« Napoléon le Petit/6/VII » : différence entre les versions

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{{c|Livre sixième - L’Absolution - Les 7 500 000 voix


Explication à M. Bonaparte}}

Approfondissons un peu toutes ces nouveautés.

Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte : ce qui distingue l’homme de la brute, c’est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal dont je vous parlais tout à l’heure.

Là est l’abîme.

L’animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini ; c’est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l’homme, c’est le mystère ; c’est – pour employer ces faibles expressions humaines qui sont toujours successives et qui n’expriment jamais qu’un côté des choses – le monde moral. Ce monde moral, l’homme y baigne autant, plus encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu’il sent plus que dans ce qu’il voit. La création a beau l’obséder, le besoin a beau l’assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a beau le tourmenter, une sorte d’aspiration perpétuelle à une région autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin, hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout, à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas achevé dans cette vie d’en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, auquel il compare sans cesse et comme malgré lui le monde imparfait, et lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses actions. Quand il reconnaît qu’il s’approche de ce modèle idéal, il est joyeux ; quand il reconnaît qu’il s’en éloigne, il est triste. Il comprend profondément qu’il n’y a rien d’inutile et d’admissible dans ce monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque chose. Le juste, l’injuste, le bien, le mal, les bonnes œuvres, les actions mauvaises, tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s’en vont dans l’infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se perdre, s’évanouir, s’anéantir, cesser d’être, n’est pas plus possible pour l’atome moral que pour l’atome matériel. De là, en l’homme, ce grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui est donné d’être bon ou d’être méchant. Ce sera un compte à régler. Il peut être coupable ; et, chose frappante et sur laquelle j’
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insiste, c’est là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que l’instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison, dormir quand le soleil se couche, s’éveiller quand il se lève, faire le contraire si c’est une bête de nuit. L’animal n’a qu’une espèce de moi obscur que n’éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète, c’est l’instinct. L’instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité ; pas d’autre vie par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal ; elle ignore. Le tigre est innocent.
Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre ?
A de certains moments on est tenté de croire que, n’ayant pas plus d’avertissement intérieur que lui, vous n’avez pas plus de responsabilité.
Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait ? vous n’êtes peut-être qu’une malheureuse force aveugle.
Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l’avez pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l’humanité tout entière qui n’ait pas cette notion.
Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui, vous êtes redoutable. C’est là ce qui fait votre génie, dit-on ; je conviens que, dans tous les cas, c’est là ce qui fait en ce moment votre puissance.
Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance ? le fait, oui ; le droit, non.
Le crime essaye de tromper l’histoire sur son vrai nom ; il vient et dit : je suis le succès. Tu es le crime !
Vous êtes couronné et masqué. A bas le masque ! A bas la couronne !
Ah ! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce chiffre en papier doré : 7,500,000 ! Vous ne tirerez rien de cette mise en scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au sentiment universel. Pris en masse, le genre humain est un honnête homme.
Même autour de vous, on vous juge. Il n’est personne dans votre domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d’écurie ou valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes omnipotent, on s’incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au front.
On se sent vil, mais on vous sait infâme.
Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous appelez « les révoltés de décembre », puisque c’est là-dessus que vous lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun.

==[[Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/158]]==
Vous donnez de l’argent, mais c’est la main qui le reçoit, ce n’est pas la conscience. La conscience ! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur vos listes d’exil. C’est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace, inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France. Vous serez tranquille après.

Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis ? Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis de quatre-vingts ans, grand adversaire « des démagogues » et votre partisan, votait pour vous le 2 décembre ? – « C’est un misérable, disait-il, mais un misérable nécessaire. »

Non ! il n’y a pas de misérables nécessaires ! Non ! le crime n’est jamais utile ! Non ! le crime n’est jamais bon ! La société sauvée par trahison ! blasphème ! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de bon n’a pour base le mal. Le Dieu juste n’impose pas à l’humanité la nécessité des misérables. Il n’y a de nécessaire en ce monde que la justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d’un vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches du tombeau et qui leur montre le vrai.

Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils s’accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens, toute certitude s’évanouirait, l’ombre sociale se ferait. Quand par hasard, – cela s’est vu parfois dans l’histoire, – il arrive que, pour un moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les fondements mêmes de l’humanité. Jusque datum sceleri ! s’écrie Lucain, et ce vers traverse l’histoire comme un cri d’horreur.
Donc, et de l’aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J’ôte nécessaire. Prenez votre parti de cette situation.

Eh bien, soit, direz-vous. Mais c’est là le cas précisément ; on se fait « absoudre » par le suffrage universel.

Impossible.

Comment ! impossible ?

Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose.

Version du 21 février 2012 à 00:24




Livre sixième - L’Absolution - Les 7 500 000 voix
Explication à M. Bonaparte




vii
EXPLICATION À M. BONAPARTE.

Approfondissons un peu toutes ces nouveautés.

Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte : ce qui distingue l’homme de la brute, c’est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal dont je vous parlais tout à l’heure.

Là est l’abîme.

L’animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini ; c’est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l’homme, c’est le mystère ; c’est – pour employer ces faibles expressions humaines qui sont toujours successives et qui n’expriment jamais qu’un côté des choses – le monde moral. Ce monde moral, l’homme y baigne autant, plus encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu’il sent plus que dans ce qu’il voit. La création a beau l’obséder, le besoin a beau l’assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a beau le tourmenter, une sorte d’aspiration perpétuelle à une région autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin, hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout, à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas achevé dans cette vie d’en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, auquel il compare sans cesse et comme malgré lui le monde imparfait, et lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses actions. Quand il reconnaît qu’il s’approche de ce modèle idéal, il est joyeux ; quand il reconnaît qu’il s’en éloigne, il est triste. Il comprend profondément qu’il n’y a rien d’inutile et d’admissible dans ce monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque chose. Le juste, l’injuste, le bien, le mal, les bonnes œuvres, les actions mauvaises, tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s’en vont dans l’infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se perdre, s’évanouir, s’anéantir, cesser d’être, n’est pas plus possible pour l’atome moral que pour l’atome matériel. De là, en l’homme, ce grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui est donné d’être bon ou d’être méchant. Ce sera un compte à régler. Il peut être coupable ; et, chose frappante et sur laquelle j'insiste, c’est là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que l’instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison, dormir quand le soleil se couche, s’éveiller quand il se lève, faire le contraire si c’est une bête de nuit. L’animal n’a qu’une espèce de moi obscur que n’éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète, c’est l’instinct. L’instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité ; pas d’autre vie par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal ; elle ignore. Le tigre est innocent.

Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre ?

À de certains moments on est tenté de croire que, n’ayant pas plus d’avertissement intérieur que lui, vous n’avez pas plus de responsabilité.

Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait ? vous n’êtes peut-être qu’une malheureuse force aveugle.

Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l’avez pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l’humanité tout entière qui n’ait pas cette notion. Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui, vous êtes redoutable. C’est là ce qui fait votre génie, dit-on ; je conviens que, dans tous les cas, c’est là ce qui fait en ce moment votre puissance.

Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance ? le fait, oui ; le droit, non.

Le crime essaye de tromper l’histoire sur son vrai nom ; il vient et dit : je suis le succès. — Tu es le crime !

Vous êtes couronné et masqué. À bas le masque ! À bas la couronne !

Ah ! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce chiffre en papier doré : 7,500,000 ! Vous ne tirerez rien de cette mise en scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au sentiment universel. Pris en masse, le genre humain est un honnête homme.

Même autour de vous, on vous juge. Il n’est personne dans votre domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d’écurie ou valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes omnipotent, on s’incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au front.

On se sent vil, mais on vous sait infâme.

Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous appelez « les révoltés de décembre », puisque c’est là-dessus que vous lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun.

Vous donnez de l’argent, mais c’est la main qui le reçoit, ce n’est pas la conscience. La conscience ! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur vos listes d’exil. C’est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace, inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France. Vous serez tranquille après.

Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis ? Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis de quatre-vingts ans, grand adversaire « des démagogues » et votre partisan, votait pour vous le 2 décembre ? – « C’est un misérable, disait-il, mais un misérable nécessaire. »

Non ! il n’y a pas de misérables nécessaires ! Non ! le crime n’est jamais utile ! Non ! le crime n’est jamais bon ! La société sauvée par trahison ! blasphème ! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de bon n’a pour base le mal. Le Dieu juste n’impose pas à l’humanité la nécessité des misérables. Il n’y a de nécessaire en ce monde que la justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d’un vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches du tombeau et qui leur montre le vrai.

Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils s’accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens, toute certitude s’évanouirait, l’ombre sociale se ferait. Quand par hasard, – cela s’est vu parfois dans l’histoire, – il arrive que, pour un moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les fondements mêmes de l’humanité. Jusque datum sceleri ! s’écrie Lucain, et ce vers traverse l’histoire comme un cri d’horreur.

Donc, et de l’aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J’ôte nécessaire. Prenez votre parti de cette situation.

Eh bien, soit, direz-vous. Mais c’est là le cas précisément ; on se fait « absoudre » par le suffrage universel.

Impossible.

Comment ! impossible ?

Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose.