« Autour de Tolstoï » : différence entre les versions

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rappelle avoir été soldat. Des lettres de Chine publiées par M. Urbain Gohier et racontant des atrocités censées commises par l’armée russe le trouvent incrédule.


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— Non, non, me disait-il, je sais le mal que peut faire le soldat et les crimes devant lesquels il s’arrête. Non, ce ne peut être vrai, surtout quand il s’agit de massacres d’enfans.
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Il serait incapable, mérite plus rare qu’on ne pense, d’admettre légèrement une calomnie, fût-ce pour soutenir les idées qui lui sont chères, et il n’a d’amertume contre qui que ce soit, se bornant à haïr ce qui lui parait mal, avec une sereine indulgence pour tous les hommes.

J’exprime, sans beaucoup de confiance, hélas ! le vœu que les efforts des sociétés de paix et la protestation universelle dont l’empereur de Russie a pris l’initiative, puissent à la fin supprimer le fléau de la guerre, et nous passons à des sujets moins brûlans.

Tolstoï s’est occupé autrefois d’enseignement ; au lendemain de sa conversion, il a dirigé une école en s’appuyant également sur l’Évangile et sur l’''Emile''. Cette école a laissé des souvenirs extraordinaires ; on m’a dit, par exemple, que les élèves y faisaient tout ce qu’ils voulaient, sans contrainte aucune. Un jour, pendant la classe, un carillon de clochettes retentit sur la route. Vite, voilà les enfans qui décampent par la porte, par la fenêtre. Il n’en resta qu’un, et l’air triste de celui-là poussa Tolstoï à lui dire : Va-t’en avec les autres !

Bien entendu, je n’ose lui demander si l’anecdote est authentique, mais profitant d’une question qu’il me pose sur l’instruction publique en France, je cherche à connaître son opinion en matière de pédagogie. Voici sa réponse :

— Certainement l’ordre est nécessaire, il faut de la méthode, mais je recommanderais surtout la liberté. Ne contraindre les enfans à aucune étude. Qu’ils sachent que tel cours a lieu exactement à telle heure et qu’ils y aillent si bon leur semble. S’ils n’y vont pas, c’est que les aptitudes voulues leur manquent ou bien que le professeur ne sait pas rendre sa leçon intéressante.

Me voilà fixée. Ces conseils sont d’ailleurs suivis par beaucoup de Tolstoïstes, à qui leurs enfans reprochent quelquefois, un peu tard, de n’avoir pas su leur imposer une règle. Je crois bien que Tolstoï les donnerait volontiers à tous les gouvernans, en comptant, comme son maître Rousseau, sur la bonté
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fondamentale de la nature humaine livrée à elle-même pour qu’il n’y ait pas d’excès dans la jouissance de la liberté. Mais on comprend que ni le tsar, ni le Saint-Synode ne puissent le suivre jusque-là.

— Et, demande Tolstoï, est-il vrai que l’éducation publique, chez vous, soit devenue ''agnostique'' (''sic''), qu’un certain catéchisme laïque enseigne à la jeunesse que Dieu n’existe pas ? De l’athéisme, il ne peut sortir que le plus grand mal.

L’école sans Dieu lui paraît, en effet, monstrueuse, il veut la foi, la foi en Dieu, et l’enseignement du précepte : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Mais c’est assez d’aimer son prochain ; il y a folie à surcharger de dogmes l’esprit des enfans. Il lui semble impossible qu’un pauvre petit à qui l’on a embrouillé les idées, en lui parlant d’un seul Dieu en trois personnes, puisse jamais raisonner juste.

Lui, qui a si souvent exalté la tolérance, ne s’explique pas cependant que des gens intelligens puissent rester catholiques.

— Comment croire, me demande-t-il, après que je lui ai humblement avoué que je l’étais, comment croire, si l’on a quelque bon sens, à la Résurrection, à l’Ascension corporelle ?

J’ai envie de répondre :

— Comment croire qu’une conception de la vie future qui promet simplement à tous de retourner après la mort au-delà des formes de l’espace et du temps, là où nous étions avant de naître, puisse consoler et diriger vers le bien la masse des chrétiens ?

Il est ardent chrétien, je le sais, par l’amour de l’Évangile. Jésus-Christ n’eût-il jamais existé, que l’Evangile, de quelque part qu’il vînt, lui suffirait comme guide à travers la vie. Mais le guide suffirait-il à ces millions de pauvres paysans naïvement absorbés dans leur dévotion aux images ? Je me permets d’en douter.

L’homme qui prescrit la piété, en écartant la nécessité de toute Église représentée par des intermédiaires dont la prétendue mission serait d’instruire et de diriger les âmes, est bien le même qui réprouve le mariage consacré par des lois civiles et religieuses, mais qui cependant le veut indissoluble. L’anarchie idéaliste si particulière aux Russes se reflète en lui.

L’attitude de la comtesse Tolstoï, quand son mari parle de religion, est très curieuse à observer. Nous savons avec quel
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courage elle a, dans une admirable lettre adressée au procureur du Saint-Synode, protesté contre la sentence d’excommunication. Tolstoï lui-même n’eût rien écrit de plus beau que cette phrase : « Y eût-il erreur, les vrais renégats ne sont pas ceux qui s’égarent à la recherche de la vérité, mais ceux qui, placés à la tête de l’Eglise, agissent comme des bourreaux spirituels. » A mes félicitations, elle répond avec beaucoup de simplicité : — Je n’aurais pu dire autrement.

Toutefois elle reste attachée à l’Église orthodoxe, elle veut que les actes les plus solennels de la vie, la naissance, le mariage et la mort, aient une consécration. Tout en reconnaissant que la loi de charité est la plus haute de toutes, elle garde le respect des formes extérieures du culte, à ce point que, secrétaire de son mari, elle refusa de copier dans le manuscrit de ''Résurrection'' un passage sur la messe qu’elle désapprouvait.

— Il est bon, nous dit-elle en racontant ce fait, que les hommes de génie aient auprès d’eux des gens de bon sens qui les contrarient quelquefois.

