« L’honnête Voleur » : différence entre les versions

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L’Honnête Voleur (Tchestnyi vor), écrit au printemps 1848, parut dans « Les Annales de la Patrie », en avril 1848, t. LVII, sous le titre Récits d’un Vieux Routier, qui comprenaient deux histoires : 1° Le Soldat en Retraite, 2° L’Honnête Voleur. En préparant l’édition de ses premières œuvres, en 1860, Dostoïevski supprima le premier récit — dont il était mécontent — et ne retint que le second.


Un matin, comme j’étais déjà prêt à partir pour mon bureau, Agrafena, à la fois ma cuisinière, ma blanchisseuse et ma femme de chambre, entra chez moi et, à mon grand étonnement, entama la conversation avec moi.

Jusqu’à ce jour je n’avais entendu d’elle que ces mots : « Que faut-il préparer pour le dîner ? » Toujours effacée, taciturne, je puis dire que, pendant six années, elle n’avait pas proféré une parole de plus, du moins en ma présence.

— Voilà, Monsieur… J’ai quelque chose à vous demander, commença-t-elle tout à coup. Vous feriez bien de sous-louer le petit réduit…

— Quel réduit ?

— Mais celui qui est près de la cuisine. Vous savez bien lequel.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? ! Parce que d’autres ont des locataires. C’est clair, pourquoi.

— Mais qui le louera ?

— Qui le louera ? Un locataire, pardi.

— Mais, ma petite mère, dans ce coin, il n’y a pas même la place d’un lit ; qui pourrait vivre là ?

— Pourquoi y vivre ? Pourvu qu’il y ait une place pour dormir… Et il vivra sur le rebord de la fenêtre ?

— Quelle fenêtre ?

— Comment… Comme si vous ne le saviez pas. Celle de l’antichambre. Il s’installera là pour coudre ou faire quelque chose. Il s’assoira peut-être sur une chaise. Il a une chaise et même une table, tout.

— Mais quel est ce locataire ?

— Un brave homme. Un homme qui a beaucoup vu. Je lui préparerai ses repas et, pour le logis et la nourriture, je lui prendrai seulement trois roubles par mois…

Enfin, après de longs efforts, j’appris qu’un homme, déjà âgé, avait convaincu Agrafena de le laisser vivre dans la cuisine, comme locataire.

Quand Agrafena s’était mis en tête quelque chose, rien ne l’en pouvait déloger ; et je savais qu’elle ne me laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas obtenu ce qu’elle voulait. Dès que quelque chose n’allait pas à sa guise, elle devenait pensive et profondément mélancolique. Cet état durait deux ou trois semaines et, pendant toute cette période, la cuisine était manquée, le linge se perdait, les planchers n’étaient pas lavés, en un mot tout allait de travers. J’avais remarqué depuis longtemps que cette femme taciturne ne pouvait pas prendre une décision, s’arrêter à une idée quelconque qui lui fût personnelle. Mais si dans sa faible cervelle se formait accidentellement quelque chose ressemblant à une idée, à une décision, y mettre obstacle c’était la tuer moralement, pour un certain temps. C’est pourquoi, aimant par dessus tout ma tranquillité, je consentis aussitôt.

— A-t-il au moins des papiers, un passeport, ou quelque chose ?

— Comment donc ! Sans doute il a tout. C’est un brave homme, qui a beaucoup vu. Il a promis de payer trois roubles.

Le lendemain, dans mon modeste logis de célibataire, parut un nouveau locataire. Je n’en étais pas fâché. J’étais même content. En général, je vis dans l’isolement, presque en reclus. J’ai peu de connaissances ; je sors rarement Depuis dix ans que je vis en ermite, je suis habitué à l’isolement ; mais dix, quinze ans et peut-être plus de la même solitude avec la même Agrafena, dans le même logement de garçon, c’est évidemment une perspective assez incolore. Un être de plus, un homme paisible, c’était donc, vu les circonstances, un présent du ciel.

Agrafena n’avait pas menti. Mon locataire était bien l’homme qui a beaucoup vu. Son passeport mentionnait qu’il était soldat libéré ; mais, même sans le passeport, je l’eusse deviné au premier coup d’œil. C’est facile à reconnaître.

Astafi Ivanovitch, mon locataire, était un brave homme, et nous nous sommes tout de suite entendus. Ce qui, surtout, m’était agréable, c’est qu’Astafi Ivanovitch racontait très bien, surtout les aventures auxquelles il avait été directement mêlé. Dans ma pauvre et monotone existence, pareil narrateur était un trésor. Une fois, il me raconta précisément une de ces histoires ; et son récit produisit sur moi une réelle impression. Voici à quelle occasion il me la conta.

Un jour que j’étais seul dans l’appartement, Astafi et Agrafena sortis pour leurs affaires, j’entendis tout à coup, de ma chambre, que quelqu’un pénétrait dans l’entrée. C’était certainement un étranger. J’allai voir. En effet, il y avait quelqu’un dans l’antichambre, un homme trapu, en veston, malgré la température froide de l’automne.

