait librement que lorsqu’il s’était éloigné de ces régions doublement infectées. Le pasteur travaillait ainsi à diminuer son troupeau et voyait s’échapper de ses mains le meilleur instrument de réforme, le bénéfice des bons exemples.

De guerre lasse, M. Rogers modifia alors ses plans. Il lui était démontré qu’il n’aboutirait à rien de satisfaisant vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes dont le sens moral était perverti, et que leur âge et des habitudes enracinées rendaient inaccessibles à d’autres impressions. Il avait épuisé les conseils, les prières, les menaces ; aucun de ces cœurs n’avait été touché ; les traits les plus
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pénétrans s’émoussaient contre ces cuirasses d’impiété. Les débauches persistaient malgré les plus beaux sermons ; Saint-Thomas restait ce qu’il avait été, un cloaque dans tous les genres. Que fit le recteur ? Il abandonna à elle-même la génération faite pour porter ses soins sur la génération qui était à former. Il visa à un double but : préserver les enfans en les tenant le plus possible éloignés des scandales de la famille, faire servir l’éducation des enfans à l’amendement des parens. Tout était à créer ; la paroisse, composée comme elle l’était, n’avait ni le goût ni les moyens de se donner une école, ou n’y songeait même pas. Le conseil privé ne pouvait assister ce qui n’existait pas, et il lui était interdit de créer un établissement de toutes pièces. M. Rogers se trouvait donc réduit à ses seules forces ; mais il ne faiblit pas. Le but était grand, le bien à faire sans limites ; il ne doutait pas qu’en s’adressant à l’émotion et à la charité publique, des secours ne lui vinssent de divers côtés. Il raconta, dans une publication succincte, ce qu’était la paroisse dont il avait la direction spirituelle, ses efforts pour l’amender, ses échecs, et le dernier moyen qu’il avait imaginé. Son appel fut entendu, quelques souscriptions arrivèrent ; il commença les travaux sous sa garantie personnelle. Le comité du conseil privé put alors allouer 2,400 livres aux écoles de Saint-Thomas : c’était loin des 9,000 livres qu’elles ont définitivement coûtées. Le reste, 6,600 livres, a été recueilli non dans le district, — à le mettre tout entier en vente on n’en retirerait pas cette somme, — mais un peu partout, en Angleterre, en Ecosse, d’amis connus ou inconnus, qui se confondaient dans une bonne œuvre, fruit d’une heureuse inspiration. À l’aide de toutes ces ressources combinées, M. Rogers est arrivé à ses fins : les écoles de Saint-Thomas ne le cèdent, pour la solidité et la grandeur des constructions, à aucune des autres quartiers de Londres. Dans la première période, elles pouvaient contenir 1,400 enfans. Depuis lors, avec une dépense de 10,000 livres, sur lesquelles le conseil privé a fourni 6,848 livres, tandis que le reste provenait de dons particuliers, on a pu élever, avec plus de luxe dans les décorations, d’autres bâtimens qui contiennent 2,154 enfans. C’est donc un ensemble de locaux pour 3,600 élèves, fondés par la persévérance d’un homme de bien dans une circonscription frappée d’anathème, et qui n’avait pas une seule école il y a vingt ans. Son calcul n’a pas été trompé ; ces écoles ont réussi, les enfans ont agi sur les parens, et ces derniers y ont mis du leur. La dépense annuelle, qui comprend le personnel et l’entretien, s’élève à 2,035 livres, sur lesquelles les droits scolaires figurent pour 1,306 livres et la subvention du conseil privé pour 287 livres ; le reste provient de souscriptions, et parmi les souscripteurs on regrette de ne pas trouver le nom du collège de Dulwich, à qui appartient presque tout le sol du district.
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Voilà deux cas où les bonnes intentions du conseil privé ont été longtemps enchaînées par la lettre des règlemens, et où il n’a pu réussir qu’en leur faisant violence. L’évidence des misères et surtout le cadre où elles étaient renfermées ont été pour beaucoup dans ces concessions accidentelles. L’empêchement n’en subsiste pas moins et produit son effet quand la notoriété des besoins et le bruit qu’ils causent ne forcent pas la main aux membres du comité. Dans les circonstances ordinaires, non-seulement la contribution volontaire doit précéder l’allocation officielle, mais il faut en outre que cette contribution volontaire soit recueillie exclusivement dans la localité. Ni Devonport, ni Charterhouse n’auraient pu satisfaire à cette condition, et combien de paroisses plus obscures en sont au même point ! Neuf fois sur dix l’action du conseil s’en trouve paralysée. On devine pour quel motif cette clause a été inscrite dans les articles constitutifs. Une école, fondée au moyen de dons paroissiaux, y puise une garantie de durée ; les donateurs la voient à l’œuvre, assistent à sa marche, sont désignés comme ses patrons naturels ; ils aideront à son maintien comme ils ont aidé à son établissement. Le conseil privé peut l’assister sans craindre qu’elle n’avorte après un temps d’essai ou ne retombe tout entière à sa charge. Pour une école créée à l’aide de dons étrangers à la paroisse, la sécurité n’est plus la même ; les souscripteurs sont dispersés, quelquefois inconnus ; ils se tiennent pour quittes après une première largesse, ils n’en peuvent pas suivre l’emploi ni y porter un grand intérêt ; ils ne sont tenus en haleine ni par le spectacle d’un succès, ni par la crainte d’un échec : d’où il suit que, dès l’origine, l’école peut péricliter, se fermer presque au lendemain de l’érection, après avoir causé des sacrifices en pure perte. Tel est le motif du compromis que le conseil privé impose à la paroisse. Évidemment ce compromis supprime quelques abus, mais aussi que de bien il empêche ! Il met hors de la portée du conseil les localités, — et on vient d’en voir deux exemples, — qui ont le plus besoin de ses secours, il raie de sa clientèle les districts atteints d’une apathie incurable, ceux où il y a le plus à entreprendre et dont il y a le plus à espérer, comme matière d’amendement, c’est-à-dire les paroisses inertes des campagnes et les paroisses des villes que la misère et le vice ont choisies pour leur domaine.

Ces complications, accompagnées d’une certaine impuissance, ont soulevé plus d’une censure et amené quelques propositions pour y porter remède. Deux dans le nombre méritent une mention. La première tendrait à créer dans les écoles des types variés, de manière à descendre aussi bas que possible dans l’échelle des frais de fondation ; la seconde viserait à leur assigner une ressource fixe qui remplaçât les contributions volontaires, toujours variables et éventuelles.
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Pour les types d’écoles, on distinguerait non-seulement entre les campagnes et les villes, mais encore entre les districts ruraux. Les garanties exigées par le conseil privé suivraient l’ordre des types en décroissant avec eux ; les subventions y. correspondraient, le matériel et le personnel également. Supposons une paroisse agricole des plus pauvres que renferme le royaume ; peut-être les habitans et les propriétaires du sol feraient-ils, un effort pour fonder une école, mais ce qu’exige d’eux le comité comme constructions et traitemens dépasse la somme qu’ils y veulent ou y peuvent consacrer : c’est une charge trop lourde, ils y renoncent. Voilà où l’abaissement du type interviendrait utilement. Le moindre local suffirait au type le plus humble, on se contenterait même d’une location. Au lieu de maîtres brevetés, on aurait des maîtres volontaires petitement indemnisés. L’école ne serait pas brillante, mais ce serait toujours une école ; l’état pourrait l’assister et l’amener peu à peu à un meilleur rang. La classe moyenne des campagnes fournirait également des institutrices libres, qui assisteraient les maîtres, comme le font les diaconesses dans le clergé. de tout cela il sortirait un mécanisme économique d’enseignement adapté aux campagnes. Dans les villes au contraire, les meilleurs types devraient être conservés. Tout y est coûteux, les terrains, la main-d’œuvre, les moyens d’existence. Pour de nombreux élèves, il faut des salles vastes et aérées, avec des abords faciles et des dégagemens intérieurs. Cela constitue une dépense sur laquelle le rabais est souvent un mauvais calcul. On ne peut pas lésiner davantage sur la qualité des hommes chargés de l’enseignement. Les enfans des villes sont ce qu’il y a de plus rusé au monde, de plus habile à discerner la valeur des gens, et vis-à-vis d’une telle race des maîtres exercés peuvent seuls maintenir le respect et obtenir l’ascendant. En résumé, il s’agit d’une forte somme sur laquelle les droits scolaires elles subventions officielles ne donnent que des à-comptes insuffisans. Les souscriptions volontaires y suppléent dans beaucoup de cas ; mais quand elles laissent des vides, comment les remplir ?

C’est ici que se présente l’idée d’une taxe sur le revenu foncier qui s’appliquerait à toutes les paroisses, rurales ou urbaines, qui seraient à court de ressources pour leurs écoles. Voici le calcul qui a été fait à cette occasion, et qui peut, dans sa généralité, s’appliquer à beaucoup d’autres combinaisons fiscales. L’Angleterre et le pays de Galles ont une superficie de 37,000 acres ou 57,812 milles carrés, divisés en 16,000 paroisses, ce qui donne en moyenne environ 1,250 personnes et 2,312 acres par paroisse. La moyenne nette de la rente ou du revenu, déduction faite des taxes de comté et de paroisse, ne peut guère être évaluée à moins de 1 livre sterling par acre, — soit 2,312 livres par an pour chaque paroisse. Des
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1,250 paroissiens, il y a lieu de déduire un vingtième de pauvres, un quarantième de congrégationalistes et cinq vingtièmes comme appartenant aux classes supérieures ou moyennes, ce qui fournit comme restant 844. Là-dessus, un quart ou 211 sont des enfans entre trois et quinze ans. Des 211, un quart encore est dans des écoles privées, laissant pour les écoles publiques 158 comme chiffre disponible : or 79 enfans dans les écoles publiques représentent 158 enfans à raison de six ans d’éducation pour chacun. Cette éducation, au taux de 30 shillings par an et par tête, coûterait dès lors 118 livres et 10 shillings. Tel est le chiffre de la dépense ; voici maintenant comment il se répartirait. Les droits d’école à 2 deniers par semaine produiraient pour 40 semaines 26 livres 6 shillings 8 deniers ; le conseil privé, en fixant sa subvention à un tiers, aurait à donner 39 livres 10 shillings, ensemble 65 livres 16 shillings 8 deniers, ce qui aboutirait à un reliquat de 52 livres 13 shillings 4 deniers à faire porter sur un revenu foncier de 2,312 livres par an.

Il est difficile de juger si ces plans de réforme, nés dans la commission d’enquête, sont compatibles avec les dispositions qui animent le comité du conseil privé. C’est un débat entre Anglais, et qui serait sans intérêt pour nous. Ce qui y domine et ce qu’il est bon de signaler, c’est le désir de sortir des ressources éventuelles pour entrer dans le régime plus commode des ressources fixes. Tous les hommes à projets s’accordent sur ce point, qu’il faut donner aux recouvremens plus de régularité et à l’école une assiette plus sûre. Plusieurs déclarent que, sans ces ressources fixes, ce qui reste à faire en matière d’éducation ne se fera jamais, que des milliers d’enfans continueront à croupir dans l’ignorance, soit que les parens résistent à la dépense, soit qu’il n’y ait pas dans le pays assez d’hommes de bonne volonté pour se charger de ce fardeau. Pourquoi, cette impuissance étant prouvée, ne pas demander à d’autres combinaisons ce que celle-ci ne peut fournir ? pourquoi une contribution permanente ne remplacerait-elle pas ces collectes éparses, bigarrées, incertaines, qui ont tant de peine à réussir et mettent en question chaque année l’existence d’une école ? Ceux qui parlent ainsi ne savent guère où ils vont ni dans quels défilés ils s’engagent. L’abus qui les frappe déguise à leurs yeux celui qui les attend et qui aurait de bien autres suites. Nul doute que l’état mis en nom comme trésorier général des écoles, avec une caisse bien garnie par paroisse, ne les délivrât de l’embarras des souscriptions particulières. Ces souscriptions cesseraient d’elles-mêmes le jour où cette révolution aurait lieu. Cependant un autre embarras commencerait alors ; il pèserait sur l’état et sur les paroisses mises en demeure de répondre à toutes les demandes et à pourvoir à tous les besoins. Les entreprises contre le trésor public ont une âpreté et prennent des
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proportions qui dépassent tous les calculs ; Dieu sait la somme qui serait nécessaire pour défrayer les services tels qu’ils sont aujourd’hui, et celle plus considérable qui devrait compléter les cadres et combler les lacunes ! On a parlé de 2 millions de livres sterling, 3 ou 4 s’y engloutiraient. En raison de la gêne des écoles et des efforts que leur entretien comporte, l’emploi économique des fonds s’y fait d’une manière naturelle ; l’argent est dépensé sous les yeux de ceux qui le donnent et qui né supporteraient rien de parasite ni de suspect. Peu d’abus sont à craindre dans cette gestion de famille ; avec l’état, on aurait moins de scrupules et plus de prétentions. Ce n’est pas une si petite affaire qu’on le croit que de se substituer aux contributions volontaires. Dans la principauté de Galles, elles montent à 18,000 livres par an contre une subvention de 6,000 livres du conseil privé ; dans le comté de Lancastre, avant que la période de détresse ne l’eût atteint, les dons privés fournissaient 35,000 livres contre 14,000 qu’accordait l’état. Ces subsides de la charité devraient disparaître pour aller grossir les colonnes du budget du royaume, déjà bien surchargé.