Elle parle ainsi devant Tolstoï, et Tolstoï ne répond rien. Evidemment, il a l’habitude de ces critiques en famille et il sait les endurer, si vive que soit la sensibilité que trahit parfois son expressive physionomie. Du reste, un peu partout on le redresse et on le corrige. Lorsque je lui demande si la belle traduction de ''Résurrection'' par M. de Wyzewa et celle des ''Souvenirs de jeunesse'' par Arvède Barine ne l’ont pas consolé d’avoir été souvent trop mal traduit, il convient que c’est une assez cruelle épreuve, en effet, pour l’amour-propre d’un auteur, qu’une mauvaise traduction, mais il redoute davantage d’être mutilé par ses traducteurs, chaque pays pratiquant des amputations sur le point qui choque ses croyances et ses préjugés. Tout cela, du reste, est peu de chose.

L’orgueil dont quelques-uns l’accusent doit être, s’il existe, tout à fait inconscient. Je n’ai constaté chez lui, pour ma part, que le détachement le plus parfait. Jamais il ne lit les articles qui paraissent sur ses livres, craignant d’y trouver un plaisir de vanité. Comme je fais observer qu’il doit se sentir depuis longtemps supérieur à la louange autant qu’au blâme : — Oh ! non, dit-il avec une sorte de confusion touchante, on ne sait jamais…

A ceux qui insinuent que sa vie et son enseignement ne sont pas toujours d’accord, il répond invariablement :

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— Cela ne prouve pas que mes principes soient mauvais, mais que je suis faible.

Et à cette faiblesse, qui lui a été souvent reprochée, nous donnerons après une heure d’entretien le nom qui lui convient, la bonté, une bonté qui redoute d’infliger aux autres la moindre souffrance.

Il est parfaitement possible que Tolstoï permette à un grand laquais envoyé par la comtesse Tolstoï de le suivre, une pelisse de zibeline sur le bras, tandis qu’il se promène en habit de paysan : il est non moins possible qu’il laisse des disciples indiscrets se servir de son nom d’une façon trop bruyante. La non-résistance est au premier rang des vertus qu’il pratique. Je l’ai vu, à table, manger et boire tout ce que lui offrait sa femme avec la docilité d’un enfant, si fidèle qu’il eût été jusqu’à sa maladie au régime végétarien. Il s’excuse en disant : — Les médecins l’exigent ; pour le moment, je suis à leur merci.

Et il expédie son repas avec une visible distraction, comme une corvée dont il a hâte de se débarrasser. Très certainement il préférerait pouvoir suivre une ligne de conduite déterminée, ne pas se donner de démentis à lui-même. Les gens, les circonstances ne le lui permettent pas, et il doit le regretter à cause du scandale possible, mais, après tout, une seule chose importe : demeurer dans l’état spirituel qui exclut toute espèce de dureté, d’emportement, de violence. Sa résignation devant les souffrances physiques est touchante. Jamais il ne se plaint, bien qu’il porte en lui deux ou trois maladies incurables. A son gré, la sérénité, l’acceptation silencieuse, sont un signe de foi. « Je me réjouis d’avoir appris à ne pas m’attrister. L’homme qui croit en Dieu doit se réjouir de tout ce qui lui arrive… Etre mécontent, attristé de quelque chose, c’est ne pas croire en Dieu <ref> ''Lettres'' traduites par Bienstock. Paris, 1902. </ref>. » Sa faiblesse est donc une faiblesse héroïque. N’importe, il la confesse humblement. Il signa : « Votre faible frère, » sa belle lettre aux Doukhobors du Caucase, ces sectaires qui s’intitulent ''lutteurs par l’esprit'', et qui, persécutés pour agir contrairement à leur conscience en portant les armes, ont émigré au Canada. Tolstoï leur a consacré les droits d’auteur de ''Résurrection''.

A propos de ce livre, je lui soumets un point qui a été souvent discuté entre mes amis russes et moi. A qui s’applique le
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mot ''Résurrection'' ? A cette nouvelle Madeleine qu’on appelle la Maslovna ou à celui qui l’a jadis perdue sans aucun risque pour lui-même ? La résurrection de Nekludov, représentant de la tiédeur dans le bien comme dans le mal, victime d’une certaine inertie d’âme qui exclut le remords et la réparation, me semble à beaucoup près la plus difficile et la plus intéressante. J’ai toujours compris que le ressuscité devait être, dans l’esprit de l’auteur, Nekludov. Et il paraît que je ne me suis pas trompée.

— Mais, dit une des personnes présentes, où est-elle donc, cette conversion, cette résurrection, en ce qui le concerne ? Quels gages en donne-t-il ? Nous le voyons garder son bien et son rang social. Il est tout près de se prévaloir de son sacrifice à l’égard d’une femme devenue déjà moralement supérieure à lui, et, à la veille de ce sacrifice, il regrette un bonheur bourgeois ; le monde avec ses vanités semble toujours prêt à le ressaisir.

— C’est vrai, dit Tolstoï, aussi son histoire n’est-elle pas achevée. J’ai l’intention de la reprendre un jour, mais j’ai tant à écrire auparavant…

Et, avec un sourire :

— De quoi remplir une quarantaine d’années !

On sait qu’il prépare son ''Journal'', qu’il écrit sur la liberté de conscience. Je n’ose lui dire qu’il ferait mieux de se remettre tout de suite à un beau roman, et combien je souhaiterais qu’il n’eût jamais donné que la forme de roman aux pensées qui ont pris depuis forme d’oracles ! Mais n’est-ce pas une chose pathétique que ces grands projets d’effort chez un vieillard dont tant de fois le décès fut annoncé comme imminent ? Sans relâche il travaille, consacrant invariablement à écrire la longue matinée tout entière. Il n’a consenti à s’exiler en Crimée qu’à la condition qu’on ne lui défendrait pas cela.

