« Le second Hamlet (trad. Hugo) » : différence entre les versions

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=== IV, I - La salle d’État dans le château ===

=== II, I — Une chambre dans la maison de Polonius ===

Entrent POLONIUS et REYNALDO

POLONIUS

Donnez-lui cet argent et ces billets, Reynaldo.

REYNALDO

Oui, monseigneur.

POLONIUS

Il sera merveilleusement sage, bon Reynaldo, avant de l’aller voir, de vous enquérir de sa conduite.

REYNALDO

Monseigneur, c’était mon intention.

POLONIUS

Bien dit, pardieu ! très bien dit ! Voyez-vous, mon cher ! sachez-moi d’abord quels sont les Danois qui sont à Paris ; comment, avec qui, de quelles ressources, où ils vivent ; quelle est leur société, leur dépense ; et une fois assuré, par ces évolutions et ce manège de questions, qu’ils connaissent mon fils, avancez-vous plus que vos demandes n’auront l’air d’y toucher. Donnez-vous comme ayant de lui une connaissance éloignée, en disant, par exemple : Je connais son père et sa famille, et un peu lui-même. Comprenez-vous bien, Reynaldo ?

REYNALDO

Oui, très bien, monseigneur.

POLONIUS

Et un peu lui-même : mais, (pourrez-vous ajouter) bien imparfaitement ; d’ailleurs, si c’est bien celui dont le parle, c’est un jeune homme très dérangé, adonné à ceci ou à cela… et alors mettez-lui sur le dos tout ce qu’il vous plaira d’inventer ; rien cependant d’assez odieux pour le déshonorer ; faites-y attention ; tenez-vous, mon cher, à ces légèretés, à ces folies, à ces écarts usuels, bien connus comme inséparables de la jeunesse en liberté.

REYNALDO

Par exemple, monseigneur, l’habitude de jouer.

POLONIUS

Oui ; ou de boire, de tirer l’épée, de jurer, de se quereller, de courir les filles : vous pouvez aller jusque-là.

REYNALDO

Monseigneur, il y aurait là de quoi le déshonorer !

POLONIUS

Non, en vérité ; si vous savez tempérer la chose dans l’accusation. N’allez pas ajouter à sa charge qu’il est débauché par nature : ce n’est pas là ce que je veux dire ; mais effleurez si légèrement ses torts, qu’on n’y voie que les fautes de la liberté, l’étincelle et l’éruption d’un cerveau en feu, et les écarts d’un sang indompté, qui emporte tous les jeunes gens.

REYNALDO

Mais, mon bon seigneur…

POLONIUS

Et à quel effet devrez-vous agir ainsi ?

REYNALDO

C’est justement, monseigneur, ce que je voudrais savoir.

POLONIUS

Eh bien, mon cher, voici mon but, et je crois que c’est un plan infaillible. Quand vous aurez imputé à mon fils ces légères imperfections qu’on verrait chez tout être un peu souillé par l’action du monde, faites bien attention ! Si votre interlocuteur, celui que vous voulez sonder, a jamais remarqué aucun des vices énumérés par vous chez le jeune homme dont vous lui parlez vaguement, il tombera d’accord avec vous de cette façon : Cher monsieur, ou mon ami, ou seigneur ! suivant le langage et la formule adoptés par le pays ou par l’homme en question.

REYNALDO

Très bien, monseigneur.

POLONIUS

Eh bien, donc, monsieur, alors il… alors… Qu’est-ce que j’allais dire ? J’allais dire quelque chose. Où en étais-je ?

REYNALDO

Vous disiez : Il tombera d accord de cette façon…

POLONIUS

il tombera d’accord de cette façon… Oui. Morbleu, il tombera d’accord avec vous comme ceci : Je connais le jeune homme, le l’ai vu hier ou l’autre jour, à telle ou telle époque ; avec tel et tel ; et, comme vous disiez, il était là à louer ; ou : Je l’ai surpris à boire, ou, se querellant au jeu de paume ; ou, peut-être : Je l’ai vu entrer dans telle maison suspecte (videlicet, un bordel), et ainsi de suite. Vous voyez maintenant : la carpe de la vérité se prend à l’hameçon de vos mensonges ; et c’est ainsi que, nous autres, hommes de bon sens et de portée, en entortillant le monde et en nous y prenant de biais, nous trouvons indirectement notre direction. Voilà comment, par mes instructions et mes avis préalables, vous connaîtrez mon fils. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

REYNALDO

Oui, monseigneur.

POLONIUS

Dieu soit avec vous ! Bon voyage !

REYNALDO

Mon bon seigneur…

POLONIUS

Faites par vous-même l’observation de ses penchants.

REYNALDO

Oui, monseigneur.

POLONIUS

Et laissez-le jouer sa musique.

REYNALDO

Bien, monseigneur.

POLONIUS

Adieu ! (Reynaldo sort.)

Entre OPHÉLIA

Eh bien ! Ophélia, qu’y a-t-il ?

OPHÉLIA

Oh ! monseigneur ! monseigneur, j’ai été si effrayée !

POLONIUS

De quoi, au nom du ciel ?

OPHÉLIA

Monseigneur, j’étais à coudre dans ma chambre, lorsque est entré le seigneur Hamlet, le pourpoint tout débraillé, la tête sans chapeau, les bas chiffonnés, sans jarretières et retombant sur la cheville, pâle comme sa chemise, les genoux s’entrechoquant, enfin avec un aspect aussi lamentable que s’il avait été lâché de l’enfer pour raconter des horreurs… Il se met devant moi…

POLONIUS

Son amour pour toi l’a rendu fou !

OPHÉLIA

Je n’en sais rien, monseigneur, mais, vraiment, j’en ai peur.

POLONIUS

Qu’a-t-il dit ?

OPHÉLIA

Il m’a prise par le poignet et m’a serrée très fort. Puis, il s’est éloigné de toute la longueur de son bras ; et, avec l’autre main posée comme cela au-dessus de mon front, il s’est mis à étudier ma figure comme s’il voulait la dessiner. Il est resté longtemps ainsi. Enfin, secouant légèrement mon bras, et agitant trois fois la tête de haut en bas, il a poussé un soupir si pitoyable et si profond qu’on eût dit que son corps allait éclater et que c’était sa fin. Cela fait, il m’a relâchée ; et, la tête tournée par-dessus l’épaule, il semblait trouver son chemin sans y voir, car il a franchi les portes sans l’aide de ses yeux, et, jusqu’à la fin, il en a détourné la lumière sur moi.

POLONIUS


Entrent LE ROI, LA REINE,ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN
Viens avec moi : je vais trouver le roi. C’est bien là le délire même de l’amour : il se frappe lui-même dans sa violence, et entraîne la volonté à des entreprises désespérées, plus souvent qu’aucune des passions qui, sous le ciel, accablent notre nature. Je suis fâché ! Ah çà, lui auriez-vous dit dernièrement des paroles dures ?


LE ROI
OPHÉLIA


Il y a une cause à ces soupirs, à ces palpitations profondes : il faut que vous l’expliquiez ; il convient que nous la connaissions. Où est votre fils ?
Non, mon bon seigneur ; mais, comme vous me l’aviez commandé, j’ai repoussé ses lettres et je lui ai refusé tout accès près de moi.


LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern
POLONIUS


Laissez-nous ici un moment.
C’est cela qui l’a rendu fou. Je suis fâché de n’avoir pas mis plus d’attention et de discernement à le juger. Je craignais que ce ne fût qu’un jeu, et qu’il ne voulût ton naufrage. Mais, maudits soient mes soupçons ! il semble que c’est le propre de notre âge de pousser trop loin la précaution dans nos jugements, de même que c’est chose commune parmi la jeune génération de manquer de retenue. Viens, allons trouver le roi. Il faut qu il sache tout ceci : le secret de cet amour peut provoquer plus de malheurs que sa révélation de colères. Viens. (Ils sortent.)
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)
Ah ! mon bon seigneur, qu’ai-je vu cette nuit !


LE ROI
=== II, II — Une salle dans le château ===


Quoi donc, Gertrude ?… Comment est Hamlet ?
Entrent LE ROI et LÀ REINE, et leur suite, ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN


LA REINE
LE ROI


Fou comme la mer et comme la tempête, quand elles luttent à qui sera la plus forte. Dans un de ses accès effrénés, entendant remuer quelque chose derrière la tapisserie, il a fait siffler son épée en criant : « Un rat ! un rat ! » et, dans le trouble de sa cervelle, il a tué sans le voir le bon vieillard.
Soyez les bienvenus, cher Rosencrantz et vous Guildenstern ! Outre le désir que nous avions de vous voir, le besoin que nous avons de vos services nous a provoqué à vous mander en toute hâte. Vous avez su quelque chose de la transformation d’Hamlet ; je dis transformation, car, à l’extérieur comme à l’intérieur, c’est un homme qui ne se ressemble plus. Un motif autre que la mort de son père a-t-il pu le mettre à ce point hors de son bon sens ? Je ne puis en juger. Je vous en supplie tous deux, vous qui avez été élevés dès l’enfance avec lui, et êtes restés depuis ses camarades de jeunesse et de goûts, daignez résider ici à notre cour quelque temps encore, pour que votre compagnie le rappelle vers le plaisir ; et recueillez tous les indices que vous pourrez glaner dans l’occasion afin de savoir si le mal inconnu qui l’accable ainsi ne serait pas, une fois découvert, facile pour nous à guérir.


LE ROI
LÀ REINE


O accablante action ! Nous aurions eu le même sort, si nous avions été là. Sa liberté est pleine de menaces pour tous, pour vous-même, pour nous, pour le premier venu. Hélas ! qui répondra de cette action sanglante ? C’est sur nous qu’elle retombera, sur nous dont la prévoyance aurait dû tenir de près et isoler du monde ce jeune fou. Mais telle était notre tendresse, que nous n’avons pas voulu comprendre la chose la plus raisonnable. Nous avons fait comme l’homme atteint d’une maladie hideuse, qui, par crainte de la divulguer, lui laisse dévorer sa vie jusqu’à la moelle. Où est-il allé ?
Chers messieurs, il a parlé beaucoup de vous ; et il n’y a pas, j’en suis sûre, deux hommes au monde auxquels il soit plus attaché. Si vous vouliez bien nous montrer assez de courtoisie et de bienveillance pour passer quelque temps avec nous, afin d’aider à l’accomplissement de notre espérance, cette visite vous vaudra des remerciements dignes de la reconnaissance d’un roi.


LA REINE
ROSENCRANTZ


Mettre à l’écart le corps qu’il a tué. Dans sa folie même, comme l’or dans un gisement de vils métaux, son âme reste pure. Il pleure sur ce qu’il a fait.
Vos Majestés pourraient, en vertu du pouvoir souverain qu’elles ont sur nous, signifier leur bon plaisir redouté, comme un ordre plutôt que comme une prière.


LE ROI
GUILDENSTERN


Ô Gertrude, sortons ! Dès que le soleil aura touché les montagnes, nous le ferons embarquer. Quant à cette odieuse action, il nous faudra toute notre majesté et notre habileté pour la couvrir et l’excuser. Holà ! Guildenstern !
Nous obéirons tous deux ; et tout courbés, nous nous engageons ici à mettre libéralement nos services à vos pieds, sur un commandement.


(Rentrent Rosencrantz et Guildenstern.)
LE ROI


Mes amis, prenez du renfort. Hamlet, dans sa folie, a tué Polonius, et l’a traîné hors du cabinet de sa mère. Allez le trouver, parlez-lui nettement, et transportez le corps dans la chapelle. Je vous en prie, hâtez-vous. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)
Merci, Rosencrantz ! Merci, gentil Guildenstern !


Viens, Gertrude. Nous allons convoquer nos amis les plus sages pour leur faire savoir ce que nous comptons faire, et l’imprudence qui a été commise. Ainsi la calomnie qui traverse le monde, comme un canon atteint la cible de son boulet empoisonné, pourra manquer notre nom, et ne frapper que l’air invulnérable. Oh ! partons… Mon âme est pleine de discorde et d’épouvante. (Ils sortent.)
LÀ REINE


=== IV, II - Un appartement dans le château ===
Merci, Guildenstern ! Merci, gentil Rosencrantz ! Veuillez, je vous en supplie, vous rendre sur-le-champ auprès de mon fils. Il est bien changé !


Entre HAMLET
(Se tournant vers sa suite.) Que quelques-uns de vous aillent conduire ces messieurs là où est Hamlet !


HAMLET
GUILDENSTERN


Déposé en lieu sûr !
Fasse le ciel que notre présence et nos soins lui soient agréables et salutaires !


VOIX, derrière le théâtre
LÀ REINE


Hamlet ! seigneur Hamlet !
Amen ! (Sortent Rosencrantz, Guildenstern et quelques hommes de la suite.)


HAMLET
Entre POLONIUS


Quel est ce bruit ? Qui appelle Hamlet ? Oh ! on vient ici ! (Entrent Rosencrantz et Guildenstern.)
POLONIUS, au roi


ROSENCRANTZ
Mon bon seigneur, les ambassadeurs sont joyeusement revenus de Norvège.


Qu’avez-vous fait du cadavre, monseigneur ?
LE ROI


HAMLET
Tu as toujours été le père des bonnes nouvelles.


Confondu avec la poussière dont il est parent.
POLONIUS


ROSENCRANTZ
Vrai, monseigneur ? Soyez sûr, mon bon suzerain, que mes services, comme mon âme, sont voués en même temps à mon Dieu et à mon gracieux roi. (À part, au roi.) Et je pense, à moins que ma cervelle ne sache plus suivre la piste d’une affaire aussi sûrement que de coutume, que j’ai découvert la cause même de l’état lunatique d’Hamlet.


Dites-nous où il est, que nous puissions le retirer et le porter à la chapelle.
LE ROI


HAMLET
Oh ! parle ! il me tarde de t’entendre.


N’allez pas croire cela.
POLONIUS


ROSENCRANTZ
Donnez d’abord audience aux ambassadeurs, ma nouvelle sera le dessert de ce grand festin.


Quoi ?
LE ROI


HAMLET
Fais-leur toi-même les honneurs, et introduis-les. (Polonius sort. À la reine.) Il me dit, ma douce reine, qu’il a découvert le principe et la source de tout le trouble de votre fils.


Que je puisse garder votre secret, et pas le mien. Et puis, être questionné par une éponge ! Quelle réponse peut lui faire le fils d’un roi ?
LÀ REINE


ROSENCRANTZ
Je doute fort que ce soit autre chose que le grand motif, la mort de son père et notre mariage précipité.


Me prenez-vous pour une éponge, monseigneur ?
Rentre POLONIUS, avec VOLTIMAND et CORNÉLIUS


HAMLET
LE ROI


Oui, monsieur, une éponge qui absorbe les grâces du roi, ses récompenses, son autorité. Du reste, de tels officiers finissent par rendre au roi les plus grands services. Il les garde comme un singe garde des noix, dans le coin de sa mâchoire, pour les mâcher avant de les avaler. Quand il aura besoin de ce que vous aurez glané, il n’aura qu’à vous presser, éponges, et vous redeviendrez à sec.
Bien ! nous l’examinerons. Soyez les bienvenus, mes bons amis ! Parlez, Voltimand ! que nous portez-vous de la part de notre frère de Norvège ?


