« La Transmission de la parole - Le phonographe, le microphone, l’aérophone » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Phe-bot (discussion | contributions)
m Zoé: split
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}
{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 28, 1878|[[Antoine Bréguet]]|La transmission de la parole}}
{{journal|[[Revue des Deux Mondes]] tome 28, 1878|[[Antoine Bréguet]]|La Transmission de la parole}}




<pages index="Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu" from=695 to=714 />
<pages index="Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu" from=695 to=714 />

----
<references/>
<references />

Version du 12 juillet 2014 à 19:24

Revue des Deux Mondes tome 28, 1878
Antoine Bréguet

La Transmission de la parole


LA
TRANSMISSION DE LA PAROLE

LE PHONOGRAPHE, LE MICROPHONE, L'AEROPHONE

Les travaux scientifiques du Nouveau Monde présentent ce caractère spécial de toujours viser un but pratique et immédiat. Semblable au touriste traditionnel des Alpes, l’homme de science aux États-Unis marche droit vers le sommet qu’il s’est promis d’atteindre. Les détails de la route ne l’intéressent pas ; il gravit la pente et ne regarde ni à droite ni à gauche. S’il arrive, il a fait une véritable conquête ; s’il ne réussit pas, comme il n’a rien vu en chemin, ses efforts ne profitent à personne. Cette tendance, qui se retrouve, quoiqu’à un moindre degré, en Angleterre, est en opposition directe avec celle des physiciens de notre vieux continent. Ceux-ci, la plupart du temps, ne fixent pas à leurs entreprises un terme bien déterminé, et la route la plus large, le chemin le plus court n’est pas toujours ce qui les séduit le plus. Ils préfèrent les sentiers les moins tracés, et ceux dont les détours sans fin leur dérobent le but à tout instant et les mettent continuellement aux prises avec des difficultés nouvelles. Ils sont d’avance, convaincus que tout travail suivi mène à coup sûr à un résultat. Ce résultat sera positif ou négatif, peu leur importe. Ils se sont imposé la tâche de collectionner des vérités, et les vérités, de quelque ordre qu’elles soient, profiteront toujours à la science. Si quelqu’un coordonne toutes ces abstractions et parvient à en tirer une application vraiment pratique, on ne l’appellera pas un savant, ce sera un inventeur. Les savans, si l’on donne à ce mot le sens qu’on lui prête en France, n’ont pas l’idée, ni même le désir, de faire une découverte qui puisse être d’une utilité générale et immédiate. Si par hasard ils se permettaient cette dérogation à leur ordre d’idées habituel, l’examen minutieux du premier phénomène qu’ils viendraient à rencontrer les attirerait en dehors de la route, et les absorberait souvent assez pour leur faire perdre de vue leur premier objectif. Rien ne leur échappe. Ils notent, commentent, publient les moindres circonstances et s’attachent à surprendre les lois les plus cachées et les plus modestes de la nature. Ce sont là des retards, soit. Mais ici aucun effort n’est stérile. Ceux qui voudront s’engager dans la même voie trouveront le chemin préparé, et pourront partir plus vite d’une limite moins reculée.

La cause déterminante de ces tendances opposées, chez les hommes de science des diverses nations, réside en partie dans la tradition, et beaucoup aussi dans les préjugés qui s’attachent à l’exploitation commerciale d’une découverte quelconque. Chez nous, si l’inventeur témoigne le plus profond respect pour le savant, celui-ci en retour ne professe pas, dans le fond de son cœur, une estime bien sincère à l’égard de l’inventeur. Depuis qu’il était disciple, le savant, même le moins rétribué, a toujours manifesté le dégoût le plus absolu pour ce qui touche à l’argent. Il lui semble honteux de chercher un bénéfice pécuniaire, un salaire, dans l’exploitation industrielle d’un principe qu’il a eu le bonheur de mettre au jour. Il livre généreusement ses idées à la foule, et se contente des récompenses toutes platoniques qu’il en peut retirer. De l’autre côté de la Manche, les manières de voir ne sont plus les mêmes, on trouve encore des savans, mais on rencontre aussi des savans inventeurs. Là, personne ne songe à reprocher à un homme d’accroître ses revenus par ses connaissances théoriques. Chaque Anglais est marchand, et ne peut mépriser celui qui exerce un commerce, quelle que soit la nature de ce commerce. La science n’est plus une noblesse, comme en France, comme en Allemagne ; c’est un état, un métier comme un autre.

Mais, ainsi que l’idée de noblesse implique d’une façon nécessaire celle d’une distinction entre concitoyens, les aspirations de l’homme de science tendent à marquer une séparation regrettable entre deux grandes classes de travailleurs. Si le savant mésestime le commerçant, celui-ci, soit par dépit, soit par une réaction instinctive, ne se sentira pas à son aise devant celui-là. Leurs rapports seront toujours empreints d’une certaine gêne qui, si elle n’empêche pas la science de profiter sincèrement d’une donnée industrielle, pourra faire que tel chef d’usine soit naturellement porté à affecter au moins peu de déférence pour les conceptions théoriques du savant. Le rôle de l’inventeur se trouve être justement de servir de trait d’union entre la science et l’industrie. Par son penchant à rechercher le côté pratique de toutes choses, l’inventeur saisit promptement ce qu’un principe en apparence abstrait peut receler de ressourcés précieuses. Aussitôt il se met à l’œuvre, aiguillonné par l’ambition bien légitime de produire au jour une création de son esprit, et aussi par l’espoir d’arriver à une découverte dont l’exploitation puisse lui amener la fortune. En résumé, le savant prépare le terrain et pose les premiers fondemens, l’inventeur conçoit l’édifice, et l’industriel l’exécute.

En Angleterre, où ces distinctions dans les classes laborieuses sont moins tranchées qu’en France, on trouve souvent alliées dans le même esprit les qualités objectives d’un administrateur et les vues subjectives de l’homme de science. Mais ces facultés ne se confondent pas ; les unes et les autres ont leurs heures. On peut voir, à Londres, quelques riches commerçans se livrer, dans les loisirs que leur laisse leur office, à des recherches de science pure. Nous pourrions citer des noms. Il n’est pas rare d’en rencontrer qui s’occupent d’astronomie avec passion, et qui possèdent de magnifiques instrumens d’observation.

