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TROISIÈME PARTIE[1].


IX. — LÉGENDES ET TRADITIONS POPULAIRES DE LA PROVINCE.


Aussi bien que l’histoire proprement dite, les légendes et les coutumes, l’industrie et l’agriculture, la littérature et les arts révèlent un peuple : par des anneaux imperceptibles, ils se rattachent les uns aux autres, se servent de cause et d’effet, et, à son tour, la nature morte sert de commentaire à la nature vivante, la structure physique d’un pays aide à faire comprendre sa structure morale. Partout les habitans de la montagne sont autres que ceux de la plaine, les citadins se distinguent des cultivateurs, et la centralisation n’a pas encore effacé les nuances qui, à l’infini, nous diversifient de province à province, de région à région. Ainsi un homme se laisse deviner non-seulement par ses actes, mais par un geste, un sourire, une larme ; une terre ingrate oblige ses enfans à se tourner vers l’industrie, comme une terre riche appelle, fixe, développe l’agriculture.

Filles de l’illusion, cette magicienne qui transforme les cailloux en diamans et agrandit à l’infini le champ de la pensée, les légendes s’enroulent gracieusement, comme un lierre mystique, autour des âmes primitives, à l’aurore des civilisations qu’elles accompagnent jusqu’à leur apogée. Longtemps dédaignées par nos écrivains, elles ont, en ce siècle, trouvé des annalistes qui les recueillent avec un soin pieux, des poètes qui les parent de costumes éclatans au point de les rendre presque méconnaissables ; et ces modestes fleurettes de l’idéal ont leur petite place à côté des superbes parterres de la littérature classique[2]. Elles se perdent dans la nuit des temps, prennent racine dans l’instinct religieux de l’humanité ; beaucoup des nôtres ont une origine druidique. Regardez : vous les verrez s’épanouir en tous sens, sortir de chaque contrée, tantôt avec un air de famille, tantôt avec une physionomie particulière, un goût de terroir qui leur communique une piquante saveur. Celles-ci présentent la grande attirance du miracle, celles-là se rapprochent davantage de l’histoire avec leurs allures d’épopée chevaleresque, d’aucunes sombres et terribles, d’autres gaies, ironiques, toutes aboutissant à la confusion du pécheur et de l’incrédule, à un véritable cours de morale. Comme ces libellules qui, dans leur vol rapide et capricieux, frôlent une seconde la fleur des étangs, elles se posent un peu partout : villes et châteaux, cavernes profondes, lieux déserts, montagnes et rivières, tout leur est nid et abri. Pour qu’elles naissent et grandissent, nature et imagination ont en quelque sorte conspiré : une molécule de vérité, une large part de fantaisie, la rêverie intime des humbles brodant ses arabesques sur un canevas solide, leurs aspirations poétiques se condensant en mythes singuliers, pour satisfaire ce goût du merveilleux qui est en nous et entr’ouvrir la porte du monde divin. Hélas ! légendes et traditions d’antan s’en vont dans le grand ossuaire de l’histoire, le scepticisme les dépouille de leur personnalité, et l’on commence à dédaigner ces belles fictions que seuls les vieillards répètent encore aux curieux ! Mais la légende ne serait-elle pas immortelle ? Ne reparaîtra-t elle pas sous d’autres formes, puisqu’elle semble une nécessité organique de l’humanité morale, puisque l’univers n’est pas seulement une cuisine et une étable, mais aussi un temple et une prière ? Et pour s’évader de cette prison du monde réel, où les plus positifs étouffent parfois, ne faut-il pas offrir à la pensée des alimens, lui apporter des occasions de se divertir ou de s’exalter ?

À tout seigneur tout honneur ! Nous voici à Besançon, la « vieille ville espagnole, » d’abord gauloise, romaine et bourguignonne, la cité impériale qui vit passer tant de Césars et de porte-couronnes. C’est la fille bien gardée, avec son diadème de montagnes crénelées de forteresses qui regardent l’ennemi ; elle, ramassée en quelque sorte au fond de la vallée, montrant au voyageur son fleuve, sa cathédrale, ses monumens et ses rues étroites qui éveillent mille souvenirs. Si les Roses aux chaperons rappellent un peu le mythe de la forêt qui se met en marche dans Macbeth, le Testament du faux d’Ancier, d’où serait sorti le lycée de Besançon, avec l’église qui l’avoisine, évoque la Farce de l’avocat Pathelin ou le Légataire universel. Si le bousbot ou vigneron de Battant regarde de travers ses princes-archevêques et leur donne beaucoup de fil à retordre, il fait aussi grise mine aux pères jésuites, admirables éducateurs, il daigne le reconnaître, mais de nature envahissante et adroitement accapareuse. Oyez plutôt le récit d’une supercherie perpétrée par eux en l’an de grâce 1626. Un vieux célibataire, le sire Gauthiot d’Ancier, faisant un voyage d’agrément à Rome, eut la malencontreuse idée de mourir subitement, sans avoir testé, dans la maison du grand Gésu. Désolation des jésuites qui avaient escompté son opulent héritage ; l’un d’eux, Comtois d’origine, fort au fait des hommes et des choses de son pays, s’avisa cependant que rien n’était perdu, si l’on corrigeait avec un peu d’adresse l’injuste destinée. Il communique son idée à ses frères, et, muni de leur approbation, se dirige à marches forcées vers la Comté, vient frapper à la porte d’un fermier de M. d’Ancier, qui avait nom Denis Euvrard. Alléché par ses promesses, le manant suit le père à Rome ; là seulement on lui annonce la mort. « C’est une grande perte pour vous et pour nous, ajoutent les jésuites ; son intention formelle était de vous laisser la grange de Montferrant et de léguer le reste de ses biens à nos pères de Besançon. » Lui de se lamenter ; une si belle ferme, avec de si bons champs, des prés où l’herbe semblait du velours et nourrissait de si fin bétail ! Quand il a donné cours à son chagrin et exaspéré son désir, on lui insinue cette idée très casuistique : « M. d’Ancier voulait faire son testament pour vous et pour nous, donc on peut regarder ses biens comme nous étant donnés devant Dieu ; il y manque bien la formalité du testament, mais le défaut peut se réparer ; vous avez la même voix que le défunt, rien de plus aisé que de le représenter dans un lit, de dicter un testament conforme à ses idées. » Denis comprend, accepte sans barguigner, il se couche, et devant un notaire, devant deux Francs-Comtois en voyage à Rome, dicte ses dernières volontés : « Je donne et lègue à Denis Euvrard, mon fermier, ma grange de Montferrant et toutes ses dépendances, comprenant un moulin, un bois et des cens. » Et il continue, à la grande stupéfaction des pères qui se sentent joués et n’osent souffler mot… « Item, je donne et lègue audit Euvrard 1,000 écus à choisir dans mes meilleures constitutions de rentes, et tout ce qu’il peut redevoir de termes arriérés pour son bail… » Enfin, après avoir comblé sa famille et lui tout le premier, le pseudo-testateur institue légataires universels les pères jésuites de Besançon, à charge de bâtir une église, où sera érigée une chapelle sous l’invocation de saint Antoine et saint François, et de célébrer une messe quotidienne pour le repos de son âme. — Ce qui fut exécuté de point en point. — Mais à son véritable lit de mort, Denis commit l’imprudence de confesser à son curé l’imposture : celui-ci exigea une déclaration publique, les biens mal hérités par le fermier retournèrent aux parens de M. d’Ancier, qui, de plus, intentèrent un procès aux pères jésuites ; après avoir perdu à Besançon et devant le parlement de Dole, ils gagnèrent devant le conseil suprême du roi d’Espagne à Bruxelles, et, définitivement propriétaires de cette fortune, les révérends pères construisirent les beaux bâtimens qui plus tard devinrent le lycée de Besançon.

Ne prenons point congé de notre capitale avant d’avoir salué une de ses gloires, l’ami Barbisier, ce favori du peuple, des poètes et des auteurs du cru depuis deux cents ans, le même peut-être qui inspirait à Charles Nodier sa grande passion pour les comédiens de bois. C’est l’émule de Guignol, de Gnafron et de Karagheuz, mais un Karagheuz plus décent, un Guignol plus hardi, plus frondeur, une sorte d’Aristarque qui maintes fois n’a pas hésité à tancer les vices et les vicieux, les puissans et le Tout-Puissant lui- même. Tudieu ! Quel gaillard et quelle langue ! Et comme dame Naitoure, sa chaste épouse, baisse pavillon devant ses argumens tout virils, à la grande joie des vignerons de Battant, assez portés à croire, eux aussi, que les femmes « ne sont pas des gens, » que leurs larmes sont à peine de l’eau, qu’en tout cas la facilité avec laquelle elles coulent prouve leur peu de prix. « Chaque année, dit M. Henri Bouchot, le revoit établi dans quelque boutique, répétant toujours la même antienne ; ses charges n’ont pas varié, et elles plaisent toujours. C’est pour le sauver, lui Barbisier, que Jésus est né dans une étable ; l’étoile qui conduit les mages à Nazareth lui est apparue, et il part sans plus de souci des distances, il part en chantant, mais non sans biscuit. Il porte à l’enfant Dieu du fruit de ses vignes, des premières vignes du monde, des vignes de Comté. Et chemin faisant, il moleste les moines occupés à faire ripaille, les avocats qui grugent le pauvre monde, les raccommodeurs de casserole qui mettent la pièce à côté du trou ; il rembarre sa femme, son ami « le compare, » il conseille aux rois mages de se récurer le visage, à la sainte Vierge de tenir au chaud le poupon. Tout le bousbot en quelques traits, le bisontin bien persuadé que sur cette terre il y a l’Europe, que dans l’Europe il y a la France, dans cette France Besançon, et dans ce Besançon un quartier, celui des Arènes, le sien, où vivent ses pareils, les confrères de Saint-Vernier, les vignerons des côtes, dont il est le premier, cela va sans dire. » Et, à force de le voir revêtir tous les costumes, de l’entendre emprunter son langage à chaque classe et persifler ses travers, la foule se sentait charmée, presque émue, et, derrière la pauvre marionnette, elle imaginait vaguement un personnage mystérieux, associé par une volonté supérieure aux destinées de la cité, comme cette tante Arie, le bon génie des familles rurales, qui protège chaumières et récoltes contre les orvales et les esprits malfaisans, empêche de s’embrouiller la quenouille des femmes et la vertu des filles.

Après la ville, la campagne : ici encore éclate le génie naïf et narquois de nos aïeux, avec ce besoin du pathétique mêlé au comique qui forme la trame de la vie humaine. Comme les mânes évoqués par le prudent Ulysse, de toutes parts surgissent les mythes populaires ; ils assiègent ma mémoire, et je revois toujours les visages curieux, anxieusement tournés vers le conteur, dans les longues veillées d’hiver, au temps déjà presque disparu de la quenouille et du rouet. Comme on les sentait émus, quelle franche lippée de rire quand l’aventure tournait à la drôlerie, et quels airs soucieux lorsque le drame se nouait, se hâtait vers une fin lamentable ! Oh oui ! la légende a ses mystères, ses rites, sa logique, en quelque sorte aussi sa théologie. Qui me les répétera, ces féeries aussi charmantes que les contes de Perrault, la Charrue des Anges, le Moine Félix et l’oiseau bleu, la Dame de Montfort avec ses sept enfans jumeaux, la Queue du diable, le Curé de Saint-Lupicin, les Culs fouettés d’Ougny, la Quittance d’outre-tombe, Saint-Pierre et Satan fermiers du bon Dieu ? Qui me redira les dames vertes et blanches, l’herbe qui égare et l’herbe à la recule, la ronde des esprits sur les bassins du saut du Doubs ? Non assurément, un drame de d’Ennery, Monte-Cristo ou les Mousquetaires de Dumas ne nous captivaient pas davantage. C’est que ces fables, qui tiennent au sentiment religieux et à la poésie, descendent au fond de la vie intime et héréditaire, évoquant le culte des ancêtres, l’amour de la petite patrie, d’une patrie matérielle, si l’on peut dire, qui se compose du village où on naît, avec le ruisseau qui le traverse, la montagne qui le domine, l’houteau, le logis plein d’âmes et de tendresses, le cimetière où vont dormir le passé, le présent et l’avenir.

On sait l’histoire de ce roi d’Espagne exigeant de son confesseur un acte authentique où celui-ci, sur son propre salut, promettait que sa majesté aurait le paradis. Superstitieux et positifs, croyans zélés, mais désireux d’acheter le royaume céleste comme on achète un champ ou une vigne, les anciens paysans comtois se montrent sous ces deux aspects qui attestent l’empreinte de la domination espagnole[3]. Combien, d’ailleurs, et de tous les pays, considèrent leurs bonnes actions sur cette terre comme un placement en vue de l’éternité ! Jadis vivait à Rougemont un homme riche, pieux, mais qui, selon le dicton consacré, n’attachait pas ses chiens avec des saucisses. L’hiver avait été rude, la misère effrayante ; les Cordeliers, après avoir épuisé toutes leurs ressources pour nourrir les nécessiteux, dépêchèrent au grigou un des leurs, qui finit par lui arracher 300 écus ; mais il avait fallu promettre, par cédule bien en règle, que le bon Dieu les lui rendrait selon l’Évangile, qui affirme que ces aumônes-là sont restituées au centuple ; et, pour plus de garantie, Mathieu prescrivait par testament qu’on enterrât avec lui l’obligation. Comme il mourut ensuite assez subitement, la justice soupçonna un crime ; et l’exhumation prouva que la mort était naturelle ; mais, ô surprise, en examinant la cédule que les héritiers avaient mise dans ses mains, on trouva une quittance en bonne forme ainsi libellée : « Je confesse avoir reçu tout ce qui m’a été promis au contenu ci-dessus par le R. P. Claude, et l’en tiens quitte ; en foi de quoi, j’ai soussigné cet écrit de ma main. » De tels récits font sourire aujourd’hui, mais que penser de ce très grand seigneur qui, pour guérir son enfant, lui faisait prendre des lavemens de reliques pulvérisées ? Superstition pour superstition, je préfère encore celle des habitans de Rougemont.