Il faut d’ailleurs ne pas séparer les actes de l’esprit qui les a inspirés. Ce qu’un gouvernement distribue au nom et pour le compte de la communauté n’a qu’une signification numérique ; ce qui vient de l’individu a une intention marquée ; près de la main qui donne, il y a un cœur qui s’émeut et un œil qui veille. Le bienfait oblige des deux parts ; c’est un champ qui est ouvert à l’exercice de quelques vertus, et qu’il serait imprudent de restreindre. On a, il est vrai, imaginé des systèmes où l’état remplit seul la scène avec quelques comparses pour le seconder, où seul il agit et soulage, choisit entre les attributions, et ne délaisse que celles qui ne sont point à sa convenance. Ces systèmes sont de nature à blesser la raison et la dignité publiques. Le bon sens dit qu’il convient de maintenir dans le domaine privé toutes les fonctions et tous les actes qui peuvent y demeurer utilement. C’est ce qu’ont pensé les Anglais et ce qui les rend circonspects en matière d’usurpations. Ils se défient des entraînemens, ils craignent d’ouvrir la porte à des chimères dont ils se sont longtemps préservés, l’instruction gratuite par exemple, ou bien l’instruction obligatoire. Les documens que je viens de résumer n’autorisent nullement des vues aussi aventureuses : non pas qu’on n’y cite par exception des écoles gratuites pour les enfans des pauvres, des écoles obligatoires pour les enfans des manufactures, aucune forme n’est repoussée ; mais il y a loin de là à un plan général d’éducation où les familles seraient à la fois exonérées et dessaisies. L’enquête se tait sur ces débauches de l’imagination, et n’en fait pas autrement justice que par ce silence.

Version du 3 janvier 2011 à 19:16


L'INSTRUCTION PRIMAIRE
ET LES
ENFAN DES CLASSES PAUVRES
EN ANGLETERRE

Education of pauper children. — Resolutions and heads of report, proposed by M. Senior, 1 vol. 1862.

Aucune question n’a été plus souvent agitée que celle de l’instruction primaire ; aucune ne mérite plus de l’être. Elle reste à l’étude dans tous les états civilisés, quelque soin qu’on ait mis à l’éclaircir et à la résoudre. Dans plusieurs de ces états, les mœurs sont sur ce point en avant des lois ; dans d’autres, les lois sont en avant des mœurs. L’Angleterre est dans le premier cas. la France dans le second ; chacun des deux peuples a obéi à son génie. Nos voisins ont suppléé par les formes et les moyens les plus variés aux lacunes de l’action publique, et un certain ordre s’est dégagé parmi eux du sein de prescriptions et d’attributions incohérentes. Chez nous au contraire, des cadres réguliers sont ce qui manque le moins à l’institution. La loi de 1833, que prépara et soutint comme ministre M. Guizot, et qui eut à la chambre des pairs la bonne fortune d’avoir M. Cousin pour rapporteur, est demeurée un monument que le temps consacre sans l’entamer. Les proportions et l’ordonnance en ont été calculées de manière à anticiper sur les besoins plutôt que de rester en-deçà. Il ne s’agit plus que de développer au sein des populations le goût des services que cette loi est appelée à rendre.

Ce goût vient, mais lentement ; il n’y a point là-dessus d’illusions à se faire. Plus prononcé dans les villes, qui en ont recueilli de prompts et bons effets, il reste très émoussé dans les campagnes, où les meilleurs plans échouent devant une force d’inertie qui reparaît quand on la suppose vaincue. En matière d’instruction primaire, la distance est grande entre les apparences et les réalités. De ce que le nombre des élèves s’accroît, il ne s’ensuit pas que la culture des esprits réponde dans les mêmes proportions à cet accroissement. Les chiffres, fussent-ils exacts, n’ont qu’une signification relative ; ils se composent d’unités équivalentes dans lesquelles s’absorbent et se masquent de grandes inégalités. De là une source de mécomptes. N’est-il pas constant que les vérifications qui accompagnent le recrutement militaire donnent chaque année un démenti aux approximations numériques basées sur les tableaux officiels de l’enseignement, et que là où on ne devrait trouver que 18 ou 20 pour 100 d’illettrés, il s’en rencontre de 35 à 40 pour 100 ? De telles différences qui affectent les résultats inspirent involontairement des doutes sur la bonté de l’instrument ou tout au moins sur les dispositions de la communauté où il s’exerce. Un contrôle sérieux, s’il était possible, groupe par groupe, tête par tête, fournirait de bien autres sujets de désappointement. Dans le cours d’enquêtes récentes que l’Institut a bien voulu me confier, j’en ai fait moi-même l’épreuve sur quelques villages non de l’ouest et du midi, que des dialectes particuliers tiennent forcément en retard, mais de la partie de la France qui parle le plus habituellement notre langue. J’ai été surpris et affligé de voir combien peu d’individus au-dessus de vingt ans y savaient lire et écrire ; on les citait comme des exceptions. Parmi les illettrés, je pus m’en assurer, plusieurs avaient passé par les écoles. En Angleterre, dans les comtés de Lancastre et de York, en Écosse, dans le comté de Lanark, j’ai continué cette recherche : sur tous ces points, elle m’a présenté des résultats plus favorables. Qu’il faille l’attribuer en partie à la race, à la tradition, même au climat, c’est ce qui est démontré jusqu’à l’évidence ; mais à côté et au-dessus de ces influences il y a celle des méthodes, et ici on est naturellement conduit à des comparaisons.

L’enseignement en France s’est mis et a dû se mettre en harmonie avec les institutions qui nous régissent. Il relève d’une autorité centrale d’où tout part et où tout vient aboutir, qui pour les : moindres détails garde le premier et le dernier mot, et ne se dessaisit même jamais des pouvoirs qu’elle délègue. Des amendemens qui remontent à douze années ont pu modifier ce régime ; l’expérience est faite, ils n’en ont point altéré l’esprit. Aujourd’hui comme autrefois, l’enseignement officiel supporte avec impatience et voit avec ombrage ce qui se fait en dehors de lui. les hommes n’y sont pour rien, c’est dans la force des choses. Ajoutons que ces procédés un peu militaires appliqués à l’enseignement ont leurs avantages, et entre autres les vertus de corps, d’unité d’efforts et de doctrines, le frein de la discipline, et, par la collation des grades, des garanties de capacité. On en tire, tout ce qu’il est permis de tirer de l’action publique en pleine concentration. En revanche, l’inconvénient de ce régime est d’énerver, quand il ne l’exclut pas, l’action locale et privée. C’est sur ce terrain que l’Angleterre rétablit l’équilibre à son profit. L’enseignement y jouit d’une entière liberté d’allures ; il est livré à ceux qui y ont un intérêt direct, l’individu, la paroisse, le comté ; l’état ne vient qu’après, par l’entremise du conseil privée chargé d’une répartition de subsides. Les attributions et la responsabilité suivent cet ordre, qui, est l’inverse du nôtre ; les écoles s’administrent, se soutiennent, ou par leurs ressources propres ou par des taxes locales ; le gouvernement les assiste sans peser sur elles. Point de pédagogie jetée dans un moule uniforme ; là, comme ailleurs, on a donné carrière à la variété ; des combinaisons et laissé les individus et les groupes maîtres de choisir ce qui leur convient. Il se peut qu’on n’arrive pas ainsi à une symétrie complète, qu’on rencontre quelques disparates ; mais on a plus de mouvement et plus de vie. L’inspiration personnelle et les influences ambiantes se concilient mal avec la dépendance, l’ardeur s’y éteint, la volonté s’y consume sans aliment : au lieu de mécanismes souples et multipliés, s’adaptant aux lieux et aux circonstances, on n’a plus qu’un mécanisme unique et rigide qui ne tient compte ni des uns ni des autres. Tel est le contraste qui existe, en matière d’instruction primaire, entre les institutions anglaises-et nos institutions. Peut-être y a-t-il à puiser dans les deux systèmes ce que chacun d’eux renferme de mieux éprouvé et de meilleur ; nos voisins, comme on va le voir, ont fait quelques pas dans cette voie.


I

Avant d’entrer dans les détails, il y a certaines réserves à faire. Dans les enquêtes qui ont lieu en France, enquêtes le plus souvent administratives, le sentiment qui domine est l’apologie. Il n’en saurait être autrement. Les questions se posent de supérieurs à inférieurs, et ceux-ci savent trop bien, ce qu’on attend d’eux pour broncher dans leurs réponses. Ils ne ménagent pas les excès de zèle, certains que de tous les griefs c’est celui qui leur sera le plus facilement pardonné. De là un faisceau de témoignages, qui aboutissent à cette conclusion, que tout est pour le mieux dans la meilleure des administrations possibles. Dernièrement un concours a été ouvert parmi les instituteurs primaires ; on leur demandait ce qu’ils pensaient d’eux-mêmes et de leurs fonctions. Six mille mémoires ont été envoyés ; le public n’en a eu connaissance que par le rapport qui les résume. Nul doute n’est possible sur le ton qui y règne ; c’est un concert de félicitations avec peu de notes discordantes. Une seule plainte s’en est exhalée, unanime il est vrai, au sujet de l’insuffisance des traitemens, que personne ne conteste, et au sujet de laquelle l’administration se laisserait volontiers forcer la main. Quelques concurrens ont étendu leurs réclamations jusqu’au logement et au matériel de l’école ; les plus hardis ont proposé un cours de jardinage comme annexe des cours primaires, ce qui aurait mis un petit clos à leur disposition. Telles sont les réformes généralement indiquées, et encore faut-il croire que ces vœux ont été enveloppés dans des formules de respect pour en adoucir l’expression.

En Angleterre, il n’en est point ainsi. Les enquêtes y sont libres et toujours empreintes d’amertume. On y reconnaît l’accent d’un peuple qui n’est accoutumé ni à se flatter, ni à être flatté, se laisse dire ses vérités jusqu’à l’exagération, et tient moins à savoir par où il excelle que par où il pèche. On n’y a point en vue une autorité constituée dont il faut gagner l’oreille ou ménager les susceptibilités, mais l’opinion publique, sur laquelle on cherche à agir fortement pour éveiller son attention et vaincre son indifférence. De là un autre écueil dont il est essentiel de se défier. Ces enquêtes chargent souvent, en vue de l’effet, les couleurs du tableau ; on y met volontiers les choses au pire. S’il est quelque détail de nature à émouvoir, on en exagère à dessein la portée ; tel accident du sujet prendra des proportions hors de mesure, et, tout exact qu’il est, donnera une fausse notion de l’ensemble. Ce défaut, commun aux enquêtes anglaises, et dont on ne tient pas suffisamment compte dans les jugemens qu’on en tire, se retrouve à un certain degré dans celle dont je vais exposer les résultats. Je m’appuierai dans ce travail sur un rapport publié par M. Senior, président de la commission chargée d’examiner l’état de l’instruction primaire. Les titres de M. Senior comme économiste et comme moraliste sont de notoriété publique ; ceux des membres qui lui étaient adjoints ne sont pas moins réels : appartenant au clergé et à l’enseignement supérieur, ils étaient par leurs études et leurs fonctions familiers avec la matière ; ils n’avaient rien à ménager ni à craindre, n’étaient animés que de la seule préoccupation de guérir le mal et de faire le bien, dussent-ils pour cela porter des coups violens et jeter par des récits douloureux le trouble dans les consciences.

