« L’Enfant (Vallès)/16 » : différence entre les versions

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Madame Brignolin, une voisine, est devenue l’amie de la maison.

C’est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de flamme ; elle est gaie comme tout, c’est plaisir de la voir trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire, tout en lissant ses cheveux d’un geste un peu long et qui a l’air d’une caresse ! Et elle vous a des façons de se trémousser qui paraissent singulières à mon père lui-même, car il rougit, pâlit, perd la voix et renverse les chaises.

Drôle de petite femme ! Elle a trois enfants.

Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle ne fait qu’aller, venir ; habillant l’un, savonnant l’autre, plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce bout de crâne, recousant les culottes, repassant les robes, mouchant celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l’air !

Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique devant un vieux piano à queue ; à la fin de chaque morceau, elle en arrache un boum grave du côté des notes graves et un hi flûté du côté des notes minces. Boum, boum, hi hi…


« M. Vingtras, vous êtes triste comme un bonnet de nuit, c’est que vous ne vous êtes pas fait raser, voyez-vous ! Revenez demain en sortant de chez le coiffeur. Je vous embrasserai ; vous me donnerez l’étrenne de votre barbe. »

Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur sa main, le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même et lui donne sa ceinture à presser.

« Valsons », dit-elle.

Et avançant, d’un air joyeux, ses petits pieds hardis, le buste rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne son cavalier ; un ou deux tours dans la chambre trop étroite, – et elle va retomber, en riant, sur une chaise qui crie, devant mon père qui ne dit rien.

Puis elle file du côté de la cuisine où l’on a entendu du bruit.

C’est la fillette qui est à terre ; c’est le gamin qui a cassé une cruche ; elle roule comme un tourbillon de mousseline, s’engouffre, disparaît, revient, tapageuse et folle, serrant ses deux mains à plat entre ses genoux, penchée pour mieux rire, et secouant sa jolie tête, en racontant quelque aventure salée arrivée à un de ses rejetons.

Elle trouve encore moyen d’effleurer et de bousculer M. Vingtras en passant.


M. Brignolin est rarement là : c’est un savant. Il est associé dans une fabrique de produits chimiques, et il a déjà inventé un tas de choses qui font bouillir ses fourneaux et sa marmite : il est toujours dans les cornues, et j’ai même remarqué que l’on riait quand on disait ce mot-là.


Il y a une cousine dans la maison : mademoiselle Miolan.

Elle a vingt ans : douce, complaisante et pâle, pâle comme la cire, et j’entends dire tout bas qu’elle va bientôt mourir.

Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous l’aimons tous ; nous jouons aux cartes et aux dés sur ses genoux ; elle nous fait des cocardes avec des bouts de rubans, – elle est si habile de ses doigts maigres ! Elle a dans une poche un portefeuille à coins de nacre, la seule chose qu’elle nous empêche de toucher : « C’est là qu’est mon cœur », a-t-elle dit un jour, et l’on raconte qu’elle meurt d’un amour perdu.

Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était près d’elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête : j’entendis un soupir, et, quand je regardai, je vis madame Brignolin qui avait les mains sur celles de mon père et les yeux dans ses yeux ! Il avait l’air gêné, lui. Elle souriait doucement, et elle lui dit :

« Grand bête ! »

Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi, tous les deux en même temps, un regard qui voulait dire : « Pas devant lui », ou « Pourquoi est-il là ? » Je n’ai jamais oublié ce « grand bête ! » si tendre et ce geste si doux.


Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de campagne, où l’on va passer deux ou trois heures le soir, après le collège, où l’on dépense, quand il fait beau, toute la journée du dimanche.

Les belles heures pour les petits Brignolin et moi !

Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux, – c’est au bout d’un chemin désert, noir de charbon, jaune de sable, gris de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs de cendre, sur lequel les souliers s’écorchent et les voitures crient. Il y a une mine là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits plats dans le vide des champs ; – l’herbe est maigre et roussie, elle traîne par places comme des restes de poil sur un dos de chameau ; il y a des débris de coke et de briques, rougeâtres et ternes comme des grumeaux de sang caillé ; mais nous entassons tout cela en forme de portiques et de cabanes, et nous faisons des trous dans la terre ; on y allume du feu, l’on souffle, et la flamme brille, la fumée tourne dans le vent. Cela sent le travail, rappelle Robinson ; on est seul dans cette vaste plaine – comme si l’on devait vivre sans le secours des villes : on parle comme des hommes, et comme des hommes on a l’émotion que donne toujours le silence.

Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le froid de la nuit descend, quand les bruits tombent un à un comme des pierres dans un gouffre, on revient vers la petite maison qui est coiffée de rouge et chaussée de vert.

Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un soleil.

Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d’or et leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs feuilles, et je me rappelle qu’il y avait une touffe dont je prenais soin ; il en reste encore des pétales dans un vieux livre où je les avais mises.

À l’heure où la maison s’allume, nous voyons de loin la lampe qui luit comme une étoile.

Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits, avec du lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela dans le fond du village. – Quel calme ! J’en ai des larmes de félicité dans les yeux.


Le dimanche, c’est un brouhaha ! Nous portons les provisions. Madame Brignolin met un tablier blanc, ma mère retrousse sa robe, et mon père aide à éplucher les légumes. – On nous jette, à nous, quelques carottes crues à grignoter, et nous aidons pour la cuisine, nous faisons tourner le poulet devant le feu de braise (en arrêtant en route les larmes de jus) : nous embrouillons tout, nous troublons tout, nous cassons tout, personne ne s’en plaint.

C’est un bruit de casseroles et d’assiettes, puis un bruit de mâchoires, puis un bruit de bouchons ! – Au dessert, on goûte au vin blanc mousseux.

On trinque, on retrinque.

C’est toujours à la santé de madame Vingtras qu’on boit d’abord !

Elle répond toute rouge de joie : son sang de paysanne coule plus libre dans cette atmosphère de campagne, avec ces petites odeurs de cabaret et ces vues de fermes dans le lointain !

À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser, à mes chaussures neuves qui ont des boulets de boue. Madame Brignolin, d’ailleurs, l’en empêche.

« Il faut que tout le monde s’amuse ! » dit-elle en lui fermant la bouche et en la tirant par le bras pour l’entraîner à la promenade ou au jardin.

C’est mon père qui paraît heureux !

Il joue comme un enfant ; c’est lui qui fait le pot aux quatre coins, qui pousse la balançoire quand on est las de jouer, il chante (il a un filet de voix). Madame Brignolin lance après lui des chansons du Midi.

Ma mère – paysanne – dit : « Ça, c’est des airs de freluquets », et elle entonne en auvergnat :

Digue d’Janette,
Te vole marigua
Laya !
Vole prendre un homme !
Que sabe trabailla,
Laya !

« Laya ! » reprend madame Brignolin en esquissant à son tour une pose de danse – rien qu’un geste, la tête renversée, le buste pliant et puis tout d’un coup un ramassis de jupes, un rejeté de hanche !

Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l’air enfin de s’évanouir avec les lèvres entrouvertes, par où passe un souffle qui soulève sa poitrine ; elle est restée un moment sans rire, mais elle repart bien vite dans un accès de gaieté qui mêle la cachucha et la bourrée, l’espagnol et l’auvergnat,

La Madona et la fouchtra,
Laya !