— Que désires-tu ?

— L’employé Alexandrov est-il ici ?

— Connais pas. Adieu.

— Comment donc, le portier m’a dit qu’il demeure ici, prononça le visiteur en se retirant prudemment vers la porte.

— Va, va, mon ami, va…

Le lendemain, après le dîner, pendant qu’Astafi Ivanovitch m’essayait une redingote qu’il me réparait, quelqu’un pénétra de nouveau dans l’antichambre. J’ouvris la porte.

L’individu de la veille, sous mes yeux, décrocha tranquillement du portemanteau mon pardessus, le mit sous son bras et s’élança dehors. Agrafena le regardait, la bouche largement ouverte, ahurie, sans rien faire pour empêcher ce larcin.

Astafi Ivanovitch courut sur les pas du voleur et, dix minutes après, il reparut essoufflé, les mains vides. L’homme avait pu fuir.

— Pas de chance, Astafi Ivanovitch. Encore heureux qu’il nous ait laissé mon paletot, sans quoi nous serions frais. Il m’aurait bien arrangé, le voleur !

Astafi Ivanovitch avait été tellement frappé de ce qui venait de se passer, qu’en le regardant j’en oubliai le vol. Il ne pouvait s’en remettre. À chaque instant, il abandonnait son travail et recommençait à dire comment tout cela était arrivé : qu’il était là et que sous ses yeux, à deux pas de lui, on avait volé le pardessus ; et que le voleur s’y était si bien pris qu’on n’avait pas même pu le rattraper. Ensuite il reprenait son ouvrage, qu’il quittait bientôt. Enfin il alla chez le portier recommencer son récit et lui reprocher que de pareilles choses puissent se passer dans sa cour. Après quoi il revint auprès d’Agrafena et, à son tour, la réprimanda. Puis, il se remit au travail en marmonnant entre ses dents comment tout cela était arrivé ; « Il était ici, moi là, et, sous mes yeux, à deux pas, il a pris le pardessus… », etc. En un mot, Astafi Ivanovitch était complètement bouleversé.

— On nous a bien roulés, Astafi Ivanovitch, lui dis-je, le soir, en lui donnant un verre de thé. Je désirais l’amener à redire encore l’histoire du pardessus volé, qui, d’avoir été si souvent répétée, et à cause de la sincérité profonde du narrateur, commençait à devenir très comique.

— On nous a roulés, Monsieur ! Je suis furieux, bien que ce ne soit pas mon paletot qu’il ait pris. Pour moi, il n’y a pas pire vipère que le voleur. Un autre prend à crédit, mais celui-ci vole ton travail, ta sueur, ton temps… La crapule ! Pfff ! Je ne veux plus y penser. Ça me met en rage… Comment, Monsieur ! Vous ne regrettez pas votre propre bien ?

— Mais si, Astafi Ivanovitch. On aimerait mieux voir brûler les choses que de les laisser à un voleur. Vraiment on n’en a pas le désir…

— Quel désir ? Cependant, il y a voleur et voleur…

Ainsi, moi, Monsieur, il m’est arrivé de tomber sur un voleur honnête.

— Comment, honnête ! ? Un voleur peut-il être honnête ?

— Sans doute, Monsieur. Un voleur honnête, à vrai dire, il n’en existe pas… J’ai seulement voulu dire qu’il me semblait que c’était un honnête homme, et il a volé. On a eu pitié de lui.

— Et comment cela est-il arrivé ?

« C’était il y a deux ans, Monsieur. À cette époque, je suis resté sans place presque une année. Dans ma dernière place, je m’étais lié avec un malheureux, un homme déchu. Nous nous étions rencontrés dans un débit. C’était un ivrogne, un fainéant. Il avait servi quelque part, mais depuis longtemps on l’avait chassé, à cause de son ivrognerie. C’était un malheureux ! Il était vêtu Dieu sait comment. Parfois on se demandait s’il avait une chemise sous son paletot. Tout ce qui lui tombait sous la main, il le dépensait à boire. Mais il n’était pas tapageur. Il avait un caractère doux, affectueux, bon, et pas du tout tapeur ; il avait honte. Seulement, on voyait bien que le malheureux voulait boire, et on le régalait. C’est comme ça que je me suis lié avec lui… C’est-à-dire qu’il s’est cramponné à moi… Moi, ça m’était bien égal ce qu’il était ! Il s’attachait comme un chien. Tu vas là-bas, il te suit… Et nous ne nous étions vus qu’une seule fois !… D’abord, il fallut lui laisser passer la nuit. Bon, je l’ai laissé. Je vois que son passeport est en règle. Ça va. Le lendemain, il fallut encore lui laisser passer la nuit. Le troisième jour, il demeura toute la journée sur le rebord de la fenêtre, et le soir il resta à coucher. « Eh bien ! » pensai-je, « voilà qu’il s’est accroché à moi, il va falloir lui donner à boire et à manger et encore le coucher. Moi, un pauvre homme, et un fainéant s’y accroche ! »

» Avant moi, il avait fait la même chose avec un employé. Il s’était cramponné à lui. Ils buvaient ensemble ; mais l’employé était mort de je ne sais trop quoi.