L’objet de l’enquête peut se définir en quelques mots : fallait-il étendre ou restreindre les attributions du conseil privé dans le domaine de l’enseignement ? Y avait-il lieu de s’arrêter aux objections qui s’étaient élevées contre l’exercice de son autorité dans les limites fixées par la loi et les usages ? Enfin quelles étaient, en tout état de cause, les réformes que l’enseignement élémentaire, surtout dans les classes pauvres, réclamait avec le plus d’urgence ? Je prendrai ces questions une à une et dans leur ordre.

Le conseil privé, qui est ici mis en cause, ne s’est pas emparé sans résistance de la portion d’influence qui lui est désormais dévolue. Il est de doctrine générale que les services qui ont un caractère individuel et local doivent à la fois se suffire à eux-mêmes et disposer d’eux-mêmes. L’ingérence du conseil privé comme tuteur et caissier des écoles, puisant dans le fonds commun pour des intérêts particuliers, était une dérogation à ce principe ; à ce titre, elle a été vivement combattue. Il n’a pas manqué de logiciens pour rappeler qu’en fait d’éducation le devoir et la charge incombent d’abord à la famille ; que c’est à la famille de sentir ce que vaut l’instruction, et par suite d’y mettre le prix, que toute autre manière d’envisager les choses déplace l’obligation et l’effort, affaiblit les liens naturels et blesse la dignité des classes. Les mêmes logiciens ajoutaient que si la nécessité de violer le principe était démontrée, c’était à la localité, à la localité seule, d’intervenir, soit par des taxes spéciales, soit par des contributions volontaires, mais qu’en aucun cas il n’était juste ni sensé d’en charger l’état, de convertir une dette privée en dette publique, d’ouvrir la porte aux faveurs, aux abus d’influence qui accompagnent toute distribution de secours. Voilà le langage des adversaires du conseil privé, constitué en université au petit pied, et ce langage répond, à ce qu’il y a de plus sensible dans le vieil esprit anglais. Les concentrations de pouvoir auxquelles nous nous prêtons avec tant de bonne grâce et de candeur répugnent à nos voisins ; ils y résistent de leur mieux. Ainsi ont-ils fait quand il s’est agi de fondre en un seul corps les polices bigarrées qu’entretenaient les diverses paroisses dont se compose la ville de Londres ; ainsi également quand il a fallu créer une législation sur les établissemens insalubres, définir les nuisances et régler les formes de l’autorisation, partout enfin où, bon gré, mal gré, des tempéramens ont été introduits dans l’exercice de droits privés pu municipaux.

C’est de cette façons et par une brèche faite aux coutumes, que l’autorité du conseil privé s’est établie et maintenue. Encore n’est-ce là qu’une autorité mitigée et précaire qui donne plus d’avis que d’ordres et agit moins par les entraves qu’elle met que par les largesses dont elle dispose. Un fonds de 573,000 livres sterling (14 millions 1/2 de francs) que le conseil privé répartit entre les écoles est son meilleur et presque son seul instrument. Ce fonds s’applique soit à l’entretien d’anciennes écoles, soit à la création d’écoles nouvelles, de manière à ne se substituer à aucune des ressources ordinaires, mais à en combler seulement l’insuffisance. Ces subventions. sont facultatives des deux parts ; il est des écoles, comme celles des congrégationalistes, qui s’y refusent absolument et demeurent ainsi en dehors de la surveillance du conseil privé ; les autres écoles, quand elles s’y soumettent, le font de leur plein consentement, elles mettent à prix pour ainsi dire l’abandon de leur indépendance. Les motifs qui les déterminent sont tantôt la pauvreté du ressort, tantôt le besoin de fortifier les études ou le désir d’attirer plus d’élèves par un rabais dans les rétributions à la charge des familles. Ajoutons que la surveillance exercée n’a pas un caractère rigoureux et laisse les pouvoirs où ils sont, c’est-à-dire entre les mains des agens locaux et directement intéressés. L’instrument de cette surveillance est un corps d’inspecteurs de formation récente, et pour lequel une somme de 50,000 livres sterling (1,250,000 francs) a été inscrite au budget. Rien ne peint mieux la disposition des esprits que les résistances qui ont accompagné la création de ce corps. La chambre des communes voulait que ces inspecteurs eussent un mandat sérieux, des attributions étendues, le droit de fermer une école quand le local serait reconnu insalubre, de frapper de révocation l’instituteur incapable ou prévaricateur ; elle ne reculait pas devant la dépense pour constituer un corps respectable et armé d’une certaine autorité. La chambre des lords se refusa à cet empiétement sur les coutumes établies et à ce déplacement des responsabilités ; elle admit l’inspection, mais dans des termes vagues, sans lui donner la vie par des subsides, ni la puissance par des attributions définies. Son intention évidente était de laisser marcher les choses comme elles avaient marché jusque-là. Par-dessus tout, elle entendait écarter ce qui aurait pu ressembler à une organisation générale, systématiquement conçue et appliquée ; elle maintenait la règle admise, qui est de ne toucher au vieil édifice que par fragmens, en faisant le nécessaire et n’allant point au-delà. Il se peut aussi qu’elle se soit défendue de ce qui était suspect d’imitation, et qu’elle ait vu dans un inspectorat fortement constitué un emprunt à notre régime universitaire. Quoi qu’il en soit, elle n’a accepté l’institution qu’en l’énervant et en la dépouillant de la sanction qui en eût assuré l’influence.

Derrière les motifs avoués s’en cachait un autre qui agissait dans l’ombre, c’était la prévention religieuse. Toute combinaison uniforme en matière d’enseignement eût amené comme conséquence l’égalité de traitement pour tous les cultes, concession à laquelle l’église établie résiste énergiquement. Relativement tolérante pour les schismes nés dans son sein et les mille variétés de la communion protestante, elle ne s’accoutume pas à l’idée qu’on admette au même litre et traite sur le même pied les religions hostiles à la réforme. Les passions qui ont éclaté à propos du collège catholique de Maynooth n’ont pas désarmé, et chaque année la chambre des communes entend les plaintes qui s’exhalent à propos des subsides accordés à un établissement ennemi. C’est comme un parti-pris de ne plus faire un pas dans cette voie, de s’abstenir de tout acte qui serait de nature à affaiblir les incompatibilités et à rapprocher les distances. Que chaque culte ait ses écoles et les défraie, cela est de droit dans un pays de liberté ; mais entre ce droit et le projet de les confondre dans une protection commune, il y a un abîme que le clergé est résolu à ne pas franchir. La perspective d’une religion anonyme lui répugne profondément ; il ne veut pas que cet objet principal de l’éducation s’efface dans un compromis et une promiscuité inséparables de la tiédeur. Les ministres de la confession dominante sont très entiers à ce sujet. « On peut faire le rêve, dit un de ces ministres, M. Fraser, d’une plate-forme religieuse où toutes les croyances viendraient se rencontrer, d’un système d’éducation où, ne s’attachant qu’au fond des choses, on mettrait en oubli les différences pour aboutir aux grands principes sur lesquels l’accord s’établit parmi les hommes de bien. Ce sont des tableaux de fantaisie où l’imagination a pleine carrière. Lorsqu’on en reviendra aux réalités, il sera aisé de reconnaître qu’en ne distinguant pas les rouages on a affaibli le mécanisme. Il ne faut pas perdre de vue, en traitant ce sujet, par quelles mains l’œuvre est conduite, quels sont les hommes qui lui donnent la vie et le mouvement. Ce ne sont ni les philosophes de cabinet, ni les orateurs de tribune ; ce sont des milliers de ministres de la religion, orthodoxes ou dissidens, hommes, si l’on veut, à vues étroites et incapables peut-être d’en avoir de plus larges, mais animés d’une incontestable ardeur, disposés à sacrifier librement et sans calcul leur argent, leur temps, leur santé, pour un objet qui n’a de valeur à leurs yeux que par ses conséquences religieuses. Écartez, tempérez ce motif dominant, et la charpente de votre éducation s’écroule. Ne croyez pas qu’une création meilleure succéderait à cette destruction, qu’un monde plus beau sortirait des eaux de ce déluge. Le système actuel une fois renversé, je ne sais pas où je trouverais, dans les quatre cent neuf paroisses de mon district, des élémens de reconstitution, lorsque les ministres auront cessé de regarder cette tâche comme une branche distincte de leurs devoirs pastoraux. Voilà ce que je pense d’un système d’éducation purement séculier. »

Devant ces deux opinions absolues, l’une qui ne veut pas que l’était se substitue aux devoirs et aux droits des familles et des localités, même dans des intentions généreuses, l’autre qui redoute que son intervention n’aboutisse à l’indifférence en matière de religion et la tient pour suspecte sur ce chef, les commissaires n’ont guère à proposer que des tempéramens et des palliatifs. Ils reconnaissent la valeur des objections et demandent seulement que la rigueur des principes fléchisse devant la puissance des faits. Comment se refuser à l’évidence ? Du côté des parens, tantôt c’est la volonté, tantôt ce sont les moyens qui manquent ; du côté des localités, c’est l’apathie ou l’insuffisance des ressources qui fait obstacle. Les enfans doivent-ils souffrir de ces causes de délaissement ? N’est-ce pas à l’état de leur tendre la main quand la famille et la paroisse semblent se démettre ? Pour les gens de labeur, c’est une lourde charge que l’école, charge directe par la rétribution, indirecte par le temps prélevé sur la main-d’œuvre. Dans le West-Riding, l’un des riches comtés de l’Angleterre, la rétribution scolaire est de trois deniers par semaine ; le nombre des élèves diminue sensiblement quand on la porte à quatre deniers. Pour 4 shillings de plus par an, les parens reculent devant la dépense et suppriment l’éducation comme trop onéreuse. Ils y sont conduits par un autre calcul. Dès l’âge de huit ans, le plus profitable pour la culture intellectuelle, l’enfant de la campagne peut gagner 1 shilling 1/2 par semaine, l’enfant des villes de 3 à 4 shillings. L’école n’enlevât-elle qu’un tiers de ce salaire, c’est dans le premier cas 26 shillings, dans le second cas 50 ou 65 shillings par an de déficit dans les recettes du ménage. Faut-il s’étonner que ce calcul soit déterminant, que des pères ignorans soient tentés de spéculer sur l’ignorance de leurs fils et ne se croient pas astreints à leur ménager, à force de privations, une condition meilleure que celle où ils ont eux-mêmes vécu ? Avec le temps sans doute et avec les lumières, cet égoïsme cédera, ces mœurs changeront ; mais, pour obtenir la moisson, il faut répandre la semence. Quant aux localités, plusieurs succombent sous le poids des charges ; elles ont leurs pauvres, leurs frais d’entretien, leurs dépenses spéciales : on n’en peut attendre que des efforts lents et hors de proportion avec les besoins. C’est donc à l’état qu’il faut recourir : la civilisation du pays, sa dignité, son honneur, sa sécurité, sont en jeu dans les progrès de l’éducation publique. Les commissaires en concluent que l’état ne pourrait, sans injure ni dommage, être dessaisi de ce grand intérêt ; ils sont d’avis que le conseil privé doit être maintenu dans ses fonctions sans en excéder la mesure et en se bornant à corriger quelques détails défectueux dans la pratique.

Au sujet des répugnances du clergé, leurs conclusions sont moins formelles. Singulière contradiction ! nulle part les hardiesses politiques ne sont poussées plus loin que dans les îles anglaises ; s’agit-il de tolérance religieuse, le langage devient timide, confus, hésitante L’esprit le plus libre se sent mal à l’aise sur ce terrain. La commission d’enquête reconnaît, il est vrai, qu’il est possible de concevoir, même de désirer un système moins exclusif que celui qui existe, et dans lequel on ne mêlerait à l’éducation séculière que les notions de morale communes à tous les âges de la chrétienté, sauf à réserver pour d’autres lieux et d’autres temps l’enseignement des dogmes particuliers. Cependant elle ajoute presque aussitôt que la disposition actuelle des esprits enlève à ce système toute chance de réussir en Angleterre. Ce n’est pas des familles que partiraient les résistances ; les classes populaires n’ont pas en général de bien vifs préjugés là-dessus. L’opposition viendrait de la petite noblesse des campagnes et des classes moyennes des villes, qui sont intraitables sur leurs dogmes respectifs et mettent une égale ardeur à les défendre et à les propager. Elles s’indigneraient à la pensée que le gouvernement pût employer les deniers publics à soudoyer les hérésies et devenir comme une trésorerie de l’impiété. Mieux vaudrait à leurs yeux briser l’instrument et supprimer les subventions. Les classes qui parlent ainsi sont à ménager ; leur droit de remontrance se fonde sur des largesses aux écoles qui dépassent de beaucoup celles de l’état. Si leur bourse ne s’ouvrait pas, ce ne serait plus 600,000 livres sterling qu’il s’agirait de mettre à la disposition du conseil privé, mais bien 2 millions de livres. L’objet est à considérer, et il a fallu maintenir ce qu’on appelle la clause de conscience pour les écoles qui reçoivent du trésor public des subsides ou des dons. Cette formalité est souvent dérisoire, témoin cette école israélite à laquelle il a suffi, pour être reconnue et secourue, de s’astreindre à lire à haute voix, une fois par jour, un seul verset de l’Ancien Testament. Quand les préjugés en arrivent là, ils sont bien près de rendre les armes. Pour amener la trêve, peut-être suffirait-il que l’inspection, dévolue jusqu’à présent au clergé, passât en partie du moins entre des mains séculières. La commission en exprime le vœu ; elle se prononce également pour une inspection sédentaire substituée à l’inspection ambulante qui est aujourd’hui en vigueur, et dans laquelle les choix se ressentent des surprises du premier moment. Ces réformes ne touchent, on le voit, qu’à des détails ; elles n’engagent pas le principe consacré dans notre enseignement, et pour lequel nous sommes en avance de l’Angleterre : protection à toutes les écoles sans distinction de croyances !

Si nos voisins ont tant de respect pour les opinions du clergé, c’est qu’il a noblement porté le poids du jour. Les écoles actuelles ne vivent que par son dévouement : il en est le surveillant gratuit, le moniteur, souvent le trésorier. Volontiers on attribue aux lords la meilleure part des soulagemens qui proviennent de la charité et de la générosité privées ; ce sentiment s’atténue quand on vérifie les faits. Que dans une calamité publique et une réunion d’apparat les lords donnent l’exemple et le fassent avec libéralité, c’est un devoir de tradition et de race, une manière habile d’agir sur les esprits et une sorte de rançon de leurs privilèges. Ils sont en vue, on attend d’eux un sacrifice ; ils s’exécutent de bonne grâce et avec grandeur. L’homme s’efface alors devant le personnage ; il reparaît dans les quêtes obscures, destinées à faire plus de bien que de bruit et affectées à des besoins spéciaux et déterminés. Dans ce cas, ni la fortune, ni le rang, ni les devoirs attachés à la possession de la terre ne seront une garantie pour le succès de la demande ; tout dépendra de l’humeur, du caprice, du caractère. S’agit-il des écoles, l’esprit de système s’en mêle. Quelques lords les regardent comme propres à troubler et à corrompre les campagnes ; ils luttent par l’inertie contre ce péril présumé. J’ai sous les yeux la déposition d’un ministre de l’Évangile d’autant plus digne de foi qu’il parle de ce qu’il a vu et entendu dans son ressort. Il ne cite pas de noms, mais désigne les titres avec une précision qui semble défier les démentis. Après avoir dépeint l’état des populations dans les comtés de Devon, Dorset, Somerset, Hereford et de Worcester, il raconte les efforts de ses desservans pour y augmenter le nombre des écoles, les démarches faites auprès de la grande noblesse et les mécomptes qui s’en sont suivis. Rien de plus significatif que cette nomenclature. Ici c’est un duc possédant toute une paroisse d’un revenu de 2,500 livres sterling et se refusant à donner le moindre denier ; là c’est un général, membre du parlement, tirant 1,200 livres de rente d’une paroisse, dont la moitié en grandes dîmes, et répondant qu’il ne peut prendre d’engagement pour une souscription régulière ; plus loin un riche seigneur, connu par ses opinions libérales, qui donne 3 guinées sur 2,000 de revenu, et gâte en outre le don par une raillerie ; puis un propriétaire, avec 1,800 livres de rente, qui d’une main souscrit pour 3 livres sterling et réclame de l’autre 3 livres et 10 shillings pour les loyers de la maison d’école ; enfin, dans une paroisse du comté de Hereford, d’un revenu de 12,000 livres pour 8,000 acres d’excellente terre, tous les propriétaires du sol, dont deux pairs du royaume, ne sont arrivés en se cotisant qu’à une contribution totale de 18 livres, tandis ; que la maison d’école coûte 100 livres de location. Tels sont les cas relevés par un témoin sincère, et il ajoute qu’il pourrait en citer une foule d’autres. La grande noblesse se montre donc, en ce qui touche les écoles, au moins indifférente, et il en est de même des bénéficiers ecclésiastiques qui ne sont pas astreints à la résidence. Sur ce point, la plainte est des plus vives. Beaucoup de biens qui autrefois appartenaient aux évêques, aux doyens ou aux chapitres, et restaient ainsi par destination dans le domaine des pauvres, ont échappé et chaque jour échappent, par des délégations et des investitures lointaines, à leur part de contribution libre dans les œuvres d’assistance et d’éducation.

Cette tiédeur des hautes classes aurait pu mettre les écoles en péril, si le clergé n’y eût suppléé par des prodiges de zèle. Ses sollicitations multipliées ont maintenu les ressources à la hauteur des besoins, et quand l’argent d’autrui n’a pas suffi, les vicaires ont comblé le vide avec le leur ; il en est qui ont pris sur leur modeste traitement plus que des lords sur leur fortune. Aussi l’enseignement est-il pour eux comme une arche sainte, et dès qu’on y touche, ils sont en émoi. En général ils tiennent les nouveautés pour suspectes ; les empiétemens du conseil privé n’ont pas eu d’adversaires plus résolus. D’où vient cela ? Le conseil privé n’est autre chose que l’état accourant, les mains pleines, au secours du clergé, qui succombe sous le fardeau ; c’est un grand aumônier qui donne en bloc au moins l’équivalent d’une infinité de petites sommes péniblement recueillies, en assure le retour régulier et permet d’établir un meilleur service. Comment se refuser à un pareil soulagement ? Par quel scrupule se sentirait-on retenu ? Les cas de conscience ? Ils ont été réservés ; le conseil privé est, pour employer le mot anglais, dénominationaliste ; son plan, son système d’éducation ont été conçus de manière à ne pas blesser la croyance dominante. Ce que craint le clergé, c’est moins ce qui est que ce qui peut survenir ; dans l’institution actuelle, il découvre en germe les écoles mixtes ou séculières, l’inspectorat laïque et toute une organisation qui, sans exclure les pasteurs, ne leur laisserait qu’une moindre puissance. Cette pensée est intolérable au clergé ; il n’entend pas se dessaisir, dût-il être assujetti à plus de peine » Son mot d’ordre est que les congrégations sont pour les écoles de meilleurs maîtres que l’état. Ainsi s’expliquent l’opposition acharnée que rencontre dans ses actes le conseil privé, les embarras qu’on lui suscite et les griefs qu’on lui impute.


II

Disons sur-le-champ que les principaux de ces griefs proviennent du fait de ceux qui s’en plaignent. L’introduction de l’état dans l’enseignement n’a pu se produire qu’au milieu de chicanes sans nombre. D’un côté la législation demeurait vague et incohérente ; on avait à se gouverner entre divers bills dont les textes se donnaient des démentis. D’un autre côté, on avait à lutter contre des défiances enracinées et une malveillance portée jusqu’à la passion. Le comité du conseil privé, chargé de régler les services, n’a donc marché, à ses débuts surtout, qu’environné de pièges. Qu’il agît ou qu’il s’abstint, le blâme n’en persistait pas moins. Y a-t-il lieu de s’étonner que devant ce déchaînement extérieur il n’ait pas toujours eu l’esprit libre, la main heureuse ; le talent de se garder ou de se déterminer à propos ? Tantôt il hésitait devant les clameurs, tantôt il cédait aux obsessions ; de là quelques fausses mesures sur lesquelles il a fallu revenir, comme aussi des excès de précautions pour couvrir les points vulnérables. La tâche était d’ailleurs des plus ingrates. Le conseil privé ne pouvait s’imposer aux écoles, ni les soumettre à un traitement commun, puisque l’option leur était permise. Il s’agissait de les gagner par des faveurs, et beaucoup résistaient. Même aujourd’hui, après une longue expérience, toutes les difficultés ne sont pas levées, et l’instrument dont l’état dispose a besoin d’être manié avec de grands ménagemens.

Ce qu’il y avait à redouter le plus à l’origine, c’était que l’action officielle, en s’emparant du terrain, n’affaiblît, n’étouffât l’action privée et volontaire. Le cœur humain a de ces singularités. L’intérêt que l’on prend aux choses est souvent en raison des sacrifices qu’elles coûtent : on s’y attache avec d’autant plus de chaleur qu’elles paraissent plus dépourvues ; on y tient moins dès qu’on s’y croit moins nécessaire. Ainsi les milliers de souscripteurs qui chaque année versaient leur tribut dans les caisses des écoles en devenaient par cela même les patrons officieux, y voyaient leur œuvre, et, placés sur les lieux, les enveloppaient pour ainsi dire d’une atmosphère de bienveillance. Les parens eux-mêmes sentaient que, dans ce concert d’efforts, le premier et le plus naturel devait venir d’eux, et que devant ces obligations librement consenties ils ne pouvaient décliner celles que le sang leur imposait. De là un certain scrupule à acquitter la rétribution scolaire, et plus elle était lourde, plus le père de famille était jaloux de savoir à quoi s’employait cet argent prélevé sur ses plaisirs ou ses besoins. La population ne restait donc ni indifférente ni étrangère au gouvernement de l’école ; l’argent et les conseils n’y étaient point ménagés. Cette émulation pour le bien prenait toutes les formes, dons en nature, leçons de professeurs libres, administration gratuite. Les localités renchérissaient l’une sur l’autre, soit par la modicité des droits, soit par la bonne installation des locaux ou le perfectionnement des méthodes. À l’envi, chacun dans sa sphère avait un rôle actif à jouer. En serait-il de même quand l’état aurait mis son empreinte sur l’institution, fait entrer les services dans des cadres rigoureux et substitué au patronage individuel, représenté par des milliers de têtes, le patronage de cet être de raison que l’on nomme tantôt un comité, tantôt un conseil ? Tel était le problème sur lequel le temps et l’expérience allaient prononcer.