ROSENCRANTZ
VOLTIMAND


Je ne vous comprends pas, monseigneur.
Le plus ample renvoi de compliments et de vœux. Dès notre première entrevue, il a expédié l’ordre de suspendre les levées de son neveu, qu’il avait prises pour des préparatifs contre les Polonais, mais qu’après meilleur examen il a reconnues pour être dirigées contre Votre Altesse. Indigné de ce qu’on eût ainsi abusé de sa maladie, de son âge, de son impuissance, il a fait arrêter Fortinbras, lequel s’est soumis sur-le-champ, a reçu les réprimandes du Norvégien, et enfin a fait vœu devant son oncle de ne jamais diriger de tentative armée contre Votre Majesté. Sur quoi, le vieux Norvégien, accablé de joie, lui a accordé trois mille couronnes de traitement annuel, ainsi que le commandement pour employer les soldats, levés par lui, contre les Polonais. En même temps il vous prie, par les présentes, (il remet au roi un papier) de vouloir bien accorder un libre passage à travers vos domaines pour cette expédition, sous telles conditions de sûretés et de garanties qui sont proposées ici.


HAMLET
LE ROI


J’en suis bien aise. Un méchant propos se niche dans une sotte oreille.
Cela ne nous déplaît pas. Nous lirons cette dépêche plus à loisir, et nous y répondrons après y avoir réfléchi. En attendant, nous vous remercions de votre bonne besogne. Allez vous reposer ; ce soir nous nous attablerons ensemble soyez les bienvenus chez nous ! (Sortent Voltimand et Cornélius.)


ROSENCRANTZ
POLONIUS


Monseigneur, vous devez nous dire où est le corps, et venir avec nous chez le roi.
Voilà une affaire bien terminée. Mon suzerain et madame, discuter ce que doit être la majesté royale, ce que sont les devoirs des sujets, pourquoi le jour est le jour, la nuit la nuit, et le temps le temps, ce serait perdre la nuit, le jour et le temps. En conséquence, puisque la brièveté est l’âme de l’esprit et que la prolixité en est le corps et la floraison extérieure, je serai bref. Votre noble fils est fou, je dis fou ; car définir en quoi la folie véritable consiste, ce serait tout simplement fou. Mais laissons cela.


HAMLET
LÀ REINE


Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. Le roi est une créature…
Plus de faits, et moins d’art !


GUILDENSTERN
POLONIUS


Une créature, monseigneur ?
Madame, je n’y mets aucun art, je vous jure. Que votre fils est fou, cela est vrai. Il est vrai que c’est dommage, et c’est dommage que ce soit vrai. Voilà une sotte figure. Je dis adieu à l’art et vais parler simplement. Nous accordons qu’il est fou. Il reste maintenant à découvrir la cause de cet effet, ou plutôt la cause de ce méfait ; car cet effet est le méfait d’une cause. Voilà ce qui reste à faire, et voici le reste du raisonnement. Pesez bien mes paroles. J’ai une fille (je l’ai, tant qu’elle est mienne) qui, remplissant son devoir d’obéissance… suivez bien !… m’a remis ceci. Maintenant, méditez tout, et concluez. (Il lit.) À la céleste idole de mon âme, à la belle des belles, à Ophélia. Voilà une mauvaise phrase, une phrase vulgaire ; belle des belles est une expression vulgaire ; mais écoutez : Qu’elle garde ceci sur son magnifique sein blanc !


HAMLET
LÀ REINE


De rien. Conduisez-moi vers lui. Nous allons jouer à cache-cache.
Quoi ! ceci est adressé par Hamlet à Ophélia ?


=== IV, III - La salle d’État dans le château ===
POLONIUS


Entre LE ROI avec sa suite
Attendez, ma bonne dame, je cite textuellement :


LE ROI
(Lisant : )


J’ai envoyé à sa recherche et à la découverte du corps.
Doute que les astres soient de flammes,


(A part.)
Doute que le soleil tourne,


Combien il est dangereux que cet homme soit libre ! Pourtant ne le soumettons pas à la loi rigoureuse il est adoré de la multitude en délire, qui aime, non par le jugement, mais par les yeux ; et, dans ce cas-là, c’est le châtiment du criminel qu’elle pèse, jamais le crime. Pour que tout se passe doucement et sans bruit, il faut que cet embarquement soudain paraisse une décision réfléchie. Aux maux désespérés il faut des remèdes désespérés,
Doute que la vérité soit la vérité,


Entre ROSENCRANTZ
Mais ne doute jamais de mon amour !


ou il n’en faut pas du tout. Eh bien ! que s’est-il passé ?
Ô chère Ophélia, je suis mal à l’aise en ces vers je n’ai point l’art d’aligner mes soupirs ; mais je t’aime bien ! Oh ! par-dessus tout ! Crois-le. Adieu ! À toi pour toujours, ma dame chérie, tant que cette machine mortelle m’appartiendra ! Hamlet. Voilà ce que, dans son obéissance, m’a remis ma fille. Elle m’a confié, en outre, toutes les sollicitations qu’il lui adressait, avec tous les détails de l’heure, des moyens et du lieu.


ROSENCRANTZ
LE ROI


Où le cadavre est déposé, monseigneur, c’est ce que nous n’avons pu savoir de lui.
Mais comment a-t-elle accueilli son amour ?


LE ROI
POLONIUS


Mais où est-il lui-même ?
Que pensez-vous de moi ?


ROSENCRANTZ
LE ROI


Ici près, monseigneur ; gardé, en attendant votre bon plaisir.
Ce que je dois penser d’un homme fidèle et honorable.


LE ROI
POLONIUS


Amenez-le devant nous.
Je voudrais toujours l’être. Mais que penseriez-vous de moi, si, quand j’ai vu cet ardent amour prendre essor (je m’en étais aperçu, je dois vous le dire, avant que ma fille m’en eût parlé), que penseriez-vous de moi, que penserait de moi Sa Majesté bienaimée, la reine ici présente, si, jouant le rôle de pupitre ou d’album, ou faisant de mon cœur un complice muet, j’avais regardé cet amour d’un oeil indifférent ? Que penseriez-vous de moi ?… Non. Je suis allé rondement au fait, et j’ai dit à cette petite maîtresse : Le seigneur Hamlet est un prince hors de ta sphère. Cela ne doit pas être. Et alors je lui ai donné pour précepte de se tenir enfermée hors de sa portée, de ne pas admettre ses messagers, ni recevoir ses cadeaux. Ce que faisant, elle a pris les fruits de mes conseils ; et lui (pour abréger l’histoire), se voyant repoussé, a été pris de tristesse, puis d’inappétence, puis d’insomnie, puis de faiblesse, puis de délire, et enfin, par aggravation, de cette folie qui l’égare maintenant et nous met tous en deuil.


ROSENCRANTZ
LE ROI


Holà ! Guildenstem, amenez monseigneur.
Croyez-vous que cela soit ?


Entrent HAMLET et GUILDENSTERNI
LÀ REINE


LE ROI
C’est très probable.


Eh bien ! Hamlet, où est Polonius ?
POLONIUS


HAMLET
Quand m’est-il arrivé, je voudrais le savoir, de dire positivement : Cela est, lorsque cela n’était pas ?


A souper.
LE ROI


LE ROI
Jamais, que je sache.


A souper ! Où donc ?
POLONIUS, montrant sa tête et ses épaules


HAMLET
Séparez ceci de cela, s’il en est autrement. Pourvu que les circonstances me guident, je découvrirai
toujours la vérité, fût-elle cachée, ma foi dans le
centre de la terre.


Quelque part où il ne mange pas, mais où il est mangé : une certaine réunion de vers politiques est attablée autour de lui. Le ver, voyez-vous, est votre empereur pour la bonne chère. Nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser ; et nous nous engraissons nous-mêmes pour les infusoires. Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu’un service différent, deux plats pour la même table. Voilà la fin.
LE ROI


LE ROI
Comment nous assurer de la chose ?


Hélas ! hélas !
POLONIUS


HAMLET
Vous savez que parfois, il se promène pendant quatre heures de suite, ici, dans la galerie.


Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d’un roi, et manger du poisson qui s’est nourri de ce ver.
LÀ REINE


LE ROI
Oui, c’est vrai.


Que veux-tu dire par là ?
POLONIUS


HAMLET
Au moment où il y sera, je lui lâcherai ma fille ; cachons-nous alors, vous et moi, derrière une tapisserie. Surveillez l’entrevue. S’il est vrai qu’il ne l’aime pas, si ce n’est pas pour cela qu’il a perdu la raison, que je cesse d’assister aux conseils de l’État et que j’aille gouverner une ferme et des charretiers !


Rien. Je veux seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers les boyaux d’un mendiant.
LE ROI


LE ROI
Essayons cela.


Où est Polonius ?
Entre HAMLET, lisant


HAMLET
LÀ REINE


Au ciel. Envoyez-y voir : si votre messager ne l’y trouve pas, cherchez-le vous-même dans l’endroit opposé. Mais, ma foi ! Si vous ne le trouvez pas d’ici à un mois, vous le flairerez en montant l’escalier de la galerie.
Voyez le malheureux qui s’avance tristement, un livre à la main.


LE ROI, à des gens de sa suite
POLONIUS


Allez l’y chercher.
Éloignez-vous, je vous en conjure, éloignez-vous tous deux ; je veux l’aborder sur-le-champ. Oh ! laissez-moi faire. (Sortent le roi, la reine et leur suite.) Comment va mon bon seigneur Hamlet ?


HAMLET
HAMLET


Il attendra que vous veniez. (Les gens sortent.)
Bien, Dieu merci !


LE ROI
POLONLUS


Hamlet, dans l’intérêt de ta santé, qui nous est aussi chère que nous est douloureux ce que tu as fait, ton action exige que tu partes d’ici avec la rapidité de l’éclair. Va donc te préparer. Le navire est prêt, et le vent vient à l’aide ; tes compagnons t’attendent, et tout est disposé pour ton voyage en Angleterre.
Me reconnaissez-vous, monseigneur ?


HAMLET
HAMLET


En Angleterre ?
Parfaitement, parfaitement vous êtes un marchand de poisson.


LE ROI
POLONIUS


Oui, Hamlet.
Non, monseigneur.


HAMLET
HAMLET


C’est bien.
Alors, je voudrais que vous fussiez honnête comme un de ces gens-là.


LE ROI
POLONIUS


Tu parles comme si tu connaissais nos projets.
Honnête, monseigneur ?


HAMLET
HAMLET


Je vois un chérubin qui les voit. Mais, allons en Angleterre ! Adieu, chère mère !
Oui, monsieur. Pour trouver un honnête homme, au train dont va le monde, il faut choisir entre dix mille.


LE ROI
POLONIUS


Et ton père qui t’aime, Hamlet ?
C’est bien vrai, monseigneur.


HAMLET
HAMLET


Ma mère ! Père et mère, c’est mari et femme ; mari et femme, c’est même chair. Donc, ma mère ! En Angleterre, allons ! (Il sort.)
Le soleil, tout dieu qu’il est, fait produire des vers à un chien mort, en baisant sa charogne. Avez-vous une fille ?


LE ROI, à Rosencrantz et à Guildenstern
POLONIUS


Suivez-le pas à pas ; attirez-le vite à bord. Pas de délai ! Je le veux parti ce soir. Allez ! J’ai expédié et scellé tout ce qui se rapporte à l’affaire. Hâtez-vous, je vous prie. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Et maintenant, frère d’Angleterre, si tu estimes mon amitié autant que te le conseille ma grande puissance, s’il est vrai que tu portes encore, vive et rouge, la cicatrice faite par l’épée danoise, et que tes libres terreurs nous rendent hommage… tu n’accueilleras pas froidement notre message souverain, qui exige formellement, par lettres pressantes, la mort immédiate d’Hamlet. Obéis, Angleterre ! car il me brûle le sang comme la fièvre, et il faut que tu me guérisses. Jusqu’à ce que je sache la chose faite, quoi qu’il m’arrive, la joie ne me reviendra jamais. (Il sort.)
Oui, monseigneur.


=== IV, IV - Une plaine en Danemark ===
HAMLET


Entre FORTINBRAS, suivi d’une armée
Ne la laissez pas se promener au soleil : la conception est une bénédiction du ciel ; mais, comme votre fille peut concevoir, ami, prenez garde.


FORTINBRAS
POLONIUS


Allez, capitaine, saluer de ma part le roi danois. Dites-lui qu’avec son agrément, Fortinbras réclame l’autorisation promise pour passer à travers son royaume. Vous savez où est le rendez-vous. Si Sa Majesté veut quelque chose de nous, nous irons lui rendre hommage en personne ; faites-le-lui savoir.
Que voulez-vous dire par là ? (À part.) Toujours à rabâcher de ma fille !… Cependant il ne m’a pas reconnu d’abord il m’a dit que j’étais un marchand de poisson. Il n’y est plus ! il n’y est plus ! Et, de fait, dans ma jeunesse, l’amour m’a réduit à une extrémité bien voisine de celle-ci. Parlons-lui encore. (Haut.) Que lisez-vous là, monseigneur ?


LE CAPITAINE
HAMLET


J’obéirai, monseigneur.
Des mots, des mots, des mots !


FORTINBRAS
POLONIUS


Avancez avec précaution.
De quoi est-il question, monseigneur ?


(Fortinbras et son armée sortent.)
HAMLET


Entrent HAMLET, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN
Entre qui ?


HAMLET
POLONIUS


A qui sont ces forces, mon bon monsieur ?
Je demande de quoi il est question dans ce que vous lisez, monseigneur !


LE CAPITAINE
HAMLET


À la Norvège, monsieur.
De calomnies, monsieur ! Ce coquin de satiriste dit que les vieux hommes ont la barbe grise et la figure ridée, que leurs yeux jettent une ambre épaisse comme la gomme du prunier, qu’ils ont une abondante disette d’esprit, ainsi que des jarrets très faibles. Toutes choses, monsieur, que je crois de toute ma puissance et de tout mon pouvoir, mais que je regarde comme inconvenant d’imprimer ainsi car vous-même, monsieur, vous auriez le même âge que moi, si, comme une écrevisse, vous pouviez marcher à reculons.


HAMLET
POLONIUS, à part


Où sont-elles dirigées, monsieur, je vous prie ?
Quoique ce soit de la folie, il y a pourtant là de la suite. (Haut.)
Irez-vous changer d’air, monseigneur ?


LE CAPITAINE
HAMLET


Contre certain point de la Pologne.
Où cela ? Dans mon tombeau ?


HAMLET
POLONIUS


Qui les commande, monsieur ?
Ce serait, en réalité, changer d’air… (À part.) Comme ses répliques sont parfois grosses de sens ! Heureuses reparties qu’a souvent la folie, et que la raison et le bon sens ne trouveraient pas avec autant d’à-propos. Je vais le quitter et combiner tout de suite les moyens d’une rencontre entre lui et ma fille. (Haut.) Mon honorable seigneur, je vais très humblement prendre congé de vous.


LE CAPITAINE
HAMLET


Le neveu du vieux roi de Norvège, Fortinbras.
Vous ne sauriez, monsieur, rien prendre dont je fasse plus volontiers l’abandon, excepté ma vie, excepté ma vie.