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demande M. Brignolin, un positif, qui vient de temps en temps pour le malheur des sauces.

Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui sentent le savant et gâtent le dîner.

On joue, – il embrouille le jeu, – ne devine jamais !

Il l’est toujours.

« C’est lui qui l’est ! »

Mme Brignolin dit cela d’une drôle de façon et presque toujours en regardant mon père ; puis elle ajoute en secouant son mari :

« Allons, tu n’es bon qu’à donner le bras ; prends le bras de Mme Vingtras. – M. Vingtras, voulez-vous me donner le vôtre ? – Jacques, toi tu seras avec Mlle Miolan. »


Pauvre fille ! tandis que nous jouons et faisons tapage, elle est souvent prise d’un serrement de cœur ou d’une quinte de toux qui empourpre ses joues pâles, puis la laisse retomber sur l’oreiller qui rembourre sa chaise longue ; – elle sourit tout de même et elle se fâche quand nous voulons nous taire à cause d’elle.

« Non, non, amusez-vous, je vous en prie. Cela me fait plaisir, cela me fait du bien, amusez-vous. »

Sa voix s’arrête, mais son geste continue et nous dit :

« Amusez-vous ! »


CHÔMAGE

La vie change tout d’un coup.

J’ai été jusqu’ici le tambour sur lequel ma mère a battu des rrra et des fla, elle a essayé sur moi des roulées et des étoffes, elle m’a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré, tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans que je sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans qu’il m’ait poussé des oignons dans l’estomac ni de la laine de mouton sur le dos – après tant de gigots pourtant !

À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de sa surveillance.

On n’entendait jadis que pif-paf, v’li-v’lan, et allez donc ! – On m’appelait bandit, sapré gredin ! – Sapré pour sacré ; – elle disait bouffre pour bougre.

Depuis treize ans, je n’avais pas pu me trouver devant elle cinq minutes – non, pas cinq minutes, sans la pousser à bout, sans exaspérer son amour.

Qu’est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des calottes ?

Je ne détestais pas qu’on m’appelât bandit, gredin ; j’y étais fait, – même cela me flattait un peu.

Bandit ! – comme dans le roman à gravures. – Puis je sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère de me faire du mal ; qu’elle avait besoin de mouvement et pouvait se payer de la gymnastique sans aller au gymnase, où il aurait fallu qu’elle mît un petit pantalon et une petite blouse. – Je ne la voyais pas bien en petite blouse et en petit pantalon.

Avec moi, elle tirait au mur ; elle faisait envoler le pigeon, elle gagnait le lapin, elle amenait le grenadier.


Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l’oie qui, clouée par les pattes, gonfle devant le feu.

Je n’ai plus à me lever pour aller – cible résignée – vers ma mère ; je puis rester assis tout le temps !

Ce chômage m’inquiète.

Rester assis, c’est bien, – mais quand on retournera aux habitudes passées, quand l’heure du fouet sonnera de nouveau, où en serai-je ? Les délices de Capoue m’auront perdu : je n’aurai plus la cuirasse de l’habitude, le caleçon de l’exercice, le grain du cuir battu !


Que se passe-t-il donc ?

Je ne comprends guère, mais il me semble que madame Brignolin est pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison, dans cette colère blanche de ma mère.

Ma mère reste de longues soirées sans rien dire, les yeux fixes et les lèvres pincées. Elle se cache derrière la fenêtre et soulève le rideau, elle a l’air de guetter une proie.


« Vous ne voyez plus madame Brignolin ? lui demande un jour une voisine.

– Si, si !

– Il y a un peu de froid ?

– Non, non !... nous allons même à la campagne ensemble, dimanche prochain. »

En effet, j’ai entendu parler d’une partie qui est comme une réconciliation après quelques semaines de froideur ; j’ai aussi distingué quelques mots que ma mère a prononcés tout bas : « N’avoir l’air de rien, les laisser seuls, venir à pas de loup… »

On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l’on combine tout pour le dimanche.


J’avais justement gobé une retenue !

J’avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine classe – du charbon ramassé près de la maison de campagne. J’avais entendu M. Brignolin dire qu’il y avait du diamant dans les éclats de mine ; et depuis ce jour-là, je ramassais tous les morceaux qui avaient une veine luisante, un point jaune.

Le professeur crut à une farce, – me voilà pincé ! forcé de rester en ville ce dimanche-là, pour aller à une heure faire ma retenue – dans l’étude des internes, au lycée même.

Adieu la maison de campagne !

Je les vis partir avec les paniers de provisions.

Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.

Madame Brignolin était charmante ; un peu décolletée, avec une écharpe à raies bleues, des bottines prunelles, et elle sentait bon – mais bon !

Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné à côté de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui faisait brouillard autour de madame Brignolin.


On m’avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec des haricots à l’huile, aller en retenue – puis me rendre chez l’économe, M. Laurier, qui me ferait dîner à sa table.

« C’est plus que tu ne mérites », m’avait dit ma mère.

Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret de ne point aller à la maison de campagne ne fût pas trop grand ; et j’acceptai mon sort de bon cœur.

Je mangeai les haricots à l’huile, – j’allai jouer aux billes avec des petits ramoneurs que je connaissais. – J’arrivai à la retenue en retard et couvert de suie, – je trouvai moyen, sous prétexte de besoins urgents, d’aller flâner dans le gymnase, où je décrochai un trapèze et faillis me casser les reins ; je bâclai mon pensum, bus un peu d’encre, et six heures arrivèrent.

La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.

« Te voilà, gamin ?

– Oui, m’sieu.

– Toujours en retenue, donc !

– Non, m’sieu !

– Tu as faim ?

– Oui, m’sieu !

– Tu veux manger ?

– Non, m’sieu ! »

Je croyais plus poli de dire non : ma mère m’avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l’invitation comme un goulu, « tu entends » ; et elle prêchait d’exemple. Nous avions dîné quelquefois chez des parents d’élèves.

« Voulez-vous de la soupe, madame ?

– Non, si, comme cela, très peu…

– Vous n’aimez pas le potage ?

– Oh ! si, je l’aime bien, mais je n’ai pas faim…

– Diable ! pas faim, déjà ! »


« Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond. » Encore une recommandation qu’elle m’avait faite.

En laisser un peu dans le fond.

C’est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de l’économe, qui avait déjà trouvé que j’étais très bête en disant que j’avais faim, mais que je ne voulais pas manger.

Mais moi, je sais qu’on doit obéir à sa mère – elle connaît les belles manières, ma mère, – j’en laisse dans le fond, et je me fais prier.

L’économe m’offre du poisson. – Ah ! mais non !

Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.

« Tu veux de la carpe ?

– Non, M’sieu !

– Tu ne l’aimes pas ?

– Si, M’sieu ! »

Ma mère m’avait bien recommandé de tout aimer chez les autres ; on avait l’air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n’aimait pas ce qu’ils vous servaient.

« Tu l’aimes ? eh bien ! »

L’économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s’il veut, qui la laissera s’il ne veut pas.

Je mange ma carpe – difficilement.

Ma mère m’avait dit encore : « Il faut se tenir écarté de la table ; il ne faut pas avoir l’air d’être chez soi, de prendre ses aises. » Je m’arrangeais le plus mal possible, – ma chaise à une lieue de mon assiette ; je faillis tomber deux ou trois fois.


J’ai fini mon pain !

Ma mère m’a dit qu’il ne fallait jamais « demander », les enfants doivent attendre qu’on les serve.

J’attends ! mais M. Laurier ne s’occupe plus de moi – il m’a lâché, et il mange, la tête dans un journal.

Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un œil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce. J’ai le cœur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n’ose pas en demander !

Du pain, du pain !

J’ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n’ose pas m’essuyer trop souvent à la serviette. « On a l’air d’avoir les doigts trop sales, m’a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table. »

Je m’essuie sur mon pantalon par derrière, – geste qui déconcerte l’économe quand il le surprend du coin de l’œil. – Il ne sait que penser !

« Ça te démange ?

– Non, m’sieu !

– Pourquoi te grattes-tu ?

– Je ne sais pas. »

Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable répulsion.

« Tu as fini ton poisson ?

– Oui, m’sieu ! »

M. Laurier m’ôte mon assiette et m’en glisse une autre avec du ris de veau et de la sauce aux champignons.

« Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim. »

Ah ! puisque le maître de la maison me le recommande ! et je me jette sur le ris de veau.

Pas de pain ! pas de pain !

Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné.

Il me semble que j’ai un navire dans l’intérieur, un navire de beurre qui fond, et j’ai la bouche comme si j’avais mangé un pot de pommade à six sous la livre !

Le dîner est fini : il était temps ! M. Laurier me renvoie, non sans mettre son binocle pour regarder les dessins dont j’ai tigré mon pantalon bleu ; le repas finit en queue de léopard.

7 heures et demie.

Je suis étendu tout habillé sur mon lit ; un bout de lune perce les vitres ; pas un bruit !

J’ai la tête qui me brûle, et il me semble qu’on m’a cassé le crâne d’un côté.

Je me souviens de tout : du pain qui manquait, du poisson qui nageait, du veau qui tétait…

Ça ne fait rien ; je puis me rendre cette justice, que j’ai au moins conservé les belles manières. J’ai souffert, mais je suis resté loin de la table, je n’ai pas eu l’air de mendier mon pain ; j’ai été fidèle aux leçons de ma mère.


9 heures.

Deux heures de sommeil ; le mal de tête est parti. Si je voyais un veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre ; mais ce n’est pas probable, et je rêvasse en me déshabillant.


10 heures.

J’avais allumé la chandelle, et je lisais ; mais la chandelle va finir, il n’en reste plus qu’un bout pour mes parents quand ils rentreront.

Je monte dans ma soupente. Je couche dans une soupente à laquelle on arrive par une petite échelle ; on y étouffe en été, on y gèle en hiver ; mais j’y suis libre, tout seul, et je l’aime, ce cabinet suspendu, où je peux m’isoler, dont les murs de bois ont entendu tous les murmures de mes colères et de mes douleurs.


Minuit.

Je m’étais assoupi ! – Je me suis réveillé brusquement !

Un bruit confus, des cris déchirants, – un surtout qui m’entre au cœur et me le fend comme un coup de couteau. C’est la voix de ma mère…

Je saute au bas de l’échelle, en chemise ; l’échelle n’était pas accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis presque fendu le genou sur le carreau.

C’est dans l’escalier que le drame se passe ; entre ma mère qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et mon père qui la tire à lui, pâle, échevelée.

Je me jette en pleurant au milieu d’eux. Qu’y a-t-il ?

Je veux crier.

« Non, non ! fait mon père en me fermant la bouche, non ! » – Il me brise presque les dents sous son poing. – « Non, non ! » – Il y a autant de colère que de terreur dans sa voix.

Je me penche sur ma mère évanouie ; j’inonde sa face de mes larmes. C’est bon, il parait, des larmes d’enfant qui tombent sur les fronts des mères ! La mienne ouvre tout d’un coup les yeux, et me reconnaît, elle dit : « Jacques ! Jacques ! » – Elle prend ma main dans sa main, et elle la presse. C’est la première fois de sa vie.

Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l’acier de ses yeux et le vinaigre de sa voix ; en ce moment, elle eut une minute d’abandon, un accès de tendresse, une faiblesse d’âme, elle laissa aller doucement sa main et son cœur.

Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l’effroi dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons auraient eu raison de moi dans la vie.

« Retourne te coucher », m’a dit mon père.

J’y retourne glacé, j’ai attrapé froid sur les dalles de l’escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres ouvertes pour que la malade eût de l’air !


Qu’est-il donc arrivé ?

Mon cœur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux pensées, réfléchir dans ma fièvre ! Les heures tombent une à une.

Je regarde mourir la nuit, arriver le matin ; une espèce de fumée blanche monte à l’horizon.

J’ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les heures sombres ; j’ai tenu les yeux ouverts tandis que les autres enfants dorment ; j’ai suivi dans le ciel la lune ronde et sans regard comme une tête de fou ; j’ai entendu mon cœur d’innocent qui battait au-dessus de cette chambre silencieuse. Il a passé un courant de vieillesse sur ma vie, il a neigé sur moi. Je sens qu’il est tombé du malheur sur nos têtes !


Qu’est-il arrivé ? Je voudrais le savoir.

J’ai connu souvent des situations douloureuses ; mais je n’ai jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je me demandais comment on allait m’accueillir, de quel œil me regarderait mon père qui avait dit si pâle : « Non, non, n’appelle pas ! »

J’avais peur qu’ils eussent honte devant moi.

Je cherchais quel visage il fallait qu’eût leur fils, quels mots je devais dire, s’il ne serait pas bon d’aller les embrasser. – Mais par qui commencer ?

Et je frissonnais de tous mes membres… chose bizarre, – plus effrayé d’être gauche, d’avancer, ou de pleurer à faux, qu’effrayé du drame inconnu dont je ne savais pas le secret.

C’est ainsi quand on n’est point sûr du cœur des siens et qu’on craint de les irriter par les explosions de sa tendresse ; instinctivement, on sent qu’il ne faut pas à ces douleurs un accueil cruel, le cœur ne saurait l’oublier et il garderait, noire ou rouge, une tache ou une plaie, une tristesse ou une colère.

Aussi on hésite, on recule !

Ne rien dire ? – mais ils peuvent vous accuser d’être méchant, puisque vous ne semblez pas ému de leur douleur ! – Parler ? Mais ils vous en voudront de ce que vous avez souligné leur faute ou leur crime, de ce que vous avez, le matin, réveillé par vos larmes, – vos simagrées – des fantômes qui devaient mourir avec le dernier cri, le premier soleil !

Et je ne savais que faire !


Il y avait longtemps que c’était le matin. – Mon père se levait d’ordinaire à sept heures afin d’être prêt pour la classe de huit heures. Je me levais aussi.

Je fis comme toujours ; je m’habillai, mais lentement, et ne mis pas mes souliers ; j’attendis assis sur mon lit.

Il ne venait aucun bruit de leur chambre ; un silence de mort.

Enfin, au quart avant huit heures mon père m’appela.

Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt ; à travers la porte il me demanda du papier et de l’encre ; écrivit une lettre au censeur et une autre à un médecin, et me chargea de les porter.

« Tu reviendras dès que tu les auras remises.

– Je n’irai pas en classe ?

– Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te demande ce qu’elle a, tu lui diras qu’elle a été prise de frayeur dans la campagne, et qu’elle est au lit avec la fièvre… »

Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité dans la tournure, – il traînait ses pantoufles sur le parquet et rajustait son pantalon.

Que s’était-il passé ?

Je ne l’ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans les orages, à des éclats de querelles que mes oreilles recueillirent, je crus comprendre que ma mère s’était mise en embuscade et avait surpris madame Brignolin causant bas avec mon père au détour du jardin, dans ce dimanche de malheur !

Il s’en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il paraît, et qui s’était continuée jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’à l’heure où je les avais vus revenir.

Je ne pouvais questionner personne ; d’ailleurs, le souvenir seul de ce moment m’obsédait comme un mal, et je le chassais au lieu d’essayer de le savoir !

Savoir quoi ? Ce qui était fait était fait !


Je suis peut-être le plus atteint, moi, l’innocent, le jeune, l’enfant !

Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords, la honte ou le regret ?), mon père a changé pour moi. Il avait jusqu’ici vécu en dehors du foyer, par la raison ou sous le prétexte qu’il avait à donner des répétitions au collège et à assister à quelques conférences que faisait le professeur de rhétorique, pour les maîtres qui n’étaient pas agrégés.

Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six ; il y reste, le sourcil froncé, le regard dur, les lèvres serrées, morne et pâle, et un rien le fait éclater et devenir cruel.

Il parle à ma mère d’une voix blanche, qui soupire ou siffle ; on sent qu’il cherche à paraître bon et qu’il souffre ; il lui montre une politesse qui fait mal et une tendresse fausse qui fait pitié.

Il a le cœur ulcéré, je le vois.

Oh ! la maison est horrible ! et l’on marche à pas lents, et l’on parle à voix basse.

Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de tristesse.

Quelquefois, je trouble cette paix de mes cris.

Mon père a besoin de rejeter sur quelqu’un sa peine et il fait passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m’a lâché, mon père m’empoigne.

Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de canne sous le moindre prétexte, sans que je m’y attende : bien souvent, je le jure, sans que je le mérite.

J’ai gardé longtemps un bout de jonc qu’on me cassa sur les côtes et auquel j’avais machinalement emmanché une lame, je m’étais dit que si jamais je me tuais, je me tuerais avec cela. – Et j’ai eu l’idée de me tuer une fois !

Voici à quelle occasion.


Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras qu’il faillit casser :

« Gredin ! dit-il entre ses dents, je vais te laisser pour mort sur le carreau ! »

J’entrevis un supplice – et justement, j’étais à peine guéri d’une dernière correction qui m’avait rompu les membres.

Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l’on traitait la question des boursiers et des non payants, quand on était arrivé à mon nom, le proviseur, s’avançant, lui avait dit :

« M. Vingtras, votre fils pourrait tenir dans la classe un autre rang que celui qu’il tient, s’il travaillait. Nous vous conseillons de vous occuper de lui… entendez-vous ?

– C’est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du proviseur ? » et il se jeta sur moi avec fureur.

Ce furent de véritables souffrances, – mais mon chagrin était bien plus grand que mon mal !

Quoi ! j’étais pour quelque chose dans son avenir, je serais cause qu’on le déplacerait par disgrâce, ou peut-être qu’on le destituerait ! Je me donnai sur la poitrine, en mea culpa, des coups plus forts que ceux de ses poings fermés, et le me serais peut-être tué, tant j’étais désespéré, si je n’avais pensé à réparer le mal que mon père m’accusait d’avoir fait.

Je me mis à travailler bien fort, bien fort ; on ne me punissait plus au collège, mais à la maison on me battait tout de même.

J’aurais été un ange qu’on m’aurait rossé aussi bien en m’arrachant les plumes des ailes car j’avais résolu de me raidir contre le supplice, et comme je dévorais mes larmes et cachais mes douleurs, la fureur de mon père allait jusqu’à l’écume.

Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en poussent ceux qu’on tue en leur arrachant l’âme : il en fut épouvanté lui-même ! mais il recommençait toujours, tant il avait la pensée malade, l’esprit noir. – Il croyait vraiment que j’étais un gredin, je le pense. – Il voyait tout à travers le dégoût ou la fureur !

Quelquefois, c’est plus affreux encore, – ma mère intervient ; – et elle qui m’a calotté à outrance, accuse mon père de barbarie !

« Tu ne toucheras pas cet enfant ! »


De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la fois ! Les raccommodements durent peu.

Je suis bien malheureux, mais j’ai toujours à cœur le reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en bûchant pour que sa situation universitaire, déjà compromise, ne souffre pas encore de ma paresse !

Je fais tout ce que je peux ; je me couche quelquefois à minuit, et même ma mère, qui jadis m’accusait de dormir trop tôt, m’accuse maintenant de brûler trop de chandelle : « Et pour quoi faire ? Des singeries, tout ça. »

Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait pas gré du mal que je me donne, et c’est à peine si l’on paraît content de ce que j’ai de bonnes places, car j’ai repris la tête et je suis le premier de la classe.

Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j’ai passées !

Ce Gradus ad Parnassum4 où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur !

Mon Alexandre5 a les coins mangés ; c’est moi qui les ai mordus de rage et j’ai de son cuir dans l’estomac.

Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare ; je m’en bourre, je l’avale comme de la boue.

Je ne cause pas, je ne bavarde plus ; on m’aimait davantage avant, et j’entends qu’on dit par derrière :

« C’est parce que son père lui donne des danses. »

On dit aussi :

« Ne trouvez-vous pas qu’il est devenu sournois et qu’il a l’air sainte-nitouche ? »


J’ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les compositions au proviseur ; mais il est en conversation particulière avec quelqu’un et l’on me dit d’attendre dans le cabinet voisin. – celui d’où l’on entend tout.

On parlait de nous.

« Nous ne disons rien de l’affaire Vingtras, c’est entendu ?

– Non rien ; ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans l’Université, et puis, vous savez, j’aurais été à sa place, avec une femme comme celle qu’il a…

– Il est de fait ! et toujours à vous parler des cochons qu’elle a gardés, des bourrées qu’elle a dansées. – Youp, la, la ! – tandis que madame Brignolin, eh ! eh !

– Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait ! »

J’eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte, l’entrouvrant pour voir s’il y avait des oreilles.

C’était le proviseur et l’inspecteur d’académie : j’avais reconnu leur voix. Ils reprirent :

« Je me suis contenté de lui donner un avertissement une fois. J’ai pris le prétexte de son fils.

– Qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?

– Un pauvre petit malheureux qu’on habille comme un singe, qu’on bat comme un tapis, pas bête, bon cœur. Il a plu beaucoup à l’inspecteur, la dernière fois… Je l’ai donc pris pour prétexte. “Occupez-vous plus de votre fils” ; cela voulait dire : “Restez un peu plus avec votre femme”, – et il a tenu compte de l’observation. »


Je restai rêveur toute la journée du lendemain…

Mon père s’en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère :

« Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant ? L’inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne s’agit pas de me faire honte, comme l’an passé, et de nous faire souffrir tous de ta paresse ! »

Quelle honte ? quelle paresse ?

Mon père m’avait menti.
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Version du 1 janvier 2008 à 11:12

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16. Un drame



XVI

UN DRAME


Madame Brignolin, une voisine, est devenue une amie de la maison.

C’est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de flamme ; elle est gaie comme tout, et c’est plaisir de la voir trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire, tout en lissant ses cheveux d’un geste un peu long et qui a l’air d’une caresse ! et elle vous a des façons de se trémousser qui paraissent singulières à mon père lui-même, car il rougit, pâlit, perd la voix et renverse les chaises.

Drôle de petite femme ! Elle a trois enfants.

Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse, elle ne fait qu’aller, venir ; habillant l’un, savonnant l’autre, plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce bout de crâne, recousant les culottes, repassant les robes, mouchant celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l’air !

Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique, devant un vieux piano à queue ; à la finde chaque morceau, elle en arrache un boum grave du côté des notes graves et un hi flûté du côté des notes minces. Boum, boum, hi hi…


« Monsieur Vingtras, vous êtes triste comme un bonnet de nuit, c’est que vous ne vous êtes pas fait raser, voyez-vous ! Revenez demain en sortant de chez le coiffeur. Je vous embrasserai ; vous me donnerez l’étrenne de votre barbe. »

Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur sa main, le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même, et lui donne sa ceinture à presser.

« Valsons, » dit-elle.

Et avançant, d’un air joyeux, ses petits pieds hardis, le buste rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne son cavalier ; un ou deux tours dans la chambre trop étroite, — et elle va retomber, en riant, sur une chaise qui crie, devant mon père qui ne dit rien.

Puis elle file du côté de la cuisine où l’on a entendu du bruit.

C’est la fillette qui est à terre ; c’est le gamin qui a cassé une cruche ; elle roule comme un tourbillon de mousseline, s’engouffre, disparaît, revient, tapageuse et folle, serrant ses deux mains à plat, penchée pour mieux rire, et secouant sa jolie tête, en racontant quelque aventure salée arrivée à un de ses rejetons.

Elle trouve encore moyen d’effleurer et de bousculer M. Vingtras en passant.


M. Brignolin est rarement là : c’est un savant. Ilest associé dans une fabrique de produits chimiques, et il a déjà inventé un tas de choses qui font bouillir ses fourneaux et sa marmite : il est toujours dans les cornues, et j’ai même remarqué que l’on riait quand on disait ce mot-là.


Il y a une cousine dans la maison : mademoiselle Miolan.

Elle a vingt ans : douce, complaisante et pâle, pâle comme la cire, et j’entends dire tout bas qu’elle va bientôt mourir.

Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous l’aimons tous ; nous jouons aux cartes et aux dés sur ses genoux ; elle nous fait des cocardes avec des bouts de rubans, — elle est si habile de ses doigts maigres ! elle a dans une poche un portefeuille à coins de nacre, la seule chose qu’elle nous empêche de toucher : « c’est là qu’est mon cœur », a-t-elle dit un jour, et l’on raconte qu’elle meurt d’un amour perdu.

Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était près d’elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête : j’entendis un soupir, et, quand je regardai, je vis madame Brignolin qui avait les mains sur celles de mon père et les yeux dans ses yeux ! Il avait l’air gêné, lui ; elle souriait doucement, et elle lui dit :

« Grand bête ! »

Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi, tous les deux en même temps, un regard qui voulait dire : « Pas devant lui, » ou « Pourquoi est-illà ? » Je n’ai jamais oublié ce « grand bête ! » si tendre et ce geste si doux.


Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de campagne, où l’on va passer deux ou trois heures le soir, après le collège ; où l’on dépense, quand il fait beau, toute la journée du dimanche.

Les belles heures pour les petits Brignolin et moi !

Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux, — c’est au bout d’un chemin désert, noir de charbon, jaune de sable, gris de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs de cendre, sur lequel les souliers s’écorchent et les voitures crient. Il y a une mine là-bas et deux briqueteries qui montrent leurs toits plats dans le vide des champs ; — l’herbe est maigre et roussie, elle traîne par places comme des restes de poil sur un dos de chameau ; il y a des débris de coke et de briques, rougeâtres et ternes comme des grumeaux de sang caillé ; mais nous entassons tout cela en forme de portiques et de cabanes, et nous faisons des trous dans la terre ; on y allume du feu, l’on souffle, et la flamme brille, la fumée tourne dans le vent. Cela sent le travail, rappelle Robinson, on est seul dans cette vaste plaine — comme si l’on devait vivre sans le secours des villes : on parle comme des hommes, et comme des hommes on a l’émotion que donne toujours le silence.

Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le froid de la nuit descend, quand les bruits tombent un à un comme des pierres dans un gouffre,on revient vers la petite maison qui est coiffée de rouge et chaussée de vert.

Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un soleil.

Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d’or, et leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs feuilles, et je me rappelle qu’il y avait une touffe dont je prenais soin ; il en reste encore des pétales dans un vieux livre où je les avais mises.

Quelquefois la maison s’allume, et nous voyons de loin la lampe qui luit comme une étoile.

Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits, avec du lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela dans le fond du village. — Quel calme ! J’en ai des larmes de félicité dans les yeux.


Le dimanche, c’est un brouhaha ! Nous portons les provisions. Madame Brignolin met un tablier blanc, ma mère retrousse sa robe, et mon père aide à éplucher les légumes. — On nous jette, à nous, quelques carottes crues à grignoter, et nous aidons pour la cuisine, nous faisons tourner le poulet devant le feu de braise (en arrêtant en route les larmes de jus) : nous embrouillons tout, nous troublons tout, nous cassons tout, personne ne s’en plaint.

C’est un bruit de casseroles et d’assiettes, puis un bruit de mâchoires, puis un bruit de bouchons ! — Au dessert, on goûte au vin blanc mousseux.

On trinque, on retrinque.

C’est toujours à la santé de madame Vingtras qu’on boit d’abord !

Elle répond toute rouge de joie : son sang de paysanne coule plus libre dans cette atmosphère de campagne, avec ces petites odeurs de cabaret et ces vues de fermes dans le lointain !

À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser, à mes chaussures neuves qui ont des boulets de boue. Madame Brignolin, d’ailleurs, l’en empêche.

« Il faut que tout le monde s’amuse ! » dit-elle en lui fermant la bouche et en la tirant par le bras pour l’entraîner à la promenade ou au jardin.

C’est mon père qui paraît heureux !

Il joue comme un enfant ; c’est lui qui fait le pôt aux quatre coins, qui pousse la balançoire quand on est las de jouer, il chante (il a un filet de voix). Madame Brignolin lance après lui des chansons du Midi.

Ma mère — paysanne — dit : « Ça, c’est des airs de freluquets, » et elle entonne en auvergnat :


Digue d’Janette,
Te vole marigua
Laya !
Vole prendre un homme !
Que sabe trabailla,
Laya !


« Laya ! » reprend madame Brignolin en esquissant à son tour une pose de danse — rien qu’un geste, la tête renversée, le buste pliant et puis tout d’un coup un ramassis de jupes, un rejeté de hanche !

Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l’air enfin de s’évanouir avec les lèvres entr’ouvertes, par où passe un souffle qui soulève sa poitrine ; elle est restée un moment sans rire, mais elle repart bien vite dans un accès de gaieté qui mêle la cachucha et la bourrée, l’espagnol et l’auvergnat,


La Madone et la fouchtra,
Laya !


« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demande M. Brignolin, un positif, qui vient de temps en temps pour le malheur des sauces.

Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui sentent le savant et gâtent le dîner.

On joue, — il embrouille le jeu, — ne devine jamais !

Il l’est toujours.

« C’est lui qui l’est ! »

Madame Brignolin dit cela d’une drôle de façon et presque toujours en regardant mon père ; puis elle ajoute en secouant son mari :

« Allons, tu n’es bon qu’à donner le bras ; prends le bras de Madame Vingtras. — Monsieur Vingtras, voulez-vous me donner le vôtre ? — Jacques, toi, tu seras avec Mademoiselle Miolan. »


Pauvre fille ! tandis que nous jouons et faisons tapage, elle est souvent prise d’un serrement de cœur ou d’une quinte de toux qui amène le sang à ses joues, puis la laisse retomber sur l’oreiller qui rembourre sachaise longue ; — elle sourit tout de même et elle se fâche quand nous voulons nous taire à cause d’elle.

« Non, non, amusez-vous, je vous en prie. Cela me fait plaisir, cela me fait du bien, amusez-vous. »

Sa voix s’arrête, mais son geste continue et nous dit :

« Amusez-vous ! »


CHÔMAGE


La vie change tout d’un coup.

J’ai été jusqu’ici le tambour sur lequel ma mère a battu des rrra et des fla, elle a essayé sur moi des roulées et des étoffes, elle m’a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré, tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans que je sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans qu’il m’ait poussé des oignons dans l’estomac ni de la laine de mouton sur le dos — après tant de gigots pourtant !

À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de sa surveillance.

On n’entendait jadis que pif, paf, v’lan, v’lan, et allez donc ! — On m’appelait bandit, sapré gredin ! — Sapré pour sacré ; — elle disait aussi, bouffre pour bougre.

Depuis treize ans, je n’avais pas pu me trouver devant elle cinq minutes — non, pas cinq minutes, sans la pousser à bout, sans exaspérer son amour.

Qu’est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des calottes ?

Je ne détestais pas qu’on m’appelât bandit, gredin ; j’y étais fait, — même cela me flattait un peu.

Bandit ! — comme dans le roman à gravures. — Puis je sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère de me faire du mal ; qu’elle avait besoin de mouvement et pouvait se payer de la gymnastique sans aller au gymnase, où il aurait fallu qu’elle mît un petit pantalon et une petite blouse. — Je ne la voyais pas bien en petite blouse et en petit pantalon.

Avec moi, elle tirait au mur ; elle faisait envoler le pigeon, elle gagnait le lapin, elle amenait le grenadier.


Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit dans un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l’oie qui, clouée par les pattes, gonfle devant le feu.

Je n’ai plus à me lever pour aller — cible résignée — vers ma mère ; je puis rester assis tout le temps !

Ce chômage m’inquiète.

Rester assis, c’est bien, — mais quand on retournera aux habitudes passées, quand l’heure du fouet sonnera de nouveau, où en serai-je ? Les délices de Capoue m’auront perdu : je n’aurai plus la cuirasse de l’habitude, le caleçon de l’exercice, le grain du cuir battu !


Que se passe-t-il donc ?

Je ne comprends guère, mais il me semble que madame Brignolin est pour quelque chose dans cette tristesse noire de la maison, dans cette colère blanche de ma mère.

Ma mère reste de longues soirées sans rien dire, les yeux fixes et les lèvres pincées. Elle se cache derrière la fenêtre et soulève le rideau, elle a l’air de guetter une proie.


« Vous ne voyez plus madame Brignolin ? lui demande un jour une voisine.

— Si, si !

— Il y a un peu de froid ?

— Non, non !… nous allons même à la campagne ensemble, dimanche prochain. »

En effet, j’ai entendu parler d’une partie qui est comme une réconciliation après quelques semaines de froideur ; j’ai aussi distingué quelques mots que ma mère a prononcés tout bas : « N’avoir l’air de rien, les laisser seuls, venir à pas de loup… »

On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l’on combine tout pour le dimanche.


J’avais justement gobé une retenue !

J’avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine classe — du charbon ramassé près de la maison de campagne. J’avais entendu M. Brignolin dire qu’il y avait du diamant dans les éclats de mine ; et depuis ce jour-là, je ramassais tous les morceaux qui avaient une veine luisante, un point jaune.

Le professeur crut à une farce, — me voilà pincé !forcé de rester en ville ce dimanche-là, pour aller à une heure faire ma retenue — dans l’étude des internes, au lycée même.

Adieu la maison de campagne !

Je les vis partir avec les paniers de provisions.

Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.

Madame Brignolin était charmante : un peu décolletée, avec une écharpe à raies bleues, des bottines prunelles, et elle sentait bon — mais bon !

Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné à côté de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui faisait brouillard autour de madame Brignolin.


On m’avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec des haricots à l’huile, aller en retenue — puis me rendre chez l’économe, M. Laurier, qui me ferait dîner à sa table.

« C’est plus que tu ne mérites, » m’avait dit ma mère.

Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret de ne point aller à la maison de campagne ne fût pas trop grand ; et j’acceptai mon sort de bon cœur.

Je mangeai les haricots à l’huile, — j’allai jouer aux billes avec des petits ramoneurs que je connaissais. — J’arrivai à la retenue en retard et couvert de suie, — je trouvai moyen, sous prétexte de besoins urgents, d’aller flâner dans le gymnase, où je décrochai un trapèze et faillis me casser les reins ; je bâclai monpensum, bus un peu d’encre, et six heures arrivèrent.

La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M. Laurier.

« Te voilà, gamin ?

— Oui, M’sieu.

— Toujours en retenue, donc !

— Non, M’sieu !

— Tu as faim ?

— Oui, M’sieu !

— Tu veux manger ?

— Non, M’sieu ! »

Je croyais plus poli de dire non : ma mère m’avait bien recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur l’invitation comme un goulu, « tu entends ; » et elle prêchait d’exemple.

Nous avions dîné quelquefois chez des parents d’élèves.

« Voulez-vous de la soupe, Madame ?

— Non, si, comme cela, très peu…

— Vous n’aimez pas le potage ?

— Oh ! si, je l’aime bien, mais je n’ai pas faim…

— Diable ! pas faim, déjà ! »


« Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond. » Encore une recommandation qu’elle m’avait faite.

En laisser un peu dans le fond.

C’est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de l’économe, qui avait déjà trouvé que j’étaistrès bête en disant que j’avais faim, mais que je ne voulais pas manger.

Mais moi, je sais qu’on doit obéir à sa mère — elle connaît les belles manières, ma mère, — j’en laisse dans le fond, et je me fais prier.

L’économe m’offre du poisson. — Ah ! mais non !

Je ne mange pas du poisson comme cela du premier coup, comme un paysan.

« Tu veux de la carpe ?

— Non, M’sieu !

— Tu ne l’aimes pas ?

— Si, M’sieu ! »

Ma mère m’avait bien recommandé de tout aimer chez les autres ; on avait l’air de faire fi des gens qui vous invitent, si on n’aimait pas ce qu’ils vous servaient.

« Tu l’aimes ? eh bien ! »

L’économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y goûtera s’il veut, qui la laissera s’il ne veut pas.

Je mange ma carpe — difficilement.

Ma mère m’avait dit encore : « Il faut se tenir écarté de la table ; il ne faut pas avoir l’air d’être chez soi, de prendre ses aises. » Je m’arrangeais le plus mal possible, — ma chaise à une lieue de mon assiette ; je faillis tomber deux ou trois fois.


J’ai fini mon pain !

Ma mère m’a dit qu’il ne fallait jamais « demander, » les enfants doivent attendre qu’on les serve.

J’attends ! mais M. Laurier ne s’occupe plus de moi— il m’a lâché, et il mange, la tête dans un journal.

Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à couler un œil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup de sauce.

J’ai le cœur qui se soulève, de manger cela sans pain, mais je n’ose pas en demander !

Du pain, du pain !

J’ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n’ose pas m’essuyer trop souvent à la serviette. « On a l’air d’avoir les doigts trop sales, m’a dit ma mère, et cela ferait mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on desservira la table. »

Je m’essuie sur mon pantalon par derrière, — geste qui déconcerte l’économe quand il le surprend du coin de l’œil. — Il ne sait que penser !

« Ça te démange ?

— Non, M’sieu !

— Pourquoi te grattes-tu ?

— Je ne sais pas. »

Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme mystique, finissent, je le vois bien, par lui inspirer une insurmontable répulsion.

« Tu as fini ton poisson ?

— Oui, M’sieu ! »

M. Laurier m’ôte mon assiette et m’en glisse une autre avec du ris de veau et de la sauce aux champignons.

« Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim. »

Ah ! puisque le maître de la maison me le recommande ! et je me jette sur le ris de veau.

Pas de pain ! pas de pain !

Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné.

Il me semble que j’ai un navire dans l’intérieur, un navire de beurre qui fond, et j’ai la bouche comme si j’avais mangé un pot de pommade à six sous la livre !

Le dîner est fini : il était temps ! M. Laurier me renvoie, non sans mettre son binocle pour regarder les dessins dont j’ai tigré mon pantalon bleu ; le repas finit en queue de léopard.


7 heures et demie.

Je suis étendu tout habillé sur mon lit ; un bout de lune perce les vitres ; pas un bruit !

J’ai la tête qui me brûle, et il me semble qu’on m’a cassé le crâne d’un côté.

Je me souviens de tout : du pain qui manquait, du poisson qui nageait, du veau qui tétait…

Ça ne fait rien ; je puis me rendre cette justice, que j’ai au moins conservé les belles manières. J’ai souffert, mais je suis resté loin de la table, je n’ai pas eu l’air de mendier mon pain ; j’ai été fidèle aux leçons de ma mère.


9 heures.

Deux heures de sommeil ; le mal de tête est parti.Si je voyais un veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre ; mais ce n’est pas probable, et je rêvasse en me déshabillant.


10 heures.

J’avais allumé la chandelle, et je lisais ; mais la chandelle va finir, il n’en reste plus qu’un bout pour mes parents quand ils rentreront.

Je monte dans ma soupente. Je couche dans une soupente à laquelle on arrive par une petite échelle ; on y étouffe en été, on y gèle en hiver ; mais j’y suis libre, tout seul, et je l’aime, ce cabinet suspendu, où je peux m’isoler, dont les murs de bois ont entendu tous les murmures de mes colères et de mes douleurs.


Minuit.

Je m’étais assoupi ! — Je me suis réveillé brusquement !

Un bruit confus, des cris déchirants, — un surtout qui m’entre au cœur et me le fend comme un coup de couteau. C’est la voix de ma mère…

Je saute au bas de l’échelle, en chemise ; l’échelle n’était pas accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis presque fendu le genou sur le carreau.

C’est dans l’escalier que le drame se passe ; entre ma mère qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et mon père qui la tire à lui, pâle, échevelée.

Je me jette en pleurant au milieu d’eux. Qu’y a-t-il ?

Je veux crier.

« Non, non ! fait mon père en me fermant la bouche, non ! » — Il me brise presque les dents sous son poing. — « Non, non ! » — Il y a autant de colère que de terreur dans sa voix.

Je me penche sur ma mère évanouie ; j’inonde sa face de mes larmes. C’est bon, il paraît, des larmes d’enfant qui tombent sur les fronts des mères ! La mienne ouvre tout d’un coup les yeux, et me reconnaît, elle dit : « Jacques ! Jacques ! » — Elle prend ma main dans sa main, et elle la presse. C’est la première fois de sa vie.

Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l’acier de ses yeux et le vinaigre de sa voix : en ce moment, elle eut une minute d’abandon, un accès de tendresse, une faiblesse d’âme, elle laissa aller doucement sa main et son cœur.

Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l’effroi dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes bons auraient eu raison de moi dans la vie.

« Retourne te coucher », m’a dit mon père.

J’y retourne glacé, j’ai attrapé froid sur les dalles de l’escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres ouvertes, pour que la malade eût de l’air !


Qu’est-il donc arrivé ?

Mon cœur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux pensées, réfléchir dans ma fièvre ! Les heures tombent une à une.

Je regarde mourir la nuit, arriver le matin ; une espèce de fumée blanche monte dans le ciel.

J’ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi les heures sombres ; j’ai tenu les yeux ouverts quand les autres enfants dorment ; j’ai regardé en face la lune ronde et sans regard comme une tête de fou ; j’ai entendu mon cœur d’innocent qui battait au-dessus de cette chambre silencieuse. Il a passé un courant de vieillesse sur ma vie, il a neigé sur moi. Je sens qu’il est tombé du malheur sur nos têtes !


Qu’est-il arrivé ? Je voudrais le savoir.

J’ai connu souvent des situations douloureuses ; mais je n’ai jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je me demandais comment on allait m’accueillir, de quel œil me regarderait mon père qui avait dit si pâle : « Non, non, n’appelle pas ! »

J’avais peur qu’ils eussent honte devant moi.

Je cherchais quel visage il fallait qu’eût leur fils, quels mots je devais dire, s’il ne serait pas bon d’aller les embrasser. — Mais par qui commencer ?

Et je frissonnais de tous mes membres… chose bizarre, — plus effrayé d’être gauche, d’avancer, ou de pleurer à faux, qu’effrayé du drame inconnu dont je ne savais pas le secret.

C’est ainsi quand on n’est point sûr du cœur des siens et qu’on craint de les irriter par les explosions de sa tendresse ; instinctivement on sent qu’il ne faut pas à ces douleurs un accueil cruel, le cœur ne sauraitl’oublier et il garderait, noire ou rouge, une tache ou une plaie, une tristesse ou une colère.

Aussi on hésite, on recule !

Ne rien dire ? — Mais ils peuvent vous accuser d’être méchant puisque vous ne semblez pas ému de leur douleur ! — Parler ? Mais ils vous en voudront de ce que vous avez souligné leur faute ou leur crime, de ce que vous avez le matin, réveillé par vos larmes, — vos simagrées — des fantômes qui devaient mourir avec le dernier cri, le premier soleil !

Et je ne savais que faire !


Il y avait longtemps que c’était le matin. — Mon père se levait d’ordinaire à sept heures afin d’être prêt pour la classe de huit heures. Je me levais aussi.

Je fis comme toujours ; je m’habillai, mais lentement, et ne mis pas mes souliers ; j’attendis assis sur mon lit.

Il ne venait aucun bruit de leur chambre : un silence de mort.

Enfin, au quart avant huit heures mon père m’appela.

Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt : à travers la porte il me demanda du papier et de l’encre ; écrivit une lettre au censeur et une autre à un médecin, et me chargea de les porter.