Comme bien vous pensez, le diable joue ici un rôle éminent. Malheur à vous, gentilhomme ou manant, qui l’invoquez dans une heure de faiblesse ! Veux-tu de l’or, des femmes, des terres ? Veux-tu un moyen sûr d’hériter d’un vieux parent qui ne se presse pas assez de te laisser son bien ? — Eh oui, mais qu’exiges-tu en retour ? — Presque rien ; ton âme m’appartiendra plus tard. Eh quoi ? tu hésites ? — Non. — Signe alors, voici le parchemin. — C’est fait. — L’homme se rue dans la volupté, il oublie le pacte infernal ; le malin, lui, n’oublie pas, et, à l’heure dite, il surgit, et il l’emporte sur son grand cheval noir. Souvent aussi, le bon Dieu, qui ne veut pas que l’enfer se remplisse au détriment de son paradis, inspire le remords à la brebis égarée et la ramène au bercail, et voilà Belzébuth quinaud[4]. Ou bien encore, dans cette lutte de ruses et d’embûches, il est battu par la simple finesse comtoise. Des ouvriers, fort en peine pour construire un pont sur le Lison sans cesse débordé, promettent, s’il les aide, que le premier individu qui passera sur la chaussée lui appartiendra. L’un d’eux imagina d’y placer un rat et de l’obliger à traverser en l’effrayant par des cris ; le marché était exécuté puisqu’il portait le premier individu, non le premier homme ; or, la lettre ne tue pas toujours et vivifie parfois, et c’est pain bénit de tromper le trompeur par excellence. C’est encore un pauvre bûcheron du canton de Port-sur-Saône qui, traversant le bois de Troussard, lequel sépare les finages d’Auxon, Colombier et Flagy, aperçoit un vieillard déguenillé, étendu raide et froid comme un cadavre le long du sentier. Il gelait à pierre fendre. Ému de compassion, Tiénot charge l’homme sur ses fortes épaules, le rapporte à l’houteau, et le pose sur les briques encore chaudes du four (sa femme Barbette venait de cuire le pain). Tandis qu’il soupait à la cuisine, Barbette, curieuse comme elles le sont toutes, regarde par la chatière du four, et se récrie à la vue d’une espèce de queue de veau toute roussie qui sort du trou et frétille comme un serpent. Le mari accourt, et, saisissant l’appendice velu, tire de toutes ses forces. — Aïe ! aïe ! tu me l’arraches ! Tiénot, Tiénot ! — Qu’est-ce que tu veux ? — Lâche-moi et je te donnerai tout ce que tu voudras. — Tu es donc riche ? — Très riche. Tiens, voilà de l’or. — Tu es donc Satan ? — Oui-da. — Comment te trouvais-tu dans le sentier ? — Je suis très sensible au froid, étant habitué à la chaleur de l’enfer. — Tiénot, qui ne se sent pas de joie, empoigne un marteau, des pointes de douze lignes, cloue la queue du diable sur un énorme billot. — Maintenant, baille-moi de l’or ; je veux bâtir une auberge monstrueuse où chacun sera logé et abreuvé gratis. — Voilà, fait Satan qui beuglait de douleur. — Encore, je veux construire un couvent dont les moines n’auront d’autre occupation que de fabriquer des liqueurs. — Voilà ; rends-moi la liberté ! — Encore, je veux fonder une académie où chacun pourra dire et penser à sa guise, je veux doter les jeunes filles pauvres. — Aïe ! aïe ! il veut me ruiner ! — Tiénot passa de la sorte toute la nuit à tirer le diable par la queue ; le lendemain, riche comme Crésus, il loua des ânes, et porta son trésor à Vesoul, tout en semant l’argent à pleines mains le long de la route. La merveilleuse aventure étant venue aux oreilles des capucins d’Auxon, quatre d’entre eux se rendirent à la cabane ; mais, ô disgrâce, dame Barbette avait coupé, tout au ras de la chatière, la queue dont elle comptait se servir toute seule comme d’un talisman ; et le diable s’était enfui en lui cassant deux dents de son pied fourchu. Cependant les capucins voulurent tenter le hasard ; et de s’atteler deux à deux en sens inverse après cette queue, et de tirer si fort qu’elle se brisa, et qu’entraînés par leur propre élan, ils tombèrent et se rompirent les os du nez. C’est depuis ce temps que les capucins nasillent, afin de mieux imiter les quatre pères morts en odeur de sainteté ; de cette époque aussi que date cette locution familière : tirer le diable par la queue.

Légendes pieuses, légendes poétiques, amoureuses, pittoresques, comiques et dramatiques, il en est de toutes sortes, pour tous les âges, pour toutes les situations. N’est-elle pas gracieuse, cette tradition de Notre-Dame de Sornay (canton de Marnay), qui amenait les amoureux du temps jadis vers la vieille chapelle où ils adressaient cette prière à la madone ?


Sainte Vierge Marie
Aussi blanche que di paipie (du papier)
Aussi douce que di mie (du miel),
Faut-u lou penre ou lou lassie ? (Faut-il le prendre ou le laisser ?)

Et l’image répondait par un signe de tête affirmatif ou négatif. — N’est-elle pas ingénieuse, cette genèse de la vigne imaginée par certain curé de Cour-les-Baume qui voulait guérir ses paroissiens de l’ivrognerie, vice très répandu dès cette époque, car les pasteurs protestans du pays de Montbéliard le dénoncent avec la même indignation que les prêtres catholiques, avec cette différence qu’on ignorait alors le bel art de la sophistication et qu’on buvait des vins faits avec du raisin et du soleil ? « Savez-vous, opinait le curé de Cour-les-Baume, qui a planté la vigne sur vos coteaux ? Vous vous figurez peut-être que c’est le bon Dieu ou un enfant du bon Dieu : détrompez-vous. C’est le diable lui-même qui l’a plantée, et qui, à sa sortie de la terre, l’a arrosée avec du sang de paon ; c’est le diable qui, lorsqu’elle a mis ses feuilles, l’a arrosée avec du sang de singe ; c’est le diable qui, à la formation du raisin, l’a encore arrosée avec du sang de lion ; la diable enfin qui, à sa maturité, l’a arrosée avec du sang de pourceau. Et savez-vous pourquoi ? Il a arrosé vos vignes avec du sang de paon parce que, quand vous avez bu seulement quelques verres, vous êtes fiers comme des paons ; avec du sang de singe, parce que, quand vous avez bu davantage, vous faites des grimaces et des gambades comme des singes ; avec du sang de lion, parce que, quand vous avez trop bu, vous êtes intraitables et furieux comme des lions ; avec du sang de pourceau parce que, quand vous avez bu du vin autant que vos cochons peuvent avaler d’eau de vaisselle ou de petit-lait, vous vous vautrez comme eux et leur ressemblez. » Le curé de Cour-les-Baume, émule des prédicateurs humoristes d’autrefois, n’est-il pas, peu ou prou, de la même lignée qu’un de ses confrères des environs de Vesoul qui tançait sans façon ses paroissiens ? « Que répondrait-il au Très-Haut lorsqu’à son arrivée dans le paradis, celui-ci l’interrogerait : « Curé de Genevré, qu’as-tu fait de tes ouailles ? — Et moi, je garde un silence plein de confusion. — Et une seconde fois, le Seigneur me demande : qu’as-tu fait de tes ouailles ? — Et moi, je ne sonne mot. — Enfin une troisième fois il répète d’une voix tonnante : qu’as-tu fait de tes paroissiens ? — Et moi, bien timidement : Seigneur, bêtes, ivrognes et débauchés tu me les as confiés, tels je te les rends. » Les ouailles se revanchaient parfois : dîmes payées le moins possible aux pasteurs peu sympathiques, plaisanteries salées sur leurs défauts, ceux des moines papelards, et les interminables procès des couvens les uns contre les autres ; l’un de ces procès dura six cents ans et pour y mettre fin, il ne fallut rien moins que la révolution qui accommoda les plaideurs à la façon de certain juge de la fable, en mangeant le morceau et les parties.

Où la légende cesse d’être inoffensive, mais s’imprègne d’horreur et de démence malfaisante, c’est lorsqu’elle touche à la sorcellerie, une des plaies morales de l’ancien temps, qui brouillait tant de cervelles, et n’épargnait pas les hommes éclairés, puisqu’un Boguet[5], grand juge de la terre de Saint-Claude, se vante d’avoir fait brûler sept cents personnes en dix années pour ce prétendu forfait. De songer qu’au XVIe, même au XVIIe siècle, la grande majorité des habitans de la campagne croyait fermement aux lycanthropes, loups-garous et démoniaques, que beaucoup de pauvres hères (il y avait toujours vingt sorcières pour un sorcier), relevant en réalité des médecins, des aliénistes, comparaissaient devant de graves magistrats, que, pressés de questions, soumis parfois à la torture, ils confessaient leurs maléfices, envoûtemens, sorts jetés à leurs ennemis ou aux ennemis de leurs cliens, sabbat fréquenté, commerce charnel avec le diable, qu’en Franche-Comté et dans toute l’Europe il se trouvait des juges pour prendre au sérieux de tels aveux et fonder là-dessus des sentences de mort, cette pensée n’a-t-elle pas de quoi attrister, — et peut-être s’étonnera-t-on un peu moins si de pareilles misères ont inspiré d’âpres critiques aux esprits généreux, absolus, qui oublient que les fanatiques eux-mêmes doivent être appréciés sans parti-pris, sans passion, avec tolérance et tout ce que ce mot comporte de sereine douceur, d’élévation philosophique, de discernement généreux ? Quels sentimens devaient agiter l’âme d’Érasme, de Rabelais, de Montaigne, devant cette frénésie de superstitions, et cette accumulation de mythes fantastiques qui forment en quelque sorte le code de l’absurde : apparitions infernales, rites, épreuves d’initiation, conciliabules où le diable apparaît sous la forme d’un bouc ou d’un chat auquel chacun rend hommage en le baisant au derrière, trames ourdies par le malin et ses suppôts ? Consultez Boguet, le grand docteur ès-sciences magiques, il vous édifiera pleinement sur la baguette, la main, la poudre, la bague de sortilège, la grêle des sorciers : oui, la grêle qu’ils fabriquent au sabbat afin de gâter les fruits de la terre, en battant l’eau avec une baguette et jetant en l’air une poudre diabolique ; mais, notez ce détail, il y a des sorciers pauvres qui ne l’aiment pas, parce qu’ils craignent de mourir de faim ; et alors bataille avec les riches ; les dés prononcent entre les deux camps. D’ailleurs Satan ne vous prend pas en traître : dès l’abord il décline ses noms et qualités, fait renoncer Dieu, chrême et baptême, puis administre à son nouveau sujet le baptême du diable, non sans lui avoir raclé le front avec son ongle pour enlever toute trace du chrême. Le magistrat intègre n’a rien à redouter de l’un et des autres, à condition toutefois qu’il évite de se laisser toucher à mains et bras nus par le sorcier : ainsi le veut Dieu pour que sa justice suive son cours.

Ce qui se passait aux sabbats comtois, à ces sabbats où l’on va sur une ramasse (balai), et qui devaient être singulièrement fréquentés, puisque notre province, une vraie province de diablerie, ne comptait pas moins de 30,000 sorciers, Boguet vous le dira de même avec la plus extrême précision. Contentons-nous de résumer, d’après lui, l’aventure de Rollande du Vernois, dénoncée par un sorcier et une sorcière, et enfermée dans une prison si froide qu’elle consent à tout révéler si on la laisse se chauffer.

« On lui demanda ce qui se faisait au sabbat, mais elle demeura muette sur ce point, sans pouvoir répondre autre chose, sinon qu’elle était empêchée de dire la vérité par le malin esprit qui la possédait et lequel elle sentait comme un gros morceau dans l’estomac, montrant avec la main le lieu où le mal la tenait. Elle tomba encore à terre et commença à japper comme un chien contre le juge, roulant les yeux dans la tête avec un regard affreux et épouvantable, d’où l’on conjectura qu’elle était possédée. Ce qui fut mieux reconnu par deux prêtres que l’on fit venir vers elle, auxquels elle déclara avec grand’peine qu’il y avait environ demi-an qu’elle n’avait été au sabbat ; qu’elle y avait été menée un jeudi soir par Gros-Jacques ; que le diable y était sous la forme d’un gros chat noir ; que tous ceux qui étaient au sabbat allaient baiser ce gros chat noir au derrière. Sur ce, le malin esprit la tourmenta plus fort qu’auparavant ; il ne la laissa que le matin. Alors elle confessa qu’étant au sabbat elle s’était baillée au diable ; qu’elle avait au préalable renoncé Dieu, chrême et baptême ; que Satan l’avait connue charnellement par deux fois à Croya. Elle n’eut pas plus tôt fait cette réponse, que le malin esprit renouvela ses assauts et lui ferma la bouche. Le lendemain elle confessa de nouveau qu’elle avait assisté avec ceux qui avaient fait la grêle au sabbat, mais qu’elle ne s’était aidée à en faire ; que Gros-Jacques lui avait baillé les démons dont elle était possédée, et que ces démons étaient dans une pomme qu’il lui fit manger… Le prêtre donc, s’étant préparé, donna au préalable à la possédée la Vierge Marie pour avocate, lui mit l’étole au cou, et puis passa aux exorcismes. Il conjure en premier lieu le démon de lui dire son nom. Le démon se montre alors difficile à répondre ; toutefois, comme il fut pressé, il dit qu’il s’appelait Chat… C’est alors que le combat commença grand entre le prêtre et Satan. Le prêtre s’aidait de prières et de conjurations ; le diable se défendait avec blasphèmes et moqueries. C’était chose étrange comme ce malheureux se servait du corps et des membres de la possédée, car tantôt elle regardait le prêtre de travers et d’un œil courroucé, tantôt elle hochait la tête, lui faisait la grimace, et lui tordait la bouche en se moquant de lui… Quand on aspergeait la possédée d’eau bénite, elle faisait tout son possible pour n’en pas recevoir une goutte, tantôt à l’aide de ses mains, tantôt en penchant son visage contre terre. Quand on voulait lui en faire boire, il fallait que deux ou trois hommes s’employassent pour lui ouvrir la bouche, et dès qu’elle en avait avalé une goutte, le démon jappait comme un chien, criant : « Tu me brûles ! tu me brûles !… » Le prêtre, le voyant si opiniâtre, fait allumer un feu dans lequel il jette du soufre et d’autres parfums, puis écrit le nom du démon sur un billet qu’il brûle à l’instant. Le démon alors hurle et jappe furieusement, si bien que les cheveux nous hérissaient sur la tête en l’entendant, et en voyant d’un autre côté la Rollande tellement exténuée du travail, qu’à peine pouvait-elle respirer. Et comme la nuit approchait, on se retira. Cependant le démon sortit trois heures plus tard sous la même forme (celle d’une limace noire) et de la même manière que le premier. »

Et, lugubre épilogue de l’histoire, une fois délivrée comme possédée, Rollande fut poursuivie comme sorcière, mise à la torture, condamnée ; elle fit appel à la cour qui, confirmant le premier jugement, ordonna qu’elle fût conduite sur le tertre, attachée à un poteau et brûlée : ce qu’on exécuta le 7 septembre 1600.

Il n’y a plus aujourd’hui en Franche-Comté, observe avec grâce Xavier Marmier, d’autre sorcellerie que celle des beaux yeux de nos jeunes filles, et aucun exorcisme ne saurait nous en guérir. Mais est-il bien sûr que ces diableries ne rencontrent plus que des incrédules ? Combien de villages où, au lieu d’appeler le vétérinaire, l’artiste, lorsqu’une vache tombe malade, on fait venir le monsieur, un simple paysan, mais une manière de personnage, qui prononce certaines paroles, et fait sur l’animal des signes cabalistiques ! Car les sorciers possédaient un grand pouvoir médical, qu’ils daignaient exercer parfois, et il leur arrivait souvent, quand ils voulaient guérir une personne, de jeter le sort sur une bête. La loi, bien entendu, ne s’occupe plus de leurs conjurations si elles ne se compliquent de fraude, de supercherie : moins de poésie, plus de sécurité, nous n’avons pas perdu au change, et puis ceux qui restent ne sont pas de vrais sorciers, ils ne vont point au sabbat, ils n’ont plus la grêle à leurs ordres, leur regard n’offense plus, comme jadis, les petits enfans, le bétail, le blé, les arbres. Mais cette jettatura ne semble-t-elle pas un ressouvenir du légendaire basilic, à la vue duquel moururent toutes les religieuses du monastère de Randone (vallée du Cusancin), sauf une seule, qui savait l’effet foudroyant de son regard ; elle lui présenta un miroir dans lequel il s’aperçut, et il expira sur l’heure ?

X. — USAGES, COUTUMES D’AUTREFOIS ET D’AUJOURD’HUI[6].

Qu’on le veuille ou non, une force invincible pousse les hommes à se ressembler, une sorte de niveau égalitaire efface ces traits particuliers qui séparaient les peuples, montagnes ou abîmes, la couleur locale disparaît des habitudes comme des costumes, la science, le télégraphe, les chemins de fer, la presse, le service militaire multiplient l’échange des idées, les occasions de faire et de penser pareillement. Jadis, le bourgeois de Besançon, celui de Rouen ou d’Angoulême, étaient à mille lieues les uns des autres, aujourd’hui leurs intérêts sont sensiblement les mêmes, et presque les mêmes leur vie, leurs lectures, leurs conversations : ils se rencontrent à Paris, aux bains de mer, à l’étranger ; des causes identiques affectent leur fortune, et jusqu’à ces grands établissemens de crédit qui partout ont des succursales, travaillent à cette unité d’où sortiront les sociétés de l’avenir. Certes le mouvement ne se développe pas aussi vite que voudraient les amateurs de géométrie sociale, mais il se produit nettement, il augmente sans cesse, et tout conspire à le rendre irrésistible : la démocratie qui, par son essence même, se montrera plus pacifique que les gouvernemens de droit divin ; le sentiment de la liberté qui apprend à respecter, examiner et adopter les opinions du voisin ; la civilisation, c’est-à-dire cet ensemble de principes, de progrès moraux et matériels auxquels aboutissent les efforts séculaires d’une nation, où se condensent son génie et son histoire. Cependant il ne saurait être question d’atteindre cette espèce d’uniformité chimérique rêvée par nos abstracteurs de quintessence, car cette même liberté, cette démocratie, cette civilisation qui rassemblent, donnent aussi la force de différer : du libre arbitre, comme d’une source intarissable, s’élancent des milliers d’énergies qui se répandent en tous sens, créant de nouveaux modes d’activité individuelle, dominant la foule anonyme, formant les innombrables variétés des caractères, des talens et du génie. La loi de l’antinomie gouverne le monde, les forces opposées s’équilibrent dans un antagonisme continuel, elles se mêlent, se déplacent, et de leur jeu combiné sortent des forces nouvelles qui produisent à l’infini la vie, le mouvement. Le monde ancien avait son unité, sa diversité ; autres seront celles des siècles futurs, plus intenses sans doute leur puissance de rayonnement, leur fécondité. Et peut-être les hommes de ces temps-là sauront-ils gré à ceux d’aujourd’hui d’avoir éclairé quelques coins du tableau, puisque, à côté du bonheur instinctif, se trouve le bonheur réfléchi, le bonheur de comparaison, et qu’il y aura pour eux quelque charme à se remémorer les efforts des générations antérieures, et, je l’espère, à se sentir plus heureux.

Ces usages et ces coutumes, l’homme de la terre semble préposé à leur garde ; tandis que les autres classes de la nation se démènent dans une fiévreuse inquiétude, lui seul demeure attaché à la tradition ; il a cette force énorme, le goût de la stabilité, la patience ; il aime à faire ce que ses pères ont fait, par cette seule raison qu’ils l’ont fait, parce que leurs pratiques lui semblent empreintes d’une sagesse profonde et cachée. Ne lui citez pas Bacon et Pascal attachant le nom d’antiquité à la vieillesse du monde, à son âge mûr, montrant que les anciens forment proprement l’enfance de l’humanité : il croira que vous vous gaussez de lui, se fâchera ou se renfermera dans un silence plus expressif que sa mauvaise humeur. Il faut laisser les bornes où Charlemagne les a plantées : le mot est typique et ne manque pas de grandeur. Que le progrès gronde à sa porte, qu’il assiste tous les jours à une merveilleuse leçon de choses, en voyant les chemins de fer, les tramways à vapeur traverser son village, de belles églises, des maisons d’école spacieuses s’élever au lieu de ces pauvres bâtisses dont il se contenta si longtemps, que le journal à un sou lui apporte chaque matin des nouvelles des cinq parties de l’univers, à lui dont les parens lisaient tout simplement l’almanach, qu’avec des instrumens perfectionnés, des engrais chimiques, des semences de choix, le grand propriétaire son voisin obtienne 30, 35 hectolitres de blé, tandis qu’il en récolte 15 à 16, de tels changemens modifient insensiblement cette âme de fer, et de bons esprits se demandent s’ils n’ont pas affecté gravement la classe agricole, battu en brèche de façon dangereuse les vertus conservatrices qui formaient son apanage. Sachons-lui gré du moins de respecter son propre passé, ne lui demandons pas de le renier, et ne lui en veuillons pas trop de pousser jusqu’à la routine l’esprit de tradition. Qui sait si le fétichisme des uns ne fait pas contrepoids à la fureur novatrice des autres ? La terre a son génie particulier, comme l’industrie a le sien, comme toutes les grandes forces d’où procède la vie.

J’ai assisté à mainte noce de village, et ces fêtes m’ont fourni ample moisson de souvenirs. Jeunes et vieux, femmes et hommes dans leurs plus beaux atours, cinquante, soixante, jusqu’à cent vingt convives (car chacun tient à prouver qu’il n’est pas de ces guenilleux qui n’ont ni tirans ni boutans, ni parens, ni amis) ; les témoins à la place d’honneur (témoin signant, témoin dînant) ; deux jours de noces, des repas de Gargantua qui commencent à midi et durent cinq heures, les longs repas sont une joie pour des gens qui pendant six mois de l’année travaillent jusqu’à seize heures par jour, et n’ont pas souvent ventre de velours. Chaque invité a apporté son cadeau, qui deux poulets, qui des canards, des oies, ou l’animal qui va pieds nus (le lièvre) ; d’aucuns préfèrent bailler au marié un bel écu de cinq francs ; peu de légumes, c’est le plat de tous les jours et nous sommes de noce, des viandes de toute sorte, bœuf, veau, mouton, volailles, assaisonnées de larges rasades. On mange d’abord assez silencieusement, puis le vin délie les langues, et les conversations éclatent, bruyantes, sur toute la ligne. Silence ! Un ménestrel rustique va chanter ! On l’écoute, car il passe pour un tout premier, la voix est un peu fausse, mais il lance sa complainte avec tant de conviction[7] qu’elle suffit à mettre en joie toute l’assistance. Un invité lui succède, puis un autre, et une fois lancés, les convives ne s’arrêteront plus ; chacun videra le fond de son sac. Je note au passage entre autres chansons : la Vengeance de l’amante, la Dame richement mariée, la Batelière rusée, le Mariage de Rosette, la Demande en mariage, Au château de Belfort, la Bénédiction d’un père, le Château d’amour. Qu’importe si les paroles ne se rapportent guère à la circonstance ou présentent même une complète disparate ? C’est aussi le défaut de la Muse en sabots de s’imprégner volontiers de mélancolie, de rencontrer rarement la note comique. Phénomène curieux : telle poésie triste à porter le diable en terre, la Fiancée du conscrit par exemple, procure à l’auditoire rustique une émotion qui se résout en gaîté ; rien de plus intéressant pour un folkloriste que ces impressions prises sur le fait, et il faut répéter une fois encore avec Montaigne : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et des grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art, comme il se veoid ès villanelles de Gascogne, et aux chansons qu’on nous apporte de nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’escripture. »

Au reste, nous aurons aussi la gaîté à gros grains, le rire à ventre déboutonné, la plaisanterie de la jarretière, et puis les duels d’esprit entre les beaux parleurs de la bande : celui-ci, ancien garçon de bureau dans un journal de Paris, lâchant à tout propos les bribes de phrases ronflantes qu’il a retenues, contrefaisant grotesquement la danse du ventre qu’il a vue à l’Exposition de 1889 ; l’instituteur de la commune et le fromager, personnages considérables qui lisent les feuilles publiques et sont au courant de toutes choses ; des cultivateurs aisés qui pèsent leurs paroles (car celles-ci ressemblent aux pierres lâchées, elles n’ont pas de queue pour qu’on puisse les retenir), et, à défaut d’éloquence tapageuse, ont des reparties, des clignemens d’yeux, des raisonnemens serrés, sentencieux, qui justifient le mot de l’autre : dix paysans réunis dans un cabaret font la monnaie d’un grand politique. Quel dommage seulement qu’ils se laissent aller trop souvent à parler patois, un idiome que j’ai grand’peine à suivre, surtout lorsque plusieurs personnes causent à la fois ! Et puis ce terrible accent de terroir, traînard, nasillard, à couper au couteau, qui fait qu’on reconnaît à l’instant notre provenance, que vingt ans de séjour à Paris peuvent tempérer sans jamais le détruire[8]. Afin de faire coup double, de taquiner un peu les jeunes mariés qui nous servent, selon l’usage antique, et leurs mamans par-dessus le marché, quelqu’un redit la réflexion de mon ami L… Voyant un loup que des chasseurs ramenaient tout vivant au village : il faut le f… gendre. Rappelle-toi, continue notre loustic en s’adressant à l’époux, rappelle-toi qu’un garçon de paille vaut une fille de foin, que lorsque la poule chante plus haut que le coq, il faut la mettre au pot, qu’afin que le vin fasse du bien aux femmes, les hommes doivent le boire. Ne laisse pas la tienne porter culotte ; d’ailleurs tu as lancé l’œuf par-dessus le toit, malgré que les garçons d’honneur aient essayé de retenir ton bras (s’il était resté en-deçà, ou ne dépassait point le faîte, adieu son autorité dans le ménage). Surtout ne te marie pas gendre : tout mariage, tout ménage. — Et il allait continuer lorsque les femmes, qui n’ont pas leur langue dans leur poche, lui rendirent la monnaie de sa pièce. — Ouais ! — mais pour un bon mari, combien de naquets, de vade-mecum qui valent ce que les poules font, sauf les œufs ! Combien d’ivrognes, paresseux, débauchés, pour lesquels on devrait ressusciter le vieil usage : tous les ans, au mois de mai, régaler d’un charivari les hommes qui ont battu leurs femmes ! Combien de ménagères sont à la fois la fourche et le râteau ! Vous dites : battre sa femme, c’est battre fausse monnaie ; nous répondons : battre sa femme, c’est battre sa bourse. Como quo te fa, fa li, quement dit l’ousé. Attrape, Jean Nicolas !

Après les chanteurs, les conteurs. Que direz-vous de l’histoire du seigneur fait quinaud par son fermier avec lequel il se complaisait à discuter ? Mais le fermier était un Comtois pur sang, finaud, madré comme pas un, et je soupçonne ce gaillard-là d’avoir engendré une postérité aussi nombreuse que celle d’Attila, car ses pareils foisonnent aujourd’hui, dont les gros sabots, les airs épais, l’écorce rugueuse, cachent des trésors de diplomatie, voire de rouerie ingénieuse ; une des mille revanches de Jacques Bonhomme sur l’oppresseur, le riche, le monsieur. — « J’ai vu dans mes voyages, commença le seigneur, des choses si merveilleuses que tu n’aurais jamais pu même les rêver. — Ça dépend, notre sire. — Comment ? — C’est selon, vous dis-je. — Que non. — Que si. — Les têtes s’échauffent, les paris s’engagent ; l’enjeu, c’est le fermage ; le gagnera celui qui, de l’aveu de l’adversaire, aura rapporté la chose la plus incroyable. Voilà notre gentilhomme qui conte son voyage au Pérou, et Dieu sait s’il chamarre la réalité. Surtout il se surpassa quand il décrivit le palais du soleil : murs de marbre blanc, portes de bois précieux rehaussées de diamans avec des ferrures d’or, tentures de brocart, d’or et de soie, chaque salle parée de pierreries, colonnes de même style, il n’épargne rien pour éblouir l’imagination du croquant ; mais celui-ci, après chaque récit, se contentait de hocher la tête, en objectant : c’est beau, j’en conviens, mais j’ai vu mieux que ça. — Alors dis-moi ce que tu as. — Adonc, ayant semé un grain de chènevis dans notre clos, il arriva qu’en peu de jours le chanvre trésit, grandit d’une telle force qu’il montait à vue d’œil et sembla bientôt escalader le ciel. Je suis curieux de ma nature, et ne pus résister à la tentation ; je grimpai de branche en branche, et parvenu tout en haut, je passai ma tête à travers le soleil qui n’est qu’un trou de la voûte céleste. — Bah ! — Comme je vous le dis. Alors, Jésus Maria, je fus récompensé de mes peines, car je vis, aussi distinctement que je vous vois, les plaines du paradis, avec des arbres chargés de fruits, des prés immenses où pâturaient des millions de bêtes à cornes, des moissons magnifiques où chaque gerbe rendait un double de blé, que récoltaient pour leur propre compte des paysans libres de toute servitude, affranchis des dîmes, des droits féodaux. Je vis… mais, monseigneur, je n’oserai jamais vous dire ce que je vis. — Va donc. — Je vis feu mon pauvre père, porté en litière par deux laquais galonnés ; il avait cet air majestueux qui vous sied si bien, messire, et, comme vous, il était vêtu d’un superbe pourpoint de drap bleu, avec une toque de velours. Puis, non loin de lui, j’ai vu… — Continue. — J’ai vu, las moi ! notre feu seigneur, votre père, tout miséreux, guenilleux, qui gardait des pourceaux. — Tu mens, insolent, c’est impossible ! — Messire, vous avez perdu le pari. »

Vraie ou fausse, l’histoire obtint un grand succès, et il fallut entendre le récit, trop véridique, des spoliations de certains seigneurs qui oncques ne se faisaient faute de dépouiller de leurs forêts et communaux les paysans. Plus de cent ans se sont écoulés depuis que la Constituante a accompli son œuvre, la féodalité a disparu à jamais, le peuple des campagnes se souvient, inébranlable dans sa rancune, prêt à défendre les principes d’égalité et de justice proclamés par nos pères. Vous pourriez vous en convaincre, si vous voyiez l’expression de ces visages lorsqu’on fait vibrer cette corde. M. Thiers, interrogé en 1854 sur les destinées probables du second empire, répondit : « Cela peut durer, cela durera, comme tout gouvernement qui pratique la politique des chansons de Béranger. » Mot plus profond qu’il ne semble ; le paysan comtois nommera certains nobles conseillers-généraux, députés, non parce que, mais quoique, il repousse les représentans du régime féodal, exècre le gouvernement des curés, même son ombre ; et, de le voir si hérissé, si défiant envers des prêtres qui la plupart sortent de ses rangs, cette apparente anomalie atteste la puissance de sentimens inspirés par une souffrance dix fois séculaire. Que sa conception politique se résume en un pouvoir fort qui veille pour lui, le protège et bride les factieux, n’est-ce pas un vague ressouvenir des temps où les seigneurs se liguaient contre les suzerains coupables d’émanciper bourgeois et communes, vengeurs et soutiens des faibles ? Les libertés civiles et rurales, le suffrage universel, l’égalité, voilà ses maîtresses passions ; des libertés politiques et parlementaires, peu lui chaut ; celles-là seules le touchent qui lui servent, des autres il ne fait guère plus de cas que des musées de Paris où il ne va jamais, ou de la philosophie de Hegel ; ce sont fleurs de serre chaude pour les gens de loisir, qui ont le temps de rêver, de réfléchir, de sortir de la sphère de l’intérêt personnel. Quoi qu’on en dise et quoi qu’on en ait, le dieu dollar gouverne le monde ou du moins partage la souveraineté, et le principal mérite de la civilisation, aux yeux de l’immense majorité, consiste à niveler les distances et faire qu’il y ait autant de dîners que d’appétits. Mais, si le despotisme cesse de se montrer intelligent, si par une imprévoyance inouie, par une aveugle confiance en la fatalité, il laisse sombrer la fortune de la France et provoque son démembrement, alors éclatent la revanche, les tristes représailles de la liberté dédaignée. Quand tous les partisans d’un idéal politique supérieur, Mme de Staël et Chateaubriand, Berryer et Michelet, Falloux et Victor Hugo, ont pensé loin, protesté au nom des droits éternels, ils savaient que ces droits se convertiraient en faits, et ils servaient à leur tour la fortune de la France. Confondre les bornes de l’horizon avec les bornes du monde, ramener toutes choses à l’intérêt de sa tribu ou de sa famille, cultiver uniquement son moi économe et thésaurisant, juger un régime d’après cette seule devise : sous lui on faisait des affaires ; cette conception simpliste part d’un bon sens étroit, peut aboutir à des conséquences désastreuses, si on la pratique sans contrepoids. Mais on ne saurait demander plus à l’humanité courante qui souffre, travaille, ni s’étonner que notre paysan, l’homme aux longs espoirs et aux vastes pensées en face de la terre, soit en politique l’homme d’aujourd’hui, l’adorateur idolâtre de la force. Et, si les autoritaires ont fait piètre ménage avec la liberté, les libéraux, il faut l’avouer, n’ont guère su jusqu’ici se servir de l’autorité.

XI. — MARIAGES RUSTIQUES, LA VIE À LA CAMPAGNE, LA CRISE AGRICOLE.

Au pays de Montbéliard, les garçons, le premier dimanche de mai, dressaient contre les fenêtres des jeunes filles des branches d’arbres symboliques appelées mais, choisies parmi les essences diverses ; aux plus honorées l’épine blanche, le sapin épicéa, le hêtre ; aux orgueilleuses qui marchent en se dandinant et se pavanant, le tremble qu’agite le moindre souffle ; aux jeunesses trop apprivoisées, le cerisier, arbre d’un abord facile ; aux faibles et sans volonté, le coudrier ; en signe de dérision, un fagot lié au bout d’une perche, à celle dont personne ne daignait s’occuper : le tout terminé par un bal champêtre payé par celles qui avaient eu un mai flatteur. Aujourd’hui on cultive surtout le mai électoral, l’arbre dépouillé de ses branches, chargé de rappeler le triomphe de M. le maire, de M. le conseiller-général, prétexte de forts pourboires et de larges libations.

J’allais oublier les préparatifs de nos noces villageoises, la confection du trousseau, les jeunes filles qui disposent les quarterons d’épingles qu’on distribuera après la cérémonie religieuse ; le cortège nuptial escorté par le pellir et la coudri (le tailleur d’habits et la couturière), conduit par le ménétrier. S’il n’est plus question du ban de la fille, droit payé par le fiancé aux garçons du village, du bassin plein d’eau où la mariée devait boire pour oublier la maison paternelle, ou de la coiffe qu’elle portait quand elle avait son honneur, mainte tradition s’est maintenue : la reconnaissance, le chantelot, le chanteau, la bénédiction, la soupe des époux.

Au moment de partir pour l’église, les époux, suivis du cortège, viennent s’agenouiller et recevoir la bénédiction des parens. Les uns pleurent à chaudes larmes, d’autres dissimulent leur émotion, et, là comme à la ville, se joue l’éternelle tragi-comédie des sentimens plus ou moins contenus ; joie sincère des uns, jalousie des candidats ou des candidates évincés, réflexions malignes sur la fiancée, quand d’aventure il y a une paire de petits pieds en route, et qu’on a signé la grosse avant le contrat[9], (les moissons, la forêt, sont de si dangereuses complices), la gaîté du vieux… à l’idée que, par cette union, on sera les plus riches du village, qu’on aura dans un canton de champs plus de quarante quartes d’un seul tenant, tout le microcosme des passions qui agitent les enfans d’Adam et Ève. De ces discours de bénédiction, plus d’un certes ne brille point par l’éloquence, quelques-uns expriment avec bonheur les sentimens qui se dégagent de la situation, dans une langue savoureuse qui exhale pleinement le parfum de nos prairies et de nos bois. « Mes enfans, disait mon vieil ami G…, je vous bénis : multipliez comme les oiseaux dans l’air, ou comme les poissons dans la mer. Toi, Julie, tu apportes le souper, toi, Jean, le dîner, mais il faut songer aux enfans dont le couvert n’est pas mis. On ne vous demande pas d’imiter le vieux Bonnet qui a gagné son butin sou par sou, bâti lui-même sa maison dont il allait chercher les pierres la nuit, en hiver, qui à soixante ans travaille pire que jamais et refuse de prendre un journalier, car ces mâtins-là, gémit-il, ne gagnent pas le pain qu’ils mangent, et il faut les payer deux fois plus cher qu’il y a trente ans, mais n’oubliez pas que l’économie est une seconde récolte. Toi, mon fils, évite les cabarets, le jeu de quilles, la chasse, car à la porte d’un chasseur il n’y a jamais grand fumier ; et n’abuse pas de la graisse de nez (le tabac). Gare-toi aussi des procès ; celui qui gagne un procès revient en chemise, et celui qui le perd revient tout nu. Quant à la culture, tu nous as vus à l’œuvre, et tu marcheras dans notre sillon ; il n’y a pas de mauvais champs, il n’y a que de mauvais maîtres ; peu d’engrais chimiques, beaucoup de fumier, fais des prés, du bétail, aie pour l’hiver autant de mille de fourrages qu’il y a de pattes dans ton écurie. Que la saison du patchi foué (du partir dehors, le printemps) te trouve le premier à atteler tes poumots pour semer les carèmes. Lorsque tu auras fauché, fais de bonne heure tes valmonts, afin d’y enfermer le soleil. N’empiète pas sur ton voisin, mais ne le laisse pas retourner tes raies ; ne voyage pas trop, à courir foires et marchés un qui gagne et cent ruinés. Enfin rappelez-vous qu’en ménage il y a une plume dans l’oreiller qui rarrange tout. »

Il n’adressait qu’un reproche à sa bru, mon ami ; il la trouvait trop jolie. N’avait-il pas entendu dire que la beauté ne se mange pas à la cuiller. Mais il se consolait à l’idée que du moins celle-ci avait de quoi.

Ensuite, en guise de bénédiction, la grand’mère de la mariée imagina de lui chanter, d’une voix chevrotante et cassée, cette romance du temps jadis :


À ta quenouille au ruban blanc,
File, file pour ton galant
La chemise à plis qu’il mettra
Tantôt, quand il t’épousera.

À ta quenouille au ruban bleu,
File, en priant bien le bon Dieu,
L’aube du vieux prêtre béni
Qui vous dira : « Je vous unis. »

À ta quenouille au ruban vert,
File la nappe à cent couverts,
Sur laquelle, de si bon cœur,
Nous y boirons à ton bonheur !

À ta quenouille au ruban d’or,
File toujours et file encor,
Gaules, langeottes et maillots
Pour ton premier poupenot !


À ta quenouille au ruban roux,
File un mouchoir de chanvre doux,
Afin que, si pleurer tu veux,
Tu puisses essuyer tes deux yeux !

À ta quenouille au ruban noir,
File, sans trop le laisser voir,
Le linceul dont, quand tu mourras,
L’un de nous t’enveloppera.


Dans la principauté de Montbéliard, lorsque le ministre avait déclaré unis les époux, l’assistance, d’un mouvement unanime, frappait du pied le sol, comme pour mieux sceller et rendre indissoluble l’alliance ; cela s’appelait clouer le mariage ; en certaines paroisses, les trépignemens de l’assemblée étaient remplacés par un homme qui, au moment solennel, enfonçait à coups de marteau un clou dans la balustrade de la galerie dominant la nef du temple. Et aujourd’hui, au retour de la messe, les époux vont se faire reconnaître par les parens du jeune homme qui les embrassent, leur remettent une pièce d’argent, puis la belle-mère donne à la bru une cuiller à soupe ou pochon, symbole de la ménagère. De là chez la mariée ; porte close ; on tape ; après quelques giries, on ouvre, et un des invités offre aux époux le bouquet ; la mariée boit, mange de la brioche, passe au mari verre et gâteau qui font le tour du cortège, et voilà le chantelot. Dans la soirée, intermède comique pour permettre de digérer le dîner et se préparer au souper : à celle qui se mariera la première, on apporte en grande cérémonie le chanteau : du pain, une brioche, une bougie, un oignon ; afin qu’elle ait toujours de quoi manger, se réjouir, s’éclairer et pleurer. Pleurer ! car il faut prévoir les chagrins ; ou bien serait-ce une ironie profonde et cet oignon présagerait-il à l’épousée un veuvage prématuré, un moyen de verser des larmes que la douleur seule n’arracherait point ?

Des conseils si sages que l’on vient de rapporter, un au moins court risque de tomber en des oreilles incrédules. Autrefois, nos villages comptaient par dizaines les familles de huit, douze, quatorze enfans, elles deviennent relativement rares ; notre cultivateur comtois se fait malthusien, ne regarde plus l’enfant comme un élément de prospérité ; ce qui rend l’étourneau maigre, c’est la grosse bande, répète-t-il faussement ; trois, quatre héritiers lui suffisent largement, encore cherche-t-il à retirer de la culture les mieux doués, comme si elle n’exigeait pas autant d’intelligence que de volonté, comme si elle n’était pas l’industrie mère qui réclame les plans, les travaux sagement conçus. Ils seront prêtres, professeurs, instituteurs, huissiers, facteurs, et l’on se ruinera au besoin pour que ce fils devienne un monsieur, un de ces bourgeois dont certains villages étaient jadis empoisonnés, comme on disait avec dépit. Passion de l’égalité, prévoyance, amour paternel, goût du confortable, poursuite ardente des moindres fonctions, tous ces sentimens concourent à un tel résultat. Il y a cinquante ans encore, le fond de la nourriture se composait de pain bis, avec les gaudes, un peu de lard, des pommes de terre ; de la viande douce aux boudins et à la fête, on s’habillait de droguet, on vendait tout son blé, et les souliers étaient un luxe ; un bon domestique de ferme se louait 120 à 150 francs, aujourd’hui il coûte 300 et 400 francs, et se montre bien autrement difficile sur la nourriture. Chacun a son parapluie, mange du pain blanc, consomme plus de viande ; le café au lait le matin, les filles singent les toilettes des dames, font tirer leurs photographies, vont chez le dentiste, les garçons réclament 40 sous, 3 francs pour jouer aux quilles et boire au cabaret le dimanche ; si le père refuse ou ne donne pas assez, ils font des loups. Faire un loup, c’est prendre en cachette deux ou trois doubles de blé, d’avoine, de pommes de terre qu’on vend à un voisin complaisant ou qu’on apporte à l’épicier pour payer ses dettes ; il y a des familles où tout le monde fait des loups. Je ne blâme pas, je constate : causez avec les anciens, ils vous diront tout cela, et les jeunes ne contrediront pas. On ne fait plus de sous, se lamentent-ils, la terre est devenue une belle-mère. Où est-il, ce temps fortuné, alors que les vignerons de Gy doublaient sans murmurer la part du curé, disant : « Prenez, prenez, cela ne nous prive pas, nos bestiaux en sont saouls ! » Hélas ! si le temps ne s’engraisse, les cépages américains ne feront rien. Vous organisez des syndicats pour obtenir ces plants à bon marché, et nous apprendre le greffage : c’est très bien, mais le vrai syndicat qu’il faudrait reconstituer, c’est celui du soleil et de la nature, du bon Dieu avec le travailleur. Trop d’impôts : les dégrèvemens font l’effet d’une goutte d’eau à un voyageur mourant de soif, et voilà qu’on veut supprimer le droit des bouilleurs de cru, comme si nous ne payions pas l’impôt de cette terre où nous plantons nos cerisiers, comme si ceux-ci n’empêchaient pas tout autour d’eux le reste de la récolte. Et puis, allez donc produire du blé pour le vendre vingt francs les 100 kilos !

L’agriculture franc-comtoise souffre. Consultez le conservateur des hypothèques, les notaires, les huissiers ; la dette ronge les campagnes, la moitié de nos cultivateurs s’engagent, les ventes par autorité de justice deviennent plus nombreuses, le loyer des fermages diminue. Beaucoup de cultivateurs ont prêté l’oreille aux agens de ces compagnies industrielles qui promettaient monts et merveilles, tout au moins 10 et 15 pour 100 d’intérêts : capital et arrérages, tout a été englouti. On ne va guère aux Amériques, mais de loin en loin quelqu’un réussit à Paris ; un jeune homme de V…, part pour la grand’ville, devient garçon de cercle, et, avec de l’entregent, ramasse 250,000 francs en prêtant aux joueurs : son exemple entraîne cinquante émules qui, hélas ! tombent dans la misère, ou pis encore, et reviennent au logis paternel, meurtris, déplumés, comme le pigeon de la fable. La population des villes augmente, celle des campagnes décroît avec une rapidité désolante : en Haute-Saône, département agricole, le recensement constate 10,000 habitans de moins tous les cinq ans ; je sais une foule de villages où la population a baissé de moitié depuis 1840, je n’en connais point où elle ait suivi la marche contraire, sauf ceux où s’élèvent des industries. Le prix de la terre a fléchi de 40 à 50 pour 100, les bons fermiers deviennent presque introuvables, on ne veut plus louer que des champs voisins de la maison, d’où on entend la soupe bouillir, la poule chanter. Le mal ne dépend pas de tel ou tel gouvernement, il a ses racines plus avant, dans une disposition générale des esprits, dans cette inquiétude et cette ambition mal définies qui envahissent les nouvelles générations. Un membre distingué de la Société d’émulation de Montbéliard m’adresse la lettre suivante, écho de cent autres : « Depuis quelques années la valeur des terres a baissé de plus de moitié, et les prix de location, quand on réussit à louer, sont véritablement dérisoires. Trop souvent les terres restent en friche ; les prix de main-d’œuvre sont trop élevés en raison de la rémunération du travail, et les paysans eux-mêmes trouvent plus d’avantages à toucher régulièrement, chaque semaine, à la fabrique, le prix de leurs journées, qu’à courir l’alea du travail des champs. D’ailleurs nos industriels paient bien : leur intérêt est de faire de leurs ouvriers de petits propriétaires tranquilles et rangés, de les attacher à la fois au sol et à l’établissement. Dans ces conditions, vous comprenez combien l’agriculture est délaissée. L’ouvrier soigne son jardin, rien de plus ; faire venir ses denrées de l’extérieur, des pays où le prix de main-d’œuvre est moins élevé, lui semble plus pratique, moins coûteux… »

E pur si muove. Malgré ses misères trop réelles, l’agriculture comtoise a réalisé, réalise encore des progrès. Oui, le prix de la terre a fléchi depuis 1870, mais auparavant il avait été en hausse constante. Allez aux foires, aux comices agricoles, visitez les écuries des cultivateurs, vous y verrez un bétail plus nombreux et plus beau ; parcourez nos villages : quelques-uns installent des fosses à purin, les champs se métamorphosent en prés naturels ou artificiels, se couvrent d’arbres fruitiers. Est-ce l’indice d’une décadence radicale ? Mais plutôt la maigre moisson d’aujourd’hui ne prépare-t-elle pas la riche moisson de demain, n’obéit-on pas à la loi des réactions ? Et nous, pauvres myopes, nous ne perçons pas le voile derrière lequel fermente un avenir prospère. Ni optimisme, ni pessimisme de parti-pris, telle doit être notre devise lorsque nous étudions une si grave et si complexe question, où les élémens du débat se modifient parfois d’une année à l’autre.

Autre motif de ne pas désespérer : notre paysan, le vrai paysan comtois, aime encore la terre ; malgré ses défaillances, ses trahisons passagères, il l’aime comme ces maîtresses, ces envoûteuses d’âmes, auxquelles on pardonne même leurs infidélités ; il l’aime de cet amour profond que Michelet a si bien décrit, qui ne va pas sans injures et querelles, mais connaît toutes les ardeurs de la réconciliation. Voyez plutôt ce qui se passe aux ventes judiciaires : des champs qu’on faisait mine de mépriser, montés par quatre, cinq amateurs à un chiffre inespéré. Il sait d’instinct que la terre est pour lui la caisse d’épargne : des champs de néant dont on dit que le diable les a… en courant, deviennent, Dieu sait par quels miracles de persévérance, des chènevières excellentes. Notre homme peinera, s’usera les doigts jusqu’à l’os, mais il réussira. Ne lui parlez pas de la journée de huit heures, il vous rirait au nez : une invention de fainéant ! Dur pour lui-même et pour les autres, il s’accorde le strict nécessaire, poursuit éperdûment son rêve de « gaigner, » avec la constance de Richelieu voulant abattre la maison d’Autriche et la féodalité. Foires et marchés, voilà son Luxembourg et son Palais-Bourbon ; là, dans son milieu, il faut le voir marchander, acheter une paire de bœufs, une portée de gouris, tour à tour subtil, éloquent, doux, emporté, ironique ; toute la gamme de la diplomatie commerciale se succédant avec la rapidité de ces tubes de lunettes d’approche qui rentrent les uns dans les autres sous la main du touriste. Vous rappelez-vous ce grand personnage qui, à son lit de mort, voulut qu’on le revêtit d’un habit de capucin ! — Vous faites bien, opina son ami, car si vous ne vous déguisez bien, vous n’entrerez jamais en paradis. — D’instinct chacun, au marché, déguise sa secrète pensée, afin d’entrer au paradis des bonnes affaires. Ne provoquez pas mon rural, ne réveillez pas ses rancunes : il tient en réserve un répertoire d’invectives aussi riche que celui des poissardes les plus fortes en gueule et il en crée au hasard de la colère : « Un atout ! un oquel ! un impair ! Argonnier ! Grande bringue ! Marchand de bistrouille ! Ecressi[10] ! Un beau de cultivateur qui n’a pas seulement de quoi mettre un loup en faction sur ses terres ! L’hôpital, l’église et la prison, voilà ses trois maisons ! On lui ferait croire que les lièvres pondent sur les saules ! Si toutes les bêtes étaient attachées, les liens seraient trop chers ! C’est la cloche de Batterans, qui ne la voit l’entend (d’une femme criarde) ! Il coûterait moins de le saler que de l’enterrer (d’un débauché) ! Il n’est qu’écrit (d’un enfant chétif) ! Il a la maladie du putois qui mangerait bien une poule (d’un paresseux) ! » — Des mots soudains, pris pour ainsi dire dans les entrailles du sujet, qui font balle dans la pensée et s’incrustent profondément. Croyant le juge de paix prévenu contre lui, B… quitte brusquement la salle d’audience en s’écriant : « Je vois d’un côté le juge, de l’autre la justice, je m’en vais. » Et depuis ce temps il ne manquait pas de dire des plaideurs : « Ils s’en vont en injustice ! » — Un d’Authoison revient d’une conférence, on lui demande son avis sur l’orateur : « Il a le cerveau gras, » répond-il d’un air capable. Un de mes amis amène sa fille chez un cultivateur de Mailleroncourt qui l’avait invité à la fête ; le père de celui-ci la contemple longuement et adresse ce compliment à mon ami : « Vous l’auriez fait faire en cire qu’elle ne serait pas plus jolie[11]. »

Au reste, lorsque son intérêt personnel n’est point en jeu, notre homme se montre partisan des solutions tempérées, de la moyenne. Il y a quelques années encore, il s’emballait terriblement dans les luttes politiques, chaque village avait ses blancs et ses bleus, qu’on décorait aussi du nom de leurs candidats, et querelles, injures, horions, condamnations pleuvaient comme grêle. Aujourd’hui la lassitude est visible, et, parmi les vaincus, les plus courageux gardent leurs opinions, mais rentrent sous la tente et se contentent de voter ; les autres jurent avec celui qui jure, chantent la chanson de ceux qui ont le bras long. Chacun réserve son ardeur pour les élections municipales où les questions de personnes dominent les principes, car, quoi qu’on fasse, le peuple se passionnera toujours pour des individus, ne comprendra les abstractions qu’à travers des êtres en chair et en os.

On trouve dans chaque village le bon, l’assez bon, le médiocre, le mauvais, et ce n’est pas toujours parmi les plus pauvres que se recrutent les deux derniers élémens. Misère et prospérité n’engendrent-ils pas également tricherie ? Il y en a de ces gaillards qui jouissent d’une honnête aisance, mais voilà, le bien d’autrui les fait loucher, et malgré la tolérance extrême dont on use d’ordinaire, il a fallu les mener au tribunal qui, lui, appelle les choses par leur nom et ne badine pas. Mauvaise affaire, car on s’en souviendra cinquante ans après et, dans une discussion, le fils s’entendra jeter à la face les péchés du père. Mais que dire de cet égoïste qui, reprenant le rêve néronien, aurait voulu qu’à sa mort tout son bien pût tenir dans une coquille d’œuf, afin de l’avaler d’une bouchée ? Comment classerez-vous ces butors qui ont la main trop près du dos de la femme et des enfans ? Oui, je l’ai rossée, se targuait l’un d’eux, parce qu’elle ne voulait pas être la maîtresse, elle voulait être le maître[12]. Ce qu’on ne saurait trop admirer, ce sont certaines familles qui constituent une sorte d’aristocratie morale, où la probité la plus rigide, l’économie, l’intrépidité laborieuse marchent de front ; elles ont cinq ou six cents ans de roture authentique, quarante quartiers de paysannerie et rien jusqu’ici n’a pu entamer le faisceau de leurs habitudes, elles me font songer à ces abbés de Luxeuil qui baisaient la main des cultivateurs qu’ils rencontraient dans les champs. Là réside en toute vérité l’honneur de la France rurale. Qu’ils aient ou non accepté la république, leurs chefs tiennent pour les principes d’après lesquels ont été élaborés nos codes, reconstruite notre société moderne, et dans un temps où les vérités élémentaires sont contestées, ils gardent ample provision de bon sens. De ces hommes-là, je sais des actions très nobles, des pensées dignes de nos meilleurs écrivains. Vers la fin d’un dîner, quelques-uns causaient des enterremens civils et ne ménageaient pas le blâme. — Quand une de mes vaches périt, je l’encrotte ; les enterremens civils me font le même effet ; pourtant, que diable, nous avons une âme. — Une âme, opina le maire de la commune, qui fait un peu l’esprit fort, je veux bien, mais je voudrais en être tout à fait sûr ; or, dans les descentes de justice, j’ai vu déterrer des cadavres, et c’est terrible : plus de chair, plus de cervelle, plus d’yeux ! — Tu ne sais pas, maire, repartit L…, les yeux, ils sont partis ailleurs. — Et vous pouvez croire qu’il n’avait jamais lu les vers de Sully Prudhomme : Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux… Ils sont, eux aussi, capables de sentimens profonds, et les romanciers qui ont méconnu cette faculté s’étaient contentés sans doute de les étudier à travers la Gazette des tribunaux ; chez eux, presque autant qu’à la ville, la passion, l’amour paternel, le mal du pays comptent des héros et des martyrs. Quant à leur confiance, à leur amitié, ils ne l’octroient qu’à bon escient, mais si vous vivez beaucoup avec eux, s’ils sentent que vous les aimez, que vous entrez dans leurs peines et leurs espérances, que vous êtes toujours prêt à leur bailler un bon conseil, un coup d’épaule, vous serez payé de retour. On ne les a pas habitués au désintéressement : les beaux messieurs leur font la cour trois mois avant l’élection, et après… serviteur : ils le savent, se demandent quel intérêt pousse ce nouveau-venu à les cajoler, et, de crainte de se tromper, mettent dans le même sac Cléon le corroyeur et Aristide, le courtisan qui veut faire ses affaires, l’homme dévoué qui veut faire leurs affaires et celles de la France. Entre eux, ils montrent plus d’abandon : combien de vieux amis font la fête ensemble depuis trente, quarante ans ! combien consentent des prêts relativement considérables, sur simple billet, parfois sur parole, à un voisin dans l’embarras !

XII. — STATISTIQUE AGRICOLE, PROGRÈS ET REMÈDES.

D’après le mémoire de l’intendant d’Harouys en 1698, la plaine ou pays bas est, à cette époque, fertile en céréales, fourrages, vins, qui alimentent Lyon, la Lorraine, la Haute-Alsace, la Suisse, les armées d’Italie et d’Allemagne. Quand les débouchés manquent, le blé tombe à si bas prix que toute l’année devient carême pour le laboureur : ainsi le sac de 200 livres, vendu en temps de guerre 20 et parfois 30 livres, ne vaut que 5 livres pendant la paix. Le paysan de la plaine préfère céder ses fourrages à la cavalerie royale, tandis que, plus sobre, plus économe, vivant de pain d’avoine et d’orge connu sous le nom de bolon, de laitage et d’un peu de lard, le montagnon élève beaucoup de porcs, de bétail rouge pour la boucherie, commence à fabriquer fromage et beurre pour l’exportation ; ses vaches, grandes et grasses dans la montagne où elles ne paissent que des herbes courtes, diminuent aussitôt qu’on essaie de les acclimater dans le pays plat. Les haras sont une autre source de rapport : plusieurs centaines d’étalons fournis par le roi à des particuliers qui doivent les entretenir, 9,175 cavales approuvées par la direction, leurs poulains fort recherchés par les marchands de Champagne, du duché et du Berry ; pas d’année qu’on n’enlève 1,500 cavales pour l’artillerie. Au moment où finit le XVIIe siècle, Besançon compte 11,520 habitans ; Dôle 4,115 ; Salins 5,663 ; Gray 3,982 ; Vesoul 2,225 ; Baume 990 ; Poligny 3,320 ; Lons-le-Saulnier 1,922 ; Arbois 3,540 ; Ornans 1,632 ; Orgelet 532 ; Saint-Claude 1,745 ; Montbéliard 2,540 ; toute la province renferme 340,720 personnes, plus 4,000 prêtres et religieux ; en 1789, on atteindra le chiffre de 669,800. La grande majorité des travailleurs se renferme dans des occupations agricoles ; il n’en va plus de même depuis que la liberté économique a permis d’exporter les produits industriels, de recevoir en échange les denrées alimentaires. Qu’on en juge par cette statistique du département du Doubs : agriculture 121,130 ; industrie 100,139 ; commerce 29,611 ; transports 6,707 ; force publique 8,895 ; professions libérales 13,149 ; rentiers 12,046 ; administrations 12,016 ; sans profession 3,559 ; profession inconnue 100 ; total : 302,017 habitans. En 1775, Audincourt avait 363 habitans, 683 en 1794, le mouvement industriel l’a amené à plus de 5,000 ; Valentigney en a 294 en 1709, 485 en 1794, actuellement 2,300.

Des mémoires manuscrits, des livres de famille, rédigés au siècle dernier par un prêtre et deux cultivateurs des environs de Pontarlier, font passer sous nos yeux quelques tableaux de la vie rurale[13]. À ne considérer que ceux-là, nous entrons dans une sorte d’Eldorado, mais eux-mêmes prennent soin de constater que plus d’un se met dans les dettes par défaut d’ordre, amour du luxe, ou parce qu’il aime trop à lever le coude. Le père exerce une espèce d’autorité patriarcale ; les formules de salut ont un caractère religieux ; le soir on se dit : Bons vêpres, et quand un enfant éternue, la mère repart : Que Dieu te croisse pour le ciel ! Pendant les longues soirées d’hiver, la famille, réunie autour d’une grande table, écoute la lecture de quelque livre de piété : l’Instruction pour les jeunes gens, les Pensées sur les vérités de la religion, la Bible de Royaumont ; les femmes filent la laine, le chanvre ou le lin ; parfois les hommes s’exercent au plain-chant, ou bien ils jouent au damier, au polonais, au piquet, jeu difficile ; il arrive même qu’on lise une comédie de Molière, « qui est comme chacun sait pour faire rire, » et l’on s’amuse fort ; mais la fille, regardant la mère, se met à hausser les épaules, et avec indignation : « Maman, s’écrie-t-elle, avez-vous jamais entendu quelque chose de plus fou ? Il faut que les hommes fassent bien peu d’état de leur raison pour s’avilir ainsi sur des verbiages et des babioles ! » Par son travail et son économie, le père de notre chroniqueur parvient à tripler son bien ; point de pommes de terre, mais le blé, le fruitage des vaches, les poulains, donnent 70 à 80 louis d’or de profit chaque année ; on a même de l’argent prêté. Et cependant de terribles orvales anéantissent la récolte : en 1755, 1758, 1759, 1778, il y eut des bises froides au printemps, des pluies continuelles jusqu’en automne, les blés furent gelés et l’argent fort rare ; au mois d’août 1788, un orage épouvantable surprend les moissonneurs, jette sur les champs quinze pouces de grêle, et, « trois jours après, on aurait pu encore y mener un traîneau. » Pour améliorer les sols ingrats, on enlevait la pelisse de la terre, on la séchait, on la brûlait ; ainsi préparée, elle donnait, parait-il, « un beau fruit dès la même année. » Les hommes exercent tous les métiers, charrons, menuisiers, charpentiers ; les femmes se font tailleuses, tisserandes, modistes, fabriquent une étoffe chaude, mais si raide, si épaisse, qu’une jupe ressemblait à une cloche ouverte par le haut. La fête patronale, le jeu de quilles, la chasse ou plutôt le braconnage, voilà les grandes distractions, seulement les ordonnances sont fort sévères, et, pour avoir tué quatre cailles, un chasseur est condamné à 1,500 francs d’amende, payables dans la huitaine, sous peine de bannissement : il fallut aller à Paris pour obtenir qu’elle fût réduite à 300 francs. Peu de voyages ; aller à Besançon semble une affaire d’État, mais les processions, les pèlerinages à Notre-Dame de Montpetot, à Saint-Pie-de-Doubs, au Grand-Crucifix de Pontarlier, surtout à Notre-Dame d’Einsiedeln en Suisse, sont très courus, et l’on se montre fort religieux, à condition toutefois que le curé ne mette pas le nez dans les affaires municipales. Le paysan comtois est processif, assez porté à s’imaginer que le bon droit tout sec ne suffit guère, qu’il lui faut des arcs-boutans ; d’où l’habitude de porter aux juges « des paniers de beurre et d’autres cadeaux pour adoucir et faire tourner le pivot… mais ils tombaient toujours à côté et ne faisaient rien. » Quant au programme de l’école, il comprend lecture, écriture, arithmétique, plain-chant ; les parens ont dit à l’enfant qu’il y fait bien bon, qu’on s’y plaît comme à des noces, et, comme ils habitent une ferme isolée, le pauvre petit subit en réalité le régime de la pension, avec un magister qui, armé d’un fouet redoutable, caresse l’échine des élèves, n’épargne point les soufflets, semble un affreux croquemitaine. Oh ! cette férule ! Elle fonctionne même pendant la leçon de plain-chant, « de sorte qu’il me fallait pleurer et chanter tout ensemble. » Quand il chantait, M. le maître, on aurait dit une herse passant sur un murger ; remuait-il la jambe, on entendait un cliquetis dans la jointure des genoux ; d’où le surnom de serpent à sonnettes, infligé par ses victimes. Plus tard, lorsque notre narrateur, déjà âgé de vingt ans, se remit à l’école, il trouva un maître qui avait « du talent, de la bonhomie, de la convenance ; » pour assister à ses leçons, on quittait la maison de bon matin, malgré la pousse et la neige, et de s’émerveiller en le voyant tracer de superbes majuscules à main levée. Vate bin quema il engardasse celet ; voyez comme il enfile cela, se disaient ces grands élèves de la classe d’adultes.