» Il s’appelait Emelian, Emelian Ilitch. Je pense, je pense… « Comment faire avec lui ? Le chasser ? C’est dur, il est si misérable ; un homme déchu que c’en est effrayant. » Et lui, silencieux, ne demande rien. Il reste assis et te regarde seulement dans les yeux, comme un chien. Voilà ce que la boisson peut faire d’un homme ! Je pense… « Comment lui dire : Va-t’en, Emelian, tu n’as rien à faire ici ; tu n’es pas bien tombé ; bientôt je n’aurai plus moi-même de quoi manger ; alors comment puis-je te garder en pension ? » Et je pense : « Qu’est-ce qu’il fera quand je lui dirai cela ? » Et je m’imagine le regard qu’il posera sur moi quand il entendra ces paroles ; je le vois rester assis longtemps sans rien comprendre. Ensuite, quand il aura compris, il se lèvera du rebord de la fenêtre, prendra son mouchoir, que je vois encore, un mouchoir à carreaux rouges, déchiré, dans lequel il mettait Dieu sait quoi et portait toujours avec lui. Après il ajustera son paletot pour s’y loger confortablement et avoir chaud et masquer les trous. Il était délicat ! Ensuite il aurait ouvert la porte et serait sorti sur l’escalier, des larmes pleins les yeux.

» Non, il ne faut pas que l’homme se perde ! j’ai eu pitié.

» Et après je pense encore : « Et moi, comment ferai-je ? Attends, Emelian, tu ne resteras pas longtemps chez moi… Bientôt je partirai d’ici et tu ne me retrouveras pas. » Eh bien ! Monsieur, nous sommes partis. Mon maître Alexandre Philemonovitch — depuis, il est mort. Monsieur, que Dieu l’ait en sa garde ! — me dit : « Je suis très content de toi, Astafi ; quand nous reviendrons de la campagne, nous ne t’oublierons pas ; nous te reprendrons. » Moi, j’étais chez eux maître d’hôtel. C’était un brave homme, mais il est mort la même année. Quand nous l’avons eu mis en terre, j’ai pris mes effets, un peu d’argent, et j’ai pensé : « Maintenant je me reposerai » ; et je me suis installé chez une vieille femme. J’ai sous-loué un coin dans son logis. Il y avait juste un seul coin de libre. Elle avait servi quelque part comme bonne d’enfant et maintenant touchait une petite rente. « Eh bien ! » pensai-je, « adieu Emelian, mon ami, tu ne me retrouveras pas ! » Eh bien ! le croiriez-vous, Monsieur ? Un soir, je rentre — j’étais allé voir un camarade — et qu’est-ce que je vois ; Emelian ! Il est assis sur mon coffre, son mouchoir à carreaux près de lui ; il est en manteau, et m’attend… Pour chasser l’ennui, il a emprunté à la vieille un livre de prières qu’il tient à l’envers et regarde… Il m’a retrouvé ! Les bras m’en sont tombés. « Eh bien ! il n’y a rien à faire », pensai-je. « Pourquoi ne l’ai-je pas chassé du premier coup… » Et je lui demande tout de go :

» As-tu apporté ton passeport, Emelian ? »

» Je me suis assis, Monsieur ; et je commence à me demander si ce pauvre bougre me gênera beaucoup ? Toute réflexion faite, j’ai trouvé qu’il ne me gênerait pas énormément. Il doit manger, pensai-je ; eh bien ! ce matin, un morceau de pain, et pour qu’il lui paraisse plus appétissant, on pourra acheter un peu d’ail. À midi aussi, du pain et de l’ail. Pour le souper aussi, de l’ail avec du kvass et du pain. Et s’il y a la soupe aux choux, alors ce sera déjà fête pour nous deux. Moi, je ne mange pas beaucoup ; et un homme qui boit, on sait ça, ne mange rien ; il ne lui faut que du vin ou de l’eau-de-vie. « Il me ruinera en boisson », pensai-je alors. Mais soudain une autre pensée aussi me vint en tête, Monsieur, un autre sentiment s’empara de moi tout entier. Oui, si Emelian était parti, j’aurais pris la vie en horreur… Alors j’ai décidé d’être pour lui un père, un bienfaiteur. Je le sauverai, je l’empêcherai de se perdre, je le déshabituerai de l’alcool ! « Attends », pensai-je, « tu verras ! Eh bien ! Emelian, reste, mais maintenant, prends garde : tu devras m’obéir. » Et je me disais : « Voilà, je vais commencer par l’habituer au travail. Mais pas brusquement. D’abord qu’il se distraie un peu, et moi, je l’observerai, j’examinerai ce qu’il est capable de faire. » Car vous savez, Monsieur, pour n’importe quel travail, il faut avant tout en avoir la capacité. Alors j’ai commencé à l’observer, à l’étudier. Mais je n’eus bientôt plus guère d’illusions. D’abord, Monsieur, j’ai commencé par de bonnes paroles : « Tu vois, Emelian Ilitch, réfléchis un peu… Tu devrais faire quelque chose. Assez fainéanté. Regarde, tu es en loques… Ton paletot est comme une passoire… Il est temps de réagir, que diable ! »

» Emelian, assis, la tête penchée, m’écoute sans rien dire. Il ne sait même pas dire un mot raisonnable. Il m’écoute longtemps, longtemps, longtemps, ensuite il soupire.