Une faculté jeune et charmante de jouir de tout lui reste à travers la vieillesse et les infirmités. Il nous entraîne sur la terrasse pour assister au spectacle d’un beau clair de lune. Le parfum des fleurs monte vers nous dans le silence. Il s’écrie : — Ces nuits de Crimée,… n’est-ce pas beau ?…

Et il se réjouit des intermittences de son mal, qui lui permettent parfois de faire des courses très longues dans la campagne. Tolstoï n’ajoute pas qu’après ces retours soudains d’énergie, il lui arrive de tomber dans une mortelle faiblesse et de sentir l’approche de la fin, qui d’ailleurs ne lui inspire aucune
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crainte, car depuis longtemps il est arrivé à la communion intime, libre et directe avec Dieu, qu’il n’est au pouvoir de personne de lui ôter ; depuis longtemps il se repose dans cette négation de la vie qui, pessimisme pour les autres, n’est pour lui que le repos de celui qui croit avoir trouvé la vérité.

Nous sommes rentrés dans le grand salon, et, assis autour de la table, à la clarté des lampes, nous regardons de très jolies photographies faites aux environs par la comtesse Tolstoï.

On parle du portrait de Repine.

Il a été acheté par l’Etat pour le Musée Alexandre III, mais, en ce moment où le clergé défend aux fidèles de fixer leurs yeux sur la pernicieuse image de l’excommunié, il n’est pas probable que de longtemps celle-ci prenne place dans une galerie publique.

Je remarque avec quelle fidélité le peintre a saisi l’attitude habituelle de Tolstoï, cette manière de passera plat dans sa ceinture de cuir ses mains un peu déformées par de rudes travaux. Quand il est question des pieds nus, Tolstoï nous interrompt pour s’excuser :

— J’allais me baigner, dit-il, Repine, qui demeurait alors chez moi, m’a dit : Restez ainsi.

Et je songe avec un vrai repentir que bien des gens, parmi lesquels je fus, croient voir, dans cette fantaisie d’artiste, une pose voulue du modèle, la prétention à faire croire qu’il est moujik à ce point.

Il en est de même de toutes les autres prétendues poses de Tolstoï. L’horreur des conventions, de l’hypocrisie, la volonté de protester contre la routine du mal et en même temps une soumission pleine d’indifférence aux exigences d’autrui, quand le fond même de ses convictions n’est pas en jeu, voilà son véritable état d’âme. Je lui fais, à part moi, amende honorable.

Cependant on nous montre les portraits des nombreux enfans, car je crois qu’il en eut dix, — cet ascète est un patriarche, — avant tout celui du plus aimé, du dernier, venu longtemps après les autres, adoré de tous et enlevé si jeune, l’enfant, merveilleusement doué, de la vieillesse de Tolstoï, le petit Jean.

La Comtesse parle de lui avec une sorte de passion maternelle. « Quelqu’un, raconte-t-elle, a dit une fois : — Qu’y a-t-il de plus intéressant, de plus extraordinaire à Yasnaïa Polnaïa ? — Tolstoï, sans doute ? — Non, le petit Jean. On était venu pour Tolstoï, on reste pour le petit Jean. »

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Et Tolstoï se laisse de bonne grâce éclipser par son enfant disparu. Il écoute sa femme, qui parle beaucoup et agréablement. Elle nous avoue que, pour elle, c’est ici un isolement relatif, habituée comme elle l’est à recevoir tant de monde. Et elle nous nomme ses hôtes les plus intéressans, M. Déroulède entre autres, qui est venu à Yasnaïa Polnaïa et qui a dit : « Personne dans cette maison ne pense comme moi, et cependant je m’y plais, je m’y plais infiniment. »

Dans la soirée, une lettre lui arrive, qu’elle lit en partie tout haut ; c’est une lettre de pope la conjurant de faire en sorte que son mari se convertisse avant de mourir.

— Celle-ci encore, dit-elle, est bien intentionnée, mais nous sommes accablés d’admonestations du clergé. Dans les églises du voisinage, certains popes prêchent contre mon mari. L’archevêque de Simféropol l’a traité d’Antéchrist du haut de la chaire.

Comment une Église chrétienne peut-elle s’acharner ainsi contre un grand spiritualiste, soumis en ses œuvres au joug de Jésus-Christ, contre l’homme inspiré qui a dit : « L’essence de la vie religieuse d’aujourd’hui est le sentiment pour chaque homme d’être enfant de Dieu et frère de tous ses semblables ? »

On a peine à concevoir une pareille injustice, qui est en outre, qui est surtout une grande maladresse.

Tolstoï ne se plaint d’aucune persécution. Depuis longtemps il demandait que les simples lecteurs et propagateurs de ses ouvrages ne fussent point punis, que le châtiment, si l’on en exerçait un, retombât sur lui seul. Et, en écrivant sa fameuse lettre après les manifestations de Kazan, il ne s’est pas exposé en aveugle à une disgrâce.

— On assure cependant, nous dit-il, que ma lettre avait ému l’Empereur ; mais, autour de lui, tout le monde répétait sans doute : Tolstoï est un romancier, ces questions de politique lui sont étrangères. Et il s’est rangé à l’avis général.

Tolstoï ne croit à aucun mauvais sentiment de la part de qui que ce soit envers l’Empereur. Ce qui paraît en Russie animosité contre le gouvernement n’est, comme il l’a écrit, que la résistance à un obstacle qui prive des milliers d’hommes du plus grand de tous les biens : ''la liberté et les lumières''. Il ne s’agirait que de reconnaître la cause du mécontentement (peut-être le tsar la reconnaît-il) et d’y remédier (cela devient plus difficile).

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Confondre Tolstoï avec les violens, après l’avoir placé parmi les athées, serait une noire injustice de plus. Depuis trente ans, il ne cesse de répéter : — Toute violence est un péché, et la violence de ceux qui luttent contre la violence est de la folie. — Cependant, bien peu de temps après la visite que je lui fis à Gaspra, son nom se trouva inscrit sur l’étendard de la révolte. La petite ville de Poltava, que j’avais connue si tranquille, profita d’une représentation de ''la Puissance des Ténèbres'' pour crier : « Vive Tolstoï ! Vive la liberté ! » d’une façon qui la mit aussitôt à la merci d’une autre terrible puissance occulte, celle des gendarmes politiques. Perquisitions, arrestations s’ensuivirent, tandis que grondait d’un bout à l’autre de l’empire le bruit d’une alliance agressive entre prolétaires et intellectuels. Dans quelle angoisse la responsabilité morale de ces troubles, qui, en peu de temps, ont gagné les campagnes, dut-elle jeter l’apôtre de la réconciliation et de la paix à tout prix ! Responsabilité qu’il n’avait pas acceptée et qu’il n’aurait jamais eue sans le rôle de victime dont l’Église l’a imprudemment revêtu, tournant ainsi vers lui le flot hésitant des sympathies, le désignant à une popularité plus générale.