Aux États-Unis, tout devient franchement un commerce. Si sur le continent nous avons trouvé des savans et en Angleterre des savans-inventeurs, dans le Nouveau Monde il n’y a guère que des inventeurs. Les traditions d’un peuple si jeune ne peuvent avoir de racines bien profondes, aussi ce qu’on pourrait appeler chez nous un noble préjugé n’a pas cours au-delà de l’Océan. L’idée de s’enrichir est. dans tous les esprits. Il serait malaisé d’ailleurs de modifier cette tendance, qui est la conséquence naturelle de la faiblesse de l’instruction supérieure. La science n’a pas cherché à s’ériger en aristocratie ; elle s’est épuisée dans la création d’un enseignement professionnel disproportionné. La méthode américaine est l’inverse de la nôtre. En France, en Allemagne, les écoles élémentaires sont des dépendances des grands centres d’enseignemens, elles s’échauffent aux rayons de ces derniers. Aux États-Unis, au contraire, c’est l’école qui doit arriver assez haut pour mériter le titre d’université. L’idée semble peu logique ; c’est demander à une source d’arroser un sol placé au-dessus d’elle. Il en résulte une absence complète de haute culture intellectuelle. On sait bien où il faut s’adresser pour apprendre à gagner sa vie et à la rendre plus confortable ; mais où enseigne-t-on à apprendre ? Nulle part. Les esprits les plus distingués sont fatalement conduits, et c’est un effet naturel de l’enseignement national, à considérer la vérité comme un moyen et non pas comme un but. Sauf un certain nombre de physiologistes dont les travaux présentent le caractère des recherches de science pure, on ne rencontre que des inventeurs ou des ingénieurs. Existe-t-il une loi de physique ou de mécanique dont la découverte soit due à un Américain ? C’est que, dans ce pays, les résultats spéculatifs, quelque intéressans qu’ils puissent être, ne touchent personne. On veut des machines capables de gagner du temps et par conséquent de l’argent ; mais l’on ne regarde pas aux moyens. L’invention est-elle, exploitable, on organise une compagnie, on construit une usine et on vend. Si les acheteurs affluent, l’inventeur est un grand homme ; dans le cas contraire, il n’en est plus question.


I

Thomas Edison est peut-être l’exemple le plus frappant de notre époque d’un physicien prodigieusement fécond qui n’ait jamais tenté de recherches abstraites. Doté d’un riche laboratoire d’études par la Western Union Telegraph company, la compagnie télégraphique la plus puissante des États-Unis, il est libre d’entreprendre, sous ces généreux auspices, les expériences les plus coûteuses. Sa subvention est pour ainsi dire illimitée ; il dispose donc de moyens matériels inconnus dans nos premières universités européennes. Et c’est à son seul mérite qu’il doit cette situation exceptionnelle.

Agé de trente et un ans à peine, Edison a déjà produit plus que ce qu’on eût été en droit d’attendre d’une réunion d’inventeurs de premier ordre. Sa découverte la plus récente, le phonographe, aurait largement suffi à illustrer son nom, si ses autres créations ne s’étaient déjà chargées de ce soin. Ce qui frappera certainement ceux qui nous suivront dans la présente étude, c’est que tout ce qui sort du laboratoire de Menlo-Park est en quelque sorte accompli. Comme Pallas sortit tout armée du cerveau de Jupiter, les appareils sortent tout conçus de la tête d’Edison. Graham Bell, qui n’est Américain que d’adoption, nous a fait assister à l’enfantement progressif de son téléphone, dans une communication adressée à la Telegraph Engineers society de Londres. Des tâtonnemens d’Edison, nous ne savons rien. Il n’a pas le loisir de s’attarder à faire le récit de ses labeurs.. Le temps qu’il y consacrerait serait du temps perdu. Et pouvons-nous affirmer avec certitude qu’il ait passé par de bien longues recherches ? Pour avoir parcouru tant de chemin déjà, à un âge si peu avancé, on doit posséder une jambe solide et ne pas faire souvent de faux pas. On concevrait avec peine comment il aurait pu imaginer le quadruplex telegraph, l’électro-motographe, le relais à résistance variable, la plume électrique, le téléphone à graphite, le thermoscope, le phonographe et plusieurs appareils télégraphiques imprimeurs, s’il avait dû s’arrêter longtemps à chacune de ces conceptions.

Les productions d’Edison présentent un caractère de simplicité et d’intuition prodigieux. Toutes ses données pourraient être comprises par le premier venu. Il est inventeur d’instinct ; il a en lui le don d’imaginer au moment voulu la disposition convenable et souvent définitive. Par-dessus tout, il a la foi. Combien est grand le nombre de savans qui n’auraient même pas tenté l’expérience du phonographe ou du téléphone, convaincus d’avance que le résultat en serait négatif 1 Edison et Bell ont eu le rare mérite d’avoir confiance, et l’expérience leur a donné raison de la manière la plus éclatante.

Nous avions annoncé, il y a déjà plus de six mois[1], qu’un appareil capable d’enregistrer les sons de la voix humaine était sur le point de faire son apparition. Cette prophétie, alors presque téméraire, s’est réalisée aujourd’hui. Plusieurs esprits distingués s’occupaient à la fois de trouver une solution de ce séduisant problème. C’est à l’Amérique que revient la gloire d’avoir présenté le premier phonographe, le seul encore pour le moment. Il est difficile de concevoir un appareil plus simple que celui d’Edison.

Personne n’ignore qu’une conversation peut s’entendre au travers d’un mur suffisamment mince. C’est que ce mur vibre sous l’influence de la voix par l’intermédiaire de l’air. Ces vibrations se communiquent dans la pièce voisine jusqu’aux oreilles des personnes qui s’y trouvent, et permettent à celles-ci d’écouter la conversation tenue de l’autre côté de la paroi. Le rythme plus ou moins compliqué des ébranlemens du mur est donc tout ce qui suffit pour provoquer sur le système auditif l’impression d’une phrase prononcée. Que ces ébranlemens soient produits par la voix directe, comme cela est le cas le plus ordinaire, ou qu’ils proviennent d’organes purement mécaniques, le résultat final sera toujours le même : on entendra le même discours. Plus mince est la cloison, plus élastique est sa matière, et plus courte est la distance qui la sépare de la personne qui parle, plus aussi sera grande l’amplitude de ses déplacemens. Ou se trouve ainsi amené, pour obtenir des déplacemens maxima, à se servir d’une petite membrane de métal de très faible épaisseur. Il faudra prendre, sur une surface mobile, l’empreinte des vibrations développées par la voix, et cette empreinte servira ensuite à en effectuer la reproduction artificielle. Voilà la méthode ; il reste à trouver la disposition pratique. L’idée simple d’Edison a été d’employer la surface d’une substance malléable, l’étain, à conserver la trace des va-et-vient d’un style solidaire de la membrane vibrante. Tant que la membrane est au repos, la pointe trace un sillon léger et uniforme sur la feuille d’étain. Aussitôt qu’on vient à parler, la plaque entre en vibration, et le lit du sillon se ride par suite des pénétrations variables du style dans l’étain. Veut-on faire répéter à l’appareil la phrase ainsi gravée ? Il suffira de replacer les choses comme au début de l’expérience d’inscription. On donnera à la surface malléable le même mouvement, de manière à obliger le style à parcourir de nouveau le même sillon. Mais cette fois il rencontrera sur sa route, et dans le même ordre, toutes les aspérités qu’il y a d’abord produites. Il devra donc se soulever devant chaque saillie et retomber dans chaque cavité, ce qui revient à dire qu’il sera animé d’oscillations identiques à celles que la, voix lui avait fait subir. La membrane solidaire du style sera, en fin de compte, amenée à vibrer comme si quelqu’un parlait contre sa surface inférieure. Nous savons que cette condition suffit et que l’oreille percevra les phrases correspondantes au tracé.