— Qu’as-tu donc à soupirer ? lui demandai-je.

— Oh ! rien, Astafi Ivanovitch, ne vous inquiétez pas… Ah ! vous savez, Astafi Ivanovitch, aujourd’hui deux femmes se sont battues dans la rue. L’une d’elles avait renversé le panier de groseilles de l’autre, par hasard.

— Eh bien, quoi ?

— Alors l’autre, exprès, a renversé à son tour les groseilles de l’autre et ensuite s’est mise à les piétiner.

— Et après, Emelian Ilitch ?

— Mais c’est tout, Astafi Ivanovitch. Comme ça…

— Comme ça… mais c’est peu intéressant. « Ah ! pauvre Emelian », pensai-je.

— Il y a aussi un monsieur qui a laissé tomber un billet de banque sur le trottoir de la rue Gorohovaia… non, de la rue Sadovaia. Un paysan, qui avait vu cela, a dit : « Ma chance ! » Mais un autre qui l’avait vu également a dit : « Non, la mienne, je l’ai vu avant toi… »

— Et alors ?

— Alors les paysans se sont battus, Astafi Ivanovitch, et l’agent de police a pris le billet, l’a rendu au monsieur, et a menacé de les conduire au poste.

— Eh bien ! quoi ? Qu’y a-t-il là d’intéressant ?

— Mais rien, Astafi Ivanovitch ; les gens ont bien ri…

— Ah ! Emelian, tu as vendu ton âme pour un sou… Sais-tu ce que je te dirai ?

— Quoi, Astafi Ivanovitch ?

— Prends une occupation quelconque. Vraiment, fais quelque chose. Pour la centième fois, je te le répète ; aie pitié de toi.

— Mais quel travail prendre, Astafi Ivanovitch ? Je ne sais pas ce que je pourrais faire, et personne ne voudra de moi.

— Et pourquoi as-tu été chassé du service ; hein ! Emelian ? Parce que tu bois.

— À propos, Astafi Ivanovitch, Vlass, le sommelier, on l’a appelé aujourd’hui au bureau.

— Et pourquoi l’a-t-on appelé ?

— Ça, je n’en sais rien, Astafi Ivanovitch. Mais si on l’a appelé, c’est qu’il le fallait.

» Ah ! » pensai-je, nous sommes perdus ensemble, Emelian, C’est Dieu qui nous punit pour nos péchés. Que faire d’un être pareil ? »

» Seulement c’était un garçon rusé ! Il m’écoutait, mais à la fin cela finissait par l’assommer. Aussi, dès qu’il me voit de mauvaise humeur, il prend son pardessus et disparaît sans traces ! Toute la journée, il erre quelque part et rentre le soir complètement ivre. Qui lui donnait à boire, où prenait-il l’argent ? Dieu le sait. Ce n’est pas ma faute…

» Non », lui dis-je un jour, « Emelian Ilitch, assez boire, tu entends, assez ! Si tu rentres ivre encore une fois, tu passeras la nuit sur l’escalier. Je ne te laisserai pas entrer ! »

» Le lendemain, Emelian resta à la maison ; le surlendemain aussi. Mais le troisième jour, de nouveau il disparut. J’attends, j’attends, il ne rentre pas. À vrai dire, je commençais d’être inquiet et j’avais pitié de lui. « Qu’ai-je fait ? », pensai-je. « Je lui ai fait peur, et où est-il allé maintenant, le malheureux ! Il ne reviendra peut-être plus jamais. Oh ! mon Dieu ! »

» La nuit passe, il ne vient pas. Le matin, je sors, je vais dans le vestibule, je regarde ; il est couché là. Il est couché, la tête appuyée sur la première marche de l’escalier. Il est presque gelé.

— Qu’as-tu, Emelian, Seigneur Dieu ! Où étais-tu ? Comment es-tu ici ?

— Mais voilà, Astafi Ivanovitch, l’autre jour vous vous êtes fâché, et vous avez dit que vous me feriez coucher dans le vestibule. Alors je n’ai pas osé entrer… et je me suis couché là…

» La colère et la pitié me faisaient bouillonner.

— Mais, Emelian, lui dis-je, tu pouvais trouver un autre emploi que de garder l’escalier.

— Quel autre emploi, Astafi Ivanovitch ?