HAMLET
POLONIUS


Marche-t-il au cœur de la Pologne, monsieur, ou sur quelque frontière ?
Adieu, monseigneur !


LE CAPITAINE
HAMLET, à part


A parler vrai, et sans exagération, nous allons conquérir un petit morceau de terre qui a un revenu purement nominal. Pour cinq ducats, cinq, je ne le prendrais pas à ferme ; et ni la Norvège, ni la Pologne, n’en retireraient un profit plus beau, s’il était vendu en toute propriété.
Sont-ils fastidieux, ces vieux fous !


HAMLET
Entrent ROSENCRANTZ et GULLDENSTERN


Eh bien ! alors, les Polonais ne le défendront jamais.
POLONIUS


LE CAPITAINE
Vous cherchez le seigneur Hamlet ? Le voilà.


Si ; il y a déjà une garnison.
ROSENCRANTZ, à Polonius


HAMLET
Dieu vous garde, monsieur ! (Sort Polonius.)


Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à décider la question de ce fétu. Voilà un abcès causé par trop d’abondance et de paix, qui crève intérieurement, et qui, sans montrer de cause apparente, va faire mourir son homme… Je vous remercie humblement ; monsieur.
GUILDENSTERN


LE CAPITAINE
Mon honoré seigneur !


Dieu soit avec vous, monsieur !
ROSENCRANTZ


(Sort le capitaine.)
Mon très cher seigneur !


ROSENCRANTZ
HAMLET


Vous plaît-il de repartir, monseigneur ?
Mes bons, mes excellents amis ! Comment vas-tu, Guildenstern ? Ah ! Rosencrantz ! Braves enfants, comment vous trouvez-vous ?


HAMLET
ROSENCRANTZ


Je serai avec vous dans un instant. Marchez un peu en avant. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Comme toutes les circonstances déposent contre moi ! Comme elles éperonnent ma vengeance rétive ! Qu’est-ce que l’homme, si le bien suprême, l’aubaine de sa vie est uniquement de dormir et de manger ?… Une bête, rien de plus. Certes celui qui nous a faits avec cette vaste intelligence, avec ce regard dans le passé et dans l’avenir, ne nous a pas donné cette capacité, cette raison divine, pour qu’elles moisissent en nous inactives. Eh bien ! est-ce l’effet d’un oubli bestial ou d’un scrupule poltron qui me fait réfléchir trop précisément aux conséquences, réflexion qui, mise en quatre, contient un quart de sagesse et trois quarts de lâcheté ?… Je ne sais pas pourquoi j’en suis encore à me dire : Ceci est à faire ; puisque j’ai motif, volonté, force et moyen de le faire. Des exemples, gros comme la terre, m’exhortent : témoin cette armée aux masses imposantes, conduite par un prince délicat et adolescent, dont le courage, enflé d’une ambition divine, fait la grimace à l’invisible événement, et qui expose une existence mortelle et fragile à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le danger, pour une coquille d’œuf !… Pour être vraiment grand, il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs ; mais il faut aussi trouver grandement une querelle dans un brin de paille, quand l’honneur est en jeu. Que suis-je donc moi qui ai l’assassinat d’un père, le déshonneur d’une mère, pour exciter ma raison et mon sang, et qui laisse tout dormir ? Tandis qu’à ma honte je vois vingt mille hommes marcher à une mort imminente, et, pour une fantaisie, pour une gloriole, aller au sépulcre comme au lit, se battant pour un champ, où il leur est impossible de se mesurer tous et qui est une tombe trop étroite pour couvrir les tués ! Oh ! que désormais mes pensées soient sanglantes, pour n’être pas dignes du néant ! (Il sort.)
Comme la moyenne des enfants de la terre.


=== IV, V - La salle d’armes dans le château ===
GUILDENSTERN


Entrent LA REINE, HORATIO et UN GENTILHOMME
Heureux, en ce sens que nous ne sommes pas trop heureux. Nous ne sommes point l’aigrette du chapeau de la fortune.


LA REINE
HAMLET


Je ne veux pas lui parler.
Ni la semelle de son soulier ?


LE GENTILHOMME
ROSENCRANTZ


Elle est exigeante ; pour sûr, elle divague ; elle est dans un état à faire pitié.
Ni l’une ni l’autre, monseigneur.


LA REINE
HAMLET


Que veut-elle ?
Alors vous vivez près de sa ceinture, au centre de ses faveurs.


LE GENTILHOMME
GUILDENSTERN


Elle parle beaucoup de son père ; elle dit qu’elle sait qu’il n’y a que fourberies en ce monde ; elle soupire et se bat la poitrine ; elle frappe du pied avec rage pour un fétu ; elle dit des choses vagues qui n’ont de sens qu’à moitié. Son langage ne signifie rien ; et cependant, dans son incohérence, il fait réfléchir ceux qui l’écoutent : on en cherche la suite, et on relie par la pensée les mots décousus. Les clignements d’yeux, les hochements de tête, les gestes qui l’accompagnent, feraient croire vraiment qu’il y a là une pensée bien douloureuse, quoique non arrêtée.
Oui, nous sommes de ses amis privés.


HORATIO
HAMLET


Il serait bon de lui parler ; car elle pourrait semer de dangereuses conjectures dans les esprits féconds en mal.
Dans les parties secrètes de la fortune ? Oh ! rien de plus vrai c’est une catin. Quelles nouvelles ?


LA REINE
ROSENCRANTZ


Qu’elle entre ! (Sort Horatio.) Telle est la vraie nature du péché : à mon âme malade la moindre niaiserie semble le prologue d’un grand malheur. Le crime est si plein de maladroite méfiance, qu’il se divulgue lui-même par crainte d’être divulgué.
Aucune, monseigneur, si ce n’est que le monde est devenu vertueux.


HORATIO rentre avec OPHÉLIA
HAMLET


OPHÉLIA
Alors le jour du jugement est proche ; mais votre nouvelle n’est pas vraie. Laissez-moi vous faire une question plus personnelle qu’avez-vous donc fait à la fortune, mes bons amis, pour qu’elle vous envoie en prison ici ?


Où est la belle Majesté du Danemark ?
GUILDENSTERN


LA REINE
En prison, monseigneur ?


Qu’y a-t-il, Ophélia ?
HAMLET


OPHÉLIA, chantant
Le Danemark est une prison.


:Comment puis-je reconnaître votre amoureux
ROSENCRANTZ
:D’un autre ?
:À son chapeau de coquillages, à son bâton,
:À ses sandales.


LA REINE
Alors le monde en est une aussi.


Hélas ! dame bien-aimée, que signifie cette chanson ?
HAMLET


OPHÉLIA
Une vaste prison, dans laquelle il y a beaucoup de cellules, de cachots et de donjons. Le Danemark est un des pires.


Vous dites ? Eh bien ! attention, je vous prie !
ROSENCRANTZ


(Elle chante.)
Nous ne sommes pas de cet avis, monseigneur.
:Il est mort et parti, madame,
:Il est mort et parti.
:À sa tête une motte de gazon vert,
:À ses talons une pierre.


LA REINE
HAMLET


Mais voyons, Ophélia !
C’est qu’alors le Danemark n’est point une prison pour vous ; car il n’y a de bien et de mal que selon l’opinion qu’on a. Pour moi, c’est une prison.


OPHÉLIA
ROSENCRANTZ


Attention, je vous prie ! (Elle chante.)
Soit ! Alors c’est votre ambition qui en fait une prison pour vous : votre pensée y est trop à l’étroit.
:Son linceul blanc comme la neige des monts…


Entre LE ROI
HAMLET


LA REINE, au roi
Ô Dieu ! je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, et me regarder comme le roi d’un espace infini, si je n’avais pas de mauvais rêves.


Hélas ! regardez, seigneur.
GUILDENSTERN


OPHELIA, continuant
Ces rêves-là sont justement l’ambition ; car toute la substance de l’ambition n’est que l’ombre d’un rêve.


:Est tout garni de suaves fleurs.
HAMLET
:Il est allé au tombeau sans recevoir l’averse
:Des larmes de l’amour.


LE ROI
Un rêve n’est lui-même qu’une ombre.


Comment allez-vous, jolie dame ?
ROSENCRANTZ


OPHÉLIA
C’est vrai ; et je tiens l’ambition pour chose si aérienne et si légère, qu’elle n’est que l’ombre d’un rêve.


Bien. Dieu vous récompense ! On dit que la chouette a été jadis la fille d’un boulanger. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table !
HAMLET


LE ROI
En ce cas, nos gueux sont des corps, et nos monarques et nos héros démesurés sont les ombres des gueux… Irons-nous à la cour ? car, franchement, je ne suis pas en train de raisonner.


Quelque allusion à son père !
ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN


OPHÉLIA
Nous vous accompagnerons.


Ne parlons plus de cela, je vous prie ; mais quand on vous demandera ce que cela signifie, répondez :
HAMLET
(elle chante)
:Bonjour ! c’est la Saint-Valentin.
:Tous sont levés de grand matin.
:Me voici, vierge, à votre fenêtre,
:Pour être votre Valentine.


:Alors, il se leva et mit ses habits,
Il ne s’agit pas de cela je ne veux pas vous confondre avec le reste de mes serviteurs ; car, foi d’honnête homme ! je suis terriblement accompagné. Ah çà ! pour parler avec le laisser-aller de l’amitié, qu’êtes-vous venus faire à Elseneur ?
:Et ouvrit la porte de sa chambre ;
:Et vierge elle y entra, et puis oncques vierge
:Elle n’en sortit.


LE ROI
ROSENCRANTZ


Jolie Ophélia !
Vous voir, monseigneur. Pas d’autre motif.


OPHÉLIA
HAMLET


:En vérité, je finirai sans blasphème.
Gueux comme je le suis, je suis pauvre même en remerciements ; mais je ne vous en remercie pas moins, et je vous assure, mes bons amis, mes remerciements sont trop chers à un sou. Vous a-t-on envoyé chercher ; ou venez-vous me voir spontanément, de votre plein gré ? Allons, agissez avec moi en confiance ; allons, allons ! parlez.
:Par Jésus ! par sainte Charité !
:Au secours ! Ah ! fi ! quelle honte !
:Tous les jeunes gens font ça, quand ils en viennent là.
:Par Priape, ils sont à blâmer !


:Avant de me chiffonner, dit-elle,
GUILDENSTERN
:Vous me promîtes de m’épouser.
:C’est ce que j’aurais fait, par ce beau soleil là-bas,
:Si tu n’étais venue dans mon lit.


LE ROI
Que pourrions-nous dire, monseigneur ?


Depuis combien de temps est-elle ainsi ?
HAMLET


OPHÉLIA
Eh bien, n’importe quoi… qui réponde à ma question. On vous a envoyé chercher : il y a dans vos regards une sorte d’aveu que votre candeur n’a pas le talent de colorer. Je le sais : le bon roi et la bonne reine vous ont envoyé chercher.


J’espère que tout ira bien. Il faut avoir de la patience ; mais je ne puis m’empêcher de pleurer, en pensant qu’ils l’ont mis dans une froide terre. Mon frère le saura ; et sur ce, je vous remercie de votre bon conseil.
ROSENCRANTZ


Allons, mon coche ! Bonne nuit, mes dames ; bonne nuit, mes douces dames ; bonne nuit, bonne nuit !
Dans quel but, monseigneur ?


(Elle sort.)
HAMLET


LE ROI, à Horatio
C’est ce qu’il faut m’apprendre. Ah ! laissez-moi vous conjurer : par les droits de notre camaraderie, par l’harmonie de notre jeunesse, par les devoirs de notre amitié toujours constante, enfin par tout ce qu’un meilleur orateur pourrait invoquer de plus tendre, soyez droits et francs avec moi. Vous a-t-on envoyé chercher, oui ou non ?


Suivez-la de près ; veillez bien sur elle, je vous prie. (Horatio sort.) Oh ! c’est le poison d’une profonde douleur ; il jaillit tout entier de la mort de son père. O Gertrude, Gertrude, quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons. D’abord, c’était le meurtre de son père ; puis, le départ de votre fils, auteur par sa propre violence de son juste exil. Maintenant, voici le peuple boueux qui s’ameute, plein de pensées et de rumeurs dangereuses, à propos de la mort du bon Polonius. Nous avons étourdiment agi en l’enterrant secrètement… Puis, voici la pauvre Ophélia séparée d’elle-même et de ce noble jugement sans lequel nous sommes des effigies, ou de simples bêtes. Enfin, ce qui est aussi gros de troubles que tout le reste, voici son frère, secrètement revenu de France, qui se repaît de sa stupeur, s’enferme dans des nuages, et trouve partout des êtres bourdonnants qui lui empoisonnent l’oreille des récits envenimés de la mort de son père, où leur misérable argumentation n’hésite pas, pour ses besoins, à nous accuser d’oreille en oreille. O ma chère Gertrude, tout cela tombe sur moi comme une mitraille meurtrière, et me donne mille morts superflues. (Bruit derrière le théâtre.)
ROSENCRANTZ, à Guildenstern


LA REINE
Que dites-vous ?


Dieu ! quel est ce bruit ?
HAMLET, à part


Entre UN GENTILHOMME
Oui, allez ! j’ai l’oeil sur vous. (Haut.) Si vous m’aimez, ne me cachez rien.


LE ROI
GUILDENSTERN


Où sont mes Suisses ? Qu’ils gardent la porte ! De quoi s’agit-il ?
Monseigneur, on nous a envoyé chercher.


LE GENTILHOMME
HAMLET


Sauvez-vous, monsieur. L’Océan, franchissant ses limites, ne dévore pas la plaine avec une rapidité plus impitoyable que le jeune Laertes, porté sur le flot de l’émeute, ne renverse vos officiers. La populace l’acclame roi ; et comme si le monde ne faisait que commencer, comme si l’Antiquité qui ratifie tous les titres, la coutume qui les soutient, étaient oubliées et inconnues, elle crie : A nous de choisir ! Laertes sera roi ! Les chapeaux, les mains, les voix applaudissent jusqu’aux nuages à ce cri : Laertes sera roi ! Laertes roi !
Je vais vous dire pourquoi. De cette manière, mes pressentiments réviendront vos aveux, et votre discrétion envers le roi et la reine ne perdra rien de son duvet. J’ai depuis peu, je ne sais pourquoi, perdu toute ma gaieté, renoncé à tous mes exercices accoutumés ; et, vraiment, tout pèse si lourdement à mon humeur, que la terre, cette belle création, me semble un promontoire stérile. Le ciel, ce dais splendide, regardez ! ce magnifique plafond, ce toit majestueux, constellé de flammes d’or, eh bien ! il ne m’apparaît plus que comme un noir amas de vapeurs pestilentielles. Quel chef-d’œuvre que l’homme ! Qu’il est noble dans sa raison ! Qu’il est infini dans ses facultés ! Dans sa force et dans ses mouvements, comme il est expressif et admirable ! par l’action, semblable à un ange ! par la pensée, semblable à un Dieu ! C’est la merveille du monde ! l’animal idéal ! Et pourtant qu’est à mes yeux cette quintessence de poussière ? L’homme n’a pas de charme pour moi… ni la femme non plus, quoi que semble dire votre sourire.


LA REINE
ROSENCRANTZ


Avec quelle joie ils jappent sur une piste menteuse ! Oh ! vous faites fausse route, infidèles chiens danois.
Monseigneur, il n’y a rien de cela dans ma pensée.


LE ROI
HAMLET


Les portes sont enfoncées ! (Bruit derrière le théâtre.)
Pourquoi avez-vous ri, alors, quand j’ai dit : L’homme n’a pas de charme pour moi ?


Entre LAERTES, suivi d’une foule de Danois
ROSENCRANTZ


LAERTES
C’est que je me disais, monseigneur, puisque l’homme n’a pas de charme pour vous, quel maigre accueil vous feriez aux comédiens que nous avons accostés en route, et qui viennent ici vous offrir leurs services.


Où est ce roi ?… Messieurs, tenez-vous tous dehors.
HAMLET


LES DANOIS
Celui qui joue le roi sera le bienvenu : Sa Majesté recevra tribut de moi ; le chevalier errant aura le fleuret et l’écu ; l’amoureux ne soupirera pas gratis ; le personnage lugubre achèvera en paix son rôle ; le bouffon fera rire ceux dont une toux sèche chatouille les poumons ; et la princesse exprimera librement sa passion, dût le vers blanc en être estropié… Quels
sont ces comédiens ?


Non, entrons.
ROSENCRANTZ


LAERTES
Ceux-là mêmes qui vous charmaient tant d’habitude, les tragédiens de la Cité.


Je vous en prie, laissez-moi faire.
HAMLET


LES DANOIS
Par quel hasard deviennent-ils ambulants ? Une résidence fixe, et pour l’honneur et pour le profit, leur serait plus avantageuse.


Oui ! oui ! (Ils se retirent dehors.)
ROSENCRANTZ


LAERTES
Je crois qu’elle leur est interdite en conséquence de la dernière innovation.


Je vous remercie… Gardez la porte… Ô toi, roi vil, rends-moi mon père.
HAMLET


LA REINE
Sont-ils aussi estimés que lorsque j’étais en ville ? Sont-ils aussi suivis ?


Du calme, mon bon Laertes !
ROSENCRANTZ


LAERTES
Non, vraiment, ils ne le sont pas.


Chaque goutte de sang qui se calme en moi me proclame bâtard, crie à mon père : Cocu ! et marque du mot : Prostituée ! le front chaste et immaculé de ma vertueuse mère.
HAMLET


LE ROI
D’où cela vient-il ? Est-ce qu’ils commencent à se rouiller ?


Par quel motif, Laertes, ta rébellion prend-elle ces airs de géant ? Lâchez-le, Gertrude ; ne craignez rien pour notre personne : une telle divinité fait la haie autour d’un roi que la trahison ne fait qu’entrevoir ses projets et reste impuissante… Dis-moi, Laertes, pourquoi tu es si furieux. Lâchez-le, Gertrude. Parle, l’ami !
ROSENCRANTZ


LAERTES
Non, leur zèle ne se ralentit pas ; mais vous saurez, monsieur, qu’il nous est arrivé une nichée d’enfants, à peine sortis de l’œuf, qui récitent tout du même ton criard, et qui sont applaudis avec fureur pour cela ; ils sont maintenant à la mode, et ils clabaudent si fort contre les théâtres ordinaires (c’est ainsi qu’ils les appellent), que bien des gens portant l’épée ont peur des plumes d’oie, et n’osent plus y aller.


Où est mon père ?
HAMLET


LE ROI
Comment ! ce sont des enfants ? Qui les entretient ? D’où tirent-ils leur écot ? Est-ce qu’ils ne continueront pas leur métier quand leur voix aura mué ? Et si, plus tard, ils deviennent comédiens ordinaires (ce qui est très probable, s’ils n’ont pas d’autre ressource), ne diront-ils pas que les auteurs de leur troupe ont eu grand tort de leur faire diffamer leur futur gagne-pain ?


Mort.
ROSENCRANTZ


LA REINE
Ma foi ! il y aurait beaucoup à faire de part et d’autre ; et la nation ne se fait pas faute de les pousser à la querelle. Il y a eu un temps où la pièce ne rapportait pas d’argent, à moins que tous les rivaux, poètes et acteurs, n’en vinssent aux coups.


Mais pas par la faute du roi.
HAMLET


LE ROI
Est-il possible ?


Laissez-le faire toutes ses questions.
GUILDENSTERN


LAERTES
Il y a eu déjà bien des cervelles broyées.


Comment se fait-il qu’il soit mort ? Je ne veux pas qu’on jongle avec moi. Aux enfers, l’allégeance ! Au plus noir démon, la foi jurée ! Conscience, religion, au fond de l’abîme ! J’ose la damnation… Je suis résolu à sacrifier ma vie dans les deux mondes ; advienne que pourra ! je ne veux qu’une chose, venger jusqu’au bout mon père.
HAMLET


LE ROI
Et ce sont les enfants qui l’emportent ?


Qui donc vous arrêtera ?
ROSENCRANTZ


LAERTES
Oui, monseigneur : ils emportent Hercule et son fardeau.


Ma volonté, non celle du monde entier. Quant à mes moyens, je les ménagerai si bien que j’irai loin avec peu.
HAMLET


LE ROI
Ce n’est pas fort surprenant. Tenez mon oncle est roi de Danemark ; eh bien ! ceux qui lui auraient fait la grimace du vivant de mon père donnent vingt, quarante, cinquante et cent ducats pour son portrait en miniature. Sangdieu ! il y a là quelque chose qui n’est pas naturel : si la philosophie pouvait l’expliquer ! (Fanfare de trompettes derrière le théâtre.)


Bon Laertes, parce que vous désirez savoir la vérité sur la mort de votre cher père, est-il écrit dans votre vengeance que vous ruinerez par un coup suprême amis et ennemis, ceux qui perdent et ceux qui gagnent à cette mort ?
GULLDENSTERN


LAERTES
Les acteurs sont là.


Je n’en veux qu’à ses ennemis.
HAMLET


LE ROI
Messieurs, vous êtes les bienvenus à Elseneur. Votre main ! Approchez. Les devoirs de l’hospitalité sont la courtoisie et la politesse laissez-moi m’acquitter envers vous dans les règles, de peur que ma cordialité envers les comédiens, qui, je vous le déclare, doit être noblement ostensible, ne paraisse dépasser celle que je vous témoigne. Vous êtes les bienvenus ; mais mon oncle-père et ma tante-mère sont dans l’erreur.


Eh bien ! voulez-vous les connaître ?
GUILDENSTERN


LAERTES
En quoi, mon cher seigneur ?


Quant à ses bons amis, je les recevrai à bras tout grands ouverts ; et, comme le pélican qui s’arrache la vie par bonté, je les nourrirai de mon sang.
HAMLET


LE ROI
Je ne suis fou que par le vent du nord-nord-ouest : quand le vent est au sud, je peux distinguer un faucon d’un héron.


Ah ! voilà que vous parlez comme un bon enfant, comme un vrai gentilhomme. Que je suis innocent de la mort de votre père et que j’en éprouve une douleur bien profonde, c’est ce qui apparaîtra à votre raison aussi clairement que le jour à vos yeux.
Entre POLONIUS
POLONIUS


LES DANOIS, derrière le théâtre
Salut, messieurs !


Laissez-la entrer.
HAMLET


LAERTES
Écoutez, Guildenstern… (à Rosencrantz) et vous aussi ; pour chaque oreille un auditeur. Ce grand bambin que vous voyez là, n’est pas encore hors de ses langes.


Qu’y a-t-il ? Quel est ce bruit ?
ROSENCRANTZ


Peut-être y est-il revenu ; car on dit qu’un vieillard est enfant pour la seconde fois.


Entre OPHÉLIA, bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille
HAMLET


Ô incendie, dessèche ma cervelle ! Larmes sept fois salées, brûlez mes yeux jusqu’à les rendre insensibles et impuissants ! Par le ciel, ta folie sera payée si cher que le poids de la vengeance retournera le fléau. Ô rose de mai ! chère fille, bonne sœur, suave Ophélia ! O cieux ! est-il possible que la raison d’une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d’un vieillard ? Sa nature s’est dissoute en amour ; et, devenue subtile, elle envoie les plus précieuses émanations de son essence vers l’être aimé.
Je vous prédis qu’il vient pour me parler des comédiens. Attention !… Vous avez raison, monsieur, c’est effectivement lundi matin…


OPHÉLIA, chantant
POLONIUS
:Ils l’ont porté tête nue sur la civière.
:Hey no nonny ! nonny hey nonny !
:Et sur son tombeau il a plu bien des larmes.
:Adieu, mon tourtereau !


LAERTES
Monseigneur, j’ai une nouvelle à vous apprendre.


Tu aurais ta raison et tu me prêcherais la vengeance, que je serais moins ému.
HAMLET


OPHÉLIA
Monseigneur, j’ai une nouvelle à vous apprendre. Du temps que Roscius était acteur à Rome…


Il faut que vous chantiez :
POLONIUS


À bas ! à bas ! jetez-le à bas !
Les acteurs viennent d’arriver ici, monseigneur.


Oh ! comme ce refrain est à propos. Il s’agit de l’intendant perfide qui a volé la fille de son maître.
HAMLET


LAERTES
Bah ! bah !


Ces riens-là en disent plus que bien des choses.
POLONIUS


OPHÉLIA, à Laertes
Sur mon honneur.


Voici du romarin ; c’est comme souvenir : de grâce, amour, souvenez-vous ; et voici des pensées, en guise de pensées.
HAMLET


LAERTES
Alors arriva chaque acteur sur son âne.


Leçon donnée par la folie ! Les pensées et les souvenirs
POLONIUS
réunis.


OPHÉLIA, au roi
Ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comicohistorique ; pièces sans divisions ou poèmes sans limites. Pour eux, Sénèque ne peut être trop lourd, ni Plaute trop léger. Pour concilier les règles avec la liberté, ils n’ont pas leurs pareils.


Voici pour vous du fenouil et des colombines. (À la reine.) Voilà de la rue pour vous, et en voici un peu pour moi ; nous pouvons bien toutes deux l’appeler herbe de grâce, mais elle doit avoir à votre main un autre sens qu’à la mienne… Voici une pâquerette. Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort… On dit qu’il a fait une bonne fin. (Elle chante.)
HAMLET


Car le bon cher Robin est toute ma joie.
Ô Jephté ! juge d’Israêl, quel trésor tu avais !


LAERTES
POLONIUS


Mélancolie, affliction, frénésie, enfer même, elle donne à tout je ne sais quel charme et quelle grâce.
Quel trésor avait-il, monseigneur ?


OPHÉLIA, chantant
HAMLET


:Et ne reviendra-t-il pas ?
Eh bien !
:Et ne reviendra-t-il pas ?
:Non ! Non ! il est mort.
:Va à ton lit de mort.
! Il ne reviendra jamais.


:Sa barbe était blanche comme neige,
Une fille unique charmante
:Toute blonde était sa tête.
:Il est parti ! il est parti !
:Et nous perdons nos cris.
:Dieu ait pitié de son âme !
:Et de toutes les âmes chrétiennes ! Je prie Dieu. Dieu
soit avec vous !


(Sort Ophélia.)
Qu’il aimait passionnément.


LAERTES
POLONIUS, à part


Voyez-vous ceci, ô Dieu ?
Toujours ma fille !


LE ROI
HAMLET


Laertes, il faut que je raisonne avec votre douleur ; sinon, c’est un droit que vous me refusez. Retirons-nous un moment ; faites choix de vos amis les plus sages ; ils nous entendront et jugeront entre vous et moi. Si directement ou indirectement ils nous trouvent compromis, nous vous abandonnerons notre royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous appelons nôtre, en réparation. Sinon, résignez-vous à nous accorder votre patience, et nous travaillerons d’accord avec votre ressentiment, pour lui donner une juste satisfaction.
Ne suis-je pas dans le vrai, vieux Jephté ?


LAERTES
POLONIUS


Soit ! L’étrange mort de mon père, ses mystérieuses funérailles, où tout a manqué : trophée, panoplie, écusson au-dessus du corps, rite nobiliaire, apparat d’usage, me crient, comme une voix que le ciel ferait entendre à la terre, que je dois faire une enquête.
Si vous m’appelez Jephté, monseigneur, c’est que j’ai une fille que j’aime passionnément.


LE ROI
HAMLET


Faites-la, et que la grande hache tombe là où est le crime ! Venez avec moi, je vous prie. (Ils sortent.)
Non, cela ne s’ensuit pas.


=== IV, VI - Une chambre chez Horatio ===
POLONIUS


UNE CHAMBRE CHEZ HORATIO
Qu’est-ce donc qui s’ensuit, monseigneur ?


Entrent HORATIO et UN SERVITEUR
HAMLET


HORATIO
Eh bien !
Mais par hasard Dieu sait pourquoi.
Et puis, vous savez :
Il arriva, comme c’était probable…


Qui sont ceux qui voudraient me parler ?
Le premier couplet de cette pieuse complainte vous en apprendra plus long ; mais regardez, voici qui me fait abréger.


LE SERVITEUR
(Entrent quatre ou cinq comédiens.)


Des matelots, monsieur ; ils disent qu’ils ont des lettres pour vous.
Vous êtes les bienvenus, mes maîtres ; bienvenus tous ! (À l’un d’eux.) Je suis charmé de te voir bien portant… Bienvenus, mes bons amis !… (À un autre.) Oh ! ce vieil ami ! comme ta figure s’est aguerrie depuis que je ne t’ai vu ; viens-tu en Danemark pour me faire la barbe ?… Et vous, ma jeune dame, ma princesse ! Par Notre-Dame ! Votre Grâce, depuis que je ne vous ai vue, est plus rapprochée du ciel de toute la hauteur d’un sabot vénitien. Priez Dieu que votre voix, comme une pièce d’or qui n’a plus cours, ne se fêle pas dans le cercle de votre gosier !… Maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Vite, à la besogne, comme les fauconniers français, et élançons-nous après la première chose venue. Tout de suite une tirade ! Allons ! donnez-nous un échantillon de votre talent ; allons ! une tirade passionnée !


HORATIO
PREMIER COMÉDIEN


Qu’ils entrent ! (Sort le serviteur.) J’ignore de quelle partie du monde ce salut peut me venir, si ce n’est du seigneur Hamlet.
Quelle tirade, monseigneur ?