Pour la commodité des expériences, la feuille d’étain enveloppe la surface d’un cylindre dont l’axe est fileté et tourne entre deux supports fixes lui servant d’écrous. La membrane présente son style contre un point du cylindre, et lorsque celui-ci est mis en rotation soit à la main par une manivelle, soit par un rouage d’horlogerie, le sillon décrit sur la surface d’étain prend la forme d’une hélice à spires resserrées. Cette disposition permet d’enregistrer d’une manière continue un grand nombre de mots sur une feuille d’une étendue relativement faible.

A vrai dire, la manipulation du phonographe exige une certaine pratique, et, les premières fois qu’on cherche à faire parler l’instrument, il est nécessaire de s’armer d’une forte dose de persévérance pour n’aboutir souvent qu’ai de bien minces résultats. Les voix graves, un peu vibrantes, sont les plus favorables à une inscription facile, et si l’on prononce quelques paroles, très près de l’embouchure et sur le ton d’un commandement militaire, la réussite de l’expérience est presque assurée. Les syllabes dont le tracé se fait le plus profondément et dont la répétition est par conséquent la plus nette sont celles qui contiennent des R roulés. Parmi les voyelles, toutes ne s’inscrivent pas également bien. L’A et. VO donnent les, meilleurs effets, puis ensuite l’OU et l’E. Mais l’U et surtout l’I semblent en quelque sorte s’évanouir dans ce transvasement du son. Il importe pourtant de dire que ces observations ne peuvent être données comme des règles absolues ; il arrive souvent en effet que la répétition plus ou moins satisfaisante d’une voyelle dépend de la syllabe dont elle fait partie, et de la nature de la consonne qui la précède ou la suit. L’S est, parmi les consonnes, certainement celle qui réussit le moins à se graver sur la feuille d’étain ; mais, quoique absente, l’esprit la reconstitue presque : toujours, d’après le sens de la phrase, si bien qu’il est quelquefois difficile de se rendre compte de sa disparition. Mais M. P. Giffard a indiqué une expérience très simple pour mettre ce fait en évidence. On récite devant l’appareil le fameux vers d’Andromaque :

Pour qui sont ces serpens qui sifflent sur vos têtes ?


Puis on répète ce même vers une seconde fois, en ayant soin de ne prononcer aucun S. Lorsque le phonographe traduit à haute voix ces deux inscriptions différentes, il est impossible de les distinguer l’une de l’autre. Puisqu’on est certain que dans le second cas les S n’existent pas, on doit en conclure que dans le premier leur tracé ne s’est effectué que d’une manière tout à fait insensible.

C’est une impression vraiment saisissante que celle que l’on ressent la première fois que l’on entend parler le phonographe. Cette voix grêle, ce timbre légèrement métallique, ce ton nasillard, ce chant contourné de la phrase produit par un mouvement irrégulier du cylindre, — tout cela prête une vie étrange à ces organes mécaniques. Il semble qu’un esprit moqueur s’amuse à répéter en caricature tout ce qu’on vient de dire.

Dans la relation d’une visite à Menlo-Park, publiée par un journal de New-York, nous trouvons une liste au moins originale de toutes les applications possibles du phonographe. — C’est Edison qui parle : « Mon appareil, dit-il, peut être employé à apprendre la lecture aux enfans, et en général à enseigner sans le secours d’aucun maître une langue parlée quelconque. J’ai déjà cédé à une compagnie le privilège de ce genre d’application. Les phonographes que l’on destine ainsi à suppléer les instituteurs ont reçu préalablement sur une feuille métallique les tracés correspondant à toutes les voyelles, toutes les diphtongues et toutes les consonnes. Lorsque l’écolier veut entendre comment se prononce une lettre de l’alphabet, la lettre A par exemple, il presse un bouton sur lequel l’image de cette lettre est figurée, et l’appareil prononce aussitôt le son à Si Stanley, ajoute Edison, avait pu emporter un phonographe dans ses bagages, il nous aurait présenté à son retour la collection des divers dialectes de l’Afrique, centrale. Chaque fois qu’il se serait trouvé en présence d’une ; peuplade nouvelle, il lui eût été facile de faire parler un ou plusieurs individus contre la membrane, et de conserver ainsi chacune de leurs syllabes pour toujours. » — Il est incontestable que même à l’aide du phonographe actuel, qui ne présente pas la perfection à laquelle il atteindra certainement, bien des questions de linguistique encore obscures seraient éclaircies, si ce merveilleux appareil eût existé depuis plusieurs siècles. Nous saurions par exemple de quelle manière les Romains prononçaient leur langue, si dominus se disait dominous. On voit que la phonographie mérite de prendre une place importante dans les études qui touchent à l’ethnographie, à l’histoire. C’est un précieux complément de la photographie. L’une parle aux yeux, l’autre à l’oreille, et avec les mêmes garanties de fidélité scrupuleuse.