Les résultats ne semblent pas jusqu’ici défavorables. Un document publié par le conseil privé et qui embrasse cinq années, de 1855 à 1859, constate que les efforts volontaires n’ont pas diminué depuis qu’a commencé la période des libéralités du trésor. Malgré le taux croissant des subventions officielles, les largesses privées occupent encore et de beaucoup le premier rang. Quelques chiffres suffiront pour marquer les distances. En 1855, les allocations du gouvernement pour construction, agrandissement, réparations et appropriation des locaux s’élevaient pour les écoles à 70,000 livres sterling en nombres ronds ; les contributions locales atteignaient 142,000 livres. En 1859, les proportions pour les mêmes services étaient de 125,000 livres à la charge de l’état et de 216,000 livres à la charge des paroisses ou provenant de dons particuliers. Les collèges entretenus et les fournitures générales, livres, cartes et appareils, offraient des balances analogues. Pour les traitemens des instituteurs et des moniteurs, les sommes présentent un plus grand écart dans les rapports. L’état en 1855 y contribuait pour 168,000 livres ; les localités et les dons privés y entraient pour 430,000 livres. En 1859, le premier des deux contingens s’élevait à 351,000 livres, le second à 560,000 livres. Les années intermédiaires reproduisent, à quelques fluctuations près, la même situation. Du dépouillement de cette comptabilité, en s’en tenant aux apparences, on peut conclure que la contribution volontaire n’a pas été mise en échec d’une manière sensible, et qu’elle a, par des augmentations parallèles, rivalisé avec l’état, au lieu de se laisser décourager par son intervention. Quelques réserves sont pourtant à faire. Pour les bâtimens, le trésor public a, en cinq ans, doublé sa somme ; les localités n’ont élevé la leur que d’un tiers. Pour les traitemens, l’état, dans la même période, va au-delà du double ; les localités se contentent d’ajouter un quart en sus. Déjà donc les deux parties ne marchent point du même pas ; le gouvernement y met plus de zèle que les paroisses, il a l’ardeur des ouvriers de la dernière heure. Remarquons en outre que les contributions locales et volontaires ont leurs racines dans les habitudes et obéissent à un mouvement d’impulsion qui n’est pas de nature à s’arrêter en un jour. Devant une rivalité naissante, les paroisses se sont piquées d’honneur ; en acceptant une assistance, elles ont prouvé qu’elles ne s’abandonnaient pas elles-mêmes. Tels sont les motifs et la mesure de la puissance de l’effort privé. Est-il à croire que les choses garderont cet équilibre, si l’envahissement officiel continue et s’étend ? Le doute est au moins permis, et dans tous les cas il y a une distinction à faire.

Entre les taxes locales et les subventions administratives, les incompatibilités ne sont pas profondes, et l’accord peut s’établir. La commune et l’état, ayant à créer ou à soutenir une école, ne procèdent pas d’une manière tellement disparate que la porte soit fermée à une combinaison prise de concert. Il ne s’agit que de s’entendre sur la quotité de dépenses que chacune des parties prend à sa charge et le détail des droits et des pouvoirs qu’elle se réserve en retour. Ce contrat une fois passé et exécuté sincèrement, les conséquences en découlent le plus régulièrement du monde ; l’état paie avec ses deniers, la commune avec les siens, en vertu de lois ou de coutumes ayant force de loi et après une perception accompagnée des formes ordinaires. C’est exactement ce qui se passe dans notre comptabilité, qui est à la fois générale et départementale, et dans laquelle, au principal de l’impôt s’ajoutent des centimes additionnels pour des objets détermines. Les caisses de l’état et des paroisses peuvent donc à la rigueur se partager les services, L’incompatibilité n’existe pas non plus entre les taxes paroissiales et les libéralités particulières. Volontiers elles se complètent les unes les autres ; c’est une répartition de famille où les plus riches et les plus généreux se portent, par un libre mouvement, au secours du fonds commun. Mais où commence une sérieuse incompatibilité, c’est entre les libéralités particulières et l’administration directe de l’état. Partout où la main de l’état se montre, la main privée se retire ; dès qu’il a mis sa responsabilité en avant, les autres responsabilités se croient dégagées ; devant ses agens accrédités, les agens qui ne s’inspiraient que de leur cœur s’effacent et s’abstiennent. Ainsi, en supposant que la direction de l’enseignement, de paroissiale qu’elle était, devînt en Angleterre de plus en plus centrale et qu’on en fît quelque chose d’analogue à notre université, qui réunit dans ses mains les rênes de trente-six mille écoles, le résultat ne serait ni équivoque ni lent à se produire. Peut-être conserverait-on après débat une partie des taxes que les localités affectent à cet emploi ; mais ce qui serait à coup sûr perdu et disparaîtrait sans retour, ce serait la totalité des souscriptions volontaires qui se comptent par milliers et forment aujourd’hui la plus forte ressource de l’enseignement élémentaire. La générosité privée est une vertu jalouse et pleine de susceptibilités ; elle n’aime pas à trouver le gouvernement dans ses voies. Si les choses n’en sont point encore là, et si les tableaux du conseil privé offrent des chiffres rassurans, c’est que le système d’absorption est plutôt une menace qu’un fait, et que, dans cette période d’essai, il se déguise sous des formes qui n’ont rien d’impérieux ni d’offensif.

Un autre inconvénient de ce système, c’est de tout élever à de grandes proportions, le bien comme le mal et le mal plus que le bien. Une erreur se multiplie par la quantité d’établissemens subordonnés auxquels on l’impose. Aussi s’en tient-on à ce qui est éprouvé en usant le moins possible de hardiesse ; pour échapper à un risque, on se prive de plus d’un perfectionnement, et encore, quelque retenue qu’on y mette, essuie-t-on de loin en loin quelques mécomptes ; déjà l’on cite ceux qui ont marqué les premières entreprises du conseil privé, notamment à propos de la création d’écoles normales primaires. Évidemment c’était là une des bases de l’enseignement officiel ; comment former de bons élèves, si l’on n’avait pas une pépinière de bons instituteurs ? Le comité s’en occupa donc dès ses premières séances. Malgré quelques résistances, il venait de décider qu’une école normale primaire serait établie à Londres, quand un orage éclata dans le sein du clergé, et si violent qu’une députation d’évêques se rendit chez la reine avec une adresse hostile. On y disait que le projet d’école était une injure pour les instituteurs en exercice, et surtout pour les ministres de l’Évangile qui se dévouaient à l’enseignement et n’avaient pas besoin de certificats d’études officiellement délivrés. Bref, il se fit un tel bruit que le comité retira son plan et chercha à tourner les défenses qu’il ne pouvait enlever de front. Un établissement libre fut créé et placé sous l’influence de l’église établie ; dès lors, et à l’aide de ce biais, il devint loisible au conseil privé de favoriser par une subvention ce qu’il n’avait pu obtenir d’un enfantement direct. De simples particuliers ou du moins des hommes agissant comme tels, entre autres MM. J.-K. Shuttleworth et Tufnell, se mirent à la tête de cette école normale, sur laquelle roule aujourd’hui tout le travail d’épreuves et de préparation des instituteurs primaires, des écoliers de la reine, des maîtres et maîtresses brevetés.

Rien de plus défectueux que le plan des études et la matière des examens en vigueur. Voici, par exemple, ce qui se passe pour les jeunes filles qui aspirent au brevet de maîtresse. — C’est à l’âge de treize à quatorze ans qu’elles se présentent le plus habituellement ; presque toutes sont d’une humble condition. L’apprentissage dure cinq années, au bout desquelles on leur délivre, s’il y a lieu, un brevet de capacité. À la fin de chaque année, un inspecteur procède à un examen ; si cet examen est heureux et si la jeune fille franchit l’épreuve avec succès, elle reçoit comme indemnité ou encouragement de 10 à 20 livres (250 à 500 francs), c’est-à-dire une somme comme jamais elle n’en a vu, et qui représente dans certains cas les salaires du chef de sa famille pendant l’année entière. Pour que rien ne la détourne de ses études, elle est dispensée de tout service domestique. Dans la maison paternelle, quand elle y paraît, on la traite comme une petite déesse, autant au-dessus de ses frères et sœurs que le paysan irlandais qui est sorti de sa chaumière pour entrer dans un séminaire. À dix-huit ans, elle concourt pour le grade d’écolière de la reine ; si elle l’obtient, elle devient pensionnaire du collège, y est nourrie, logée, blanchie, et touche en outre, pour ses dépenses personnelles, une petite somme qui est mesurée sur les résultats des examens. Ce stage se prolonge pendant une, deux ou trois nouvelles années, au bout desquelles la jeune aspirante obtient l’un des onze certificats, dans un ordre croissant de mérites, qui lui confèrent le droit d’enseigner et l’attachent à une école avec la jouissance d’une maison et un traitement, qui est au minimum de 20 livres par an et peut s’élever jusqu’à 60 livres. C’est là, pour le gros de ces tribus, une terre promise ; beaucoup restent en chemin et ne la voient pas ; les plus favorisées n’y arrivent qu’au prix de sept années d’efforts et d’une contention d’esprit continuelle. Leur carrière en dépend ; qu’un seul jour la mémoire les trahisse, que dans ce travail du cerveau la santé s’altère au point de troubler la marche des études, qu’il y ait seulement une période de défaillance, et le fruit de ce stage pénible sera compromis ou détruit. L’échec dans ce cas est une véritable ruine ; non-seulement les parens en sont pour leurs sacrifices, mais la jeune fille est en face d’une vocation manquée et des écueils d’un déclassement. Si elle n’en sait pas assez pour être maîtresse, elle en sait trop pour redevenir ouvrière ; elle a malheureusement appris à rougir du métier des siens sans acquérir la faculté d’en prendre un meilleur. Elle est dès lors livrée à tous les embarras et à tous les pièges des situations équivoques.

Pour se former une idée des difficultés de la tâche, il faut avoir sous les yeux le programme des examens. Partout, il est vrai, les documens de ce genre renchérissent sur le luxe des matières ; on dirait qu’ils ont été faits plutôt pour prouver la science de ceux qui jugent que le mérite de celles ou de ceux qui sont jugés. Plus d’une fois, en parcourant les questions que l’on pose à nos bacheliers, je me suis demandé comment un si grand nombre d’entre eux parvient à y satisfaire autrement que par une certaine grâce d’état. On ne déroge pas en Angleterre à ce formidable appareil[1]. L’érudition des postulantes est mise à de rudes épreuves. On exige qu’elles sachent à quoi s’en tenir sur les articles de foi d’Athanase en ce qui touche l’incarnation, sur les martyres de saint Ignace et de saint Polycarpe, sur le premier et le quatrième concile, enfin sur les docteurs auxquels on doit la préparation des trente-neuf articles et la révision du livre de prières sous les règnes d’Édouard VI et d’Elisabeth. Des théologiens ne seraient pas pressés plus vivement ni sur de plus graves matières. En histoire et en géographie, le programme n’est pas moins exigeant : le règne d’Alfred, la conquête normande et ses suites, Cromwell et les Stuarts, les rois et les reines sont la part de l’histoire, à laquelle s’ajoute la liste des principaux noms engagés dans l’indépendance américaine. La part de la géographie est tellement large qu’après une vue générale du globe, de ses fleuves, de ses chaînes, de ses divisions naturelles ou politiques, on en vient à des problèmes qui partagent les savans : les causes des marées, l’influence qu’exercent sur le climat la distance de la mer, les vents régnans et la nature du sol ; enfin, ce qui est plus délicat encore, la désignation de celle des colonies anglaises qui est la plus profitable au commerce de la métropole avec des preuves à l’appui.