— Mais, misérable, lui dis-je (j’étais furieux), si tu avais appris le métier de tailleur ! Regarde ton manteau ! Ce n’est qu’un trou ! Si tu avais pris une aiguille et t’étais mis à boucher ces trous. Ah ! ivrogne, misérable !

» Eh bien ! Monsieur, il a pris une aiguille. Je lui disais cela en plaisantant, eh bien ! lui avait eu peur et avait obéi. Il enleva son paletot et se mit à enfiler une aiguille. Je le regarde. Naturellement ses yeux voient mal, tout rouges… et ses mains tremblent… Quoi ! Il pousse, il pousse, le fil n’entre pas… Il cligne des yeux, mouille le fil, le tord entre ses doigts, rien ! Il y renonce et me regarde.

— Eh bien ! Emelian, qu’est-ce que tu fais ? Je t’ai dit cela pour te faire honte. Va… Dieu soit avec toi !… Reste, mais ne fais pas de sottises. » Ne couche pas dans l’escalier… Ne me fais pas l’affront…

— Mais que puis-je faire, Astafi Ivanovitch ? Je sais bien que je suis toujours ivre, que je ne suis bon à rien. Mais ça m’attriste de vous fâcher, mon bienfaiteur…

» Tout d’un coup ses lèvres décolorées tremblent et une larme coule sur sa joue blême. Cette larme trembla un moment sur sa barbe embroussaillée, et soudain, un flot de larmes… Pauvre Emelian !… Comme si on m’enfonçait un couteau dans le cœur.

» Eh ! Je ne pensais pas du tout… Si j’avais su, je ne t’aurais rien dit… Et je pense : « Non, pauvre Emelian, tu ne seras jamais bon à rien. Tu te perdras. »

» Eh bien ! Monsieur, ce n’est pas la peine de raconter si longtemps… Toute cette histoire est si petite, si misérable… elle ne vaut pas les paroles… C’est-à-dire que vous, Monsieur, vous n’en donneriez pas deux sous de cette histoire, mais moi, j’aurais donné beaucoup, si j’avais eu, pour que seulement tout cela n’arrivât pas…

« Monsieur, j’avais un pantalon : ah ! que le diable l’emporte ! un bon pantalon, bleu, à carreaux. C’était un propriétaire venu de province qui me l'avait commandé. Mais ensuite, il l’a refusé, sous prétexte qu’il était trop étroit, et il m’est resté pour compte. Je me disais : « Un objet de valeur ! Aux vieux habits on m’en donnerait peut-être cinq roubles ; en tout cas j’aurais de quoi faire deux pantalons pour des messieurs de Saint-Pétersbourg, et encore du reste pour le gilet. » Vous savez, pour les pauvres bougres comme nous, tout est bon ! Mais voilà qu’à cette époque, Emelian tomba dans une sorte de marasme, je regarde : Il ne boit pas un jour, deux jours ; le troisième, il est tout à fait anéanti. Ça fait pitié. Moi je pensais : « Eh bien ! mon cher, tu vas peut-être rentrer dans la voie du Seigneur ; tu as écouté la raison et dit : « Basta ! » Voilà, Monsieur, où nous en étions. Là-dessus, arriva une grande fête. Je suis allé aux vêpres. Quand je rentrai à la maison, je trouvai mon Emelian sur le rebord de la fenêtre, ivre-mort ; il est là et se dodeline : « Ah ! Ah ! » pensai-je. « Ça y est, mon garçon ! »

» Je suis allé chercher quelque chose dans le coffre. Je regarde : pas de pantalon… Je cherche partout, rien ! Quand, après avoir fouillé partout, je dus constater qu’il n’était plus là, ce fut comme si on m’avait donné un coup de couteau dans le cœur.

» Je courus chez la vieille et l’accablai de reproches. Mais à Emelian, bien que son ivresse constituât une preuve contre lui, je ne dis rien.

— Non, me dit la vieille, que Dieu te garde, mon cavalier, qu’ai-je besoin de ton pantalon ? Est-ce que je pourrais le porter ! L’autre jour, précisément, un homme m’a volé une jupe… C’est-à-dire, je n’en sais rien…

— Qui est venu ? demandai-je.

— Mais personne, dit-elle. Je suis restée tout le temps ici. Emelian Ilitch est sorti, puis il est revenu. Voilà, il est assis, interroge-le.

— Emelian, dis-je, est-ce que tu n’aurais pas pris mon pantalon neuf, tu sais bien, celui qu’on a fait pour le propriétaire ?

— Non, Astafi Ivanovitch, je ne l’ai pas pris.

» Qu’est-ce que cela veut dire ? De nouveau, je me mets à chercher. Rien. Emelian est toujours là, assis, et se balance. J’étais assis comme ça, Monsieur, devant lui, sur le coffre, et tout d’un coup, j’ai regardé de son côté. « Lui ! » pensai-je. Le cœur me brûlait ; je suis devenu rouge. À ce moment, Emelian aussi me regarda.