Mais voici d’autres applications qui peuvent nous paraître, à nous qui ne sommes pas Américains, quelque peu prématurées. Écoutons l’inventeur : « Un maître dans l’art de la diction lira un roman de Dickens devant l’embouchure de mon phonographe, et donnera à chaque phrase, à chaque mot sa juste intonation. Au besoin, pour l’inscription d’un dialogue, un homme sera employé à donner les répliques d’un homme, une femme donnera celles d’une femme, et un enfant celles d’un enfant. Le volume entier pourra n’occuper qu’une surface d’étain de dix pouces carrés. Un procédé galvano-plastique, facile à concevoir, servira à reproduire des milliers d’exemplaires de ladite feuille, et cela avec l’exactitude la plus absolue. Chacun de ces tirages deviendra un véritable lecteur automatique. Il se fonde actuellement à New-York une société pour l’exploitation de ce nouveau genre de librairie. » — Il est curieux de se représenter une famille rassemblée le soir autour d’un phonographe-lecteur. Une servante tourne la manivelle qui met en mouvement le cylindre, et père, mère, enfans, écoutent d’un air recueilli. Aux endroits palpitans tous sont suspendus (j’allais dire : aux lèvres) à l’embouchure de l’instrument. C’est vraiment à ôter toute envie d’apprendre à lire. Lorsqu’on songe que l’Amérique est un pays où s’importent par centaines des pianos mécaniques, ce tableau peut après tout devenir sous peu une réalité. Mais les pianos mécaniques eux-mêmes sont battus en brèche par le phonographe : « Mon instrument, dit toujours Edison, répétera les romances de la Patti et de Kellog. On pourra donc se donner le plaisir d’entendre l’opéra sans sortir de chez soi. » Ce n’est pas aux spectateurs seuls qu’Edison propose l’usage de son phonographe ; les compositeurs eux-mêmes ne pourront s’en passer. Trop souvent le temps seul de noter un motif musical qui leur traverse l’esprit suffit à le leur faire sortir de la mémoire. Mais, s’ils ont sous la main un phonographe, ils ne courent plus le même danger, puisqu’ils pourront facilement dire ce motif à l’appareil, et le fixer ainsi d’une manière durable. On sait que la hauteur d’une note dépend seulement du nombre plus ou moins considérable de ses vibrations par seconde. Il est facile de mettre à profit cette loi physique pour obtenir du phonographe la transposition d’une phrase musicale dans un ton quelconque. Il suffira en effet de donner au cylindre un mouvement de rotation rapide pour faire passer un grand nombre d’aspérités devant le style dans un temps donné. Au contraire une rotation lente n’ébranlera la membrane qu’à des intervalles de temps relativement espacés. Dans le premier cas, les notes fournies par l’instrument seront hautes, et dans le second cas elles seront plutôt graves. Ces considérations servent à expliquer une expérience élégante et facile à réaliser : que l’on fasse chanter une romance dans l’appareil par une voix de basse ou de baryton ; puis, lorsque c’est au tour du phonographe à répéter la romance, que l’on donne une grande vitesse de rotation au cylindre : la voix de basse se sera transformée en voix de soprano. Inversement, une voix de femme peut devenir une voix d’homme par l’expérience contraire, si l’on donne à la feuille d’étain un déplacement plus rapide pendant l’inscription que pendant la répétition. Nous voyons par là qu’un phonographe sur lequel l’accompagnement d’un chant serait gravé pourrait servir à accompagner un chanteur dans le ton qui s’adapterait le mieux à sa voix. Mais ce n’est pas tout. « Le phonographe, dit encore Edison, est capable de fournir de l’inspiration à un compositeur fatigué. Sans se donner aucune peine, sans chercher à se mettre en frais d’imagination, celui-ci chantera des airs connus devant l’embouchure de l’appareil. Puis il fera tourner le cylindre au rebours de l’ordinaire. A coup sûr, il entendra du nouveau. L’envers de certaines broderies présente quelquefois des motifs d’ornementation auxquels l’endroit n’aurait pas fait songer ; si quelqu’un regarde l’envers de toute la musique déjà connue, il se trouvera peut-être là des sujets de développement, peut-être même des sujets tout développés. » C’est l’invention de la musique à deux fins ! Bien d’autres applications moins fantaisistes que les précédentes pourraient s’imaginer facilement ; mais il faudrait peut-être attendre les nouveaux perfectionnemens que l’ingénieux inventeur ne peut manquer d’ajouter à sa découverte pour s’abandonner à des rêves aussi séduisans. Tel qu’il est, le phonographe pourrait incontestablement servir à faire prononcer quelques phrases aux jouets d’enfant, à faire dire l’heure aux pendules qui jusqu’ici n’ont pu que la sonner ; mais il faut se borner là jusqu’à nouvel ordre.

A la première nouvelle de l’apparition du phonographe, bien des esprits avaient songé à le substituer aux sténographes des assemblées. Malheureusement la nécessité où l’on se trouve d’appliquer les lèvres contre la membrane pour obtenir le gaufrage de la surface d’étain rend cette application impossible dans l’état présent des choses. Mais nous verrons par la suite qu’il ne faut pas trop se presser d’abandonner cette ingénieuse idée. Grâce à la combinaison du phonographe et de deux appareils que nous décrirons plus loin, le phonosténographe est dans l’ordre des probabilités. Et de combien d’applications intéressantes celle-ci pourrait-elle devenir la source ! Un interrogatoire criminel ainsi phonographié, si ce néologisme nous est permis, mettrait le prévenu dans l’impuissance de se dédire, puisque c’est le son même de sa voix qu’on lui ferait entendre. Les dernières volontés d’un malade impotent acquerraient une autorité bien supérieure à celle que l’acte le plus paraphé est capable de leur donner.

II.

Il n’est pas rare de voir l’idée la plus originale et en apparence la plus inattendue éclore presque en même temps chez un grand nombre de personnes. Il semble parfois qu’on se soit donné le mot pour aboutir à une même création, que cette création soit d’ordre littéraire ou d’ordre scientifique. Il est fort probable que, par l’association naturelle des idées, on se trouve conduit accidentellement à suivre des directions convergentes. Sans qu’on s’en doute et le plus innocemment du monde, on peut ainsi se rencontrer sur le même terrain. Il n’est pas facile de remonter le cours des pensées. Celui qui regarde en arrière est dans l’impossibilité de se reconnaître dans le dédale inextricable qui s’offre à ses regards. A notre époque, les communications fréquentes et rapides mettent sans cesse les mêmes mémoires, les mêmes publications sous les yeux des personnes intéressées à les compulser. Il n’est pas d’idée spontanée ; une idée succède toujours à une autre. Il ne faut donc pas s’étonner outre mesure si deux hommes, séparés par une distance considérable, sont frappés à la fois du même détail, à leur insu bien souvent. Nous ne pourrions expliquer autrement que, depuis une année à peine, un certain nombre de physiciens aient dirigé séparément leurs efforts sur le problème de l’inscription de la parole, alors qu’il n’y a pas deux ans personne n’y songeait.