Comment supposer que de semblables questions puissent aboutir à autre chose qu’à des réponses purement machinales ? Des filles de quinze ans, si ouverte que soit leur intelligence, ne sauraient voir plus clair dans ces broussailles de l’érudition que les casuistes et les lettrés, qui, depuis un temps immémorial, se disputent sur les textes et sur les gloses. Quand on aura fait répéter à ces écolières l’épître aux Galatiens ou aux Philippiens sans qu’elles bronchent d’une syllabe, quand elles auront raconté ce qui se rattache à Séchem, à Shalem, à Beerlahai-Roi, comme le veut la table des examens, qu’y aura-t-il à en conclure, si ce n’est que la mémoire est bonne et la leçon bien apprise ? Point de tâtonnement sur la lettre ; seulement le sens et l’esprit échappent. Il y a là un vice d’origine qui, introduit dans l’enseignement, ne l’abandonne plus. Une leçon machinalement apprise est toujours une leçon machinalement enseignée. Beaucoup d’inspecteurs s’en plaignent en termes assez vifs. Rarement une explication vient éclairer le sujet ; tout se réduit au formulaire. L’un de ces inspecteurs visitait une école : à peine y était-il entré que l’instituteur, pour faire valoir ses élèves, leur posa une question. « Quel passage dans les Écritures commande le devoir envers les parens ? » Sur ces mots, trente mains se lèvent ; tous veulent répondre. L’inspecteur désigne l’un des enfans, qui, d’un air animé, débite ces paroles : l’Exode, vingtième chapitre, douzième verset ; honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que le Seigneur te donnera. » Les trente autres élèves en eussent dit autant ; mais parmi eux il n’en était aucun qui sentît en quoi et comment le texte sacré pouvait les toucher, et à qui il vînt à la pensée que cette terre promise pouvait s’appeler le Middlesex ou le Surrey, comme aussi que les parens à honorer, avec la longévité pour récompense, pussent être leurs propres parens. En vain l’inspecteur essaya-t-il de suggérer cette impression ; il ne fut pas compris de l’instituteur lui-même. L’usage de ces commentaires familiers n’est pas établi, et ce serait s’exposer au blâme que de manquer aux usages. C’est ce qui arriva à M. Langton, qui tenait une des meilleures écoles des faubourgs de Londres. Il avait compris les vices de cet enseignement dogmatique qui exerce la mémoire plus que le jugement et meuble la tête des enfans de mots plutôt que d’idées. Sa méthode était tout opposée. Il choisissait des sujets appropriés à l’âge et à l’intelligence de ses élèves, et au lieu de les renfermer dans des phrases convenues, il leur laissait la liberté de discourir. Un jour, devant le comité d’examen, il voulut donner un exemple public de sa méthode, et commençait à interroger les enfans de sa classe sur la tempérance, la frugalité, l’honnêteté, en leur indiquant seulement d’appuyer leurs propres idées sur quelques textes, comme, les proverbes de Salomon, lorsqu’il fut brusquement interrompu par un membre du comité, qui ramena l’interrogatoire dans des voies plus conformes à la tradition scolaire. « Quelles sont les prophéties de l’Ancien Testament qui se sont accomplies dans le Nouveau ? » demanda-t-il à l’élève, et ainsi du reste. Tel fut le seul, compliment que M. Langton recueillit de ses hardiesses.

Ni les préjugés, ni les routines ne manquent donc aux écoles anglaises, et le comité du conseil privé n’a pas su mieux s’en défendre que les comités paroissiaux. Pour relever son plan d’études, il a renchéri sur les obscurités et les insignifiances dont fourmillent tous les plans d’études connus ; il a fait ce qu’on fait partout, de la pédagogie en excès. Il n’en pouvait être autrement : sous peine d’échec, il fallait au début se conformer aux modèles existans ; mais, au milieu de ces embarras et de ces erreurs de conduite, on n’en voit pas moins une puissance qui se constitue : elle a son siège dans le gouvernement, son corps d’inspecteurs, ses écoles normales, ses programmes, elle a surtout sa caisse, devant laquelle plus d’un établissement rebelle a déjà plié le genou. Contestée dans son titre, entravée dans ses actes, cette puissance nouvelle se fait humble afin de mieux arriver à ses fins, et use de ménagemens vis-à-vis de ceux qu’elle veut suppléer. Elle n’en marche pas moins, malgré les résistances, vers la conquête d’un beau domaine. Ce qu’il y a, en fait d’écoles, de vigoureux, de bien organisé, lui échappera sans doute ; ce qui ne saurait lui échapper, c’est ce lot ingrat que forment, en tout pays et sous tous les régimes, les classes dénuées de ressources, et qui, sans un énergique effort, ne sortiraient jamais de l’abjection où elles croupissent. Voilà une clientèle acquise au gouvernement et qui lui sera peu disputée. L’éducation s’y complique de moyens de police que le zèle particulier ne saurait avoir à sa disposition. Il faut suivre, dans ce domaine de la misère et de l’ignorance, le mouvement de l’instruction élémentaire et rendre sensibles les difficultés de la tâche, en montrant ce que sont les hommes sur lesquels on s’est proposé d’agir.


III

Vérifions d’abord où en sont, pour la diffusion de l’enseignement, les populations anglaises. Le nombre des enfans pour l’Angleterre et le pays de Galles est évalué à 5 millions environ. Sur ces 5 millions d’enfans, un quart appartient aux moyennes et hautes classes, qui se suffisent à elles-mêmes, ce qui réduit le total à 3,750,000 enfans. En décomposant ce chiffre, on trouve 60,000 congrégationalistes, qui ne veulent à aucun prix de l’assistance de l’état, et 340,000 enfans de pauvres, qui n’ont guère que ce moyen de s’instruire. Restent 3,300,000 enfans qui doivent s’élever ou à leurs propres frais ou aux frais du public, en comprenant dans ce mot l’individu, la paroisse et le gouvernement. Dans ce nombre, le gouvernement en compte 1,600,000, à raison des alternances, dans les écoles qu’il subventionne et assujettit à l’inspection, tandis que 800,000 fréquentent des écoles affranchies de cette dépendance. Il ne reste donc que 900,000 enfans à peu près qui ne reçoivent aucune espèce d’éducation.

Voici maintenant un autre calcul, comme complément de celui qui précède. Par des moyennes faites avec beaucoup de soin et portant sur un grand nombre de tableaux, il a été établi qu’à y tout comprendre, le coût de l’éducation élémentaire est de 30 shillings par tête et par an. S’il s’agissait de mettre d’un bloc à la charge de l’état ces 30 shillings multipliés par les 900,000 enfans qui restent dépourvus de culture, les plus hardis partisans des empiétemens officiels reculeraient devant la dépensé ; mais en supposant que le partage se fît comme il se fait dans beaucoup de cas, un tiers la paroisse, un tiers la libéralité individuelle, un tiers le trésor public, la somme à trouver ne serait pas si excessive qu’on ne pût dès à présent rêver un état de choses où personne en Angleterre ne se trouverait en dehors des cadres de l’éducation. Si l’on s’en rapporte à des estimations qu’il est inutile de détailler ici, il suffirait de doubler la somme actuellement allouée au conseil privé, pourvu que le zèle volontaire et paroissial suivît la même proportion, avec un budget de 1,200,000 livres sterling, l’instruction publique pourvoirait au service le plus étendu de concert avec ses deux auxiliaires. Dans ces combinaisons, une place serait toujours réservée à la rétribution scolaire due par les familles, de manière qu’il restât constant pour les plus pauvres qu’on ne les assiste qu’à la condition qu’elles s’assisteront elles-mêmes. Rien ne sert, fût-ce avec les intentions les plus droites, de dénaturer les choses. L’éducation est un avantage et doit être payée par qui en profite, telle est la règle ; si on y déroge, elle n’en doit pas moins rester présente aux consciences.

Comment se distribuent ces 900,000 enfans réfractaires qui, pour un motif ou l’autre, ne participent pas aux bienfaits de l’éducation ? On n’a pu répondre à cette question que par des conjectures. On sait seulement que les campagnes en renferment un plus grand nombre que les villes. Les distances, la nature des travaux qui ne souffrent pas de discontinuité, le peu de goût, si ce n’est la répugnance des fermiers et des journaliers pour tout ce qui ressemble à un apprentissage intellectuel, entrent pour beaucoup dans ce retard des classes agricoles. L’absence des propriétaires du sol, leur indifférence sur le degré d’instruction de leurs tenanciers complètent la somme de ces influences énervantes. Ces influences s’étendent inégalement sur la contrée, suivant qu’elles rencontrent des hommes disposés à les combattre ou à s’y résigner ; elles règnent sans obstacle dans les parties du royaume où les populations sont clairsemées et les maisons d’école hors de la portée des familles de colons. Quant aux villes, le délaissement et la négligence qui y persistent en matière d’éducation proviennent de tout autres causes. Deux élémens s’y trouvent en présence : une classe moyenne intelligente et en général portée au bien, des classes inférieures où un fonds héréditaire de dépravation s’entretient par les occasions de chute et les mauvais exemples. Le point à obtenir, c’est que la première de ces classes fonde ou soutienne assez d’écoles pour défrayer tous les besoins, et que la seconde consente à y mettre ses enfans. L’une et l’autre résistent ; la classe moyenne n’est pas riche partout ni toujours libérale, les classes occupées de travaux manuels ou dégradées par des habitudes vicieuses semblent en bien des cas et en plus d’un lieu se complaire dans leur ignorance. Longtemps encore un certain nombre d’enfans resteront au dépourvu de ce pain de l’intelligence, qui leur est aussi nécessaire que celui du corps ; le chiffre de 900,000 pourra décroître, il laissera néanmoins un fort résidu. C’est cette clientèle que le conseil privé ne doit pas perdre et ne perd pas de vue. Seulement il demande aux localités un premier effort et ne leur accorde de fonds qu’à cette condition. Rien de plus sensé comme mesure générale ; c’est un moyen d’écarter les demandes abusives et de réduire les chances de déception. Il est arrivé pourtant que ces règles destinées à prévenir l’abus ont empêché le bon usage et lié le comité au point de lui interdire des actes dont tous ses membres comprenaient et confessaient l’utilité. Il ne s’en est tiré qu’en se déjugeant ; cela notamment a eu lieu dans deux circonstances qui méritent une mention. La difficulté ne s’élevait pas dans des paroisses obscures, où il fût loisible de l’étouffer. C’était à Devonport, annexe de Plymouth, et dans l’un des quartiers de Londres, Charterhouse. Sur le premier de ces points, l’amirauté verse des sommes considérables pour l’entretien et le stationnement des flottes ; le second fait partie d’un centre d’opulence qui a peu d’égaux dans le monde. Tous deux étaient néanmoins le siège de telles misères qu’ils ne pouvaient pas fournir au comité ce premier témoignage de bonne volonté qu’il exige comme condition de son assistance. Voici les empêchemens qui se présentaient.

À Devonport, les faits se sont passés dans la paroisse de Saint-Étienne ; le recteur les raconte à l’appui d’une demande de secours. La paroisse de Saint-Étienne se compose de 309 maisons occupées par 3,055 habitans. Ces maisons sont littéralement entassées les unes sur les autres et forment un grand carré dans lequel de petites cours laissent quelques espaces libres. De ces maisons, à peine en citerait-on 18 occupées par un seul ménage. Une douzaine d’autres appartiennent soit à des domestiques retirés du service, soit à des ouvriers des. docks qui en approprient les pièces les plus convenables et les offrent en location aux officiers des armées de mer et de terre que leurs fonctions obligent à une résidence temporaire. Toutes les autres maisons ont un locataire principal, boutiquier ou artisan, qui, après s’être réservé une ou deux pièces, sous-loue les autres, chambre par chambre, quelquefois cabinet par cabinet. On peut juger de ce que doit être cet amalgame sédentaire ou nomade par un seul fait : c’est que sur les 300 maisons de la paroisse il y en a 15 qui sont des maisons de prostitution et 24 des débits de bière ou de genièvre. Les personnes marquantes se réduisent à cinq : l’aide-de-camp d’un général, un agent de compagnie, des veuves d’hommes de loi, de constructeurs, et de marchands ; le reste se compose de gens de métier. S’il en est ainsi à Devonport, c’est l’amirauté qui en est en partie cause. Comme elle occupe toute la surface des quais et la portion des terrains que le voisinage de la mer eût rendus propres au commerce et à l’industrie, il n’est resté à la population civile que des espaces insuffisans et dépourvus de convenance. C’est au point que les commerçans en détail qui tiennent des assortimens pour les soldats, les marins et leurs familles, transportent, dans cinq cas sur six, leurs établissemens et leur résidence dans la ville de Plymouth, qui touche à Devonport. Ils préfèrent se placer à quelque distance de leurs cliens plutôt que d’être condamnés à vivre au milieu d’eux.

