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{{titrePoeme|[[La Légende des siècles]]|Victor Hugo|'''Dernière série'''</br>XII. Ténèbres}}





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Version du 14 septembre 2007 à 08:30





                             I

L'homme est humilié de son lot ; il se croit
Fait pour un ciel plus pur, pour un sort moins étroit ;
L'homme ne trouve pas de sa dignité d'être
Malade, las, souffrant, errant sans rien connaître,
Pareil au bœuf qui mange, au bouc qui s'assouvit,
Poudreux d'un pas qu'il fait, souillé d'un jour qu'il vit,
Fatigué du seul poids de l'heure vaine, esclave
Du lit qui le repose et du bain qui le lave ;
Il s'irrite, il s'indigne ; il se déclare enfin
Avili par la soif, insulté par la faim.
Hélas ! vieillir, trembler comme une feuille d'arbre,
Se refroidir, sentir ses os devenir marbre,
Après des songes noirs avoir de froids réveils,
Quel sort ! et l'homme pleure.
— Eh, disent les soleils,
Qu'est-ce donc que veut l'homme ? et quelle est sa folie ?
Le joug universel le comprime et le lie ;
Eh bien ? que lui faut-il et de quoi se plaint-il ?
L'être le plus grossier, l'être le plus subtil
Sont courbés comme lui par la force invisible.
Insensé, qui voudrait étreindre l'impossible
Dans les crispations débiles de son poing !
Il ne sait point que l'être est un ; il ne sait point
Que le mystère obscur couvre tout de sa brume ;
Que les vagues de l'ombre ont une affreuse écume
À qui nul front n'échappe, éblouissant ou noir,
Et que tout ce qui vit est fait pour recevoir
L'éclaboussure énorme et sombre de l'abîme.
Il trouve son destin trop humble et trop infime ;
Il se sent abaissé par ce ciel écrasant,
Eh ! c'est la loi commune, et rien n'en est exempt.
Il hait la cause ; il garde à l'infini rancune ;
Il voudrait être clair, limpide, sans aucune
De ces obscurités qui s'expliquent plus tard,
Que nous nommons énigme et qu'il nomme hasard ;
Il se rêve complet, sans tache, sans problème,
Portant sur son front l'aube ainsi qu'un diadème.
Pur, lumineux, serein, parfait, calme ; il voudrait
Être seul en dehors de l'effrayant secret.
Quoi ! tout ce qui naît, vit, s'allume, se consomme,
Brille et meurt, ce serait pour aboutir à l'homme !
L'homme serait le but du splendide univers !
Mais que dirait la cendre et que diraient les vers ?
Quoi ! la création aurait pour toute fête
Et pour tout horizon d'avoir l'homme à son faîte !
Dieu serait pour l'atome un piédestal d'orgueil !
Non ! l'homme souffre et rampe ; il est son propre écueil ;
Il tremble et tombe ; il sent peser sur lui sans cesse
Son âme en ignorance et sa chair en bassesse ;
Il est triste le soir et triste le matin ;
Il tâte en vain le cercle où tourne son destin ;
L'astre qu'il porte en lui suit une obscure ellipse ;
La matière le voile et le sommeil l'éclipse ;
Son berceau cache un gouffre ainsi que son cercueil ;
C'est que tout a son crêpe et que tout a son deuil !
Eh ! ne sommes-nous pas humiliés nous-même,
Nous les soleils, les feux du firmament suprême,
Quand l'ombre ouvre l'abîme où nous nous engouffrons :
Avec les sombres nuits, ces immenses affronts ! —

                            II

La nuit ! la nuit ! la nuit ! Et voilà que commence
Le noir de profundis de l'océan immense.
Le marin tremble, aux flots livré ;
Miserere, dit l'homme ; et, dans le ciel qui gronde,
L'air dit : miserere ! Miserere, dit l'onde ;
Miserere ! miserere !

Le dolmen, dont l'ortie ensevelit les tables,
Pousse un soupir ; les morts se dressent lamentables.
Gémissent-ils ? écoutent-ils ?
La jusquiame affreuse entr'ouvre ses corolles ;
La mandragore laisse échapper des paroles
De ses mystérieux pistils.