— Non, Astafi Ivanovitch, commença-t-il, je n’ai pas pris votre pantalon. Vous pensez peut-être que… que… mais moi je ne l’ai pas pris…

— Mais où est-il passé, Emelian Ilitch ?

— Non, Astafi Ivanovitch, je ne l’ai pas vu.

— Quoi, Emelian Ilitch, alors il s’est perdu tout seul ?

— Peut-être, Astafi Ivanovitch…

« Après cela, je me suis levé, je me suis approché de lui, puis j’ai allumé la lampe et me suis mis au travail.

» Je réparais le gilet d’un employé qui logeait au-dessous de nous. Et mon cœur battait ; ma poitrine me brûlait. Emelian sentit que la colère me gagnait. L’homme sent le mal venir de loin, comme l’oiseau du ciel sent l’orage.

— Savez-vous, Astafi Ivanovitch, commença Emelian. Sa voix tremblait. Aujourd’hui, Antip Prohorovitch s’est marié avec la femme du cocher… qui est mort récemment…

» Je le regardai, probablement avec colère. Il comprit, se leva, s’approcha du lit et se mit à chercher quelque chose. Je regarde. Il fouille longtemps, et, en même temps, marmotte : « Non, non, mais où a-t-il pu disparaître ? » J’attends ce qui va se passer. Emelian se glisse sous le lit. Je n’y tins plus.

— Pourquoi diable, Emelian Ilitch, vous traînez-vous ainsi sur les genoux ? dis-je.

— Je cherche si le pantalon ne serait pas là… Je regarde, il est peut-être tombé dans le fond…

— Mais, Monsieur (de dépit, je l’appelais Monsieur), pourquoi donc prendre tant de peine pour un pauvre homme comme moi et vous fatiguer les genoux ?…

— Mais Astafi Ivanovitch, moi… je… rien… Peut-être le trouvera-t-on quelque part, en cherchant bien.

— Hum ! Écoute, Emelian Ilitch, dis-je.

— Quoi, Astafi Ivanovitch ?

— Tu l’as peut-être tout simplement volé, comme un brigand et un voleur, pour me remercier.

» C’est vous dire, Monsieur, combien j’étais en colère de le voir se traîner à genoux sur le parquet.

— Non, Astafi Ivanovitch.

» Et il restait couché sous le lit. Il y resta, longtemps, ensuite sortit. Je le regarde. Il est blanc comme un linge. Il se leva, s’assit près de moi sur le rebord de la fenêtre, et resta ainsi une dizaine de minutes.

— Non, Astafi Ivanovitch, fit-il, et, tout d’un coup, il se leva et, je le vois encore, s’approcha, triste comme un péché : Non, Astafi Ivanovitch, je n’ai pas pris votre pantalon. Il frissonne, se frappe la poitrine, sa voix tremble. Il commence à me faire peur.

— Eh bien ! Emelian Ilitch, n’en parlons plus. Pardonnez-moi si, comme un sot, je vous ai fait des reproches à tort. Et le pantalon, que le diable l’emporte ! Nous n’en mourrons pas. Grâce à Dieu, nous avons des bras, nous n’irons pas voler… et nous ne mendierons pas à un étranger, un pauvre homme : nous gagnerons notre pain…

» Emelian m’écoutait, debout devant moi… Après il s’assit. Il resta ainsi toute la soirée, sans bouger. J’étais déjà couché qu’il était encore assis à la même place. C’est seulement le matin que je vis qu’il s’était allongé sur le plancher nu, enveloppé dans son paletot. Il n’était pas même venu se coucher sur le lit.

» Eh bien ! Monsieur, à dater de ce moment, je ne l’ai plus aimé. Même, le premier jour, je le haïssais. C’était comme si mon fils m’avait volé et encore m’insultait. « Ah ! » pensais-je, « Emelian, Emelian ! » Et lui, Monsieur, pendant deux semaines ne cessa de boire. C’est-à-dire qu’il était devenu comme enragé, tout à fait alcoolique. Dès le matin, il sort, et rentre tard dans la nuit. Pendant deux semaines, je n’entendis pas un mot de lui. Probablement que lui-même était tourmenté par la douleur, alors il cherchait à s’étourdir. Enfin, assez ; il cessa de boire. Il avait sans doute dépensé tout ce qu’il avait. De nouveau il s’installe sur le rebord de la fenêtre. Je me rappelle qu’il resta assis silencieux pendant trois jours entiers. Une fois, je regarde : il pleure. Oui, Monsieur, il pleure, et comment ! C’était comme une fontaine, Monsieur, comme si lui-même ne sentait pas couler ses larmes. Mais c’est pénible, Monsieur, de voir un homme âgé, un vieillard comme Emelian pleurer de douleur.

— Qu’as-tu, Emelian ? lui dis-je.

» Il tremblait de tout son, corps. Depuis l’histoire du pantalon, c’était la première fois que je lui adressais la parole.

— Rien, Astafi Ivanovitch.

— Dieu te garde, Emelian ! Que tout soit perdu, mais pourquoi restes-tu assis comme un hibou ?

» Il me faisait de la peine.

— Comme ça, Astafi Ivanovitch… Ce n’est pas ça… Je veux prendre un travail quelconque…

— Quel travail, Emelian Ilitch ?

— N’importe lequel. Peut-être trouverai-je un emploi quelconque, comme auparavant. Je suis allé déjà chez Fedosseï Ivanovitch… Ce n’est pas bien d’être à votre charge, Astafi Ivanovitch… Peut-être, quand j’aurai trouvé un emploi, je vous rendrai tout… Alors, je vous rendrai tout… Et votre pain, je vous le paierai.

— Assez, Emelian, assez ! C’est passé, n’en parlons plus ! Que le diable l’emporte ! Vivons comme auparavant !

— Non, Astafi Ivanovitch, peut-être vous, toujours… mais je n’ai pas pris votre pantalon.

— Eh bien ! c’est entendu ! Que Dieu te garde, Emelian.

— Non, Astafi Ivanovitch, évidemment je ne puis plus vivre chez vous… Pardonnez-moi, Astafi Ivanovitch…

— Mais Dieu te garde ! te dis-je. Qui te chasse d’ici ? Pas moi ?

— Non, mais ce n’est pas convenable que je vive comme ça chez vous, Astafi Ivanovitch… Mieux vaut m’en aller…

» En un mot, voilà qu’il s’est offensé et répète toujours la même chose. Je le regarde. En effet, il se lève et commence à endosser son pardessus.

— Mais où vas-tu, Emelian Ilitch ? Voyons, écoute, où vas-tu ?

— Non, Astafi Ivanovitch, adieu ; ne me retenez pas. Et de nouveau il se met à pleurer. Je m’en vais, Astafi Ivanovitch. Vous n’êtes plus comme autrefois.

— Comment, pas comme autrefois ? C’est toi qui es devenu bête comme un enfant. Seul, tu périras, Emelian Ilitch.

— Non, Astafi Ivanovitch… Maintenant, quand vous sortez, vous fermez votre coffre. Et moi, je vois ça et je pleure… Non, laissez-moi partir ; ça vaut mieux, Astafi Ivanovitch. Et pardonnez-moi si je vous ai offensé.

» Eh bien, Monsieur, il partit. J’attends un jour, un autre… et je pense : « Il rentrera ce soir. », Non, voilà le troisième jour… Personne… J’ai eu peur. L’angoisse me saisit. Je ne bois ni ne mange ; je ne dors pas… J’étais complètement désarmé… Le quatrième jour, je suis allé le chercher. J’ai fait tous les débits ; je demandais s’il ne s’était pas égaré ! « Il est peut-être tombé ivre-mort quelque part, et gît maintenant comme une poutre pourrie. » Je suis retourné à la maison ni mort ni vif. Le lendemain, j’ai décidé aussi d’aller à sa recherche. Et je me maudissais d’avoir laissé cet imbécile partir de chez moi de sa propre volonté. Mais, presque à l’aube du cinquième jour (c’était fête). La porte grince… Que vois-je ? Emelian… C’est lui qui rentre ! Tout bleuâtre, les cheveux sales, comme s’il avait dormi dans la rue, maigre comme un clou.

» Il ôte son paletot, s’assoit sur mon coffre et me regarde. J’étais heureux, mais en même temps une sorte d’angoisse m’étreignait l’âme encore pire qu’auparavant. C’est-à-dire, Monsieur, que s’il m’était arrivé à moi quelque chose de pareil, j’aurais préféré crever comme un chien plutôt que de revenir. Emelian, lui, était revenu. Naturellement, c’est pénible de voir un homme dans une pareille situation. Je me suis mis à le consoler, à le dorloter.

— Eh bien ! dis-je, Emelian, je suis content que tu sois revenu. Si tu avais encore tardé, aujourd’hui je serais retourné te chercher dans les débits. As-tu mangé ?

— J’ai mangé, Astafi Ivanovitch.

— Est-ce bien vrai ? Tiens, mon ami, il reste un peu de soupe d’hier. C’est du bouillon ; et voilà du pain et de l’ail. Mange, ça n’est jamais de trop.

» Je l’ai servi, et alors je me suis aperçu qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours, si grand était son appétit. En un mot, c’était la faim qui l’avait forcé à revenir. Je me suis attendri. Je le regarde et pense : « J’irai au débit et lui rapporterai un peu de vin, et nous ferons la paix une bonne fois. Assez ! Je n’ai plus de colère contre toi, Emelian.

» J’ai apporté du vin.

— Voilà, Emelian Ilitch, buvons un peu pour la fête… Veux-tu boire du vin ? C’est sain.

» Il tendit la main avec avidité. Il tenait déjà le verre, mais soudain s’arrêta. Je regarde. Il prend le verre et le porte à sa bouche. Le verre tremblait dans sa main… Non. Il le replace aussitôt sur la table.

— Quoi, Emelian ?

