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par conséquent, de maîtres et de servi­teurs.
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La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent
La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent ;
; mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports.
mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports.


Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe
Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe
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que les positions changent. Ce sont deux sociétés
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Deuxième partie De la démocratie en Amérique Quatrième partie



De la démocratie en Amérique


Tome II
Troisième partie : Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites



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Influence de la démocratie sur les mœurs proprement dites


Chapitre I.

Comment les mœurs s’adoucissent à mesure que les conditions s’égalisent


Nous apercevons, depuis plusieurs siècles, que les conditions s’égalisent, et nous découvrons en même temps que les mœurs s’adoucissent. Ces deux choses sont-elles seulement contemporaines, ou existe-t-il entre elles quelque lien secret, de telle

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sorte que l’une ne puisse avancer sans faire marcher l’autre ?

Il y a plusieurs causes qui peuvent concourir à rendre les mœurs d’un peuple moins rudes ; mais, parmi toutes ces causes, la plus puissante me paraît être l’égalité des conditions. L’égalité des conditions et l’adoucissement des mœurs ne sont donc pas seulement à mes yeux des événements contemporains, ce sont encore des faits corré­latifs.

Lorsque les fabulistes veulent nous intéresser aux actions des animaux, ils don­nent à ceux-ci des idées et des passions humaines. Ainsi font les poètes quand ils parlent des génies et des anges. Il n’y a point de si profondes misères, ni de félicités si pures qui puissent arrêter notre esprit et saisir notre cœur, si on ne nous représente à nous-mêmes sous d’autres traits.

Ceci s’applique fort bien au sujet qui nous occupe présentement.

Lorsque tous les hommes sont rangés d’une manière irrévocable, suivant leur profession, leurs biens et leur naissance, au sein d’une société aristocratique, les mem­bres de chaque classe, se considérant tous comme enfants de la même famille, éprou­vent les uns pour les autres une sympathie continuelle et active qui ne peut jamais se rencontrer au même degré parmi les citoyens d’une démocratie.

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Mas il n’en est pas de même des différentes classes vis-à-vis les unes des autres.

Chez un peuple aristocratique, chaque caste a ses opinions, ses sentiments, ses droits, ses mœurs, son existence à part. Ainsi, les hommes qui la composent ne res­sem­blent point à tous les autres ; ils n’ont point la même manière de penser ni de sentir, et c’est à peine s’ils croient faire partie de la même humanité.

Ils ne sauraient donc bien comprendre ce que les autres éprouvent, ni juger ceux-ci par eux-mêmes.

On les voit quelquefois pourtant se prêter avec ardeur un mutuel secours ; mais cela n’est pas contraire à ce qui précède.

Ces mêmes institutions aristocratiques qui avaient rendu si différents les êtres d’une même espèce, les avaient cependant unis les uns aux autres par un lien politique fort étroit.

Quoique le serf ne s’intéressât pas naturellement au sort des nobles, il ne s’en croyait pas moins obligé de se dévouer pour celui d’entre eux qui était son chef ; et, bien que le noble se crût d’une autre nature que les serfs, il jugeait néanmoins que son devoir et son honneur le contraignaient à défendre, au péril de sa propre vie, ceux qui vivaient sur ses domaines.

Il est évident que ces obligations mutuelles ne

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naissaient pas du droit naturel, mais du droit politique, et que la société obtenait plus que l’humanité seule n’eût pu faire. Ce n’était point à l’homme qu’on se croyait tenu de prêter appui ; c’était au vassal ou au seigneur. Les institutions féodales rendaient très sensible aux maux de certains hom­mes, non point aux misères de l’espèce humaine. Elles donnaient de la générosité aux mœurs plutôt que de la douceur, et, bien qu’elles suggérassent de grands dévoue­ments, elles ne faisaient pas naître de véritables sympathies ; car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables ; et, dans les siècles aristocratiques, on ne voit ses semblables que dans les membres de sa caste.

