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Le lendemain j’ai dit à mon paradoxal ami : « Tenez, vous qui avez la passion des enfants. je viens de lire quelque chose qui vous intéressera. C’est dans un journal russe que j’ai trouvé cela, et il s’agit de ce qui se passe en Bulgarie où l’on a massacré d’un seul coup la population
Le lendemain j’ai dit à mon paradoxal ami : « Tenez, vous qui avez la passion des enfants, je viens de lire quelque chose qui vous intéressera. C’est dans un journal russe que j’ai trouvé cela, et il s’agit de ce qui se passe en Bulgarie où l’on a massacré d’un seul coup la population d’un district entier : Une vieille femme a échappé à l’hécatombe ; elle erre, folle, sur les ruines de son village. On l’interroge. Au lieu de parler comme tout le monde, elle se met à chanter, et à chanter des vers improvisés qui disent qu’elle avait une maison, une famille, un mari, six enfants, dont les plus âgés avaient aussi des enfants, ses petits-enfants, à elle. Les bourreaux turcs sont venus, ont brûlé vif son mari, un vieillard, ont égorgé ses enfants, ont violé une de ses petites-filles, puis une autre encore qui était fort belle, ont éventré les petits à coups de yatagan, enfin brûlé la maison et jeté les cadavres dans les flammes. Elle a vu tout cela et entendu les cris des enfants.
d’un district entier : Une vieille femme a échappé a l’hécatombe ; elle erre, folle, sur les ruines de son village. On l’interroge. Au lieu de parler comme tout le monde, elle se met à chanter, et à chanter des vers improvisés qui disent qu’elle avait une maison, une famille, un mari, six enfants, dont les plus âgés avaient aussi des enfants, ses petits-enfants, à elle. Les bourreaux turcs sont venus, ont brûlé vif son mari, un vieillard, ont égorgé ses enfants, ont violé une de ses petites-filles, puis une autre encore qui était fort belle, ont éventré les petits à coups de yatagan, enfin brûlé la maison et jeté les cadavres dans les flammes. Elle a vu tout cela et entendu les cris des enfants.


— Moi aussi, j’ai lu l’article, répondit l’homme paradoxal. C’est effrayant, effrayant ! Et que dites-vous de cette
— Moi aussi, j’ai lu l’article, répondit l’homme paradoxal. C’est effrayant, effrayant ! Et que dites-vous de cette malheureuse femme qui raconte ces atrocités en vers ? Et notre critique russe qui, tout en louangeant tels ou tels poètes, croit surtout que les vers sont des amusettes ! Voilà le poème épique tel qu’il a pu être à son origine. Il y a là toute une question qui intéresse l’art !
malheureuse femme qui raconte ces atrocités en vers ? Et
notre critique russe qui, tout en louangeant tels ou tels
poètes, croit surtout que les vers sont des amusettes !
Voila le poème épique tel qu’il a pu être à son origine. Il
y à la toute une question qui intéresse l’art !


— Ne feignez pas de plaisanter. Du reste, je sais que vous n’aimez pas à parler des affaires d’Orient.
— Ne feignez pas de plaisanter. Du reste, je sais que vous n’aimez pas à parler des affaires d’Orient.


— Non, j’ai souscrit et c’est assez. Il y a surtout la dedans quelque chose que je n’aime guère.
— Non, j’ai souscrit et c’est assez. Il y a surtout là-dedans quelque chose que je n’aime guère.


— Quoi donc ?
— Quoi donc ?


— Eh bien, cette exagération de notre amour pour les
— Eh bien, cette exagération de notre amour pour les Slaves d’Orient.
Slaves d’Orient.

Version du 12 janvier 2011 à 12:01

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN


X


UN ÉTÉ


Le lendemain j’ai dit à mon paradoxal ami : « Tenez, vous qui avez la passion des enfants, je viens de lire quelque chose qui vous intéressera. C’est dans un journal russe que j’ai trouvé cela, et il s’agit de ce qui se passe en Bulgarie où l’on a massacré d’un seul coup la population d’un district entier : Une vieille femme a échappé à l’hécatombe ; elle erre, folle, sur les ruines de son village. On l’interroge. Au lieu de parler comme tout le monde, elle se met à chanter, et à chanter des vers improvisés qui disent qu’elle avait une maison, une famille, un mari, six enfants, dont les plus âgés avaient aussi des enfants, ses petits-enfants, à elle. Les bourreaux turcs sont venus, ont brûlé vif son mari, un vieillard, ont égorgé ses enfants, ont violé une de ses petites-filles, puis une autre encore qui était fort belle, ont éventré les petits à coups de yatagan, enfin brûlé la maison et jeté les cadavres dans les flammes. Elle a vu tout cela et entendu les cris des enfants.

— Moi aussi, j’ai lu l’article, répondit l’homme paradoxal. C’est effrayant, effrayant ! Et que dites-vous de cette malheureuse femme qui raconte ces atrocités en vers ? Et notre critique russe qui, tout en louangeant tels ou tels poètes, croit surtout que les vers sont des amusettes ! Voilà le poème épique tel qu’il a pu être à son origine. Il y a là toute une question qui intéresse l’art !

— Ne feignez pas de plaisanter. Du reste, je sais que vous n’aimez pas à parler des affaires d’Orient.

— Non, j’ai souscrit et c’est assez. Il y a surtout là-dedans quelque chose que je n’aime guère.

— Quoi donc ?

— Eh bien, cette exagération de notre amour pour les Slaves d’Orient.