Fonder et maintenir des écoles dans un milieu pareil était une entreprise difficile. Le vicaire de Saint-Étienne n’en désespéra pas ; mais à qui s’adresser ? La paroisse n’avait que deux patrons naturels, le lord du manoir et l’amirauté. Le premier, comme maître du sol, était désigné pour une large contribution volontaire : il s’y refusa. La seconde, en qui se résumait l’activité locale et qui y affectait des millions, ne se montra ni aussi indifférente ni aussi parcimonieuse ; elle souscrivit pour 25 livres avec un emploi déterminé. Le pauvre vicaire n’était guère plus avancé. S’il se tournait vers ses résidens, il n’y voyait point de bourses disposées à s’ouvrir ; s’il essayait de faire des quêtes en dehors de sa circonscription, il y rencontrait la concurrence des autres paroisses qui se défendaient de leur mieux contre les empiétemens. Bref, la plus belle collecte fut de 5 livres dans l’espace d’un an, et encore des voyageurs de passage avaient-ils contribué à former cette somme. Le total, fourni par de vrais paroissiens, monta à 10 livres dans le cours de dix années. Évidemment les droits scolaires et les taxes locales n’eussent pas suffi pour assurer le service, si le conseil privé n’y eût suppléé par une large subvention. Que serait-il arrivé, si le concours de l’état se fût mesuré sur l’effort volontaire ? Les écoles de Saint-Étienne eussent dépéri faute de soutien. Des circonstances particulières laissaient l’esprit paroissial si dénué de ressort, qu’il fallait se porter au-devant de son appel au lieu de l’attendre ! , et abaisser pour cette fois les barrières du règlement.

Un autre exemple plus caractéristique encore est celui des écoles de la paroisse de Saint-Thomas, dans le quartier de Charterhouse, à Londres. Aucune description ne peut rendre le spectacle que présentent ce quartier et la population mêlée qui s’y abrite. Le district comprend une surface de 17 acres (82,280 yards carrés), couverte d’allées et d’impasses, où s’élèvent 1,178 maisons contenant 9,500 personnes. Le revenu total dû district est de 14,660 livres, c’est-à-dire 12 livres par maison et 1 livre 1/2 par individu. C’est un rassemblement de misérables que la police tient constamment en état de blocus et qu’elle a délimité de manière à en rendre la surveillance plus aisée. Ce qu’on y nomme des maisons pourrait s’appeler des chenils, et dans tout autre quartier le bureau de la voirie les aurait fait jeter bas pour motif de salubrité. Ici elles sont conservées comme en harmonie avec les abominations qu’elles recèlent. À peine de loin en loin, en temps de choléra par exemple, fait-on quelques exécutions ; hors de là, on ferme les yeux, pourvu que des blanchimens à la chaux sauvent les apparences. Quant aux habitans, ils sont assortis aux locaux et ont une physionomie particulière. Saint-Thomas est un refuge assuré pour les existences suspectes qu’on élimine des autres quartiers ; nulle part on ne voit une plus brillante collection de voleurs, de filous, d’escrocs, de diseurs de bonne aventure ; c’est le domaine des gentilshommes de la nuit ; ils y vivent côte à côte dans un échange de procédés mutuels et sans chercher à se pénétrer par des questions indiscrètes. On ne demande à personne ni d’où il vient ni où il va. Voilà une première originalité pour le quartier. La seconde tient au genre d’industrie qu’on y exerce. Les habitans de la paroisse de Saint-Thomas ne sont ni, des portefaix des entrepôts, comme ceux de Saint-George-de-l’Est, ni des tisserands comme ceux de Bethnal-Green, tous gens pauvres, mais rudement et sainement occupés ; leurs moyens d’existence sont en conformité avec leurs goûts vagabonds et se résument en général dans le colportage du costermonger, classe curieuse que M. Alphonse Esquiros a vivement dessinée dans ses émouvans tableaux de la vie anglaise.

Littéralement, le costermonger est un vendeur de pommes : en réalité, il débite un peu de tout, poisson, légumes, volailles, fruits ; c’est le marchand des rues. Le métier a des degrés qui sont marqués par le mode de transport : les mieux montés ont une charrette avec un bidet, quelquefois un âne ; c’est la fleur du genre ; plus bas se rangent ceux qui doivent se contenter d’un haquet, d’un chariot à bras, d’un éventaire ou d’un panier. Les uns ne spéculent que sur un article, les autres s’accommodent de tout, brocantent indistinctement et promènent dans Londres les plus singuliers assortimens. Tous vivent sur la place publique, qui souvent leur sert de dortoir ; ils y acquièrent la finesse du sauvage, le secret des petites ruses et l’art de déjouer l’œil de la police dans l’exécution de leurs méfaits. Au fond, les profits ne leur manquent pas : illicites ou licites, ces profits suffiraient largement à leurs besoins ; mais ils ont des passions et des vices qui les vouent à une misère constante. L’argent gagné dans la journée s’en va le soir dans les cabarets, et plus d’un, dans l’impuissance de regagner son gîte, reste la nuit sur le pavé, ivre d’eau de genièvre. Le lendemain pourtant ils sont tous de nouveau sur pied, empruntent quelques shillings quand leur bourse est vide, et s’ingénient si bien qu’ils parviennent à liquider leurs dettes sans rien retrancher sur leurs excès. Cette existence vagabonde n’est pas le fait des hommes seuls ; les femmes, les enfans des deux sexes y participent dans la mesure de leurs forces et de leurs dispositions naturelles ; les femmes traînent des charrettes à bras comme les hommes, les enfans s’appliquent à de petits commerces qui sont des déguisemens de la mendicité ; toute la tribu marche, agit, se disperse, pour se retrouver au campement quand la besogne quotidienne est achevée.

C’est dans ces lieux et sur cette population qu’un desservant zélé, M. Rogers, entreprit, il y a quelques années, d’opérer des réformes. Aucune tâche n’était plus rude. Non-seulement l’ignorance était dominante parmi ses ouailles, mais elle y était en honneur ; une peuplade des mers du sud eût été moins étrangère aux notions du bien et du mal et aux mouvemens de la conscience ; elle se fût prêtée de meilleure grâce à une discipline et à un amendement. M. Rogers, dans l’ordre de ses devoirs, fit d’abord un appel au sentiment religieux ; il essuya l’échec le plus complet. Le dimanche était pour ces brocanteurs le jour des bonnes recettes ; ils suivaient les foules et y trouvaient des occasions d’y trafiquer ou d’y jouer des mains aux dépens des bourgeois. En vain leur réserva-t-on des places dans l’église, ces places restèrent vides presque toujours. De loin en loin, à force d’instances, le pasteur pu ses aides en décidaient trois ou quatre à faire acte de présence pendant les offices. On les voyait un dimanche ou deux, puis ils reprenaient leur volée pour ne plus reparaître ; quelquefois, pour se dérober aux obsessions, ils changeaient de logement ou demeuraient plusieurs semaines sans mettre les pieds dans leur gîte. Les conférences particulières, les visites n’étaient pas épargnées ; les missionnaires, les lecteurs des Écritures saintes, les membres du clergé dissident se succédaient dans ces taudis, sans y être plus heureux dans leurs efforts. Quelques exceptions tout au plus tranchèrent sur cette suite d’avortemens ; mais dans ce cas la conversion ne restait pas incomplète et avait pour conséquence le déplacement de celui que la grâce avait touché. Revenu à de meilleures habitudes, la première impression qu’il éprouvait était une répugnance profonde pour le monde dont il était entouré ; il en rougissait, il le prenait en horreur, et ne respirait librement que lorsqu’il s’était éloigné de ces régions doublement infectées. Le pasteur travaillait ainsi à diminuer son troupeau et voyait s’échapper de ses mains le meilleur instrument de réforme, le bénéfice des bons exemples.

De guerre lasse, M. Rogers modifia alors ses plans. Il lui était démontré qu’il n’aboutirait à rien de satisfaisant vis-à-vis de ces hommes et de ces femmes dont le sens moral était perverti, et que leur âge et des habitudes enracinées rendaient inaccessibles à d’autres impressions. Il avait épuisé les conseils, les prières, les menaces ; aucun de ces cœurs n’avait été touché ; les traits les plus pénétrans s’émoussaient contre ces cuirasses d’impiété. Les débauches persistaient malgré les plus beaux sermons ; Saint-Thomas restait ce qu’il avait été, un cloaque dans tous les genres. Que fit le recteur ? Il abandonna à elle-même la génération faite pour porter ses soins sur la génération qui était à former. Il visa à un double but : préserver les enfans en les tenant le plus possible éloignés des scandales de la famille, faire servir l’éducation des enfans à l’amendement des parens. Tout était à créer ; la paroisse, composée comme elle l’était, n’avait ni le goût ni les moyens de se donner une école, ou n’y songeait même pas. Le conseil privé ne pouvait assister ce qui n’existait pas, et il lui était interdit de créer un établissement de toutes pièces. M. Rogers se trouvait donc réduit à ses seules forces ; mais il ne faiblit pas. Le but était grand, le bien à faire sans limites ; il ne doutait pas qu’en s’adressant à l’émotion et à la charité publique, des secours ne lui vinssent de divers côtés. Il raconta, dans une publication succincte, ce qu’était la paroisse dont il avait la direction spirituelle, ses efforts pour l’amender, ses échecs, et le dernier moyen qu’il avait imaginé. Son appel fut entendu, quelques souscriptions arrivèrent ; il commença les travaux sous sa garantie personnelle. Le comité du conseil privé put alors allouer 2,400 livres aux écoles de Saint-Thomas : c’était loin des 9,000 livres qu’elles ont définitivement coûtées. Le reste, 6,600 livres, a été recueilli non dans le district, — à le mettre tout entier en vente on n’en retirerait pas cette somme, — mais un peu partout, en Angleterre, en Écosse, d’amis connus ou inconnus, qui se confondaient dans une bonne œuvre, fruit d’une heureuse inspiration. À l’aide de toutes ces ressources combinées, M. Rogers est arrivé à ses fins : les écoles de Saint-Thomas ne le cèdent, pour la solidité et la grandeur des constructions, à aucune des autres quartiers de Londres. Dans la première période, elles pouvaient contenir 1,400 enfans. Depuis lors, avec une dépense de 10,000 livres, sur lesquelles le conseil privé a fourni 6,848 livres, tandis que le reste provenait de dons particuliers, on a pu élever, avec plus de luxe dans les décorations, d’autres bâtimens qui contiennent 2,154 enfans. C’est donc un ensemble de locaux pour 3,600 élèves, fondés par la persévérance d’un homme de bien dans une circonscription frappée d’anathème, et qui n’avait pas une seule école il y a vingt ans. Son calcul n’a pas été trompé ; ces écoles ont réussi, les enfans ont agi sur les parens, et ces derniers y ont mis du leur. La dépense annuelle, qui comprend le personnel et l’entretien, s’élève à 2,035 livres, sur lesquelles les droits scolaires figurent pour 1,306 livres et la subvention du conseil privé pour 287 livres ; le reste provient de souscriptions, et parmi les souscripteurs on regrette de ne pas trouver le nom du collège de Dulwich, à qui appartient presque tout le sol du district.