(Entrent les matelots.)
HAMLET


PREMIER MATELOT
Je t’ai entendu déclamer une tirade qui n’a jamais été dite sur la II, , ou, dans tous les cas, ne l’a été qu’une fois ; car la pièce, je m’en souviens, ne plaisait pas à la foule ; c’était du caviar pour le populaire ; mais, selon mon opinion et celle de personnes dont le jugement, en pareilles matières, a plus de retentissement que le mien, c’était une excellente pièce, bien conduite dans toutes les II, s, écrite avec autant de réserve que de talent. On disait, je m’en souviens, qu’il n’y avait pas assez d’épices dans les vers pour rendre le sujet savoureux, et qu’il n’y avait rien dans le style qui pût faire accuser l’auteur d’affectation ; mais on trouvait la pièce d’un goût honnête, aussi saine que suave, et beaucoup plutôt belle par la simplicité que par la recherche. Il y avait surtout un passage que j’aimais : c’était le récit d’Énée à Didon, et spécialement l’endroit où il parle du meurtre de Priam. Si ce morceau vit dans votre mémoire, commencez à ce vers… Voyons… voyons


Dieu vous bénisse, seigneur !
Pyrrhus hérissé comme la bête d’Hyrcanie,


HORATIO
Ce n’est pas cela : ça commence par Pyrrhus…


Qu’il te bénisse aussi !
Le hérissé Pyrrhus avait une armure de sable,


PREMIER MATELOT
Qui, noire comme ses desseins, ressemblait à la nuit,


Il le fera, monsieur, si ça lui plaît. Voici une lettre pour vous, monsieur ; elle est de l’ambassadeur qui s’était embarqué pour l’Angleterre ; si toutefois votre nom est Horatio, ainsi qu’on me l’a fait savoir.
Quand il était couché dans le cheval sinistre.


HORATIO, lisant
Mais son physique affreux et noir est barbouillé


"Horatio, quand tu auras parcouru ces lignes, donne à ces gens les moyens d’arriver jusqu’au roi : ils ont des lettres pour lui. A peine étions-nous vieux de deux jours en mer, qu’un pirate, armé en guerre, nous a donné la chasse. Voyant que nous étions moins bons voiliers que lui, nous avons déployé la hardiesse du désespoir. Le grappin a été jeté et je suis monté à l’abordage ; tout à coup leur navire s’est dégagé du nôtre, et seul, ainsi, je suis resté leur prisonnier. Ils ont agi avec moi en bandits miséricordieux, mais ils savaient ce qu’ils faisaient : je suis destiné à leur être d’un bon rapport. Fais parvenir au roi les lettres que je lui envoie, et viens me rejoindre aussi vite que si tu fuyais la mort. J’ai à te dire à l’oreille des paroles qui te rendront muet ; pourtant elles seront encore trop faibles pour le calibre de la vérité. Ces braves gens te conduiront où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur route vers l’Angleterre. J’ai beaucoup à te parler sur leur compte. Adieu ! Celui que tu sais être à toi."
D’un blason plus effrayant des pieds à la tête,


HORATIO
Il est maintenant tout gueules ; il est horriblement coloré


Venez, je vais vous donner le moyen de remettre ces lettres, et dépêchez-vous, pour que vous puissiez me conduire plus vite vers celui de qui vous les tenez. (Ils sortent.)
Du sang des mères, des pères, des filles, des fils,


=== IV, VII - Dans le château ===
Cuit et empâté sur lui par les maisons en flamme


Entrent LE ROI et LAERTES
Qui prêtent une lumière tyrannique et damnée


LE ROI
À ces vils massacres. Rôti par la fureur et par le feu,


Maintenant il faut que votre conscience scelle mon acquittement, et que vous m’inscriviez dans votre cœur comme ami, puisque vous savez par des renseignements certains que celui qui a tué votre noble père en voulait à ma vie.
Et ainsi enduit de caillots coagulés,


LAERTES
Les yeux comme des escarboucles, l’infernal Pyrrhus


Cela paraît évident. Mais dites-moi pourquoi vous n’avez pas fait de poursuite contre des actes d’une nature si criminelle et si grave, ainsi que votre sûreté, votre sagesse, tout enfin devait vous y exciter ?
Cherche l’ancêtre Priam.


LE ROI
Maintenant, continuez, vous !


Oh ! pour deux raisons spéciales qui peut-être vous sembleront puériles, mais qui pour moi sont fortes. La reine, sa mère, ne vit presque que par ses yeux ; et quant à moi, est-ce une vertu ? est-ce une calamité ? elle est tellement liée à ma vie et à mon âme que, comme l’astre qui ne peut se mouvoir que dans sa sphère, je ne puis me mouvoir que par elle. L’autre motif pour lequel j’ai évité une accusation publique, c’est la grande affection que le peuple lui porte. Celui-ci plongerait toutes les fautes d’Hamlet dans son amour, et, comme la source qui change le bois en pierre, ferait de ses chaînes des reliques ; si bien que mes flèches, faites d’un bois trop léger pour un vent si violent, retourneraient vers mon arc au lieu d’atteindre le but.
POLONIUS


LAERTES
Par Dieu ! monseigneur, voilà qui est bien dit ! Bon accent et bonne mesure !


J’ai perdu un noble père ; ma sœur est réduite à un état désespéré, elle dont le mérite, si elle pouvait recouvrer ses facultés, se porterait à la face du siècle entier le champion de son incomparable perfection. Ah ! je serai vengé !
PREMIER COMÉDIEN


LE ROI
Bientôt il le trouve


Ne troublez pas vos sommeils pour cela. Ne nous croyez pas d’une étoffe si plate et si moutonnière que nous puissions nous laisser tirer la barbe par le danger et regarder cela comme un passe-temps. Vous en saurez bientôt davantage. J’aimais votre père, et nous nous aimons nous-mêmes, et cela, j’espère, peut vous faire imaginer…
Lançant sur les Grecs des coups trop courts ; son antique épée,


(Entre un messager.)
Rebelle à son bras, reste où elle tombe,


Qu’est-ce ? Quelle nouvelle ?
Indocile au commandement. Lutte inégale !


LE MESSAGER
Pyrrhus pousse à Priam ; dans sa rage, il frappe à côté ;


Monseigneur, des lettres d’Hamlet celle-ci pour Votre Majesté ; celle-là pour la reine.
Mais le sifflement et le vent de son épée cruelle suffisent


LE ROI
Pour faire tomber l’aïeul énervé. Alors Ilion, inanimée,


D’Hamlet ! Qui les a apportées ?
Semble ressentir ce coup de ses sommets embrasés


LE MESSAGER
Elle s’affaisse sur sa base et, dans un fracas affreux,


Des matelots, à ce qu’on dit, monseigneur je ne les ai pas vus. Elles m’ont été transmises par Claudio qui les a reçues le premier.
Fait prisonnière l’oreille de Pyrrhus. Mais tout à coup son épée,


LE ROI
Qui allait tomber surla tête blanche comme le lait


Laertes, vous allez les entendre. Laissez-nous.
Du vénérable Priam, semble suspendue dans l’air.


(Sort le messager.)
Ainsi Pyrrhus est immobile comme un tyran en peinture ;


LE ROI, lisant
Et, restant neutre entre sa volonté et son œuvre,


"Haut et puissant Seigneur, vous saurez que j’ai été déposé nu sur la terre de votre royaume. Demain je demanderai la faveur de voir votre royale personne, et alors, après avoir réclamé votre indulgence, je vous raconterai ce qui a occasionné mon retour soudain et plus étrange encore."
Il ne fait rien.


"HAMLET"
Mais, de même que nous voyons souvent, à l’approche de l’orage,


Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que tous les autres sont de retour ? Ou est-ce une plaisanterie, et n’y a-t-il rien de vrai ?
Le silence dans les cieux, les nuages immobiles,


LAERTES
Les vents hardis sans voix, et la terre au-dessous


Reconnaissez-vous la main ?
Muette comme la mort, puis tout à coup un effroyable éclair


LE ROI
Qui déchire la région céleste ; de même, après ce moment d’arrêt,


C’est l’écriture d’Hamlet. Nu ! Et en post-scriptum, ici, il ajoute : Seul ! Pouvez-vous m’expliquer cela ?
Une fureur vengeresse ramène Pyrrhus à l’œuvre ;


LAERTES
Et jamais les marteaux des Cyclopes ne tombèrent


Je m’y perds, monseigneur. Mais qu’il vienne ! Je sens se réchauffer mon cœur malade, à l’idée de vivre et de lui dire en face : Voilà ce que tu as fait !
Sur l’armure de Mars, pour en forger la trempe éternelle,


LE ROI
Avec moins de remords que l’épée sanglante de Pyrrhus


S’il en est ainsi, Laertes… comment peut-il en être ainsi ?… Comment peut-il en être autrement ?… Laissez-vous mener par moi, voulez-vous ?
Ne tombe maintenant sur Priam.


LAERTES
Arrière, arrière, Fortune ! prostituée ! Vous tous, Dieux


Oui, monseigneur, pourvu que vous ne me meniez pas à faire la paix.
Réunis en synode général, enlevez-lui sa puissance ;


LE ROI
Brisez tous les rayons et toutes les jantes de sa roue,


Si fait, la paix avec toi-même. S’il est vrai qu’il soit de retour, et que, reculant devant ce voyage, il soit résolu à ne plus l’entreprendre… je le soumettrai à une épreuve, maintenant mûre dans ma pensée, a laquelle il ne peut manquer de succomber. Sa mort ne fera pas murmurer un souffle de blâme, et sa mère elle-même en absoudra la cause et n’y verra qu’un accident.
Et roulez-en le moyeu arrondi en bas de la colline du ciel,


LAERTES
Aussi bas que chez les démons !


Monseigneur, je me laisse mener ; d’autant plus volontiers, si vous faites en sorte que je sois l’instrument.
POLONIUS


LE ROI
C’est trop long.


Voilà qui tombe bien. Depuis votre voyage, on vous a beaucoup vanté, et cela en présence d’Hamlet, pour un talent où vous brillez, dit-on ; toutes vos qualités réunies ont arraché de lui moins de jalousie que celle-là seule qui, à mon avis, est de l’ordre le plus insignifiant.
HAMLET


LAERTES
Nous l’enverrons chez le barbier avec votre barbe… Je t’en prie, continue : il lui faut une gigue ou une histoire de mauvais lieu. Sinon, il s’endort.
Continue : arrive à Hécube.


Quelle est cette qualité, monseigneur ?
PREMIER COMÉDIEN


LE ROI
Mais celui, oh ! celui qui eût vu la reine emmitouflée…


Un simple ruban au chapeau de la jeunesse, mais nécessaire pourtant ; car un costume frivole et débraillé ne sied pas moins à la jeunesse qu’à l’âge mûr les sombres fourrures qui sauvegardent la santé et la gravité. Il y a quelque deux mois, se trouvait ici un gentilhomme de Normandie ; j’ai vu moi-même les Français, j’ai servi contre eux, et je sais qu’ils montent bien à cheval.., mais celui-ci était un cavalier magique : il prenait racine en selle, et il faisait exécuter à son cheval des choses si merveilleuses qu’il semblait faire corps et se confondre à moitié avec la noble bête ; il dépassait tellement mes idées, que tout ce que je pouvais imaginer d’exercices et de tours d’adresse, était au-dessous de ce qu’il faisait.
HAMLET


LAERTES
La reine emmitouflée ?


Un Normand, dites-vous ?
POLONIUS


LE ROI
C’est bien ! La reine emmitouflée est bien !


Un Normand.
PREMIER COMÉDIEN


LAERTES
Courir pieds nus çà et là, menaçant les flammes


Sur ma vie, c’est Lamond.
Des larmes qui l’aveuglent ; ayant un chiffon sur cette tête


LE ROI
Où était naguère un diadème ; et, pour robe,


Lui-même.
Autour de ses reins amollis et par trop fécondés,


LAERTES
Une couverture, attrapée dans l’alarme de la crainte ;


Je le connais bien : vraiment, il est le joyau, la perle de son pays.
Celui qui aurait vu cela, la langue trempée dans le venin,


LE ROI
Aurait déclaré la Fortune coupable de trahison.


C’est lui qui vous rendait hommage : il vous déclarait maître dans la pratique de l’art de la défense, à l’épée spécialement ; il s’écriait que ce serait un vrai miracle si quelqu’un vous pouvait tenir tête. Il jurait que les escrimeurs de son pays n’auraient ni élan, ni parade, ni coup d’œil, si vous étiez leur adversaire. Ces propos, mon cher, avaient tellement envenimé la jalousie d’Hamlet qu’il ne faisait que désirer et demander votre prompt retour, pour faire assaut avec vous. Eh bien ! en tirant parti de ceci…
Mais si les Dieux eux-mêmes l’avaient vue alors


LAERTES
Qu’elle voyait Pyrrhus se faire un jeu malicieux


Quel parti, monseigneur ?
D’émincer avec son épée les membres de son époux,


LE ROI
Le cri de douleur qu’elle jeta tout à coup


Laertes, votre père vous était-il cher ? Ou n’êtes-vous que la douleur en effigie, un visage sans cœur ?
(À moins que les choses de la terre ne les touchent pas du tout),


LAERTES
Aurait humecté les yeux brûlants du ciel


Pourquoi me demandez-vous cela ?
Et passionné les Dieux.


LE ROI
POLONIUS


Ce n’est pas que je pense que vous n’aimiez pas votre père ; mais je sais que l’amour est l’œuvre du temps, et j’ai vu, par les exemples de l’expérience, que le temps amoindrit l’étincelle et la chaleur. Il y a à la flamme même de l’amour une sorte de mèche, de lumignon, qui finit par s’éteindre. Rien ne garde jamais la même perfection. La perfection, poussée à l’excès, meurt de pléthore. Ce que nous voulons faire, faisons-le quand nous le voulons, car la volonté change ; elle a autant de défaillances et d’entraves qu’il y a de langues, de bras, d’accidents ; et alors le devoir à faire n’est plus qu’un soupir épuisant, qui fait du mal à exhaler… Mais allons au vif de l’ulcère : Hamlet revient. Qu’êtes-vous prêt à entreprendre pour vous montrer le fils de votre père en action plus qu’en paroles ?
Voyez donc, s’il n’a pas changé de couleur. Il a des larmes aux yeux ! Assez, je te prie !


LAERTES
HAMLET


À lui couper la gorge à l’église.
C’est bien. Je te ferai dire le reste bientôt. (À Polonius.) Veillez, je vous prie, monseigneur, à ce que ces comédiens soient bien traités.
Entendez-vous ? qu’on ait pour eux des égards ! car ils sont le résumé, la chronique abrégée des temps. Mieux vaudrait pour vous une méchante épitaphe après votre mort que leurs blâmes pendant votre vie.


LE ROI
POLONIUS


Il n’est pas, en effet, de sanctuaire pour le meurtre ; il n’y a pas de barrière pour la vengeance. Eh bien ! mon bon Laertes, faites ceci : tenez-vous renfermé dans votre chambre. Hamlet, en revenant, apprendra que vous êtes de retour. Nous lui enverrons des gens qui vanteront votre supériorité et mettront un double vernis à la renommée que ce Français vous a faite ; enfin, nous vous mettrons face à face, et nous ferons des paris sur vos têtes. Lui, qui est confiant, très généreux et dénué de tout calcul, n’examinera pas les fleurets : vous pourrez donc aisément, avec un peu de prestesse, choisir une épée non mouchetée, et, par une passe à vous connue, venger sur lui votre père.
Monseigneur, je les traiterai conformément à leurs mérites.