Le même fait s’est produit au sujet du téléphone articulant. Graham Bell, Elisha Gray, C. Varley, Edison, se sont tous occupés, et par ides moyens très différens de transmettre électriquement la voix à distance. Bell, qui dans ce steeple-chase avait été le premier arrivant, ne s’était aucunement servi de piles. Il restait donc une nouvelle direction à explorer ; Th. Edison s’y engagea aussitôt, armé de toutes les ressources de sa puissante imagination ; Au mois de janvier, nous disions ici même : « Si le problème de la téléphonie était résolu avec des courans de pile, l’intensité de la voix pourrait être bien supérieure à celle que permettent d’obtenir les courans induits. En effet une pile est un réservoir de travail électrique aussi énergique qu’on le désire, et il suffit d’ouvrir une porte d’accès à cette force pour la mettre en jeu. Dans le téléphone de Bell, la personne qui parle est l’analogue d’un manœuvre qui ferait, par ses propres forces, avancer un véhicule ; dans un téléphone qui fonctionnerait à l’aide de la pile, cette personne serait l’analogue du mécanicien qui, sur une locomotive, n’a qu’à faire l’effort nécessaire à l’ouverture d’une valve pour permettre à la vapeur toujours prête d’actionner le piston. »

Nous aurons plusieurs fois, dans le cours de cette étude, l’occasion d’invoquer le même principe général. C’est sur lui que repose justement le téléphone que nous allons décrire. Edison avait reconnu à plusieurs variétés de carbone la propriété suivante : lorsqu’on les soumet aux changemens de pression les plus légers, la résistance qu’elles opposent au passage du courant électrique subit des modifications très notables. Cela s’explique aisément. Les substances en question, c’est-à-dire le charbon de cornue, le graphite ou plombagine, ne conduisent que médiocrement l’électricité. Un métal bon conducteur, placé contre un morceau de graphite, ne sera en contact avec lui que par quelques points, ou pour mieux dire par quelques surfaces très petites. Mais on conçoit qu’à mesure que le métal et le graphite sont pressés l’un sur l’autre avec plus de force, le contact est rendu plus intime. Les surfaces par lesquelles il s’opère seront agrandies, absolument comme une balle élastique posée sur une table peut toucher celle-ci par un point ou par une surface de quelque étendue, suivant la pression à laquelle elle est soumise. Il s’ensuit que le courant qui ne trouve de passage qu’au travers des surfaces de contact éprouve plus de facilité à s’écouler lorsque ces surfaces sont élargies, et plus de peine à les traverser lorsqu’elles sont rétrécies. C’est ce qu’on exprime en disant que l’intensité du courant varie dans le même sens que la pression exercée sur le carbone, ou que la résistance du circuit varie dans le sens contraire. Cette propriété, on le voit par les raisons que nous venons de développer, n’est pas particulière au graphite ou au charbon de cornue ; c’est une propriété générale, applicable à tous les corps. Mais on ne pourrait Cependant pas la mettre toujours en évidence. Pour nous faire comprendre, supposons un cas limite, celui où les deux substances en contact seraient parfaitement conductrices de l’électricité ; Il est clair que le courant, qui n’aurait alors aucune résistance à vaincre pour franchir la surface de contact la plus faible, ne serait pas plus favorisé par l’extension de cette même surface ; son intensité est la plus grande possible, on ne peut donc l’accroître, de quelque façon qu’on s’y prenne. Mais les conditions sont tout autres si nous nous adressons à des corps mauvais conducteurs. Ce sont eux qui fourniront à compressions égales les plus grandes variations dans la résistance du contact, ou dans l’intensité du courant, ce qui revient au même.

Edison a fait de cette découverte les plus ingénieuses applications, dont la première a été son téléphone articulant. Un disque de plombagine et une membrane téléphonique ordinaire sont appliqués l’un contre l’autre et traversés par le courant d’une pile. Les paroles prononcées devant la membrane la feront entrer en vibration, et elle comprimera le graphite d’une manière correspondante. Si le circuit de la pile se ferme par la bobine d’un téléphone Bell, situé à une distance quelconque, la plaque de fer doux de ce dernier sera amenée à vibrer par suite de l’influence des variations de l’intensité du courant sur son barreau aimanté. Les sons émis dans le transmetteur d’Edison seront donc reproduits au loin par le récepteur de Bell.

Afin de se dégager des brevets de Graham Bell, Edison avait d’abord combiné un récepteur téléphonique d’une grande originalité, reposant sur le principe de son électro-motographe : lorsqu’une tige métallique frotte par sa pointe émoussée sur la surface d’une bande de papier mobile maintenue humide, la force d’entraînement de la tige, due au mouvement, change de valeur si le plus faible courant électrique vient à passer du métal au papier. Le crayon frotteur, appuyé sur un ressort antagoniste, résistait au mouvement que lui communiquait la bande humide et s’arrêtait dans une position normale d’équilibre ; mais les courans variables envoyés par le transmetteur à graphite venant à diminuer la force d’entraînement du papier d’une quantité correspondante à leurs variations mêmes, le crayon sollicité par le ressort n’était plus soumis aux mêmes forces : il se déplaçait, sans cesse à la recherche d’une nouvelle position d’équilibre. En définitive, le style métallique vibrait comme l’appareil d’envoi. Il était relié, par le moyen d’un fil, au centre d’une membrane de parchemin, et c’était celle-ci qui se chargeait d’ébranler l’air qui l’entourait, de façon à faire entendre les phrases prononcées à la première station.

Pourquoi ce dispositif de réception n’a-t-il pas prévalu ? Nous l’ignorons. Toujours est-il que c’est d’un téléphone Bell que l’on se sert pour recevoir les sons d’un transmetteur à graphite. Peut-être la difficulté de réglage, de manipulation, l’incommodité de maintenir une bande mobile dans un état convenable d’humidité, ont-elles empêché cet appareil d’entrer dans la pratique, et ne compensaient-elles pas suffisamment les avantages qu’on en pouvait retirer d’autre part ? — Mais, si nous avons quelque peu insisté sur l’électro-motographe, c’est pour avoir l’occasion de montrer un exemple du peu de curiosité de son inventeur, quant aux moyens. Cette singulière propriété du courant de modifier un coefficient de frottement, Edison ne l’explique pas. Il n’a pas même cherché à l’expliquer. C’est un fait, il l’a reconnu, il l’applique. Voilà l’homme !