Qu'a-t-on fait à la ronce et qu'a-t-on fait à l'arbre ?
Qu'ont-ils donc à pleurer ? Pour qui l'antre de marbre
Verse-t-il ces larmes d'adieux ?
Sont-ce les noirs Caïns d'une faute première ?
Deuil ! ils ont la souffrance et n'ont pas la lumière !
Ils ont des pleurs et n'ont pas d'yeux !
Le navire se plaint comme un homme qui souffre,
Le tuyau grince et fume, et le flot qui s'engouffre
Blanchit les tambours du steamer,
Le crabe, le dragon, l'orphe aux larges ouïes,
Nagent dans l'ombre où rampe en formes inouïes
La vie horrible de la mer.

Le hallier crie ; il semble, à travers l'âpre bise,
Qu'on entende hurler Nemrod, Sylla, Cambyse,
Rongés du ver et du corbeau,
Et sortir, dans l'orage et la brume et la haine,
Des froids caveaux où sont les damnés à la chaîne,
Les rugissements du tombeau.

Est-il quelqu'un qui cherche ? est-il quelqu'un qui rêve ?
Est-il quelqu'un qui marche à l'heure où sur la grève
Rôdent le spectre et l'assassin,
Et qui sache, ô vivants ! pourquoi sanglote et râle
La forêt, monstrueuse et fauve cathédrale,
Où le vent sonne le tocsin ?

On entend vous parler à l'oreille des bouches ;
On voit dans les clartés des branchages farouches
Où passent de mornes convois ;
Le vent, bouleversant l'arbre aux cimes altières,
Emplit de tourbillons les blêmes cimetières ;
Quelle est donc cette étrange voix ?
Quel est ce psaume énorme et que rien ne fait taire ?
Et qui donc chante, avec les souffles de la terre,
Avec le murmure des cieux,
Avec le tremblement de la vague superbe,
Les joncs, les eaux, les bois, le sifflement de l'herbe,
Le requiem mystérieux ?

Ô sépulcres ! j'entends l'orgue effrayant de l'ombre,
Formé de tous les cris de la nature sombre
Et du bruit de tous les écueils ;
La mort est au clavier qui frémit dans les branches,
Et les touches, tantôt noires et tantôt blanches,
Sont vos pierres et vos cercueils.

                            III

L'homme se trompe ! Il voit que pour lui tout est sombre ;
Il tremble et doute ; il croit à la haine de l'ombre ;
Son œil ne s'ouvre qu'à demi ;
Il dit : — Ne suis-je pas le damné de la terre,
Lugubre atome, ayant l'immensité pour guerre
Et l'univers pour ennemi ? —

S'il regarde la vie, elle est aussi le gouffre.
Toute l'histoire pleure et saigne et crie et souffre ;
Tous les purs flambeaux sont éteints ;
Morus après Caton dans le cirque se couche ;
Le genre humain assiste au pugilat farouche
Des grands cœurs et des noirs destins.

L'énigme universelle est proposée à l'âme,
L'âme cherche ; la terre et l'eau, l'air et la flamme
Font le mal, triste vision !
Le vent, la mer, la nuit sont pris en forfaiture ;
Hélas ! que comprend-on ? Peu de la créature,
Et rien de la création.

Les faits, qui sont muets et qui semblent funèbres,
Surgissent au regard comme un bloc de ténèbres,
Et rien n'éclaire et rien ne luit ;
L'horizon est de l'ombre où l'ombre se prolonge,
Où se dresse, devant l'humanité qui songe,
Toute une montagne de nuit.

Le sombre sphinx Nature, accroupi sur la cime,
Rêve, pétrifiant de son regard d'abîme
Le mage aux essors inouïs.
Tout le groupe pensif des blêmes Zoroastres,
Les guetteurs de soleils et les espions d'astres,
Les effarés, les éblouis,

Il semble à tout ce tas d'Œdipes qui frissonne
Que l'ouragan, clairon des nuages qui sonne,
La comète, horreur du voyant,
L'hiver, la mort, l'éclair, l'onde affreuse et vivante,
Tout ce que le mystère et l'ombre ont d'épouvante
Sorte de cet œil effrayant.
La nuit autour du sphinx roule tumultueuse. —
Si l'on pouvait lever sa patte monstrueuse,
Que contemplèrent tour à tour
Newton, l'esprit d'hier, et l'antique Mercure,
Sous la paume sinistre et sous la griffe obscure
On trouverait ce mot : Amour.