LAERTES
HAMLET


Je ferai cela. Et, dans ce dessein, j’empoisonnerai mon épée. J’ai acheté à un charlatan une drogue si meurtrière que, pour peu qu’on y trempe un couteau, une fois que le sang a coulé, le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui ont quelque vertu sous la lune, ne pourrait pas sauver de la mort l’être le plus légèrement égratigné. Je tremperai ma pointe dans ce poison ; et, pour peu que je l’écorche, c’est la mort.
Morbleu ! l’ami, beaucoup mieux. Traiter chacun d’après son mérite, qui donc échappera aux étrivières ?… Non. Traitez-les conformément à votre propre rang, à votre propre dignité. Moins vos égards seront mérités, plus votre bienveillance aura de mérite. Emmenez-les.


LE ROI
POLONIUS


Réfléchissons-y encore ; pesons bien, et quant au temps et quant aux moyens, ce qui peut convenir le plus à notre plan. Si celui-ci devait échouer, et qu’une mauvaise exécution laissât voir notre dessein, mieux vaudrait n’avoir rien tenté. Il faut donc que nous ayons un projet de rechange qui puisse servir au cas où le premier ferait long feu. Doucement ! Voyons ! Nous établirons un pari solennel sur les coups portés. J’y suis ! Quand l’exercice vous aura échauffés et altérés, et dans ce but vous ferez vos attaques les plus violentes, il demandera à boire ; j’aurai préparé un calice tout exprès : une gorgée seulement, et si, par hasard, il a échappé à votre lame empoisonnée, notre but est encore atteint.
Venez, messieurs.
(Polonius sort avec quelquesuns des acteurs.)


Entre la REINE
HAMLET


Qu’est-ce donc, ma douce reine ?
Suivez-le, mes amis. Nous aurons une représentation demain. (Au premier comédien, auquel il fait signe de rester.) Écoutez-moi, vieil ami pourriezvous jouer le Meurtre de Gonzague ?


LA REINE
PREMIER COMÉDIEN


Un malheur marche sur les talons d’un autre, tant ils se suivent de près : votre sœur est noyée, Laertes.
Oui, monseigneur.


LAERTES
HAMLET


Noyée ! Oh ! Où donc ?
Eh bien ! vous le jouerez demain soir. Vous pourriez, au besoin, étudier une apostrophe de douze ou quinze vers que j’écrirais et que j’y intercalerais ? Vous le pourriez, n’est-ce pas ?


LA REINE
PREMIER COMÉDIEN


Il y a en travers d’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps : ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse.
Oui, monseigneur.


LAERTES
HAMLET


Hélas ! elle est donc noyée ?
Fort bien !… Suivez ce seigneur, et ayez soin de ne pas vous moquer de lui. (Sort le comédien. À Rosencrantz et à Guildenstern.) Mes bons amis, je vous laisse jusqu’à ce soir. Vous êtes les bienvenus à Elseneur.


LA REINE
ROSENCRANTZ


Noyée, noyée.
Mon bon seigneur !


LAERTES
(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)


Tu n’as déjà que trop d’eau, pauvre Ophélia ; je retiendrai donc mes larmes… Et pourtant… (Il sanglote,) c’est un tic chez nous : la nature garde ses habitudes, quoi qu’en dise la honte. Quand ces pleurs auront coulé, plus de femmelette en moi ! Adieu, monseigneur ! j’ai des paroles de feu qui flamboieraient, si cette folle douleur ne les éteignait pas. (Il sort.)
HAMLET


LE ROI
Oui, que Dieu soit avec vous ! Maintenant je suis seul. O misérable rustre, maroufle que je suis ! N’est-ce pas monstrueux que ce comédien, ici, dans une pure fiction, dans le rêve d’une passion, puisse si bien soumettre son âme à sa propre pensée, que tout son visage s’enflamme sous cette influence, qu’il a les larmes aux yeux, l’effarement dans les traits, la voix brisée, et toute sa personne en harmonie de formes avec son idée ? Et tout cela, pour rien ! pour Hécube ! Que lui est Hécube, et qu’est-il à Hécube, pour qu’il pleure ainsi sur elle ? Que serait-il donc, s’il avait les motifs et les inspirations de douleur que j’ai ? Il noierait la II, dans les larmes, il déchirerait l’oreille du public par d’effrayantes apostrophes, il rendrait fous les coupables, il épouvanterait les innocents, il confondrait les ignorants, il paralyserait les yeux et les oreilles du spectateur ébahi ! Et moi pourtant, niais pétri de boue, blême coquin, Jeannot rêveur, impuissant pour ma propre cause, je ne trouve rien à dire, non, rien ! en faveur d’un roi à qui l’on a pris son bien et sa vie si chère dans un guet-apens damné ! Suis-je donc un lâche ? Qui veut m’appeler manant ? me fendre la caboche ? m’arracher la barbe et me la souffler à la face ? me pincer par le nez ? me jeter le démenti par la gorge en pleine poitrine ? Qui veut me faire cela ? Ah ! pour sûr, je garderais la chose ! Il faut absolument que j’aie le foie d’une tourterelle et que je n’aie pas assez de fiel pour rendre l’injure amère : autrement il y a déjà longtemps que j’aurais engraissé tous les milans du ciel avec les entrailles de ce drôle. Sanguinaire et obII, scélérat ! sans remords ! traître ! paillard ! ignoble scélérat ! O vengeance ! Quel âne suis-je donc ? Oui-da, voilà qui est bien brave ! Moi, le fils du cher assassiné, moi, que le ciel et l’enfer poussent à la vengeance, me borner à décharger mon cœur en paroles, comme une putain, et à tomber dans le blasphème, comme une coureuse, comme un marmiton ! Fi ! quelle honte !…


Suivons-le, Gertrude. Quelle peine j’ai eue à calmer sa rage ! Je crains bien que ceci ne lui donne un nouvel élan. Suivons-le donc. (Ils sortent.)
En campagne, ma cervelle !… Humph ! j’ai ouï dire que des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, ont, par l’action seule de la II, , été frappées dans l’âme, au point que, sur-le-champ, elles ont révélé leurs forfaits. Car le meurtre, bien qu’il n’ait pas de langue, trouve pour parler une voix miraculeuse. Je ferai jouer par ces comédiens quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père, devant mon oncle. J’observerai ses traits, je le sonderai jusqu’au vif : pour peu qu’il se trouble, je sais ce que j’ai à faire. L’esprit que j’ai vu pourrait bien être le démon ; car le démon a le pouvoir de revêtir une forme séduisante ; oui ! et peut-être, abusant de ma faiblesse et de ma mélancolie, grâce au pouvoir qu’il a sur les esprits comme le mien, me trompe-t-il pour me damner. Je veux avoir des preuves plus directes que cela. Cette pièce est la chose où j’attraperai la conscience du roi. (Il sort.)
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[[de:Hamlet/Zweiter Aufzug]]
[[de:Hamlet/Vierter Aufzug]]
[[en:The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark/Act 2]]
[[en:The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark/Act 4]]
[[es:Hamlet: Segundo Acto]]
[[es:Hamlet: Cuarto Acto]]
[[pl:Hamlet/Akt II]]
[[pl:Hamlet/Akt IV]]

Version du 26 octobre 2011 à 21:40

- Acte troisième Hamlet - Acte cinquième




IV, I - La salle d’État dans le château

Entrent LE ROI, LA REINE,ROSENCRANTZ et GUILDENSTERN

LE ROI

Il y a une cause à ces soupirs, à ces palpitations profondes : il faut que vous l’expliquiez ; il convient que nous la connaissions. Où est votre fils ?

LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern

Laissez-nous ici un moment. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Ah ! mon bon seigneur, qu’ai-je vu cette nuit !

LE ROI

Quoi donc, Gertrude ?… Comment est Hamlet ?

LA REINE

Fou comme la mer et comme la tempête, quand elles luttent à qui sera la plus forte. Dans un de ses accès effrénés, entendant remuer quelque chose derrière la tapisserie, il a fait siffler son épée en criant : « Un rat ! un rat ! » et, dans le trouble de sa cervelle, il a tué sans le voir le bon vieillard.

LE ROI

O accablante action ! Nous aurions eu le même sort, si nous avions été là. Sa liberté est pleine de menaces pour tous, pour vous-même, pour nous, pour le premier venu. Hélas ! qui répondra de cette action sanglante ? C’est sur nous qu’elle retombera, sur nous dont la prévoyance aurait dû tenir de près et isoler du monde ce jeune fou. Mais telle était notre tendresse, que nous n’avons pas voulu comprendre la chose la plus raisonnable. Nous avons fait comme l’homme atteint d’une maladie hideuse, qui, par crainte de la divulguer, lui laisse dévorer sa vie jusqu’à la moelle. Où est-il allé ?

LA REINE

Mettre à l’écart le corps qu’il a tué. Dans sa folie même, comme l’or dans un gisement de vils métaux, son âme reste pure. Il pleure sur ce qu’il a fait.

LE ROI

Ô Gertrude, sortons ! Dès que le soleil aura touché les montagnes, nous le ferons embarquer. Quant à cette odieuse action, il nous faudra toute notre majesté et notre habileté pour la couvrir et l’excuser. Holà ! Guildenstern !

(Rentrent Rosencrantz et Guildenstern.)

Mes amis, prenez du renfort. Hamlet, dans sa folie, a tué Polonius, et l’a traîné hors du cabinet de sa mère. Allez le trouver, parlez-lui nettement, et transportez le corps dans la chapelle. Je vous en prie, hâtez-vous. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.)

Viens, Gertrude. Nous allons convoquer nos amis les plus sages pour leur faire savoir ce que nous comptons faire, et l’imprudence qui a été commise. Ainsi la calomnie qui traverse le monde, comme un canon atteint la cible de son boulet empoisonné, pourra manquer notre nom, et ne frapper que l’air invulnérable. Oh ! partons… Mon âme est pleine de discorde et d’épouvante. (Ils sortent.)

IV, II - Un appartement dans le château

Entre HAMLET

HAMLET

Déposé en lieu sûr !

VOIX, derrière le théâtre

Hamlet ! seigneur Hamlet !

HAMLET

Quel est ce bruit ? Qui appelle Hamlet ? Oh ! on vient ici ! (Entrent Rosencrantz et Guildenstern.)

ROSENCRANTZ

Qu’avez-vous fait du cadavre, monseigneur ?

HAMLET

Confondu avec la poussière dont il est parent.

ROSENCRANTZ

Dites-nous où il est, que nous puissions le retirer et le porter à la chapelle.

HAMLET

N’allez pas croire cela.

ROSENCRANTZ

Quoi ?

HAMLET

Que je puisse garder votre secret, et pas le mien. Et puis, être questionné par une éponge ! Quelle réponse peut lui faire le fils d’un roi ?

ROSENCRANTZ

Me prenez-vous pour une éponge, monseigneur ?

HAMLET

Oui, monsieur, une éponge qui absorbe les grâces du roi, ses récompenses, son autorité. Du reste, de tels officiers finissent par rendre au roi les plus grands services. Il les garde comme un singe garde des noix, dans le coin de sa mâchoire, pour les mâcher avant de les avaler. Quand il aura besoin de ce que vous aurez glané, il n’aura qu’à vous presser, éponges, et vous redeviendrez à sec.

ROSENCRANTZ

Je ne vous comprends pas, monseigneur.

HAMLET

J’en suis bien aise. Un méchant propos se niche dans une sotte oreille.

ROSENCRANTZ

Monseigneur, vous devez nous dire où est le corps, et venir avec nous chez le roi.

HAMLET

Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. Le roi est une créature…

GUILDENSTERN

Une créature, monseigneur ?

HAMLET

De rien. Conduisez-moi vers lui. Nous allons jouer à cache-cache.

IV, III - La salle d’État dans le château

Entre LE ROI avec sa suite

LE ROI

J’ai envoyé à sa recherche et à la découverte du corps.

(A part.)

Combien il est dangereux que cet homme soit libre ! Pourtant ne le soumettons pas à la loi rigoureuse il est adoré de la multitude en délire, qui aime, non par le jugement, mais par les yeux ; et, dans ce cas-là, c’est le châtiment du criminel qu’elle pèse, jamais le crime. Pour que tout se passe doucement et sans bruit, il faut que cet embarquement soudain paraisse une décision réfléchie. Aux maux désespérés il faut des remèdes désespérés,

Entre ROSENCRANTZ

ou il n’en faut pas du tout. Eh bien ! que s’est-il passé ?

ROSENCRANTZ

Où le cadavre est déposé, monseigneur, c’est ce que nous n’avons pu savoir de lui.

LE ROI

Mais où est-il lui-même ?

ROSENCRANTZ

Ici près, monseigneur ; gardé, en attendant votre bon plaisir.

LE ROI

Amenez-le devant nous.

ROSENCRANTZ

Holà ! Guildenstem, amenez monseigneur.

Entrent HAMLET et GUILDENSTERNI

LE ROI

Eh bien ! Hamlet, où est Polonius ?

HAMLET

A souper.

LE ROI

A souper ! Où donc ?

HAMLET

Quelque part où il ne mange pas, mais où il est mangé : une certaine réunion de vers politiques est attablée autour de lui. Le ver, voyez-vous, est votre empereur pour la bonne chère. Nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser ; et nous nous engraissons nous-mêmes pour les infusoires. Le roi gras et le mendiant maigre ne sont qu’un service différent, deux plats pour la même table. Voilà la fin.

LE ROI

Hélas ! hélas !

HAMLET

Un homme peut pêcher avec un ver qui a mangé d’un roi, et manger du poisson qui s’est nourri de ce ver.

LE ROI

Que veux-tu dire par là ?

HAMLET

Rien. Je veux seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers les boyaux d’un mendiant.

LE ROI

Où est Polonius ?

HAMLET

Au ciel. Envoyez-y voir : si votre messager ne l’y trouve pas, cherchez-le vous-même dans l’endroit opposé. Mais, ma foi ! Si vous ne le trouvez pas d’ici à un mois, vous le flairerez en montant l’escalier de la galerie.

LE ROI, à des gens de sa suite

Allez l’y chercher.

HAMLET

Il attendra que vous veniez. (Les gens sortent.)

LE ROI

Hamlet, dans l’intérêt de ta santé, qui nous est aussi chère que nous est douloureux ce que tu as fait, ton action exige que tu partes d’ici avec la rapidité de l’éclair. Va donc te préparer. Le navire est prêt, et le vent vient à l’aide ; tes compagnons t’attendent, et tout est disposé pour ton voyage en Angleterre.

HAMLET

En Angleterre ?

LE ROI

Oui, Hamlet.

HAMLET

C’est bien.

LE ROI

Tu parles comme si tu connaissais nos projets.

HAMLET

Je vois un chérubin qui les voit. Mais, allons en Angleterre ! Adieu, chère mère !

LE ROI

Et ton père qui t’aime, Hamlet ?

HAMLET

Ma mère ! Père et mère, c’est mari et femme ; mari et femme, c’est même chair. Donc, ma mère ! En Angleterre, allons ! (Il sort.)

LE ROI, à Rosencrantz et à Guildenstern

Suivez-le pas à pas ; attirez-le vite à bord. Pas de délai ! Je le veux parti ce soir. Allez ! J’ai expédié et scellé tout ce qui se rapporte à l’affaire. Hâtez-vous, je vous prie. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Et maintenant, frère d’Angleterre, si tu estimes mon amitié autant que te le conseille ma grande puissance, s’il est vrai que tu portes encore, vive et rouge, la cicatrice faite par l’épée danoise, et que tes libres terreurs nous rendent hommage… tu n’accueilleras pas froidement notre message souverain, qui exige formellement, par lettres pressantes, la mort immédiate d’Hamlet. Obéis, Angleterre ! car il me brûle le sang comme la fièvre, et il faut que tu me guérisses. Jusqu’à ce que je sache la chose faite, quoi qu’il m’arrive, la joie ne me reviendra jamais. (Il sort.)