Edison pensait, à l’aide de son transmetteur, pouvoir obtenir une plus grande intensité de la voix dans les récepteurs. Son espérance était fondée sur ce qu’il employait une énergie extérieure, celle de la pile. La voix, au lieu d’être la seule force motrice du système, servait seulement à régler l’échappement du courant électrique. Il pouvait donc croire que, puisqu’il était maître de se servir d’une pile aussi forte qu’il le voudrait, il était en mesure d’obtenir des effets d’une intensité correspondante. De fait, l’expérience lui a presque donné tort. Un réglage minutieux peut bien à la vérité amener un très bon fonctionnement de l’appareil pendant de courts instans, mais jamais d’une manière durable. — Ce qui pourra consoler Edison de son échec en téléphonie, c’est de n’avoir pas été le seul à n’obtenir que des résultats négatifs, quant à l’amplification de la voix transmise. On peut dire que depuis l’apparition du téléphone de Bell, il n’est peut-être pas un physicien qui n’ait au moins songé à le perfectionner comme récepteur. Tout le monde a échoué pour ce qui touche à l’articulation. Le téléphone Bell est encore aujourd’hui ce qu’il était à ses débuts, c’est-à-dire le meilleur des porte-voix électriques.

Mais le principe qui avait servi à Edison à réaliser son téléphone a été une source précieuse de productions nouvelles du plus grand intérêt et tout à fait en dehors de la téléphonie proprement dite. Si contre la membrane du transmetteur à graphite nous appliquons l’extrémité d’un crayon de substance quelconque dont l’autre extrémité vient buter contre un obstacle fixe, le moindre allongement du crayon va presser la membrane contre le graphite et par là augmenter l’intensité du courant dans le circuit. Nous aurons réalisé ainsi le plus délicat des thermoscopes. Un galvanomètre de précision témoignera par les déplacemens de son aiguille des plus faibles dilatations de la substance à étudier. La chaleur de la main, approchée seulement à quelque distance de la tige, causera une déviation très notable de l’aiguille.

Nous pouvons remplacer la tige par une substance capable de changer de forme ou de longueur sous l’influence de l’humidité. Une corde à boyau, un fragment de gélatine remplira ces conditions. Le galvanomètre nous montrera alors si la corde ou la gélatine absorbe ou dégage de la vapeur d’eau, c’est-à-dire si l’atmosphère ambiante est saturée ou non d’humidité. Nous aurons construit l’hygromètre d’Edison.

Rien n’empêche de disposer les choses de façon à faire agir la pression atmosphérique sur l’une des faces de la membrane, en ayant soin de soustraire l’autre face à son action ; nous serons en possession du plus sensible des baromètres.

Toutefois ces appareils, il importe d’en faire la remarque, ne sont capables d’accuser que de petites variations de température, d’humidité, de pression. Leur échelle est extrêmement limitée ; mais entre ces limites restreintes, leur sensibilité est pour ainsi dire indéfinie. Chacun d’eux est le complément du thermomètre, de l’hygromètre, du baromètre ordinaire. Ces derniers donneront les variations grossières, et l’appareil à graphite correspondant indiquera les nuances de ces variations.

Les volumes occupés par le même poids d’un sel à l’état de cristaux et liquide, à l’état de fusion, ne sont généralement pas les mêmes. On pourra suivre ces changemens de volume au galvanomètre, si l’on emprisonne le sel dans un vase clos dont une paroi sera constituée par la membrane des appareils précédens.

Les variations de température, de pression, de volume pendant la cristallisation, peuvent, dans certains cas, être brusques et procéder par soubresauts. L’adjonction d’un téléphone Bell au circuit permettra alors à l’oreille de les apprécier. C’est ainsi qu’Edison a pu dire qu’il est possible d’entendre un corps s’échauffer ou se comprimer, et même un sel cristalliser. Entendra-t-on l’herbe pousser, ce qui jusqu’ici semblait réservé aux héros des contes de nourrices ? Dans l’ordre d’idées où Edison se place, il est certain qu’on ne peut dire non.

Il me reste, pour épuiser les applications du genre de celles qui précèdent, à dire. quelques mots d’un appareil qui a, depuis peu, passablement occupé le monde savant. Je veux parler du microphone de Hughes. Le microphone est proche parent du téléphone à graphite. Une discussion des plus vives est d’ailleurs engagée entre les deux physiciens. Edison accuse de plagiat et d’abus de confiance l’inventeur du microphone ; Celui-ci s’en défend comme de juste et se plaint de la mauvaise foi de son adversaire. Nous n’apportons aucune idée préconçue dans ce regrettable conflit, mais nous nous croyons en droit de dire que, dans son essence, l’appareil de M. Hughes diffère bien peu de ceux que nous venons de passer en revue. — Au lieu d’une membrane métallique pressant sur un disque de plombagine, M. Hughes dispose un crayon de charbon de cornue à la façon d’un axe vertical mal ajusté dans ses supports extrêmes. C’est une sorte de château branlant. Les supports, de la même substance que le crayon, sont encastrés dans une planchette de sapin toute disposée à vibrer sous l’influence de la moindre agitation de l’air qui l’entoure. Il suffira donc de parler devant celle-ci pour causer des variations dans le contact du crayon mobile et de ses supports. Plaçons le système dans le circuit d’une pile, en même temps qu’un téléphone de Bell, et ce dernier nous fera entendre les discours tenus devant la planchette. Ici, ce n’est plus une pression variable exercée sur le graphite, mais un contact variable qui s’opère entre deux fragmens de carbone. Sont-ce bien là deux principes différens qui se trouvent en jeu ? Un contact ne peut-il être facilement regardé comme une compression légère ? Nous le pensons, et M. Hughes, qui n’a pas voulu breveter sa disposition, n’est probablement pas loin de partager notre avis.

Le microphone renforce-t-il la voix ? Réalise-t-il la solution tant cherchée depuis plusieurs mois ? flous ne devons pas hésiter à répondre négativement. — Mais renforce-t-il les bruits ? Permet-il, comme on l’a dit, de compter les pas des insectes les plus légers et d’entendre le tic-tac d’une montre comme des coups de marteau frappés sur une enclume ? — Cela dépend du sens que l’on attache au mot renforcement. — Si une explosion de mine ébranle une masse d’air assez grande pour briser des vitres à une lieue à la ronde, une personne placée près des fenêtres endommagées sera, sans aucun doute, bien plus assourdie par la chute des morceaux de verre que par l’explosion elle-même ; mais pourra-t-on prétendre que l’accident local du bris des vitres a renforcé le bruit de l’explosion ? Non certainement. Sans la détonation, les carreaux seraient restés intacts, soit ; mais tout ce que l’on pourra dire c’est que le premier bruit a été la cause du second, rien de plus. C’est ce qui a lieu dans le microphone. Chacun de tic-tac d’une montre ou chaque pas d’une mouche placée contre la planche de sapin produit une perturbation désordonnée dans le contact des pièces de carbone. L’intensité du courant subit par là de profonds et subits changemens qui se traduisent dans le téléphone récepteur par des bruits relativement considérables.