Sans doute il espérait mourir avant la lutte fratricide entre soldats et paysans prophétisée dans sa lettre au tsar ; mais la mort ne veut pas de lui ; le grand chêne foudroyé reste debout. Deux fois, au cours du dernier hiver, on a cru le voir tomber ; il résiste encore, le front haut ; il est encore là pour assister aux conflits qui lui déchirent le cœur, tout en répétant sans relâche : ''De la liberté ! Des lumières'' !

Certes, Tolstoï ne saurait prendre aucune part dans l’organisation du progrès qu’il réclame. Illogique, paradoxal, aveugle à tout ce qui n’est pas son idée fixe d’altruisme, il ne sera jamais de ceux à qui les individus ni les peuples peuvent s’en remettre pour la conduite de la vie pratique, en tenant compte de l’inévitable imperfection humaine. C’est sa grandeur d’ignorer les concessions, de repousser les compromis, de ne vouloir que la vérité à tout prix, l’amour à tout risque, l’accomplissement immédiat de l’œuvre, quelle qu’elle soit, qui représente le bien à faire, sans mesurer ni les obstacles, ni les devoirs contraires, ni les moyens dont on peut disposer. Que la ruine de la société présente soit, s’il le faut, le prix de sa purification et de son renouvellement ! Les premiers chrétiens parlaient de même. Il est
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le prophète intrépide, il est le grand poète, il est l’infatigable « semeur d’idées, » bon grain et folle avoine mêlés au gré d’un génie trop libre et trop abondant pour choisir. Le vent emportera ce qui ne doit pas durer, mais il restera en terre un trésor, le trésor de l’exemple, d’abord. Tolstoï, après une jeunesse passée dans l’ardente poursuite du faux bonheur, a mis la même passion à rechercher le bien des autres ; il s’est oublié lui-même en aimant tous les misérables, il a conjuré chacun d’eux de « créer Dieu en soi, » par la sainteté de la vie, la simplicité d’esprit, le dépouillement volontaire qui procure la plus haute richesse, fût-ce dans la dernière pauvreté.

Cette évangélique leçon ne sera pas perdue pour les siècles à venir. J’ai honte aujourd’hui de m’être arrêtée, avant de le connaître, aux petits côtés de sa carrière et de son enseignement. Il faut s’en prendre, non à Tolstoï, mais aux Tolstoïstes qui l’assiègent de leurs scrupules, qui interprètent ou dénaturent ses conseils, qui lui demandent une direction de détail qu’il est incapable de donner. Tous les réformateurs, tous les maîtres de la pensée, ont été plus ou moins compromis par leurs disciples. Tolstoï a d’ailleurs bien raison de dire qu’il n’a pas de doctrine. Il n’est ni savant, ni philosophe ; son génie est l’âme même de la Russie, une grande âme confuse, incohérente, éperdument généreuse, chez qui la soif de l’immolation volontaire est une passion et dans le mysticisme de laquelle passe comme un souffle du Nirvana bouddhique ; le rayon divin destiné à triompher y lutte encore contre le chaos, ce chaos grandiose et redoutable des mondes commençans. Mais Tolstoï est surtout l’incarnation même de la pitié appuyée sur un impérieux besoin de justice. Tel du moins il m’apparut durant cette halte sous une tente, à son gré trop somptueuse, dressée pour lui au bord du chemin. Chaque jour prêt à repartir, pour regagner peut-être son foyer avec des forces nouvelles, plus probablement pour aborder au pays d’où l’on ne revient pas et où il trouvera enfin la vérité absolue ; l’une et l’autre hypothèse étant d’ailleurs acceptées par lui avec une indifférence sereine, sans arrêt de son labeur quotidien.

Il fixe notre prochain rendez-vous à Yasnaïa Polnaïa, il prononce une dernière parole de chaude sympathie pour la France, et, en m’éloignant, j’emporte ce qu’il a laissé d’inestimable à tous ceux qui se sont approchés de lui, à ceux-là même de ses
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disciples qui l’ont abandonné ensuite, une parcelle féconde d’énergie morale, le désir de réformer un état social dont le Christ n’eut pas voulu, par le seul moyen possible, en se réformant soi-même. Tolstoï a traduit ce désir en actes ; il n’est pas à craindre qu’il ait beaucoup d’imitateurs.

Quand je me souviens de lui, je le vois, par une belle nuit bleue pleine d’étoiles, debout sur la terrasse qui domine la mer où vogue, bercé par les flots, un divin clair de lune ; pensif, les deux mains passées à plat dans sa ceinture, sa tête rude et puissante, dont la physionomie indique mieux que des paroles le triomphe définitif du dieu sur la bête, inclinée sur sa large poitrine. Avec une sublime inconséquence, il réclame, pour les opprimés, pour les humbles, pour les ignorans, il réclame pour ceux-là, les seuls auxquels se révèle vraiment selon lui le Père de toute intelligence, ''la Liberté et les Lumières'', dont la possession, telle qu’elle peut exister en ce monde, aurait vite fait de les éloigner de son idéal, en les rendant sur tous les points, orgueil compris, semblables aux autres hommes. Il rêve du royaume de Dieu établi sur la terre avec une espérance décroissante peut-être à mesure qu’un autre rêve lui vient plus distinct, celui d’une ''nouvelle base de vie''… Cette base, c’est le service de Dieu, c’est l’accomplissement de sa volonté envers son essence qui est en chacun de nous, c’est l’aspiration vers une vie meilleure et supérieure, s’élevant toujours, affranchie de ses chaînes.

« Aspiration, dit Tolstoï, qui m’empoigne de plus en plus ; je sens qu’elle s’emparera de moi tout entier <ref> ''Lettres'' traduites par Bienstock. Paris, 1902. </ref>… »

Ne semble-t-il pas que toutes les erreurs et toutes les chimères de détail s’abîment et s’effacent dans ce dernier acte de foi, comme des taches que l’œil ne discerne plus dans le resplendissant éclat du soleil ?


TH. BENTZON.

Version du 15 octobre 2013 à 16:20

rappelle avoir été soldat. Des lettres de Chine publiées par M. Urbain Gohier et racontant des atrocités censées commises par l’armée russe le trouvent incrédule.

— Non, non, me disait-il, je sais le mal que peut faire le soldat et les crimes devant lesquels il s’arrête. Non, ce ne peut être vrai, surtout quand il s’agit de massacres d’enfans.

Il serait incapable, mérite plus rare qu’on ne pense, d’admettre légèrement une calomnie, fût-ce pour soutenir les idées qui lui sont chères, et il n’a d’amertume contre qui que ce soit, se bornant à haïr ce qui lui parait mal, avec une sereine indulgence pour tous les hommes.

J’exprime, sans beaucoup de confiance, hélas ! le vœu que les efforts des sociétés de paix et la protestation universelle dont l’empereur de Russie a pris l’initiative, puissent à la fin supprimer le fléau de la guerre, et nous passons à des sujets moins brûlans.

Tolstoï s’est occupé autrefois d’enseignement ; au lendemain de sa conversion, il a dirigé une école en s’appuyant également sur l’Évangile et sur l’Emile. Cette école a laissé des souvenirs extraordinaires ; on m’a dit, par exemple, que les élèves y faisaient tout ce qu’ils voulaient, sans contrainte aucune. Un jour, pendant la classe, un carillon de clochettes retentit sur la route. Vite, voilà les enfans qui décampent par la porte, par la fenêtre. Il n’en resta qu’un, et l’air triste de celui-là poussa Tolstoï à lui dire : Va-t’en avec les autres !

Bien entendu, je n’ose lui demander si l’anecdote est authentique, mais profitant d’une question qu’il me pose sur l’instruction publique en France, je cherche à connaître son opinion en matière de pédagogie. Voici sa réponse :

— Certainement l’ordre est nécessaire, il faut de la méthode, mais je recommanderais surtout la liberté. Ne contraindre les enfans à aucune étude. Qu’ils sachent que tel cours a lieu exactement à telle heure et qu’ils y aillent si bon leur semble. S’ils n’y vont pas, c’est que les aptitudes voulues leur manquent ou bien que le professeur ne sait pas rendre sa leçon intéressante.

Me voilà fixée. Ces conseils sont d’ailleurs suivis par beaucoup de Tolstoïstes, à qui leurs enfans reprochent quelquefois, un peu tard, de n’avoir pas su leur imposer une règle. Je crois bien que Tolstoï les donnerait volontiers à tous les gouvernans, en comptant, comme son maître Rousseau, sur la bonté fondamentale de la nature humaine livrée à elle-même pour qu’il n’y ait pas d’excès dans la jouissance de la liberté. Mais on comprend que ni le tsar, ni le Saint-Synode ne puissent le suivre jusque-là.

— Et, demande Tolstoï, est-il vrai que l’éducation publique, chez vous, soit devenue agnostique (sic), qu’un certain catéchisme laïque enseigne à la jeunesse que Dieu n’existe pas ? De l’athéisme, il ne peut sortir que le plus grand mal.

L’école sans Dieu lui paraît, en effet, monstrueuse, il veut la foi, la foi en Dieu, et l’enseignement du précepte : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Mais c’est assez d’aimer son prochain ; il y a folie à surcharger de dogmes l’esprit des enfans. Il lui semble impossible qu’un pauvre petit à qui l’on a embrouillé les idées, en lui parlant d’un seul Dieu en trois personnes, puisse jamais raisonner juste.

Lui, qui a si souvent exalté la tolérance, ne s’explique pas cependant que des gens intelligens puissent rester catholiques.

— Comment croire, me demande-t-il, après que je lui ai humblement avoué que je l’étais, comment croire, si l’on a quelque bon sens, à la Résurrection, à l’Ascension corporelle ?

J’ai envie de répondre :

— Comment croire qu’une conception de la vie future qui promet simplement à tous de retourner après la mort au-delà des formes de l’espace et du temps, là où nous étions avant de naître, puisse consoler et diriger vers le bien la masse des chrétiens ?

Il est ardent chrétien, je le sais, par l’amour de l’Évangile. Jésus-Christ n’eût-il jamais existé, que l’Evangile, de quelque part qu’il vînt, lui suffirait comme guide à travers la vie. Mais le guide suffirait-il à ces millions de pauvres paysans naïvement absorbés dans leur dévotion aux images ? Je me permets d’en douter.

L’homme qui prescrit la piété, en écartant la nécessité de toute Église représentée par des intermédiaires dont la prétendue mission serait d’instruire et de diriger les âmes, est bien le même qui réprouve le mariage consacré par des lois civiles et religieuses, mais qui cependant le veut indissoluble. L’anarchie idéaliste si particulière aux Russes se reflète en lui.

L’attitude de la comtesse Tolstoï, quand son mari parle de religion, est très curieuse à observer. Nous savons avec quel courage elle a, dans une admirable lettre adressée au procureur du Saint-Synode, protesté contre la sentence d’excommunication. Tolstoï lui-même n’eût rien écrit de plus beau que cette phrase : « Y eût-il erreur, les vrais renégats ne sont pas ceux qui s’égarent à la recherche de la vérité, mais ceux qui, placés à la tête de l’Église, agissent comme des bourreaux spirituels. » À mes félicitations, elle répond avec beaucoup de simplicité : — Je n’aurais pu dire autrement.

Toutefois elle reste attachée à l’Église orthodoxe, elle veut que les actes les plus solennels de la vie, la naissance, le mariage et la mort, aient une consécration. Tout en reconnaissant que la loi de charité est la plus haute de toutes, elle garde le respect des formes extérieures du culte, à ce point que, secrétaire de son mari, elle refusa de copier dans le manuscrit de Résurrection un passage sur la messe qu’elle désapprouvait.

— Il est bon, nous dit-elle en racontant ce fait, que les hommes de génie aient auprès d’eux des gens de bon sens qui les contrarient quelquefois.

Elle parle ainsi devant Tolstoï, et Tolstoï ne répond rien. Évidemment, il a l’habitude de ces critiques en famille et il sait les endurer, si vive que soit la sensibilité que trahit parfois son expressive physionomie. Du reste, un peu partout on le redresse et on le corrige. Lorsque je lui demande si la belle traduction de Résurrection par M. de Wyzewa et celle des Souvenirs de jeunesse par Arvède Barine ne l’ont pas consolé d’avoir été souvent trop mal traduit, il convient que c’est une assez cruelle épreuve, en effet, pour l’amour-propre d’un auteur, qu’une mauvaise traduction, mais il redoute davantage d’être mutilé par ses traducteurs, chaque pays pratiquant des amputations sur le point qui choque ses croyances et ses préjugés. Tout cela, du reste, est peu de chose.

L’orgueil dont quelques-uns l’accusent doit être, s’il existe, tout à fait inconscient. Je n’ai constaté chez lui, pour ma part, que le détachement le plus parfait. Jamais il ne lit les articles qui paraissent sur ses livres, craignant d’y trouver un plaisir de vanité. Comme je fais observer qu’il doit se sentir depuis longtemps supérieur à la louange autant qu’au blâme : — Oh ! non, dit-il avec une sorte de confusion touchante, on ne sait jamais…

À ceux qui insinuent que sa vie et son enseignement ne sont pas toujours d’accord, il répond invariablement :

— Cela ne prouve pas que mes principes soient mauvais, mais que je suis faible.

Et à cette faiblesse, qui lui a été souvent reprochée, nous donnerons après une heure d’entretien le nom qui lui convient, la bonté, une bonté qui redoute d’infliger aux autres la moindre souffrance.

Il est parfaitement possible que Tolstoï permette à un grand laquais envoyé par la comtesse Tolstoï de le suivre, une pelisse de zibeline sur le bras, tandis qu’il se promène en habit de paysan : il est non moins possible qu’il laisse des disciples indiscrets se servir de son nom d’une façon trop bruyante. La non-résistance est au premier rang des vertus qu’il pratique. Je l’ai vu, à table, manger et boire tout ce que lui offrait sa femme avec la docilité d’un enfant, si fidèle qu’il eût été jusqu’à sa maladie au régime végétarien. Il s’excuse en disant : — Les médecins l’exigent ; pour le moment, je suis à leur merci.

Et il expédie son repas avec une visible distraction, comme une corvée dont il a hâte de se débarrasser. Très certainement il préférerait pouvoir suivre une ligne de conduite déterminée, ne pas se donner de démentis à lui-même. Les gens, les circonstances ne le lui permettent pas, et il doit le regretter à cause du scandale possible, mais, après tout, une seule chose importe : demeurer dans l’état spirituel qui exclut toute espèce de dureté, d’emportement, de violence. Sa résignation devant les souffrances physiques est touchante. Jamais il ne se plaint, bien qu’il porte en lui deux ou trois maladies incurables. A son gré, la sérénité, l’acceptation silencieuse, sont un signe de foi. « Je me réjouis d’avoir appris à ne pas m’attrister. L’homme qui croit en Dieu doit se réjouir de tout ce qui lui arrive… Etre mécontent, attristé de quelque chose, c’est ne pas croire en Dieu[1]. » Sa faiblesse est donc une faiblesse héroïque. N’importe, il la confesse humblement. Il signa : « Votre faible frère, » sa belle lettre aux Doukhobors du Caucase, ces sectaires qui s’intitulent lutteurs par l’esprit, et qui, persécutés pour agir contrairement à leur conscience en portant les armes, ont émigré au Canada. Tolstoï leur a consacré les droits d’auteur de Résurrection.

A propos de ce livre, je lui soumets un point qui a été souvent discuté entre mes amis russes et moi. A qui s’applique le mot Résurrection ? À cette nouvelle Madeleine qu’on appelle la Maslovna ou à celui qui l’a jadis perdue sans aucun risque pour lui-même ? La résurrection de Nekludov, représentant de la tiédeur dans le bien comme dans le mal, victime d’une certaine inertie d’âme qui exclut le remords et la réparation, me semble à beaucoup près la plus difficile et la plus intéressante. J’ai toujours compris que le ressuscité devait être, dans l’esprit de l’auteur, Nekludov. Et il paraît que je ne me suis pas trompée.

— Mais, dit une des personnes présentes, où est-elle donc, cette conversion, cette résurrection, en ce qui le concerne ? Quels gages en donne-t-il ? Nous le voyons garder son bien et son rang social. Il est tout près de se prévaloir de son sacrifice à l’égard d’une femme devenue déjà moralement supérieure à lui, et, à la veille de ce sacrifice, il regrette un bonheur bourgeois ; le monde avec ses vanités semble toujours prêt à le ressaisir.

— C’est vrai, dit Tolstoï, aussi son histoire n’est-elle pas achevée. J’ai l’intention de la reprendre un jour, mais j’ai tant à écrire auparavant…

Et, avec un sourire :

— De quoi remplir une quarantaine d’années !

On sait qu’il prépare son Journal, qu’il écrit sur la liberté de conscience. Je n’ose lui dire qu’il ferait mieux de se remettre tout de suite à un beau roman, et combien je souhaiterais qu’il n’eût jamais donné que la forme de roman aux pensées qui ont pris depuis forme d’oracles ! Mais n’est-ce pas une chose pathétique que ces grands projets d’effort chez un vieillard dont tant de fois le décès fut annoncé comme imminent ? Sans relâche il travaille, consacrant invariablement à écrire la longue matinée tout entière. Il n’a consenti à s’exiler en Crimée qu’à la condition qu’on ne lui défendrait pas cela.

Une faculté jeune et charmante de jouir de tout lui reste à travers la vieillesse et les infirmités. Il nous entraîne sur la terrasse pour assister au spectacle d’un beau clair de lune. Le parfum des fleurs monte vers nous dans le silence. Il s’écrie : — Ces nuits de Crimée,… n’est-ce pas beau ?…

Et il se réjouit des intermittences de son mal, qui lui permettent parfois de faire des courses très longues dans la campagne. Tolstoï n’ajoute pas qu’après ces retours soudains d’énergie, il lui arrive de tomber dans une mortelle faiblesse et de sentir l’approche de la fin, qui d’ailleurs ne lui inspire aucune crainte, car depuis longtemps il est arrivé à la communion intime, libre et directe avec Dieu, qu’il n’est au pouvoir de personne de lui ôter ; depuis longtemps il se repose dans cette négation de la vie qui, pessimisme pour les autres, n’est pour lui que le repos de celui qui croit avoir trouvé la vérité.