J’ai raconté ici même notre grande industrie pastorale[14] ; douze cents fromageries et beurreries qui répandent quelque aisance dans les villages, incitent les paysans au progrès, nos races de bétail améliorées, les domaines mieux tenus, mieux fumés, beaucoup de cultivateurs comprenant la nécessité d’abandonner l’antique routine, de se rapprocher de cet idéal agricole : moitié champs, moitié prés. Depuis 1890, le mouvement gagne de proche en proche ; après le Doubs et le Jura, la Haute-Saône, et, dans les cantons de Vitrey, Jussey, Saulx, du côté de Gray, les laiteries surgissent à vue d’œil, et non-seulement dans la Comté, mais en Haute-Marne, dans l’Ain, la Savoie, la Haute-Savoie. L’année 1890-1891 a été favorisée par une hausse extraordinaire : 150, 160, 165 francs les cent kilos, après avoir subi pendant dix ans les cours de 100, 110, 125 francs au maximum ; puis la baisse, une crise sérieuse, les grands marchands faisant la loi, beaucoup de fromagers médiocres engagés à la légère, entraînant la décadence, la ruine des fruitières, l’offre des tomes excédant la demande, la concurrence étrangère, l’influence des nouveaux tarifs de douane momentanément diminuée par ces causes et d’autres encore (la reprise s’accentue depuis quelques mois). Pas plus que les stations laitières de la Suisse, l’école de Mamirolle, fondée en 1867 par M. Viette, ne confère à ses élèves, avec le brevet, la capacité ; elle est, elle sera un grand bienfait, mais elle n’a pas encore donné tout ce qu’on en peut attendre, malgré le zèle de son directeur ; il y a eu des mécomptes, fabrications défectueuses, dépenses excessives, trop de fonctionnaires, de professeurs, trop peu d’hommes du métier. Un an d’apprentissage ne suffit nullement pour apprendre à fabriquer ce que Chénier appelle

Un disque savoureux de laitage épaissi.

Beaucoup de jeunes gens quittent l’école, ferrés sur la théorie, assez infatués d’eux-mêmes, praticiens fort ordinaires. Il faut dix ans pour faire un bon fromager, comme il en faut six ou sept pour organiser sérieusement une fruitière, lui donner une solide assiette, établir sa clientèle ; les vieux ont l’expérience, mais se laissent parfois dominer par les habitudes routinières, et, renversant les rôles, s’imaginent volontiers que les associés sont leurs très humbles serviteurs[15].Les jeunes, tout barbouillés de science mal digérée, ne le cèdent guère en orgueil à leurs aînés ; les uns et les autres se sentent encouragés dans leurs prétentions par les souvenirs d’autrefois, la condescendance des gérans et des membres de la fruitière qui craignent des dénis de justice dans la répartition du petit-lait et la pesée du lait. Et puis un fruitier, excellent dans la montagne, ne vaudra rien en plaine, parce que les laits diffèrent, parce qu’une étude intelligente et minutieuse devient indispensable pour approprier de nouveaux procédés à d’autres besoins. Bref, un partait fabricant est un oiseau sinon introuvable, au moins assez rare. Que faire ? dira-t-on. Quel remède à la situation ? Déconseiller la fondation de nouvelles fruitières pendant quelque temps au moins, améliorer la fabrication, se préoccuper de la qualité plus encore que de la quantité, chercher de nouveaux débouchés, obtenir par exemple que les ministres de la guerre et de la marine introduisent nos gruyères dans la nourriture de la troupe, que le conseil municipal de Paris abolisse la taxe d’entrée de onze francs par cent kilos, puisqu’il exempte les fromages de luxe. Et puis encore, s’efforcer de syndiquer les fruitières d’une même région, organiser, comme le font MM. Milcent, Gauthier, etc., avec un admirable dévoûment, un service d’inspection, instituer le crédit agricole entre associés, des assurances mutuelles contre la mortalité du bétail. Il ne saurait être question de supprimer les intermédiaires, et des négocians tels que MM. Micaud-Tournier, Cusenier, rendent de grands services à cette industrie pastorale, mais il y en a d’autres qui abusent de l’ignorance, de la pauvreté de nos gérans, et peut-être pourrait-on en certains cas aborder directement le consommateur, établir dans les grandes villes des magasins où, réduisant les frais au minimum, le produit serait livré à des prix satisfaisans pour vendeurs et acheteurs. Go ahead and self help! Un Américain se trouve nanti ou plutôt fort empêtré d’un gros stock de jambons qu’un négociant parisien lui avait, après faillite, laissé pour compte. N’est-ce que cela ? Notre homme saute dans le premier paquebot en partance, arrive à Paris, avise une boutique vide rue Turbigo, la loue, embauche des garçons de magasin, une demoiselle de comptoir, placarde de superbes affiches multicolores, vend à perte le premier jour ; les cliens affluent, le second jour il augmente ses prix d’un sou par kilo, de deux sous les jours suivans ; au bout d’une semaine, il avait liquidé avec un bénéfice très raisonnable. Je contai la chose au président d’une fruitière qui allait à vau-l’eau faute d’acheteurs ; il partit pour Paris avec ses meules invendues, les réalisa sans trop de peine et apporta quelque argent à ses associés qui déjà se lamentaient et croyaient tout perdu.

Le territoire de la Haute-Saône renferme les terrains les plus variés : argileux, calcaires, siliceux, avec une foule d’intermédiaires ; de même l’échelle géologique, depuis la période primitive avec ses roches granitiques jusqu’aux alluvions modernes, s’y trouve représentée. Dans la partie montagneuse, Faucogney, Melisey, Champagney, la terre, très sablonneuse, soumise à un climat plus rigoureux, ne porte ni le blé, ni la vigne ; mais la pomme de terre, le seigle, l’avoine, le sarrasin y réussissent à merveille, et les prairies bien irriguées donnent un excellent foin ; par la pauvreté du sol en acide phosphorique, le bétail de cette région a l’ossature moins développée.

On applique en Haute-Saône l’assolement triennal : le territoire de chaque commune est divisé en trois parties, nommées pies ou soles : la pie des blés, la pie des avoines ou carêmes, la pie des jachères ou sombres ; dans cette dernière entrent les terres en jachère morte, les trèfles, les luzernes, les plantes sarclées, pommes de terre , betteraves , carottes, rutabagas, etc. Cet assolement[16] laisse à désirer sans doute, mais on aurait de la peine à le remplacer à cause du morcellement extrême de la propriété ; il faut donc cultiver comme le voisin. Assez rares sont les domaines d’un seul tenant, tandis qu’on en rencontre beaucoup qui, avec 60, 80 hectares, comprennent 200, 300, 400 parcelles. Combien, parmi les petits cultivateurs, comptent à leur cote des lopins de 2, 3, 4 ares ! On cherche donc à s’arrondir, et une ambition si légitime atténue dans quelque mesure les maux de cette division à l’infini.

L’élevage du bétail, facilité par les prairies naturelles qui entourent la Saône, l’Ognon, la Lanterne et leurs affluens, voilà pour le cultivateur la véritable spéculation, celle qui ne trompe pas ; le bétail, cette houille de l’agriculteur, permet de payer le rentaire du bailleur, l’épicier, le marchand de vin, d’étoffes, le fisc ; il fait passer les années médiocres, donne un excédent avec les bonnes, excédent grâce auquel on acquittera une dette, on achètera un champ convoité de longue date. Présidens de comices agricoles, économistes, administrateurs, professeurs d’agriculture s’évertuent à prêcher en ce sens, ils ont mille fois raison ; le paysan commence à comprendre, il fait des luzernes, du sainfoin, des prés secs. Sainte Routine recule et serait bientôt vaincue si tant d’obstacles ne surgissaient entre le laboureur et l’aisance.

Dans le Doubs et le Jura[17], le spectacle est un peu différent, et la nature ne laisse pas d’établir ici d’autres diversités. Trois chaînes de montagnes courent parallèlement au Jura principal, déterminant trois zones pour le Doubs : 1o la plaine et le vignoble (200 à 400 mètres d’altitude), compris entre la rivière du Doubs et l’Ognon, avec quelques collines dont les plus élevées, le Poupet, la Roche-d’Or, atteignent 872 mètres ; 2o le premier plateau, 400 à 700 mètres ; son mont principal, celui de Grand-Combe, a 1,081 mètres ; troisième plateau, 700 à 1,700 mètres. Est-il besoin de dire que la première zone est la plus fertile, celle où prospèrent les céréales, la vigne, que dans le troisième d’interminables hivers interdisent le blé, le maïs, même les prairies artificielles ; là un sol profond, argile, calcaire ; ici, une terre légère, franchement calcaire, sans profondeur et souffrant beaucoup de la sécheresse ; là, d’importantes améliorations peuvent et doivent se réaliser : emploi des phosphates, labours mieux réglés, champs à convertir en prés ; ici la nature accomplit la besogne du montagnard, lui envoie d’énormes masses d’eau, met elle-même ses terres en prés ; en revanche, ses cultures de céréales, envahies par l’herbe, donnent un rendement médiocre, malgré les quantités de fumier qu’il leur prodigue.

Le Doubs figure au premier rang parmi les départemens les plus riches en fourrages : 192,765 hectares valant 31,460,494 francs, tandis que les autres récoltes se répartissent sur 115,717 hectares, d’une valeur approximative de 29,441,990 francs ; la terre reçoit toujours du fumier pour les plantes sarclées, 15,000 à 20,000 kilos par hectare ; on ajoute environ 10,000 kilos pour le blé ; total, 25,000 kilos pour les trois récoltes, ce qui est tout à fait insuffisant. Malgré la crise agricole, la production du bétail ne diminue pas depuis 1882, ceux qui restent attachés à la terre agrandissent leurs écuries, font plus d’élèves ; la ferme-école de la Roche donne l’exemple, la société d’agriculture du Doubs, les comices centralisent l’effort, le dirigent, et, 20,000 chevaux et mulets, 138,000 animaux de la race bovine, 49,000 moutons, 48,500 porcs, 2,900 houes à cheval, plus de 7,000 machines à battre, plusieurs centaines de faucheuses, moissonneuses, faneuses et râteaux à cheval, les irrigations, les drainages mieux entendus, attestent les élémens de vie, font obstacle aux fléaux qui accablent la terre. Les anciennes races indigènes, Tourache et Fémeline, disparaissent chaque jour devant les races de Berne, de Schwitz, et la race de Montbéliard, née du croisement de la Fribourgeoise avec la Fémeline, race volontueuse, très recommandable pour la lactation, l’engraissement et le travail. Plus fine de tissus et d’ossature, donnant une qualité de viande supérieure, la race fémeline a deux défauts capitaux que le cultivateur de la Haute Saône ne remarque pas assez, elle est tardive, puisqu’elle croît jusqu’à six ans, elle fournit un lait délicieux, mais peu abondant, dix à douze litres environ, tandis que les races de Montbéliard et de Suisse donnent l5, 18, 20 et même 25 litres.

Déjà très éprouvés par le mildew, l’anthracnose, le pourridié, par une série d’années froides et pluvieuses, les 7,000 hectares de vignes du Doubs ont rencontré dans le phylloxera un ennemi plus terrible encore. La vigne, qui jadis produisait 40 à 50 hectolitres à l’hectare, ne paie plus les frais qu’elle occasionne. Faudra-t-il donc dire adieu à nos excellens crus d’Arbois, Miserey, Mouthier, Ornans, Rougemont, Jallerange ? Faudra-t-il s’adresser aux marchands, continuer à acheter des raisins frais du Midi ? Il y a eu un moment de désespoir : de toutes parts on arrachait, on abandonnait ces vignes stériles ; et puis les sociétés d’agriculture, les grands propriétaires ont tenté d’arrêter la déroute, ils ont montré les vignerons du Midi, de la région du Rhône, de la Bourgogne, greffant le plan indigène sur cépages américains, défonçant leurs terrains, obtenant des récoltes. On s’est remis à l’œuvre, les syndicats viticoles et cantonaux s’organisent, ils ont des subventions, des plants racinés à moitié prix, quelques-uns ont pris l’avance, font déjà du vin, et peut-être reverrons-nous le temps où le cultivateur en buvait à chaque repas, avait même de quoi vendre du superflu.

Comme le Jura et la Haute-Saône, le Doubs est un pays de petite culture morcelée : 1,479,797 parcelles réparties en 49,079 exploitations ; 17,920 de 0 à 1 hectare, 14,860 de 1 à 5 hectares ; 8,458 de 5 à 10 hectares ; 4,625 de 10 à 20 hectares ; 1,746 de 20 à 30 hectares ; 762 de 30 à 40 ; 319 de 40 à 50 ; 259 de 50 à 100 ; 70 de 100 à 200 ; 34 de 200 à 300 ; 18 de 300 à 400 ; 2 de 400 à 500. Ainsi la surface moyenne des parcelles est de 0,34 et la moyenne des cotes de propriétés est de 4 hectares 31 ; elles sont naturellement plus grandes en montagne, où le sol a beaucoup moins de valeur, à cause de la quantité des pâturages maigres de ces régions. La culture par le propriétaire l’emporte dans la proportion de 8 contre 1 sur le fermage et le métayage. En corps de ferme, la terre se loue de 30 à 50 francs l’hectare, les prés de 100 à 125 francs. Quant à la main-d’œuvre, les domestiques s’engagent d’ordinaire à l’année, 250 à 350 francs pour un homme, avec quelques menus avantages en linge, souliers, vêtemens ; 200 à 250 pour une servante ; ils sont nourris comme les autres membres de la famille. Le journalier se fait 1 fr. 50 à 2 fr. 50 par jour, selon les saisons ; presque toujours il a un lopin de terre où il récolte du blé, des pommes de terre ; pour 5 à 10 francs par mois, il se loge avec les siens ; la commune lui donne son bois d’affouage, du travail pendant l’hiver sur ses chemins, et il exerce souvent une autre profession : menuisier, charron, sabotier. Parmi les exploitations les mieux cultivées, je signalerai la ferme-école de la Roche, dirigée par M. Tardy ; la ferme de la Chevillotte, à Mme Monnot-Arbilleur ; de la Vaivre, à la distillerie Bugnot-Colladon ; des Rochers, au docteur Saillard ; les vacheries modèles de MM. Beuclert et Jules Japy, à Badevel et Bart. Les expériences de M. Mareuse, chimiste de la distillerie Bugnot-Colladon, ont augmenté le rendement de 5,500 kilos par hectare en pommes de terre Richter Imperator : cette grande distillerie avance à tous les cultivateurs des semences, des engrais produits par elle, s’ils s’engagent à lui livrer leurs récoltes à 4 francs les 100 kilos de pommes de terre, et 22 francs les 1,000 kilos de betteraves à sucre.