— Non… C’est-à-dire, Astafi Ivanovitch…

— Quoi ! Tu ne veux pas boire…

— Mais… moi, Astafi Ivanovitch… Je ne boirai plus…

— Quoi ! tu veux tout à fait cesser de boire, Emelian, ou c’est seulement pour aujourd’hui ?

» Il se tut. Je regarde. Il appuie sa tête dans ses mains.

— Eh bien ! serais-tu malade, Emelian ?

— Oui… Je ne me sens pas bien.

» Je l’ai mis au lit. Je regarde. En effet, ça va mal : sa tête est brûlante, il a la fièvre. Je restai près de lui toute la journée. La nuit fut encore plus mauvaise. Je fis un mélange de kvass avec du beurre et de l’ail, et j’y ajoutai de petits morceaux de pain.

— Tiens ! dis-je, mange un peu. Ça ira peut-être mieux.

» Il hocha la tête.

— Non, dit-il, aujourd’hui je ne mangerai pas.

» Je lui préparai du thé ; ma vieille était très fatiguée. Ça ne va pas mieux. « Décidément, ça ne va pas », pensai-je.

» Le troisième jour, je suis allé chercher un médecin. J’avais un médecin, un certain Kostopravov, que je connaissais. Autrefois quand je travaillais chez les Bossomiaguine, j’avais fait sa connaissance. Il m’avait soigné. Le médecin vint, l’examina. « Oui », dit-il, « ça va mal. Ce n’était pas la peine de venir me chercher. Mais on peut tout de même lui donner une poudre… »

» Ma foi, je ne lui ai pas donné de poudre, et cependant on était déjà au cinquième jour.

» Il était couché là, devant moi, et touchait à sa fin. J’étais assis sur le rebord de la fenêtre, mon ouvrage à la main. La vieille allumait le poêle. Tous trois étions silencieux. Mon cœur se fendait en le regardant. C’était comme si j’enterrais mon propre fils. Je savais qu’il me regardait… Depuis le matin, je sentais qu’il voulait me dire quelque chose, mais n’osait pas… Enfin, moi aussi je le regarde. Je lis dans les yeux du malheureux une telle angoisse. Il ne me quitte pas des yeux. Mais quand il s’aperçut que je le regardai, il détourna son regard…

— Astafi Ivanovitch !

— Quoi, Emelian ?

— Si, par exemple, on vendait mon pardessus… est-ce qu’on en donnerait beaucoup ?

— Ma foi ! je n’en sais rien, Emelian. On en donnerait peut-être trois roubles…

» Trois roubles ! Et si on avait voulu le vendre, Monsieur, on n’en aurait rien donné ; on aurait pensé qu’on se moquait de vouloir vendre une saleté pareille. Je lui disais cela seulement pour le consoler.

— Et moi, Astafi Ivanovitch, j’avais pensé qu’on en donnerait sûrement trois roubles. Il est en drap, Astafi Ivanovitch. Comment pouvez-vous douter qu’on en donnerait trois roubles…

— Je ne sais pas, Emelian Ilitch, dis-je. Mais si tu veux le vendre, dans ce cas, bien entendu, il faut demander au moins trois roubles…

» Après un court silence, Emelian m’appela de nouveau.

— Astafi Ivanovitch !

— Quoi, Emelian ?

— Quand je serai mort, vendez mon pardessus. Ce n’est pas la peine de m’ensevelir avec. Je resterai sans… Le pardessus, c’est quelque chose qui a de la valeur… on peut en tirer du profit…

» Mon cœur, Monsieur, se serrait de telle façon que je ne saurais dire. Je vois venir l’angoisse d’avant la mort. De nouveau, nous nous sommes tus. Une heure se passa ainsi… Je le regardai. Il me regarda aussi. Et quand nos regards se rencontrèrent, de nouveau il baissa les yeux.

— Si tu voulais boire un peu d’eau, Emelian Ilitch ?

— Oui, donnez-m’en, Astafi Ivanovitch. Que Dieu vous bénisse…

» Je lui donnai à boire. Il but.

— Je vous remercie, Astafi Ivanovitch, dit-il.

— Voulez-vous encore quelque chose, Emelian ?

— Non, Astafi Ivanovitch. Rien… Seulement…

— Quoi ?

— Seulement…

— Quoi donc, Emelian ?

— Le pantalon… C’est-à-dire… C’est moi qui l’ai pris, Astafi Ivanovitch…

— Eh bien ! Dieu te pardonne, Emelian, malheureux que tu es… Dors en paix…

» Et moi, Monsieur, la respiration me manquait. Des larmes coulaient de mes yeux. Je me suis détourné…

— Astafi Ivanovitch !…

» Je regarde. Emelian veut parler. Il fait des efforts, remue les lèvres… Soudain, il est devenu tout rouge, me regarde… Et, tout d’un coup, je vois qu’il devient pâle, pâle, tout blême… Il rejeta en arrière sa tête, respira profondément et rendit son âme à Dieu. »