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à la tête d’un bataillon, et n’en imposera guère au peuple dans une émeute. Enseignez premièrement aux enfants à parler aux hommes, ils sauront bien parler aux femmes quand il faudra.

Nourris à la campagne dans toute la rusticité champêtre, vos enfants y prendront une voix plus sonore ; ils n’y contracteront point le confus bégayement des enfants de la ville ; ils n’y contracteront pas non plus les expressions ni le ton du village, ou du moins ils les perdront aisément, lorsque le maître, vivant avec eux dès leur naissance, et y vivant de jour en jour plus exclusivement, préviendra ou effacera, par la correction de son langage, l’impression du langage des paysans. Émile parlera un français tout aussi pur que je peux le savoir, mais il le parlera plus distinctement, et l’articulera beaucoup mieux que moi.

L’enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots qu’il peut entendre, ne dire que ceux qu’il peut articuler. Les efforts qu’il fait pour cela le portent à redoubler la même syllabe, comme pour s’exercer à la prononcer plus distinctement. Quand il commence à balbutier, ne vous tourmentez pas si fort à deviner ce qu’il dit. Prétendre être toujours écouté est encore une sorte d’empire, et l’enfant n’en doit exercer aucun. Qu’il vous suffise de pourvoir très attentivement au nécessaire ; c’est à lui de tâcher de vous faire entendre ce qui ne l’est pas. Bien moins encore faut-il se hâter d’exiger qu’il parle ; il saura bien parler de lui-même à mesure qu’il en sentira l’utilité.

On remarque, il est vrai, que ceux qui commencent à parler fort tard ne parlent jamais si distinctement que les autres ; mais ce n’est pas parce qu’ils ont parlé tard que l’organe reste embarrassé, c’est au contraire parce qu’ils sont nés avec un organe embarrassé qu’ils commencent tard à parler ; car, sans cela, pourquoi parleraient-ils plus tard que les autres ? Ont-ils moins l’occasion de parler ? et les y excite-t-on moins ? Au contraire, l’inquiétude que donne ce retard, aussitôt qu’on s’en aperçoit, fait qu’on se tourmente beaucoup plus à les faire balbutier que ceux qui ont articulé de meilleure heure ; et cet empressement mal entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus leur parler, qu’avec moins de précipitation ils auraient eu le temps de perfectionner davantage.

Les enfants qu’on presse trop de parler n’ont le temps ni d’apprendre à bien prononcer, ni de bien concevoir ce qu’on leur fait dire : au lieu que, quand on les laisse aller d’eux-mêmes, ils s’exercent d’abord aux syllabes les plus faciles à prononcer ; et y joignant peu à peu quelque signification qu’on entend par leurs gestes, ils vous donnent leurs mots avant de recevoir les vôtres : cela fait qu’ils ne reçoivent ceux-ci qu’après les avoir entendus. N’étant point pressés de s’en servir, ils commencent par bien observer quel sens vous leur donnez ; et quand ils s’en sont assurés, ils les adoptent.

Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on fait parler les enfants avant l’âge, n’est pas que les premiers discours qu’on leur tient et les premiers mots qu’ils disent n’aient aucun sens pour eux, mais qu’ils aient un autre sens que le nôtre, sans que nous sachions nous en apercevoir ; en sorte que, paraissant nous répondre fort exactement, ils nous parlent sans nous entendre et sans que nous les entendions. C’est pour l’ordinaire à des pareilles équivoques qu’est due la surprise où nous jettent quelquefois leurs propos, auxquels nous prêtons des idées qu’ils n’y ont point jointes. Cette inattention de notre part au véritable sens que les mots ont pour les enfants, me paraît être la cause de leurs premières erreurs ; et ces erreurs, même après qu’ils en sont guéris, influent sur leur tour d’esprit pour le reste de leur vie. J’aurai plus d’une occasion dans la suite d’éclaircir ceci par des exemples.

Resserrez donc le plus qu’il est possible le vocabulaire de l’enfant. C’est un très grand inconvénient qu’il ait plus de mots que d’idées, et qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser. Je crois qu’une des raisons pourquoi les paysans ont généralement l’esprit plus juste que les gens de la ville, est que leur dictionnaire est moins étendu. Ils ont peu d’idées, mais ils les comparent très bien.

Les premiers développements de l’enfance se font presque tous à la fois. L’enfant apprend à parler, à manger, à marcher à peu près dans le même temps. C’est ici proprement la première époque de sa vie. Auparavant il n’est rien de plus que ce qu’il était dans le sein de sa