Aujourd’hui, la question du tout se pose pour l’agriculture comme pour l’industrie ; la terre pendant quelques années a été frappée d’anémie, elle semblait ne plus guère tenir à nous : peut être a-t-elle voulu punir tant de désertions, et dans sa colère aveugle, frapper les bons indistinctement avec les mauvais. Pourquoi ne nous rendrait-elle pas ses bonnes grâces, la divine Maïa, la nourrice inépuisable qui prodigue son lait à ses enfans depuis tant de générations ? Nous souffrons, mais qu’est-ce que vingt ou trente ans dans la vie d’un peuple ? Ne serait-ce pas avec nos tourmens, nos douleurs, nos durs travaux, que se forge le bonheur de nos petits neveux ? Et l’éternel devenir n’a-t-il pas besoin de cet holocauste pour continuer son œuvre à travers les âges ? Cependant il faut lutter et le mal a ses remèdes ; la terre largement dégrevée, les familles nombreuses encouragées, la maison du cultivateur, son mobilier, les champs nécessaires à sa subsistance déclarés insaisissables, inaliénables, les fonctions publiques moins rémunérées, les ouvriers agricoles recevant une pension sur leurs vieux jours, la bourgeoisie se rapprochant davantage du paysan, vivant à la campagne, fondant partout des maisons de retraite, des refuges pour ceux que la fortune a trahis. Il importe aussi d’encourager les distilleries agricoles qui en Allemagne ont permis de produire du bétail au minimum du prix de revient, grâce à l’économie de nourriture qu’on réalise avec les drèches ; ainsi, malgré les tarifs protectionnistes de 1892, le mouton allemand continue à arriver au marché de la Villette, où il se vend au-dessous du cours du mouton français. Il y a 4,000 distilleries agricoles chez nos voisins ; elles ont mis en valeur les terrains les plus pauvres de l’empire ; avec la fabrication du sucre, elles forment la clé de voûte de leur agriculture. Rendre la justice gratuite, constituer le crédit agricole mobilier de telle sorte que le paysan puisse améliorer ses cultures, acheter des outils, des semences perfectionnées, appliquer les méthodes que révèle la science, que contrôle l’expérience, toutes ces réformes rendraient sans doute aux champs un peu de cette attirance qu’ils ont perdue, et, qui sait ? nous pourrions célébrer alors le retour définitif du Français vers la terre, leur mariage indissoluble cette fois et leurs nouvelles noces d’or.

Victor du Bled.
  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juillet.
  2. Tuefferd, Curiosités historiques du pays de Montbéliard. — Eugène Bonnemère, Histoire des paysans. — Aristide Dey, Histoire de la sorcellerie au comté de Bourgogne. — Charles Duvernoy, Villages ruinés du pays de Montbéliard. — Ch. Roy, Us et coutumes de l’ancien pays de Montbéliard. — Contejean, Glossaire patois du pays de Montbéliard. — Charles Thuriet, Traditions populaires du Doubs, de la Haute-Saône et du Jura, 2 vol. ; Lechevallier. — Charles Nodier, Contes de la veillée, Nouvelles.— Ch. Duvernoy, Montbéliard au XVIIIe siècle. — Docteur Muston, 'Histoire d’un village. — Docteur Perron, Superstitions médicales de la Franche-Comté. — Charles Grandmougin, la Vouivre, Pleines voiles, Chansons du village, Nouvelles poésies. — Gindre de Mancy, Échos du Jura. — Mme Tercy, Chroniques franc-comtoises. — Belamy, Recueils de noëls anciens au patois de Besançon. — Duvernoy, Esquisses des relations entre le comté de Bourgogne et la Suisse. — De Troyes, Légendes des Vosges franc-comtoises. — G. Colin, Chroniques de la Haute-Montagne. — Demesmay, Traditions et poésies de Franche-Comté. — Max. Buchon, Noëls et chants populaires de la Franche-Comté.— Henri Bouchot, la Franche-Comté, 1 vol. in-4o.
  3. Il y avait cependant un proverbe affirmant que « la dévotion des Comtois ne vaut pas un bouchon. »
  4. Une légende assez piquante, racontée par M. Charles Thuriet, est celle du dernier sire de Ray, sauvé de l’enfer par sa femme, la pieuse Quantine, à qui saint Pierre avait imposé de demeurer encore trois ans sur la terre à prier et à gémir pour lui. Adonc, ayant ouï dire que dans le grand voyage de la terre au ciel les âmes sont attaquées par des légions de diables qui s’efforcent de les arracher aux anges, elle pria instamment son époux de se tenir vers l’huis du paradis, afin qu’il l’ouvrît aussitôt, lorsqu’elle l’appellerait. Ray promit, foi de chevalier, et ayant passé de vie à trépas, il demeura vers saint Pierre, son patron, à la porte du paradis, pour y attendre Quantine. Lorsque le tour de celle-ci vint, elle cria : « — Ray ! — Qui est-ce ? — Quantine. — Passez ! — Aussi fut-elle reçue par son mari dans la vie éternelle. D’autres âmes qui attendaient à la porte du ciel, ayant vu Quantine entrer si aisément, s’avisèrent de répéter les paroles qu’elles avaient surprises : Ray ! — Qui est-ce ? — Quantine. — Passez ! Et leur admission ne souffrit aucune difficulté. — C’est pourquoi, dans l’espoir d’un succès semblable, on inscrit sur les tombes chrétiennes ces trois mots : Requiescant in pace, auxquelles on attribue communément une origine latine, dans l’ignorance de l’histoire du sire de Ray et de dame Quantine.
  5. Boguet, Discours des sorciers. — Dusillet, le Château de Frédéric Barberousse. — Rougebief, un Fleuron de la France.
  6. Ch. Duvernoy, Montbéliard au XVIIIe siècle, 1891.— Ch. Roy, Us et coutumes de l’ancien pays de Montbéliard. — Chevalier, Histoire de Poligny. — Bourgon, Histoire de Pontarlier. — G. Colin, Chroniques de la Haute-Montagne ; — Album franc-comtois de Guyornand. — Désiré Monnier, Traditions séquanaises. — Alexandre de Saint-Juan, Album franc-comtois. — Bousson de Mairet, Annales d’Arbois. — Pizard, Documens inédits et Notes historiques sur Noroy-le-Bourg, Saint-Igny et Calmoutier.
  7. Charles Beauquier, Chansons populaires recueillies en Franche-Comté. — Docteur Perron, Proverbes de la Franche-Comté, 1 vol. in-8o. — Max Buchon, Noëls et chansons. — A. Corret, Histoire de Belfort. — Le Roux de Lincy, le Livre des proverbes français ; Paris, 1863. — Croyances et traditions populaires recueillies dans la Franche-Comté, le Lyonnais et la Bresse, 1 vol. in-8o ; Lyon, 1874.
  8. La bourgeoisie, même au XVIIIe siècle, parlait plutôt le patois que le français. Le colonel Louis Bouthenot, combattant pour Tippoo-Saïb sous les ordres du bailli de Suffren, s’étant avisé d’envoyer à sa mère, Mme la conseillère, deux magnifiques cachemires, celle-ci s’écrie en les déployant : — Qu’a ce que c’à que çouci ? — Qu’est-ce que ceci ! — Et qu’a ce que nô poyans faire de ces ponnes mains ? — Et qu’est-ce que nous pouvons faire de ces essuie-mains ? — Ei fa les baillie ai lai princesse. — Il faut les donner à la princesse… — Ce qui fut fait aussitôt. (Duvernoy, Montbéliard au XVIIIe siècle.)
  9. Quant à l’amoureux qui se laisse prendre sa bonne amie, on lui offre un bouquet de sauge ; elle cicatrise, dit-on, les plaies du cœur. — Jadis, dans le pays du val d’Ajol et de Fougerolles, à la mort du chef de famille, le curé-moine avait droit à un bœuf ; si la femme mourait, il fallait lui conduire une vache. Une fille ayant forfait à l’honneur payait une vache blanche, et de là le proverbe, quand un enfant naturel voyait le jour : « Encore une vache pour M. le curé ! » Droit d’autant plus redoutable que le prêtre tenait le registre de l’état des âmes, status animarum, que c’était lui-même et non un autre qui devait entendre la confession de ses ouailles. Alors aussi on invoquait la religion à tout propos, pour excommunier les chenilles, les hannetons, les sauterelles.
  10. Une mode très répandue dans nos campagnes est celle des sobriquets, sobriquets de communes, sobriquets de particulier. On dit : Foireux de Luxeuil, Hannetons de Villers, Pouilleux d’Équevilley, Bourgeois de Faverney, Chiffonniers de Breuches, Bouchers de Meurcourt, Bourriquets de Breurey, Plumotes d’Ehuns, Glorieux de la Villedieu, Avocats de Velorçay, etc. Dans mon village, il y a toute une hiérarchie de fonctionnaires civils et militaires : le général, le préfet, le capitaine, l’artilleur ;… et puis le Crocheteur, le Grand Nez, le Calonnier, etc.
  11. J’ai entendu ce dialogue entre deux adversaires politiques : « Voilà une vache que j’ai payée 85 francs, et elle me donne quatre terrines de lait ; » celui à qui je l’ai achetée peut crier : « Vive la république ! » — Ouais, fit l’interlocuteur, tu auras d’elle deux veaux, tu la revendras 250 francs, et tu pourras, toi, crier pour de bon : « Vive la république ! » — Et ce dernier prophétisait vrai.
  12. Le parler franc-comtois fourmille de mots de terroir, et, ce regret qu’on a si souvent formulé au sujet de ces expressions pittoresques usitées aux XVe et XVIe siècles et tombées en désuétude, mériterait d’être exprimé aussi pour tant de provincialismes dignes d’obtenir leurs lettres de grande naturalisation : arguigner, contrarier ; aller aux blondes, faire la cour aux filles ; couiner, pleurer ; faire la croix sur quelqu’un, y renoncer à jamais, dare-dare, à la hâte ; entrioler, séduire ; fréguiller, frétiller ; froucasse, étourdi ; giries, manières affectées ; guinche, grande femme mal habillée ; grimoner, sermonner ; mouches bénies, les abeilles, ainsi nommées parce qu’on bénit les abeilles aux Rogations ; peut, laid ; reintri, ridé ; trisser, trésir, jaillir ; bricoler, musarder, s’amuser, perdre son temps à des bagatelles… (Voir Charles Beauquier, Dictionnaire des provincialismes.)
  13. Académie de Besançon, année 1887, Paysans franc-comtois des environs de Pontarlier, par M. le chanoine Suchet. — Tissot, Étude sur les Fourgs.
  14. Voyez la Revue du 15 octobre 1890.
  15. « Le fruitier est le docteur du canton ; la richesse est dans ses mains ; son autorité suffit pour ouvrir ou fermer dans ce pays les sources du Pactole. Si vous pesez bien ces circonstances, vous ne serez point étonnés d’apprendre qu’il est presque toujours sorcier et devin, qu’il est consulté quand on a perdu quelque chose, qu’il prédit l’avenir, et que c’est l’homme qu’on appréhende le plus d’offenser… » (Lequinio, Voyage dans le Jura.) Pendant une grande partie de ce siècle, les pâtres du Jura, les Djignes, conservèrent leur réputation de sorciers, et je ne jurerais pas qu’ils l’aient entièrement perdue. Les anciens vous conteront encore l’aventure du voleur qui pénètre dans le chalet en l’absence du gruyerin et charge un fromage sur ses épaules, mais il est cloué à la porte par une puissance invisible qui l’empêche de reculer ou d’avancer : le gruyerin l’avait enclos. Et si vous négligiez de lui apporter du vin, le diable lui ayant donné le pouvoir de soutirer de loin celui des autres caves, il soutirait le vôtre en dirigeant sa cruche vers le robinet du tonneau.
  16. A l’assolement triennal, M. Faucompré et M. Allard, deux savans professeurs d’agriculture, conseillent de substituer celui de six ans : 1o plantes sarclées ; 2o céréales ; 3o trèfles ; 4o céréales ; 5o fourrages verts, plantes sarclées ou jachère ; 6o céréales.
  17. Afin de ne pas abuser des chiffres, je ne donnerai ici que la statistique agricole du Doubs.