Voilà deux cas où les bonnes intentions du conseil privé ont été longtemps enchaînées par la lettre des règlemens, et où il n’a pu réussir qu’en leur faisant violence. L’évidence des misères et surtout le cadre où elles étaient renfermées ont été pour beaucoup dans ces concessions accidentelles. L’empêchement n’en subsiste pas moins et produit son effet quand la notoriété des besoins et le bruit qu’ils causent ne forcent pas la main aux membres du comité. Dans les circonstances ordinaires, non-seulement la contribution volontaire doit précéder l’allocation officielle, mais il faut en outre que cette contribution volontaire soit recueillie exclusivement dans la localité. Ni Devonport, ni Charterhouse n’auraient pu satisfaire à cette condition, et combien de paroisses plus obscures en sont au même point ! Neuf fois sur dix l’action du conseil s’en trouve paralysée. On devine pour quel motif cette clause a été inscrite dans les articles constitutifs. Une école, fondée au moyen de dons paroissiaux, y puise une garantie de durée ; les donateurs la voient à l’œuvre, assistent à sa marche, sont désignés comme ses patrons naturels ; ils aideront à son maintien comme ils ont aidé à son établissement. Le conseil privé peut l’assister sans craindre qu’elle n’avorte après un temps d’essai ou ne retombe tout entière à sa charge. Pour une école créée à l’aide de dons étrangers à la paroisse, la sécurité n’est plus la même ; les souscripteurs sont dispersés, quelquefois inconnus ; ils se tiennent pour quittes après une première largesse, ils n’en peuvent pas suivre l’emploi ni y porter un grand intérêt ; ils ne sont tenus en haleine ni par le spectacle d’un succès, ni par la crainte d’un échec : d’où il suit que, dès l’origine, l’école peut péricliter, se fermer presque au lendemain de l’érection, après avoir causé des sacrifices en pure perte. Tel est le motif du compromis que le conseil privé impose à la paroisse. Évidemment ce compromis supprime quelques abus, mais aussi que de bien il empêche ! Il met hors de la portée du conseil les localités, — et on vient d’en voir deux exemples, — qui ont le plus besoin de ses secours, il raie de sa clientèle les districts atteints d’une apathie incurable, ceux où il y a le plus à entreprendre et dont il y a le plus à espérer, comme matière d’amendement, c’est-à-dire les paroisses inertes des campagnes et les paroisses des villes que la misère et le vice ont choisies pour leur domaine.

Ces complications, accompagnées d’une certaine impuissance, ont soulevé plus d’une censure et amené quelques propositions pour y porter remède. Deux dans le nombre méritent une mention. La première tendrait à créer dans les écoles des types variés, de manière à descendre aussi bas que possible dans l’échelle des frais de fondation ; la seconde viserait à leur assigner une ressource fixe qui remplaçât les contributions volontaires, toujours variables et éventuelles. Pour les types d’écoles, on distinguerait non-seulement entre les campagnes et les villes, mais encore entre les districts ruraux. Les garanties exigées par le conseil privé suivraient l’ordre des types en décroissant avec eux ; les subventions y. correspondraient, le matériel et le personnel également. Supposons une paroisse agricole des plus pauvres que renferme le royaume ; peut-être les habitans et les propriétaires du sol feraient-ils, un effort pour fonder une école, mais ce qu’exige d’eux le comité comme constructions et traitemens dépasse la somme qu’ils y veulent ou y peuvent consacrer : c’est une charge trop lourde, ils y renoncent. Voilà où l’abaissement du type interviendrait utilement. Le moindre local suffirait au type le plus humble, on se contenterait même d’une location. Au lieu de maîtres brevetés, on aurait des maîtres volontaires petitement indemnisés. L’école ne serait pas brillante, mais ce serait toujours une école ; l’état pourrait l’assister et l’amener peu à peu à un meilleur rang. La classe moyenne des campagnes fournirait également des institutrices libres, qui assisteraient les maîtres, comme le font les diaconesses dans le clergé. de tout cela il sortirait un mécanisme économique d’enseignement adapté aux campagnes. Dans les villes au contraire, les meilleurs types devraient être conservés. Tout y est coûteux, les terrains, la main-d’œuvre, les moyens d’existence. Pour de nombreux élèves, il faut des salles vastes et aérées, avec des abords faciles et des dégagemens intérieurs. Cela constitue une dépense sur laquelle le rabais est souvent un mauvais calcul. On ne peut pas lésiner davantage sur la qualité des hommes chargés de l’enseignement. Les enfans des villes sont ce qu’il y a de plus rusé au monde, de plus habile à discerner la valeur des gens, et vis-à-vis d’une telle race des maîtres exercés peuvent seuls maintenir le respect et obtenir l’ascendant. En résumé, il s’agit d’une forte somme sur laquelle les droits scolaires elles subventions officielles ne donnent que des à-comptes insuffisans. Les souscriptions volontaires y suppléent dans beaucoup de cas ; mais quand elles laissent des vides, comment les remplir ?

C’est ici que se présente l’idée d’une taxe sur le revenu foncier qui s’appliquerait à toutes les paroisses, rurales ou urbaines, qui seraient à court de ressources pour leurs écoles. Voici le calcul qui a été fait à cette occasion, et qui peut, dans sa généralité, s’appliquer à beaucoup d’autres combinaisons fiscales. L’Angleterre et le pays de Galles ont une superficie de 37,000 acres ou 57,812 milles carrés, divisés en 16,000 paroisses, ce qui donne en moyenne environ 1,250 personnes et 2,312 acres par paroisse. La moyenne nette de la rente ou du revenu, déduction faite des taxes de comté et de paroisse, ne peut guère être évaluée à moins de 1 livre sterling par acre, — soit 2,312 livres par an pour chaque paroisse. Des 1,250 paroissiens, il y a lieu de déduire un vingtième de pauvres, un quarantième de congrégationalistes et cinq vingtièmes comme appartenant aux classes supérieures ou moyennes, ce qui fournit comme restant 844. Là-dessus, un quart ou 211 sont des enfans entre trois et quinze ans. Des 211, un quart encore est dans des écoles privées, laissant pour les écoles publiques 158 comme chiffre disponible : or 79 enfans dans les écoles publiques représentent 158 enfans à raison de six ans d’éducation pour chacun. Cette éducation, au taux de 30 shillings par an et par tête, coûterait dès lors 118 livres et 10 shillings. Tel est le chiffre de la dépense ; voici maintenant comment il se répartirait. Les droits d’école à 2 deniers par semaine produiraient pour 40 semaines 26 livres 6 shillings 8 deniers ; le conseil privé, en fixant sa subvention à un tiers, aurait à donner 39 livres 10 shillings, ensemble 65 livres 16 shillings 8 deniers, ce qui aboutirait à un reliquat de 52 livres 13 shillings 4 deniers à faire porter sur un revenu foncier de 2,312 livres par an.

Il est difficile de juger si ces plans de réforme, nés dans la commission d’enquête, sont compatibles avec les dispositions qui animent le comité du conseil privé. C’est un débat entre Anglais, et qui serait sans intérêt pour nous. Ce qui y domine et ce qu’il est bon de signaler, c’est le désir de sortir des ressources éventuelles pour entrer dans le régime plus commode des ressources fixes. Tous les hommes à projets s’accordent sur ce point, qu’il faut donner aux recouvremens plus de régularité et à l’école une assiette plus sûre. Plusieurs déclarent que, sans ces ressources fixes, ce qui reste à faire en matière d’éducation ne se fera jamais, que des milliers d’enfans continueront à croupir dans l’ignorance, soit que les parens résistent à la dépense, soit qu’il n’y ait pas dans le pays assez d’hommes de bonne volonté pour se charger de ce fardeau. Pourquoi, cette impuissance étant prouvée, ne pas demander à d’autres combinaisons ce que celle-ci ne peut fournir ? pourquoi une contribution permanente ne remplacerait-elle pas ces collectes éparses, bigarrées, incertaines, qui ont tant de peine à réussir et mettent en question chaque année l’existence d’une école ? Ceux qui parlent ainsi ne savent guère où ils vont ni dans quels défilés ils s’engagent. L’abus qui les frappe déguise à leurs yeux celui qui les attend et qui aurait de bien autres suites. Nul doute que l’état mis en nom comme trésorier général des écoles, avec une caisse bien garnie par paroisse, ne les délivrât de l’embarras des souscriptions particulières. Ces souscriptions cesseraient d’elles-mêmes le jour où cette révolution aurait lieu. Cependant un autre embarras commencerait alors ; il pèserait sur l’état et sur les paroisses mises en demeure de répondre à toutes les demandes et à pourvoir à tous les besoins. Les entreprises contre le trésor public ont une âpreté et prennent des proportions qui dépassent tous les calculs ; Dieu sait la somme qui serait nécessaire pour défrayer les services tels qu’ils sont aujourd’hui, et celle plus considérable qui devrait compléter les cadres et combler les lacunes ! On a parlé de 2 millions de livres sterling, 3 ou 4 s’y engloutiraient. En raison de la gêne des écoles et des efforts que leur entretien comporte, l’emploi économique des fonds s’y fait d’une manière naturelle ; l’argent est dépensé sous les yeux de ceux qui le donnent et qui ne supporteraient rien de parasite ni de suspect. Peu d’abus sont à craindre dans cette gestion de famille ; avec l’état, on aurait moins de scrupules et plus de prétentions. Ce n’est pas une si petite affaire qu’on le croit que de se substituer aux contributions volontaires. Dans la principauté de Galles, elles montent à 18,000 livres par an contre une subvention de 6,000 livres du conseil privé ; dans le comté de Lancastre, avant que la période de détresse ne l’eût atteint, les dons privés fournissaient 35,000 livres contre 14,000 qu’accordait l’état. Ces subsides de la charité devraient disparaître pour aller grossir les colonnes du budget du royaume, déjà bien surchargé.

Il faut d’ailleurs ne pas séparer les actes de l’esprit qui les a inspirés. Ce qu’un gouvernement distribue au nom et pour le compte de la communauté n’a qu’une signification numérique ; ce qui vient de l’individu a une intention marquée ; près de la main qui donne, il y a un cœur qui s’émeut et un œil qui veille. Le bienfait oblige des deux parts ; c’est un champ qui est ouvert à l’exercice de quelques vertus, et qu’il serait imprudent de restreindre. On a, il est vrai, imaginé des systèmes où l’état remplit seul la scène avec quelques comparses pour le seconder, où seul il agit et soulage, choisit entre les attributions, et ne délaisse que celles qui ne sont point à sa convenance. Ces systèmes sont de nature à blesser la raison et la dignité publiques. Le bon sens dit qu’il convient de maintenir dans le domaine privé toutes les fonctions et tous les actes qui peuvent y demeurer utilement. C’est ce qu’ont pensé les Anglais et ce qui les rend circonspects en matière d’usurpations. Ils se défient des entraînemens, ils craignent d’ouvrir la porte à des chimères dont ils se sont longtemps préservés, l’instruction gratuite par exemple, ou bien l’instruction obligatoire. Les documens que je viens de résumer n’autorisent nullement des vues aussi aventureuses : non pas qu’on n’y cite par exception des écoles gratuites pour les enfans des pauvres, des écoles obligatoires pour les enfans des manufactures, aucune forme n’est repoussée ; mais il y a loin de là à un plan général d’éducation où les familles seraient à la fois exonérées et dessaisies. L’enquête se tait sur ces débauches de l’imagination, et n’en fait pas autrement justice que par ce silence.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.


  1. Voici, entre autres notions, ce que l’on demande à des jeunes filles de quatorze à dix-huit ans. Je n’indiquerai ici que les traits principaux dans l’ordre suivi par le programme :
    « Écriture sainte. — Quels événemens se rattachent aux endroits suivans : Hobah, Beerlahai-Roi, Mizpeh, Peniel, Séchem, Luz ? Dites clairement quelles leçons pratiques et quelles vérités spirituelles ressortent de l’un ne ces événemens. — Peignez le caractère de Jacob et transcrivez les bénédictions qu’il prononça sur Juda et sur Joseph… — Donnez un récit exact des circonstances de l’entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem et de son crucifiement, et transcrivez au moins six versets de son dernier discours… — Donnez une exacte et complète analyse d’une ou plusieurs des parties suivantes des saintes Écritures, et transcrivez au moins six versets consécutifs d’une des épitres dans Lesquelles on les trouve : « Aux Galatiens, c. II, commençant par ces mots : Il y a quatorze ans, etc. » — Je m’arrête ici, quoique le questionnaire renferme des parties non moins curieuses sur le sacrifice, la résurrection et le jugement dernier, sur la justification et le péché originel, la personne du Christ et les bonnes œuvres.