Nous sommes rentrés dans le grand salon, et, assis autour de la table, à la clarté des lampes, nous regardons de très jolies photographies faites aux environs par la comtesse Tolstoï.

On parle du portrait de Repine.

Il a été acheté par l’Etat pour le Musée Alexandre III, mais, en ce moment où le clergé défend aux fidèles de fixer leurs yeux sur la pernicieuse image de l’excommunié, il n’est pas probable que de longtemps celle-ci prenne place dans une galerie publique.

Je remarque avec quelle fidélité le peintre a saisi l’attitude habituelle de Tolstoï, cette manière de passera plat dans sa ceinture de cuir ses mains un peu déformées par de rudes travaux. Quand il est question des pieds nus, Tolstoï nous interrompt pour s’excuser :

— J’allais me baigner, dit-il, Repine, qui demeurait alors chez moi, m’a dit : Restez ainsi.

Et je songe avec un vrai repentir que bien des gens, parmi lesquels je fus, croient voir, dans cette fantaisie d’artiste, une pose voulue du modèle, la prétention à faire croire qu’il est moujik à ce point.

Il en est de même de toutes les autres prétendues poses de Tolstoï. L’horreur des conventions, de l’hypocrisie, la volonté de protester contre la routine du mal et en même temps une soumission pleine d’indifférence aux exigences d’autrui, quand le fond même de ses convictions n’est pas en jeu, voilà son véritable état d’âme. Je lui fais, à part moi, amende honorable.

Cependant on nous montre les portraits des nombreux enfans, car je crois qu’il en eut dix, — cet ascète est un patriarche, — avant tout celui du plus aimé, du dernier, venu longtemps après les autres, adoré de tous et enlevé si jeune, l’enfant, merveilleusement doué, de la vieillesse de Tolstoï, le petit Jean.

La Comtesse parle de lui avec une sorte de passion maternelle. « Quelqu’un, raconte-t-elle, a dit une fois : — Qu’y a-t-il de plus intéressant, de plus extraordinaire à Yasnaïa Polnaïa ? — Tolstoï, sans doute ? — Non, le petit Jean. On était venu pour Tolstoï, on reste pour le petit Jean. »

Et Tolstoï se laisse de bonne grâce éclipser par son enfant disparu. Il écoute sa femme, qui parle beaucoup et agréablement. Elle nous avoue que, pour elle, c’est ici un isolement relatif, habituée comme elle l’est à recevoir tant de monde. Et elle nous nomme ses hôtes les plus intéressans, M. Déroulède entre autres, qui est venu à Yasnaïa Polnaïa et qui a dit : « Personne dans cette maison ne pense comme moi, et cependant je m’y plais, je m’y plais infiniment. »

Dans la soirée, une lettre lui arrive, qu’elle lit en partie tout haut ; c’est une lettre de pope la conjurant de faire en sorte que son mari se convertisse avant de mourir.

— Celle-ci encore, dit-elle, est bien intentionnée, mais nous sommes accablés d’admonestations du clergé. Dans les églises du voisinage, certains popes prêchent contre mon mari. L’archevêque de Simféropol l’a traité d’Antéchrist du haut de la chaire.

Comment une Église chrétienne peut-elle s’acharner ainsi contre un grand spiritualiste, soumis en ses œuvres au joug de Jésus-Christ, contre l’homme inspiré qui a dit : « L’essence de la vie religieuse d’aujourd’hui est le sentiment pour chaque homme d’être enfant de Dieu et frère de tous ses semblables ? »

On a peine à concevoir une pareille injustice, qui est en outre, qui est surtout une grande maladresse.

Tolstoï ne se plaint d’aucune persécution. Depuis longtemps il demandait que les simples lecteurs et propagateurs de ses ouvrages ne fussent point punis, que le châtiment, si l’on en exerçait un, retombât sur lui seul. Et, en écrivant sa fameuse lettre après les manifestations de Kazan, il ne s’est pas exposé en aveugle à une disgrâce.

— On assure cependant, nous dit-il, que ma lettre avait ému l’Empereur ; mais, autour de lui, tout le monde répétait sans doute : Tolstoï est un romancier, ces questions de politique lui sont étrangères. Et il s’est rangé à l’avis général.

Tolstoï ne croit à aucun mauvais sentiment de la part de qui que ce soit envers l’Empereur. Ce qui paraît en Russie animosité contre le gouvernement n’est, comme il l’a écrit, que la résistance à un obstacle qui prive des milliers d’hommes du plus grand de tous les biens : la liberté et les lumières. Il ne s’agirait que de reconnaître la cause du mécontentement (peut-être le tsar la reconnaît-il) et d’y remédier (cela devient plus difficile).

Confondre Tolstoï avec les violens, après l’avoir placé parmi les athées, serait une noire injustice de plus. Depuis trente ans, il ne cesse de répéter : — Toute violence est un péché, et la violence de ceux qui luttent contre la violence est de la folie. — Cependant, bien peu de temps après la visite que je lui fis à Gaspra, son nom se trouva inscrit sur l’étendard de la révolte. La petite ville de Poltava, que j’avais connue si tranquille, profita d’une représentation de la Puissance des Ténèbres pour crier : « Vive Tolstoï ! Vive la liberté ! » d’une façon qui la mit aussitôt à la merci d’une autre terrible puissance occulte, celle des gendarmes politiques. Perquisitions, arrestations s’ensuivirent, tandis que grondait d’un bout à l’autre de l’empire le bruit d’une alliance agressive entre prolétaires et intellectuels. Dans quelle angoisse la responsabilité morale de ces troubles, qui, en peu de temps, ont gagné les campagnes, dut-elle jeter l’apôtre de la réconciliation et de la paix à tout prix ! Responsabilité qu’il n’avait pas acceptée et qu’il n’aurait jamais eue sans le rôle de victime dont l’Église l’a imprudemment revêtu, tournant ainsi vers lui le flot hésitant des sympathies, le désignant à une popularité plus générale.