« Tu reviendras dès que tu les auras remises.

— Je n’irai pas en classe ?

— Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te demande ce qu’elle a, tu lui diras qu’elle aété prise de frayeur dans la campagne, et qu’elle est au lit avec la fièvre… »

Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de vulgarité dans la tournure, — il traînait ses pantoufles sur le parquet, et rajustait son pantalon.

Que s’était-il passé ?

Je ne l’ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans les orages, à des éclats de querelles que mes oreilles recueillirent, je crus comprendre que ma mère s’était mise en embuscade et avait surpris madame Brignolin causant bas avec mon père au détour du jardin, dans ce dimanche de malheur !

Il s’en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il paraît, et qui s’était continuée jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’à l’heure où je les avais vus revenir.

Je ne pouvais questionner personne ; d’ailleurs, le souvenir seul de ce moment m’obsédait comme un mal, et je le chassais au lieu d’essayer de le savoir !

Savoir quoi ? Ce qui était fait était fait !


Je suis peut-être le plus atteint, moi, l’innocent, le jeune, l’enfant !

Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords, la honte, ou le regret ?) mon père a changé pour moi. Il avait jusqu’ici vécu en dehors du foyer, par la raison ou sous le prétexte qu’il avait à donner des répétitions au collège et à assister à quelques conférences que faisait le professeur de rhétorique, pour les maîtres qui n’étaient pas agrégés.

Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six ; il y reste, le sourcil froncé, le regard dur, les lèvres serrées, morne et pâle, et un rien le fait éclater et devenir cruel.

Il parle à ma mère d’une voix blanche, qui soupire ou qui siffle ; on sent qu’il cherche à paraître bon et qu’il en souffre ; il lui montre une politesse qui fait mal et une tendresse fausse qui fait pitié.

Il a le cœur ulcéré, je le vois.

Oh ! la maison est horrible ! et l’on marche à pas lents, et l’on parle à voix basse.

Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de tristesse.

Quelquefois, je trouble cette paix de mes cris.

Mon père a besoin de rejeter sur quelqu’un sa peine et il fait passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m’a lâché, mon père m’empoigne.

Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de canne sous le moindre prétexte, sans que je m’y attende : bien souvent, je le jure, sans que je le mérite.

J’ai gardé longtemps un bout de jonc qu’on me cassa sur les côtes et auquel j’avais machinalement emmanché une lame, je m’étais dit que si jamais je me tuais, je me tuerais avec cela. — Et j’ai eu l’idée de me tuer une fois !

Voici à quelle occasion.


Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras qu’il faillit casser :

« Gredin ! dit-il entre ses dents, je vais te laisser pour mort sur le carreau ! »

J’entrevis un supplice — et justement, j’étais à peine guéri d’une dernière correction qui m’avait rompu les membres.

Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l’on traitait la question des boursiers et des non-payants, quand on était arrivé à mon nom, le proviseur, s’avançant, lui avait dit :

« Monsieur Vingtras, votre fils pourrait tenir dans la classe un autre rang que celui qu’il tient, s’il travaillait. Nous vous conseillons de vous occuper de lui… entendez-vous ?

— C’est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du proviseur ? » et il se jeta sur moi avec fureur.

Ce furent de véritables souffrances, — mais mon chagrin était bien plus grand que mon mal !

Quoi ! j’étais pour quelque chose dans son avenir, je serais cause qu’on le déplacerait par disgrâce, ou peut-être qu’on le destituerait ! Je me donnai sur la poitrine, en mea culpa, des coups plus forts que ceux de ses poings fermés, et je me serais peut-être tué, tant j’étais désespéré, si je n’avais pensé à réparer le mal que mon père m’accusait d’avoir fait.

Je me mis à travailler bien fort, bien fort ; on ne me punissait plus au collège, mais à la maison, on me battait tout de même.

J’aurais été un ange qu’on m’aurait rossé aussi bien en m’arrachant les plumes des ailes, car j’avais résolu de me raidir contre le supplice, et comme je dévoraismes larmes et cachais mes douleurs, la fureur de mon père allait jusqu’à l’écume.

Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en poussent ceux qu’on tue en leur arrachant l’âme : il en fut épouvanté lui-même ! mais il recommençait toujours, tant il avait la pensée malade, l’esprit noir. — Il croyait vraiment que j’étais un gredin, je le pense. — Il voyait tout à travers le dégoût ou la fureur !

Quelquefois, c’est plus affreux encore, — ma mère intervient ; — et elle qui m’a calotté à outrance, accuse mon père de barbarie !

« Tu ne toucheras pas cet enfant ! »


De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la fois ! Les raccommodements durent peu.

Je suis bien malheureux, mais j’ai toujours à cœur le reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en bûchant pour que sa situation universitaire déjà compromise ne souffre pas encore de ma paresse !

Je fais tout ce que je peux : je me couche quelquefois à minuit, et même ma mère, qui jadis m’accusait de dormir trop tôt, m’accuse maintenant de brûler trop de chandelle : « Et pour quoi faire ? Des singeries, tout ça. »

Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait pas gré du mal que je me donne, etc’est à peine si l’on paraît content de ce que j’ai de bonnes places, car j’ai repris la tête et je suis le premier de la classe.

Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j’ai passées !

Ce Gradus ad Parnassum où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur !

Mon Alexandre a les coins mangés ; c’est moi qui les ai mordus de rage et j’ai de son cuir dans l’estomac.

Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare ; je m’en bourre, je l’avale comme de la boue.

Je ne cause pas, je ne bavarde plus ; on m’aimait davantage avant, et j’entends qu’on dit par derrière :

« C’est parce que son père lui donne des danses. »

On dit aussi :

« Ne trouvez-vous pas qu’il est devenu sournois et qu’il a l’air sainte-nitouche ? »


J’ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les compositions au proviseur, mais il est en conversation particulière avec quelqu’un et l’on me dit d’attendre dans le cabinet voisin — celui d’où l’on entend tout.

On parlait de nous.

« Nous ne disons rien de l’affaire Vingtras, c’est entendu ?

— Non, rien, ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans l’Université, et puis, vous savez, j’aurais été à sa place, avec une femme comme celle qu’il a…

— Il est de fait ! et toujours à vous parler des cochons qu’elle a gardés, des bourrées qu’elle a dansées. — Youp, la, la ! — tandis que madame Brignolin, eh ! eh !

— Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait ! »

J’eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte, l’entr’ouvrant pour voir s’il y avait des oreilles.

C’était le proviseur et l’inspecteur d’académie ; j’avais reconnu leur voix. Ils reprirent :

« Je me suis contenté de lui donner un avertissement une fois. J’ai pris le prétexte de son fils.

— Qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?

— Un pauvre petit malheureux qu’on habille comme un singe, qu’on bat comme un tapis, pas bête, bon cœur. Il a plu beaucoup à l’inspecteur, la dernière fois… Je l’ai donc pris pour prétexte. « Occupez-vous plus de votre fils » ; cela voulait dire : « Restez un peu plus avec votre femme, » — et il a tenu compte de l’observation. »


Je restai rêveur toute la journée du lendemain…

Mon père s’en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère :

« Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant ?L’inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne s’agit pas de me faire honte, comme l’an passé, et de nous faire souffrir tous de ta paresse ! »

Quelle honte ? quelle paresse ?

Mon père m’avait menti.

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