Toutes les actions qui tendent à modifier soit le contact, soit la pression réciproque de deux médiocres conducteurs de l’électricité ne peuvent évidemment s’utiliser que dans le cas où les déplacemens qui les produisent sont excessivement petits. A la seule condition de se borner à de tels déplacemens, les effets seront, proportionnels aux causes. Il est donc essentiel de ne pas parler avec violence auprès d’un microphone si l’on veut que celui-ci transmette un discours d’une manière intelligible. Toute exclamation trop forte, toute consonne lancée brusquement détruit la continuité des variations du courant et ne fait parvenir dans le récepteur qu’un son dépourvu de tout caractère. Afin d’éviter les accidens de cette nature, il convient de se placer à une certaine distance de l’appareil. La couche d’air ainsi interposée entre la planche vibrante et la personne qui parle amortira la vivacité des syllabes trop sèches et rendra possible leur transmission régulière. Cet inconvénient n’existe qu’en apparence, et constitue même, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le principal mérite de la disposition signalée par M. Hughes. Le téléphone Bell, le transmetteur d’Edison, doivent en effet être portés près des lèvres, si l’on veut s’en servir pour l’expédition d’une dépêche orale. Comme nous l’avons dit, on peut être séparé du microphone par une distance de plusieurs mètres. Sans se déranger, on s’adressera à la planche de sapin comme on se tourne vers un interlocuteur ordinaire. Jusqu’à présent, le microphone réalise donc le premier appareil capable de recueillir et de transmettre une véritable conversation tenue entre un nombre quelconque de personnes, sans nécessiter la moindre intervention technique de leur part. Il importe cependant d’ajouter que, pour atteindre ce résultat, il est indispensable d’isoler soigneusement l’appareil de toute trépidation extérieure. Une porte brusquement ouverte, une voiture passant sous les fenêtres de la chambre où l’on expérimente, causent un violent désordre dans l’économie des contacts du carbone, et ne font produire au récepteur que les bruits les plus incohérens. Une pendule placée sur la même table que le microphone rendrait difficile la transmission de la parole. Mais ces troubles se font bien moins sentir si l’on a soin de faire reposer l’instrument sur un tapis de feutre, ou, mieux, sur un coussin de plumes. Ce tapis, ce coussin feront fonction d’écrans. Ils empêcheront les vibrations qui viennent du dehors d’exercer leur influence sur la planchette autrement que par l’entremise de l’air, et cette condition suffit pour obtenir un fonctionnement très passable de l’appareil du professeur Hughes.

Si le téléphone Bell avait assez de puissance pour graver sur une feuille d’étain les discours qui lui viennent du microphone, nous pourrions dès maintenant nous occuper de construire de vrais sténographes automatiques. Malheureusement ce n’est pas le cas ; et pour arrivera donner la force nécessaire à la membrane réceptrice, c’est encore à une nouvelle conception d’Edison que nous devons avoir recours.

III

L’idée logique de n’exiger de la voix que le rôle secondaire de dispensateur de force au lieu de la prendre comme unique source d’énergie avait déjà été mise à contribution par le physicien de New-Jersey. C’est la même idée qui domine l’appareil dont il nous reste à nous occuper. Je ne crois pas que jusqu’ici l’aérophone ait jamais été produit en public ; aussi son existence, si merveilleuses sont les applications qu’on en pourrait espérer, ne peut-elle rencontrer quelque crédit que grâce au nom de son auteur. L’aérophone doit permettre, lorsqu’il aura reçu ses derniers perfectionnemens, d’amplifier tellement les sons qui lui seront confiés qu’il deviendra possible de les entendre à plusieurs kilomètres de distance, et cela directement, sans autre secours que celui de l’oreille. Les compatriotes de l’inventeur, qui saisissent si promptement le côté exploitable, la valeur commerciale d’une donnée scientifique, nous font entrevoir déjà un paysage des plus fantastiques où les sons du nouvel appareil se croisent dans tous les sens : les locomotives ont abandonné le sifflet à vapeur, le mécanicien parle simplement devant l’aérophone, et chacune de ses syllabes est lancée à toute volée dans les airs avec assez de force pour être distinguée à plus d’une lieue à la ronde. — Les phares sont pourvus d’instrumens semblables. Les navires en vue de la côte pourront recevoir, plus facilement que par des jeux de lumières, toutes les indications géographiques et météorologiques qui les intéressent à un si haut degré. — Un discours peut être prononcé devant l’assemblée la plus nombreuse. — Un officier peut commander sans estafettes, et avec l’unique secours de sa voix, jusqu’à des millions d’hommes, et gagner ainsi un temps précieux dans l’exécution des mouvemens stratégiques.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter les exagérations d’un pareil tableau ; mais nous voulons établir que, du moins en principe, l’accomplissement à venir de ces prodiges ne constitue pas une impossibilité absolue. Pour, notre part, nous n’oserions certes affirmer que de telles espérances soient faites pour demeurer éternellement dans le domaine de la fantaisie.

Lorsqu’un tuyau d’orgue fait entendre une note, c’est qu’il fournit par seconde un nombre déterminé d’expulsions d’air. Si la masse d’air chaque fois mise en mouvement est considérable, le milieu qui l’environne est ébranlé avec plus de force, et devient capable de propager ses ondes à une plus grande distance. C’est ainsi que les gaz de la poudre qui prennent naissance dans l’âme d’un canon causent un bruit des plus violens qu’on connaisse. Leur masse est incomparablement supérieure à celle de l’air contenu dans un soufflet d’orgue ; s’ils occupent moins de volume, au début de leur action sur le projectile, c’est qu’ils se trouvent à ce moment soumis à une pression énorme. Nous sommes donc amenés à concevoir que l’intensité d’un son dépende de la quantité de l’air déplacé, ou, ce qui revient au même, de sa pression.

Supposons que la valve qui règle l’échappement de l’air, qui détermine le nombre de ses expulsions par seconde, soit animée de mouvemens complexes semblables à ceux qu’exécute une membrane de téléphone sous l’influence de la voix, ce ne sera pas une note que fera entendre l’appareil, mais bien des paroles. Il nous est facile de soumettre un gaz à une pression aussi forte que nous le voulons. Nous sommes donc maîtres d’accroître pour ainsi dire sans limites l’intensité de nos discours.

C’est de l’étude de cet étonnant problème que s’occupe aujourd’hui Thomas Edison. Si nous en croyons des personnes qui le touchent de près, ses premiers essais ont été des plus satisfaisans, et nous savons que les progrès vont vite dans le laboratoire de Menlo-Park.