Sans doute il espérait mourir avant la lutte fratricide entre soldats et paysans prophétisée dans sa lettre au tsar ; mais la mort ne veut pas de lui ; le grand chêne foudroyé reste debout. Deux fois, au cours du dernier hiver, on a cru le voir tomber ; il résiste encore, le front haut ; il est encore là pour assister aux conflits qui lui déchirent le cœur, tout en répétant sans relâche : De la liberté ! Des lumières !

Certes, Tolstoï ne saurait prendre aucune part dans l’organisation du progrès qu’il réclame. Illogique, paradoxal, aveugle à tout ce qui n’est pas son idée fixe d’altruisme, il ne sera jamais de ceux à qui les individus ni les peuples peuvent s’en remettre pour la conduite de la vie pratique, en tenant compte de l’inévitable imperfection humaine. C’est sa grandeur d’ignorer les concessions, de repousser les compromis, de ne vouloir que la vérité à tout prix, l’amour à tout risque, l’accomplissement immédiat de l’œuvre, quelle qu’elle soit, qui représente le bien à faire, sans mesurer ni les obstacles, ni les devoirs contraires, ni les moyens dont on peut disposer. Que la ruine de la société présente soit, s’il le faut, le prix de sa purification et de son renouvellement ! Les premiers chrétiens parlaient de même. Il est le prophète intrépide, il est le grand poète, il est l’infatigable « semeur d’idées, » bon grain et folle avoine mêlés au gré d’un génie trop libre et trop abondant pour choisir. Le vent emportera ce qui ne doit pas durer, mais il restera en terre un trésor, le trésor de l’exemple, d’abord. Tolstoï, après une jeunesse passée dans l’ardente poursuite du faux bonheur, a mis la même passion à rechercher le bien des autres ; il s’est oublié lui-même en aimant tous les misérables, il a conjuré chacun d’eux de « créer Dieu en soi, » par la sainteté de la vie, la simplicité d’esprit, le dépouillement volontaire qui procure la plus haute richesse, fût-ce dans la dernière pauvreté.

Cette évangélique leçon ne sera pas perdue pour les siècles à venir. J’ai honte aujourd’hui de m’être arrêtée, avant de le connaître, aux petits côtés de sa carrière et de son enseignement. Il faut s’en prendre, non à Tolstoï, mais aux Tolstoïstes qui l’assiègent de leurs scrupules, qui interprètent ou dénaturent ses conseils, qui lui demandent une direction de détail qu’il est incapable de donner. Tous les réformateurs, tous les maîtres de la pensée, ont été plus ou moins compromis par leurs disciples. Tolstoï a d’ailleurs bien raison de dire qu’il n’a pas de doctrine. Il n’est ni savant, ni philosophe ; son génie est l’âme même de la Russie, une grande âme confuse, incohérente, éperdument généreuse, chez qui la soif de l’immolation volontaire est une passion et dans le mysticisme de laquelle passe comme un souffle du Nirvana bouddhique ; le rayon divin destiné à triompher y lutte encore contre le chaos, ce chaos grandiose et redoutable des mondes commençans. Mais Tolstoï est surtout l’incarnation même de la pitié appuyée sur un impérieux besoin de justice. Tel du moins il m’apparut durant cette halte sous une tente, à son gré trop somptueuse, dressée pour lui au bord du chemin. Chaque jour prêt à repartir, pour regagner peut-être son foyer avec des forces nouvelles, plus probablement pour aborder au pays d’où l’on ne revient pas et où il trouvera enfin la vérité absolue ; l’une et l’autre hypothèse étant d’ailleurs acceptées par lui avec une indifférence sereine, sans arrêt de son labeur quotidien.

Il fixe notre prochain rendez-vous à Yasnaïa Polnaïa, il prononce une dernière parole de chaude sympathie pour la France, et, en m’éloignant, j’emporte ce qu’il a laissé d’inestimable à tous ceux qui se sont approchés de lui, à ceux-là même de ses disciples qui l’ont abandonné ensuite, une parcelle féconde d’énergie morale, le désir de réformer un état social dont le Christ n’eut pas voulu, par le seul moyen possible, en se réformant soi-même. Tolstoï a traduit ce désir en actes ; il n’est pas à craindre qu’il ait beaucoup d’imitateurs.

Quand je me souviens de lui, je le vois, par une belle nuit bleue pleine d’étoiles, debout sur la terrasse qui domine la mer où vogue, bercé par les flots, un divin clair de lune ; pensif, les deux mains passées à plat dans sa ceinture, sa tête rude et puissante, dont la physionomie indique mieux que des paroles le triomphe définitif du dieu sur la bête, inclinée sur sa large poitrine. Avec une sublime inconséquence, il réclame, pour les opprimés, pour les humbles, pour les ignorans, il réclame pour ceux-là, les seuls auxquels se révèle vraiment selon lui le Père de toute intelligence, la Liberté et les Lumières, dont la possession, telle qu’elle peut exister en ce monde, aurait vite fait de les éloigner de son idéal, en les rendant sur tous les points, orgueil compris, semblables aux autres hommes. Il rêve du royaume de Dieu établi sur la terre avec une espérance décroissante peut-être à mesure qu’un autre rêve lui vient plus distinct, celui d’une nouvelle base de vie… Cette base, c’est le service de Dieu, c’est l’accomplissement de sa volonté envers son essence qui est en chacun de nous, c’est l’aspiration vers une vie meilleure et supérieure, s’élevant toujours, affranchie de ses chaînes.

« Aspiration, dit Tolstoï, qui m’empoigne de plus en plus ; je sens qu’elle s’emparera de moi tout entier[2]… »

Ne semble-t-il pas que toutes les erreurs et toutes les chimères de détail s’abîment et s’effacent dans ce dernier acte de foi, comme des taches que l’œil ne discerne plus dans le resplendissant éclat du soleil ?


TH. BENTZON.


  1. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.
  2. Lettres traduites par Bienstock. Paris, 1902.