IV, IV - Une plaine en Danemark

Entre FORTINBRAS, suivi d’une armée

FORTINBRAS

Allez, capitaine, saluer de ma part le roi danois. Dites-lui qu’avec son agrément, Fortinbras réclame l’autorisation promise pour passer à travers son royaume. Vous savez où est le rendez-vous. Si Sa Majesté veut quelque chose de nous, nous irons lui rendre hommage en personne ; faites-le-lui savoir.

LE CAPITAINE

J’obéirai, monseigneur.

FORTINBRAS

Avancez avec précaution.

(Fortinbras et son armée sortent.)

Entrent HAMLET, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN

HAMLET

A qui sont ces forces, mon bon monsieur ?

LE CAPITAINE

À la Norvège, monsieur.

HAMLET

Où sont-elles dirigées, monsieur, je vous prie ?

LE CAPITAINE

Contre certain point de la Pologne.

HAMLET

Qui les commande, monsieur ?

LE CAPITAINE

Le neveu du vieux roi de Norvège, Fortinbras.

HAMLET

Marche-t-il au cœur de la Pologne, monsieur, ou sur quelque frontière ?

LE CAPITAINE

A parler vrai, et sans exagération, nous allons conquérir un petit morceau de terre qui a un revenu purement nominal. Pour cinq ducats, cinq, je ne le prendrais pas à ferme ; et ni la Norvège, ni la Pologne, n’en retireraient un profit plus beau, s’il était vendu en toute propriété.

HAMLET

Eh bien ! alors, les Polonais ne le défendront jamais.

LE CAPITAINE

Si ; il y a déjà une garnison.

HAMLET

Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à décider la question de ce fétu. Voilà un abcès causé par trop d’abondance et de paix, qui crève intérieurement, et qui, sans montrer de cause apparente, va faire mourir son homme… Je vous remercie humblement ; monsieur.

LE CAPITAINE

Dieu soit avec vous, monsieur !

(Sort le capitaine.)

ROSENCRANTZ

Vous plaît-il de repartir, monseigneur ?

HAMLET

Je serai avec vous dans un instant. Marchez un peu en avant. (Sortent Rosencrantz et Guildenstern.) Comme toutes les circonstances déposent contre moi ! Comme elles éperonnent ma vengeance rétive ! Qu’est-ce que l’homme, si le bien suprême, l’aubaine de sa vie est uniquement de dormir et de manger ?… Une bête, rien de plus. Certes celui qui nous a faits avec cette vaste intelligence, avec ce regard dans le passé et dans l’avenir, ne nous a pas donné cette capacité, cette raison divine, pour qu’elles moisissent en nous inactives. Eh bien ! est-ce l’effet d’un oubli bestial ou d’un scrupule poltron qui me fait réfléchir trop précisément aux conséquences, réflexion qui, mise en quatre, contient un quart de sagesse et trois quarts de lâcheté ?… Je ne sais pas pourquoi j’en suis encore à me dire : Ceci est à faire ; puisque j’ai motif, volonté, force et moyen de le faire. Des exemples, gros comme la terre, m’exhortent : témoin cette armée aux masses imposantes, conduite par un prince délicat et adolescent, dont le courage, enflé d’une ambition divine, fait la grimace à l’invisible événement, et qui expose une existence mortelle et fragile à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le danger, pour une coquille d’œuf !… Pour être vraiment grand, il faut ne pas s’émouvoir sans de grands motifs ; mais il faut aussi trouver grandement une querelle dans un brin de paille, quand l’honneur est en jeu. Que suis-je donc moi qui ai l’assassinat d’un père, le déshonneur d’une mère, pour exciter ma raison et mon sang, et qui laisse tout dormir ? Tandis qu’à ma honte je vois vingt mille hommes marcher à une mort imminente, et, pour une fantaisie, pour une gloriole, aller au sépulcre comme au lit, se battant pour un champ, où il leur est impossible de se mesurer tous et qui est une tombe trop étroite pour couvrir les tués ! Oh ! que désormais mes pensées soient sanglantes, pour n’être pas dignes du néant ! (Il sort.)

IV, V - La salle d’armes dans le château

Entrent LA REINE, HORATIO et UN GENTILHOMME

LA REINE

Je ne veux pas lui parler.

LE GENTILHOMME

Elle est exigeante ; pour sûr, elle divague ; elle est dans un état à faire pitié.

LA REINE

Que veut-elle ?

LE GENTILHOMME

Elle parle beaucoup de son père ; elle dit qu’elle sait qu’il n’y a que fourberies en ce monde ; elle soupire et se bat la poitrine ; elle frappe du pied avec rage pour un fétu ; elle dit des choses vagues qui n’ont de sens qu’à moitié. Son langage ne signifie rien ; et cependant, dans son incohérence, il fait réfléchir ceux qui l’écoutent : on en cherche la suite, et on relie par la pensée les mots décousus. Les clignements d’yeux, les hochements de tête, les gestes qui l’accompagnent, feraient croire vraiment qu’il y a là une pensée bien douloureuse, quoique non arrêtée.

HORATIO

Il serait bon de lui parler ; car elle pourrait semer de dangereuses conjectures dans les esprits féconds en mal.

LA REINE

Qu’elle entre ! (Sort Horatio.) Telle est la vraie nature du péché : à mon âme malade la moindre niaiserie semble le prologue d’un grand malheur. Le crime est si plein de maladroite méfiance, qu’il se divulgue lui-même par crainte d’être divulgué.

HORATIO rentre avec OPHÉLIA

OPHÉLIA

Où est la belle Majesté du Danemark ?

LA REINE

Qu’y a-t-il, Ophélia ?

OPHÉLIA, chantant

Comment puis-je reconnaître votre amoureux
D’un autre ?
À son chapeau de coquillages, à son bâton,
À ses sandales.

LA REINE

Hélas ! dame bien-aimée, que signifie cette chanson ?

OPHÉLIA

Vous dites ? Eh bien ! attention, je vous prie !

(Elle chante.)

Il est mort et parti, madame,
Il est mort et parti.
À sa tête une motte de gazon vert,
À ses talons une pierre.

LA REINE

Mais voyons, Ophélia !

OPHÉLIA

Attention, je vous prie ! (Elle chante.)

Son linceul blanc comme la neige des monts…

Entre LE ROI

LA REINE, au roi

Hélas ! regardez, seigneur.

OPHELIA, continuant

Est tout garni de suaves fleurs.
Il est allé au tombeau sans recevoir l’averse
Des larmes de l’amour.

LE ROI

Comment allez-vous, jolie dame ?

OPHÉLIA

Bien. Dieu vous récompense ! On dit que la chouette a été jadis la fille d’un boulanger. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table !

LE ROI

Quelque allusion à son père !

OPHÉLIA

Ne parlons plus de cela, je vous prie ; mais quand on vous demandera ce que cela signifie, répondez : (elle chante)

Bonjour ! c’est la Saint-Valentin.
Tous sont levés de grand matin.
Me voici, vierge, à votre fenêtre,
Pour être votre Valentine.
Alors, il se leva et mit ses habits,
Et ouvrit la porte de sa chambre ;
Et vierge elle y entra, et puis oncques vierge
Elle n’en sortit.

LE ROI

Jolie Ophélia !

OPHÉLIA

En vérité, je finirai sans blasphème.
Par Jésus ! par sainte Charité !
Au secours ! Ah ! fi ! quelle honte !
Tous les jeunes gens font ça, quand ils en viennent là.
Par Priape, ils sont à blâmer !
Avant de me chiffonner, dit-elle,
Vous me promîtes de m’épouser.
C’est ce que j’aurais fait, par ce beau soleil là-bas,
Si tu n’étais venue dans mon lit.

LE ROI

Depuis combien de temps est-elle ainsi ?

OPHÉLIA

J’espère que tout ira bien. Il faut avoir de la patience ; mais je ne puis m’empêcher de pleurer, en pensant qu’ils l’ont mis dans une froide terre. Mon frère le saura ; et sur ce, je vous remercie de votre bon conseil.

Allons, mon coche ! Bonne nuit, mes dames ; bonne nuit, mes douces dames ; bonne nuit, bonne nuit !

(Elle sort.)

LE ROI, à Horatio

Suivez-la de près ; veillez bien sur elle, je vous prie. (Horatio sort.) Oh ! c’est le poison d’une profonde douleur ; il jaillit tout entier de la mort de son père. O Gertrude, Gertrude, quand les malheurs arrivent, ils ne viennent pas en éclaireurs solitaires, mais en bataillons. D’abord, c’était le meurtre de son père ; puis, le départ de votre fils, auteur par sa propre violence de son juste exil. Maintenant, voici le peuple boueux qui s’ameute, plein de pensées et de rumeurs dangereuses, à propos de la mort du bon Polonius. Nous avons étourdiment agi en l’enterrant secrètement… Puis, voici la pauvre Ophélia séparée d’elle-même et de ce noble jugement sans lequel nous sommes des effigies, ou de simples bêtes. Enfin, ce qui est aussi gros de troubles que tout le reste, voici son frère, secrètement revenu de France, qui se repaît de sa stupeur, s’enferme dans des nuages, et trouve partout des êtres bourdonnants qui lui empoisonnent l’oreille des récits envenimés de la mort de son père, où leur misérable argumentation n’hésite pas, pour ses besoins, à nous accuser d’oreille en oreille. O ma chère Gertrude, tout cela tombe sur moi comme une mitraille meurtrière, et me donne mille morts superflues. (Bruit derrière le théâtre.)

LA REINE

Dieu ! quel est ce bruit ?

Entre UN GENTILHOMME

LE ROI

Où sont mes Suisses ? Qu’ils gardent la porte ! De quoi s’agit-il ?

LE GENTILHOMME

Sauvez-vous, monsieur. L’Océan, franchissant ses limites, ne dévore pas la plaine avec une rapidité plus impitoyable que le jeune Laertes, porté sur le flot de l’émeute, ne renverse vos officiers. La populace l’acclame roi ; et comme si le monde ne faisait que commencer, comme si l’Antiquité qui ratifie tous les titres, la coutume qui les soutient, étaient oubliées et inconnues, elle crie : A nous de choisir ! Laertes sera roi ! Les chapeaux, les mains, les voix applaudissent jusqu’aux nuages à ce cri : Laertes sera roi ! Laertes roi !

LA REINE

Avec quelle joie ils jappent sur une piste menteuse ! Oh ! vous faites fausse route, infidèles chiens danois.

LE ROI

Les portes sont enfoncées ! (Bruit derrière le théâtre.)

Entre LAERTES, suivi d’une foule de Danois

LAERTES

Où est ce roi ?… Messieurs, tenez-vous tous dehors.

LES DANOIS

Non, entrons.

LAERTES

Je vous en prie, laissez-moi faire.

LES DANOIS

Oui ! oui ! (Ils se retirent dehors.)

LAERTES

Je vous remercie… Gardez la porte… Ô toi, roi vil, rends-moi mon père.

LA REINE

Du calme, mon bon Laertes !

LAERTES

Chaque goutte de sang qui se calme en moi me proclame bâtard, crie à mon père : Cocu ! et marque du mot : Prostituée ! le front chaste et immaculé de ma vertueuse mère.

LE ROI

Par quel motif, Laertes, ta rébellion prend-elle ces airs de géant ? Lâchez-le, Gertrude ; ne craignez rien pour notre personne : une telle divinité fait la haie autour d’un roi que la trahison ne fait qu’entrevoir ses projets et reste impuissante… Dis-moi, Laertes, pourquoi tu es si furieux. Lâchez-le, Gertrude. Parle, l’ami !

LAERTES

Où est mon père ?

LE ROI

Mort.

LA REINE

Mais pas par la faute du roi.

LE ROI

Laissez-le faire toutes ses questions.

LAERTES

Comment se fait-il qu’il soit mort ? Je ne veux pas qu’on jongle avec moi. Aux enfers, l’allégeance ! Au plus noir démon, la foi jurée ! Conscience, religion, au fond de l’abîme ! J’ose la damnation… Je suis résolu à sacrifier ma vie dans les deux mondes ; advienne que pourra ! je ne veux qu’une chose, venger jusqu’au bout mon père.

LE ROI

Qui donc vous arrêtera ?

LAERTES

Ma volonté, non celle du monde entier. Quant à mes moyens, je les ménagerai si bien que j’irai loin avec peu.

LE ROI

Bon Laertes, parce que vous désirez savoir la vérité sur la mort de votre cher père, est-il écrit dans votre vengeance que vous ruinerez par un coup suprême amis et ennemis, ceux qui perdent et ceux qui gagnent à cette mort ?

LAERTES

Je n’en veux qu’à ses ennemis.

LE ROI

Eh bien ! voulez-vous les connaître ?

LAERTES

Quant à ses bons amis, je les recevrai à bras tout grands ouverts ; et, comme le pélican qui s’arrache la vie par bonté, je les nourrirai de mon sang.

LE ROI

Ah ! voilà que vous parlez comme un bon enfant, comme un vrai gentilhomme. Que je suis innocent de la mort de votre père et que j’en éprouve une douleur bien profonde, c’est ce qui apparaîtra à votre raison aussi clairement que le jour à vos yeux.

LES DANOIS, derrière le théâtre

Laissez-la entrer.

LAERTES

Qu’y a-t-il ? Quel est ce bruit ?


Entre OPHÉLIA, bizarrement coiffée de fleurs et de brins de paille

Ô incendie, dessèche ma cervelle ! Larmes sept fois salées, brûlez mes yeux jusqu’à les rendre insensibles et impuissants ! Par le ciel, ta folie sera payée si cher que le poids de la vengeance retournera le fléau. Ô rose de mai ! chère fille, bonne sœur, suave Ophélia ! O cieux ! est-il possible que la raison d’une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d’un vieillard ? Sa nature s’est dissoute en amour ; et, devenue subtile, elle envoie les plus précieuses émanations de son essence vers l’être aimé.

OPHÉLIA, chantant

Ils l’ont porté tête nue sur la civière.
Hey no nonny ! nonny hey nonny !
Et sur son tombeau il a plu bien des larmes.
Adieu, mon tourtereau !

LAERTES

Tu aurais ta raison et tu me prêcherais la vengeance, que je serais moins ému.

OPHÉLIA

Il faut que vous chantiez :

À bas ! à bas ! jetez-le à bas !

Oh ! comme ce refrain est à propos. Il s’agit de l’intendant perfide qui a volé la fille de son maître.

LAERTES

Ces riens-là en disent plus que bien des choses.

OPHÉLIA, à Laertes

Voici du romarin ; c’est comme souvenir : de grâce, amour, souvenez-vous ; et voici des pensées, en guise de pensées.

LAERTES

Leçon donnée par la folie ! Les pensées et les souvenirs réunis.