Le phonographe, le microphone et l’aérophone constituent une sorte de trinité. La combinaison de ces trois merveilles peut donner lieu aux applications les plus inattendues. En particulier, l’aérophone réussira peut-être à renforcer les sons issus du microphone ; la membrane d’un récepteur Bell pourra puiser en lui assez de force pour graver ses déplacemens sur un phonographe. Ainsi se trouverait résolu le séduisant problème de la sténographie mécanique à distance.

Si nous voulions épuiser la série de toutes les idées originales qui ont été enfantées dans le cerveau d’Edison, nous sortirions des limites que nous nous sommes fixées. Un volume suffirait à peine. Sans compter de nombreux spécimens de télégraphes imprimeurs, il nous resterait à parler de la plume électrique au moyen de laquelle le scribe le plus inexpérimenté peut écrire une lettre qui lui servira de cliché pour en effectuer de nombreuses reproductions ; nous devrions aussi décrire le quadruplex system qui permet à deux dépêches de traverser le même fil télégraphique pendant que deux autres dépêches le parcourent dans le sens opposé.

Lorsqu’on y réfléchit, il semble que c’est bien aux États-Unis qu’on devait s’attendre à rencontrer le type le plus accompli de l’inventeur. Là en effet la pensée ne s’égare pas dans le monde des rêves. On cherche le positif. L’imagination la plus fantaisiste ne se permettrait pas de s’élancer en dehors du terrain des possibilités. Si une grande intelligence et surtout un esprit profondément juste se doublent du caractère pratiquer que chacun s’accorde à reconnaître aux Yankees, comment le problème le plus impénétrable pourrait-il tenir sa solution cachée, — si tant est qu’il soit soluble ? — Le propre de l’inventeur est en effet de voir juste, afin de ne pas gaspiller un temps précieux à la recherche de solutions impossibles ; de voir simple, afin de ne pas s’égarer dans la multiplicité et dans la complication des méthodes, et de voir vite, afin de ne pas se fatiguer l’esprit trop longtemps à des détails d’expérience et ne pas perdre ainsi la vue d’ensemble si nécessaire à l’accomplissement d’une œuvre quelconque.

Supposons pour un instant que ce soit à un savant français que fût arrivé le bonheur de réaliser le phonographe. Eût-il agi, par la suite, comme l’a fait Edison ? Eût-il si promptement résolu le problème, et surtout, une fois résolu, l’eût-il abandonné si vite pour un autre ? La chose n’est pas probable. La première feuille d’étain détachée du cylindre, et portant les impressions si frappantes du style vibrant, serait devenue pour notre compatriote la source des études les plus intéressantes et les plus faites pour séduire un esprit curieux. Le gaufrage du papier malléable présenté au regard des formes générales dont le microscope même le plus puissant est incapable de préciser toutes les nuances. Mais plus la question offrira de difficultés, plus grands seront les efforts à déployer, plus aussi sera grand le désir de percer ce mystère. Il s’agira de découvrir le secret des inscriptions et de savoir ce qui distingue une voyelle d’une autre, en quoi consiste une consonne !… Mais qu’est-ce que pourrait être le résultat d’une pareille recherché ? quelle application immédiate pourrait-on en retirer ? A coup sûr il n’y aurait pas là matière à brevet ; mais alors quelle est la récompense des peines ? quel est le prix de tant de patience ? — Aussi Edison ne s’est-il pas risqué dans une semblable impasse ! Il a beau appeler le phonographe son enfant préféré ; après l’avoir mis au monde, il l’abandonne à son sort et le laisse se tirer d’affaire lui-même. Que d’autres réussissent à l’amener à la dernière perfection, ils ne pourront jamais s’approprier la découverte fondamentale, puisqu’elle est brevetée sous toutes ses formes. On le voit, cet enfant possède un état civil en règle. Au moment voulu, son père pourra toujours le réclamer, du moins tant que durera la garantie de ses patentes. Après, le fils préféré se trouvera émancipé ; mais Edison, qui en aura alors enfanté un autre, selon toute probabilité, reportera toutes ses préférences sur le dernier né.

Ce que nous venons de dire du phonographe, nous poumons le redire de l’électro-motographe. Le mystérieux principe qui préside à son fonctionnement a certes de quoi intriguer tout physicien. Peut-être même son explication présenterait-elle moins de difficultés à rechercher que les caractères qui spécifient chacun des tracés phonographiques. Il est possible en effet qu’elle puisse se rattacher sans trop de peine aux phénomènes électro-capillaires. Mais qu’importé tout cela à Edison ?

Heureux hommes que ceux qui peuvent arriver aux termes de leurs désirs, aux réalisations d’espérances longtemps caressées ! Cette joie n’est pas réservée au philosophe, au véritable savant ! Celui-ci n’a jamais terminé son œuvre parce que son œuvre est infinie. De même qu’un chef d’état n’est jamais en droit de dire : « J’ai donné une impulsion définitive aux rouages de mon gouvernement. Désormais tout marchera éternellement dans la bonne voie sans rencontrer d’obstacle ; aucune direction n’est plus nécessaire, » de même un savant ne pourra jamais dire : « La science ne contient plus rien d’obscur. J’ai maintenant tout expliqué, ma tâche est accomplie. » Mais l’inventeur, lorsqu’il a réalisé chacune de ses conceptions, a chaque fois terminé son œuvre. Semblable en cela aux artistes, le nombre de ses productions ne dépendra que de sa volonté, de son imagination et de la promptitude de ses procédés. Il pourra de la sorte, dans le cours de son existence, donner à ses contemporains d’éclatans sujets d’admiration. C’est pourquoi, inventeurs, artistes, arrivent tant de fois à la renommée de leur vivant. Ils entendent leur nom prononcé par toutes les bouches… Le philosophe ne connaît pas cette jouissance ; il ne songe même pas à la rechercher. Pour lui la gloire est trop souvent posthume. C’est quand il n’est plus qu’on sait reconnaître le prix de ses travaux. C’est que la vérité, dont il recherche sans relâche toutes les pistes, s’ingénie à prendre les formes les plus variées pour lui échapper. Chaque fois qu’il déchire le voile qui semble la dérober à ses regards, il n’aperçoit qu’un horizon couvert de vapeurs épaisses et dont les dernières limites sont toujours dissimulées. Ce que vise l’inventeur est tangible, est matériel ; ce que vise le philosophe est dans l’esprit. L’inventeur possède un but ; le savant poursuit un idéal.


ANTOINE BREGUET.

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.