OPHÉLIA, au roi

Voici pour vous du fenouil et des colombines. (À la reine.) Voilà de la rue pour vous, et en voici un peu pour moi ; nous pouvons bien toutes deux l’appeler herbe de grâce, mais elle doit avoir à votre main un autre sens qu’à la mienne… Voici une pâquerette. Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort… On dit qu’il a fait une bonne fin. (Elle chante.)

Car le bon cher Robin est toute ma joie.

LAERTES

Mélancolie, affliction, frénésie, enfer même, elle donne à tout je ne sais quel charme et quelle grâce.

OPHÉLIA, chantant

Et ne reviendra-t-il pas ?
Et ne reviendra-t-il pas ?
Non ! Non ! il est mort.
Va à ton lit de mort.

! Il ne reviendra jamais.

Sa barbe était blanche comme neige,
Toute blonde était sa tête.
Il est parti ! il est parti !
Et nous perdons nos cris.
Dieu ait pitié de son âme !
Et de toutes les âmes chrétiennes ! Je prie Dieu. Dieu

soit avec vous !

(Sort Ophélia.)

LAERTES

Voyez-vous ceci, ô Dieu ?

LE ROI

Laertes, il faut que je raisonne avec votre douleur ; sinon, c’est un droit que vous me refusez. Retirons-nous un moment ; faites choix de vos amis les plus sages ; ils nous entendront et jugeront entre vous et moi. Si directement ou indirectement ils nous trouvent compromis, nous vous abandonnerons notre royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous appelons nôtre, en réparation. Sinon, résignez-vous à nous accorder votre patience, et nous travaillerons d’accord avec votre ressentiment, pour lui donner une juste satisfaction.

LAERTES

Soit ! L’étrange mort de mon père, ses mystérieuses funérailles, où tout a manqué : trophée, panoplie, écusson au-dessus du corps, rite nobiliaire, apparat d’usage, me crient, comme une voix que le ciel ferait entendre à la terre, que je dois faire une enquête.

LE ROI

Faites-la, et que la grande hache tombe là où est le crime ! Venez avec moi, je vous prie. (Ils sortent.)

IV, VI - Une chambre chez Horatio

UNE CHAMBRE CHEZ HORATIO

Entrent HORATIO et UN SERVITEUR

HORATIO

Qui sont ceux qui voudraient me parler ?

LE SERVITEUR

Des matelots, monsieur ; ils disent qu’ils ont des lettres pour vous.

HORATIO

Qu’ils entrent ! (Sort le serviteur.) J’ignore de quelle partie du monde ce salut peut me venir, si ce n’est du seigneur Hamlet.

(Entrent les matelots.)

PREMIER MATELOT

Dieu vous bénisse, seigneur !

HORATIO

Qu’il te bénisse aussi !

PREMIER MATELOT

Il le fera, monsieur, si ça lui plaît. Voici une lettre pour vous, monsieur ; elle est de l’ambassadeur qui s’était embarqué pour l’Angleterre ; si toutefois votre nom est Horatio, ainsi qu’on me l’a fait savoir.

HORATIO, lisant

"Horatio, quand tu auras parcouru ces lignes, donne à ces gens les moyens d’arriver jusqu’au roi : ils ont des lettres pour lui. A peine étions-nous vieux de deux jours en mer, qu’un pirate, armé en guerre, nous a donné la chasse. Voyant que nous étions moins bons voiliers que lui, nous avons déployé la hardiesse du désespoir. Le grappin a été jeté et je suis monté à l’abordage ; tout à coup leur navire s’est dégagé du nôtre, et seul, ainsi, je suis resté leur prisonnier. Ils ont agi avec moi en bandits miséricordieux, mais ils savaient ce qu’ils faisaient : je suis destiné à leur être d’un bon rapport. Fais parvenir au roi les lettres que je lui envoie, et viens me rejoindre aussi vite que si tu fuyais la mort. J’ai à te dire à l’oreille des paroles qui te rendront muet ; pourtant elles seront encore trop faibles pour le calibre de la vérité. Ces braves gens te conduiront où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur route vers l’Angleterre. J’ai beaucoup à te parler sur leur compte. Adieu ! Celui que tu sais être à toi."

HORATIO

Venez, je vais vous donner le moyen de remettre ces lettres, et dépêchez-vous, pour que vous puissiez me conduire plus vite vers celui de qui vous les tenez. (Ils sortent.)

IV, VII - Dans le château

Entrent LE ROI et LAERTES

LE ROI

Maintenant il faut que votre conscience scelle mon acquittement, et que vous m’inscriviez dans votre cœur comme ami, puisque vous savez par des renseignements certains que celui qui a tué votre noble père en voulait à ma vie.

LAERTES

Cela paraît évident. Mais dites-moi pourquoi vous n’avez pas fait de poursuite contre des actes d’une nature si criminelle et si grave, ainsi que votre sûreté, votre sagesse, tout enfin devait vous y exciter ?

LE ROI

Oh ! pour deux raisons spéciales qui peut-être vous sembleront puériles, mais qui pour moi sont fortes. La reine, sa mère, ne vit presque que par ses yeux ; et quant à moi, est-ce une vertu ? est-ce une calamité ? elle est tellement liée à ma vie et à mon âme que, comme l’astre qui ne peut se mouvoir que dans sa sphère, je ne puis me mouvoir que par elle. L’autre motif pour lequel j’ai évité une accusation publique, c’est la grande affection que le peuple lui porte. Celui-ci plongerait toutes les fautes d’Hamlet dans son amour, et, comme la source qui change le bois en pierre, ferait de ses chaînes des reliques ; si bien que mes flèches, faites d’un bois trop léger pour un vent si violent, retourneraient vers mon arc au lieu d’atteindre le but.

LAERTES

J’ai perdu un noble père ; ma sœur est réduite à un état désespéré, elle dont le mérite, si elle pouvait recouvrer ses facultés, se porterait à la face du siècle entier le champion de son incomparable perfection. Ah ! je serai vengé !

LE ROI

Ne troublez pas vos sommeils pour cela. Ne nous croyez pas d’une étoffe si plate et si moutonnière que nous puissions nous laisser tirer la barbe par le danger et regarder cela comme un passe-temps. Vous en saurez bientôt davantage. J’aimais votre père, et nous nous aimons nous-mêmes, et cela, j’espère, peut vous faire imaginer…

(Entre un messager.)

Qu’est-ce ? Quelle nouvelle ?

LE MESSAGER

Monseigneur, des lettres d’Hamlet celle-ci pour Votre Majesté ; celle-là pour la reine.

LE ROI

D’Hamlet ! Qui les a apportées ?

LE MESSAGER

Des matelots, à ce qu’on dit, monseigneur je ne les ai pas vus. Elles m’ont été transmises par Claudio qui les a reçues le premier.

LE ROI

Laertes, vous allez les entendre. Laissez-nous.

(Sort le messager.)

LE ROI, lisant

"Haut et puissant Seigneur, vous saurez que j’ai été déposé nu sur la terre de votre royaume. Demain je demanderai la faveur de voir votre royale personne, et alors, après avoir réclamé votre indulgence, je vous raconterai ce qui a occasionné mon retour soudain et plus étrange encore."

"HAMLET"

Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que tous les autres sont de retour ? Ou est-ce une plaisanterie, et n’y a-t-il rien de vrai ?

LAERTES

Reconnaissez-vous la main ?

LE ROI

C’est l’écriture d’Hamlet. Nu ! Et en post-scriptum, ici, il ajoute : Seul ! Pouvez-vous m’expliquer cela ?

LAERTES

Je m’y perds, monseigneur. Mais qu’il vienne ! Je sens se réchauffer mon cœur malade, à l’idée de vivre et de lui dire en face : Voilà ce que tu as fait !

LE ROI

S’il en est ainsi, Laertes… comment peut-il en être ainsi ?… Comment peut-il en être autrement ?… Laissez-vous mener par moi, voulez-vous ?

LAERTES

Oui, monseigneur, pourvu que vous ne me meniez pas à faire la paix.

LE ROI

Si fait, la paix avec toi-même. S’il est vrai qu’il soit de retour, et que, reculant devant ce voyage, il soit résolu à ne plus l’entreprendre… je le soumettrai à une épreuve, maintenant mûre dans ma pensée, a laquelle il ne peut manquer de succomber. Sa mort ne fera pas murmurer un souffle de blâme, et sa mère elle-même en absoudra la cause et n’y verra qu’un accident.

LAERTES

Monseigneur, je me laisse mener ; d’autant plus volontiers, si vous faites en sorte que je sois l’instrument.

LE ROI

Voilà qui tombe bien. Depuis votre voyage, on vous a beaucoup vanté, et cela en présence d’Hamlet, pour un talent où vous brillez, dit-on ; toutes vos qualités réunies ont arraché de lui moins de jalousie que celle-là seule qui, à mon avis, est de l’ordre le plus insignifiant.

LAERTES

Quelle est cette qualité, monseigneur ?

LE ROI

Un simple ruban au chapeau de la jeunesse, mais nécessaire pourtant ; car un costume frivole et débraillé ne sied pas moins à la jeunesse qu’à l’âge mûr les sombres fourrures qui sauvegardent la santé et la gravité. Il y a quelque deux mois, se trouvait ici un gentilhomme de Normandie ; j’ai vu moi-même les Français, j’ai servi contre eux, et je sais qu’ils montent bien à cheval.., mais celui-ci était un cavalier magique : il prenait racine en selle, et il faisait exécuter à son cheval des choses si merveilleuses qu’il semblait faire corps et se confondre à moitié avec la noble bête ; il dépassait tellement mes idées, que tout ce que je pouvais imaginer d’exercices et de tours d’adresse, était au-dessous de ce qu’il faisait.

LAERTES

Un Normand, dites-vous ?

LE ROI

Un Normand.

LAERTES

Sur ma vie, c’est Lamond.

LE ROI

Lui-même.

LAERTES

Je le connais bien : vraiment, il est le joyau, la perle de son pays.

LE ROI

C’est lui qui vous rendait hommage : il vous déclarait maître dans la pratique de l’art de la défense, à l’épée spécialement ; il s’écriait que ce serait un vrai miracle si quelqu’un vous pouvait tenir tête. Il jurait que les escrimeurs de son pays n’auraient ni élan, ni parade, ni coup d’œil, si vous étiez leur adversaire. Ces propos, mon cher, avaient tellement envenimé la jalousie d’Hamlet qu’il ne faisait que désirer et demander votre prompt retour, pour faire assaut avec vous. Eh bien ! en tirant parti de ceci…

LAERTES

Quel parti, monseigneur ?

LE ROI

Laertes, votre père vous était-il cher ? Ou n’êtes-vous que la douleur en effigie, un visage sans cœur ?

LAERTES

Pourquoi me demandez-vous cela ?

LE ROI

Ce n’est pas que je pense que vous n’aimiez pas votre père ; mais je sais que l’amour est l’œuvre du temps, et j’ai vu, par les exemples de l’expérience, que le temps amoindrit l’étincelle et la chaleur. Il y a à la flamme même de l’amour une sorte de mèche, de lumignon, qui finit par s’éteindre. Rien ne garde jamais la même perfection. La perfection, poussée à l’excès, meurt de pléthore. Ce que nous voulons faire, faisons-le quand nous le voulons, car la volonté change ; elle a autant de défaillances et d’entraves qu’il y a de langues, de bras, d’accidents ; et alors le devoir à faire n’est plus qu’un soupir épuisant, qui fait du mal à exhaler… Mais allons au vif de l’ulcère : Hamlet revient. Qu’êtes-vous prêt à entreprendre pour vous montrer le fils de votre père en action plus qu’en paroles ?

LAERTES

À lui couper la gorge à l’église.

LE ROI

Il n’est pas, en effet, de sanctuaire pour le meurtre ; il n’y a pas de barrière pour la vengeance. Eh bien ! mon bon Laertes, faites ceci : tenez-vous renfermé dans votre chambre. Hamlet, en revenant, apprendra que vous êtes de retour. Nous lui enverrons des gens qui vanteront votre supériorité et mettront un double vernis à la renommée que ce Français vous a faite ; enfin, nous vous mettrons face à face, et nous ferons des paris sur vos têtes. Lui, qui est confiant, très généreux et dénué de tout calcul, n’examinera pas les fleurets : vous pourrez donc aisément, avec un peu de prestesse, choisir une épée non mouchetée, et, par une passe à vous connue, venger sur lui votre père.

LAERTES

Je ferai cela. Et, dans ce dessein, j’empoisonnerai mon épée. J’ai acheté à un charlatan une drogue si meurtrière que, pour peu qu’on y trempe un couteau, une fois que le sang a coulé, le cataplasme le plus rare, composé de tous les simples qui ont quelque vertu sous la lune, ne pourrait pas sauver de la mort l’être le plus légèrement égratigné. Je tremperai ma pointe dans ce poison ; et, pour peu que je l’écorche, c’est la mort.

LE ROI

Réfléchissons-y encore ; pesons bien, et quant au temps et quant aux moyens, ce qui peut convenir le plus à notre plan. Si celui-ci devait échouer, et qu’une mauvaise exécution laissât voir notre dessein, mieux vaudrait n’avoir rien tenté. Il faut donc que nous ayons un projet de rechange qui puisse servir au cas où le premier ferait long feu. Doucement ! Voyons ! Nous établirons un pari solennel sur les coups portés. J’y suis ! Quand l’exercice vous aura échauffés et altérés, et dans ce but vous ferez vos attaques les plus violentes, il demandera à boire ; j’aurai préparé un calice tout exprès : une gorgée seulement, et si, par hasard, il a échappé à votre lame empoisonnée, notre but est encore atteint.

Entre la REINE

Qu’est-ce donc, ma douce reine ?

LA REINE

Un malheur marche sur les talons d’un autre, tant ils se suivent de près : votre sœur est noyée, Laertes.

LAERTES

Noyée ! Oh ! Où donc ?

LA REINE

Il y a en travers d’un ruisseau un saule qui mire ses feuilles grises dans la glace du courant. C’est là qu’elle est venue, portant de fantasques guirlandes de renoncules, d’orties, de marguerites et de ces longues fleurs pourpres que les bergers licencieux nomment d’un nom plus grossier, mais que nos froides vierges appellent doigts d’hommes morts. Là, tandis qu’elle grimpait pour suspendre sa sauvage couronne aux rameaux inclinés, une branche envieuse s’est cassée, et tous ses trophées champêtres sont, comme elle, tombés dans le ruisseau en pleurs. Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps : ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse.

LAERTES

Hélas ! elle est donc noyée ?

LA REINE

Noyée, noyée.

LAERTES

Tu n’as déjà que trop d’eau, pauvre Ophélia ; je retiendrai donc mes larmes… Et pourtant… (Il sanglote,) c’est un tic chez nous : la nature garde ses habitudes, quoi qu’en dise la honte. Quand ces pleurs auront coulé, plus de femmelette en moi ! Adieu, monseigneur ! j’ai des paroles de feu qui flamboieraient, si cette folle douleur ne les éteignait pas. (Il sort.)

LE ROI

Suivons-le, Gertrude. Quelle peine j’ai eue à calmer sa rage ! Je crains bien que ceci ne lui donne un nouvel élan. Suivons-le donc. (Ils sortent.)