Lorsque les chroniqueurs du Moyen Âge, qui tous, par leur naissance ou leurs habitudes, appartenaient à l’aristocratie, rapportent la fin tragique d’un noble, ce sont des douleurs infinies ; tandis qu’ils racontent tout ne haleine et sans sourciller le massacre et les tortures des gens du peuple.

Ce n’est point que ces écrivains éprouvassent une haine habituelle ou un mépris systématique pour le peuple. La guerre entre les diverses classes de l’État n’était point encore déclarée. Ils obéissaient à un instinct plutôt qu’à une passion ; comme ils ne se formaient pas une idée nette des

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souffrances du pauvre, ils s’intéressaient faiblement à son sort.

Il en était ainsi des hommes du peuple, dès que le lien féodal venait à se briser. Ces mêmes siècles qui ont vu tant de dévouements héroïques de la part des vassaux pour leurs seigneurs, ont été témoins de cruautés inouïes exercées de temps en temps par les basses classes sur les hautes.

Il ne faut pas croire que cette insensibilité mutuelle tînt seulement au défaut d’ordre et de lumières ; car on en retrouve la trace dans les siècles suivants, qui, tout en devenant réglés et éclairés, sont encore restés aristocratiques.

En l’année 1675, les basses classes de la Bretagne s’émurent à propos d’une nouvelle taxe. Ces mouvements tumultueux furent réprimes avec une atrocité sans exem­ple. Voici comment Mme de Sévigné, témoin de ces horreurs, en rend compte à sa fille :


Aux Rochers, 3 octobre 1675.
« Mon Dieu, ma fille, que votre lettre d’Aix est plaisante ! Au

moins relisez vos lettres avant que de les envoyer. Laissez-vous surprendre à leur agrément et consolez-vous, par ce plaisir, de la peine que vous avez d’en tant écrire. Vous avez donc baisé toute la Provence ? Il n’y aurait pas satisfaction à baiser toute la Bretagne, à moins

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qu’on n’aimât à sentir le vin. Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes ? On a fait une taxe de cent mille écus, et si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de recueillir les habitants sous peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua le violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré ; il a été écartelé, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois, et on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[1].

« Mme de Tarente était hier dans ses bois par un temps enchanté. Il

n’est question ni de chambre ni de collation. Elle entre par la barrière et s’en retourne de même… »


Dans une autre lettre elle ajoute :

« Vous me parlez bien plaisamment de nos

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misères ; nous ne sommes plus si roués ; un en huit jours, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me parait maintenant un rafraîchissement. J’ai une tout autre idée de la justice, depuis que je suis dans ce pays. Vos galériens me paraissent une société d’honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce (voir note : 5). »


On aurait tort de croire que Mme de Sévigné, qui traçait ces lignes, fût une créa­ture égoïste et barbare : elle aimait avec passion ses enfants et se montrait fort sensible aux chagrins de ses amis ; et l’on aperçoit même, en la lisant, qu’elle traitait avec bonté et indulgence ses vassaux et ses serviteurs. Mais Mme de Sévigné ne concevait pas clairement ce que c’était que de souffrir quand on n’était pas gentilhomme.

De nos jours, l’homme le plus dur, écrivant à la personne la plus insensible, n’oserait se livrer de sang-froid au badinage cruel que je viens de reproduire, et, lors même que ses mœurs particulières lui permettraient de le faire, les mœurs générales de la nation le lui défendraient.

D’où vient cela ? Avons-nous plus de sensibilité que nos pères ? Je ne sais ; mais, a coup sûr, notre sensibilité se porte sur plus d’objets.

Quand les rangs sont presque égaux chez un peuple, tous les hommes ayant à peu près la même

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manière de penser et de sentir, chacun d’eux peut juger en un moment des sensations de tous les autres : il jette un coup d’œil rapide sur lui-même ; cela lui suffit. Il n’y a donc pas de misère qu’il ne conçoive sans peine, et dont un instinct secret ne lui découvre l’étendue. En vain s’agira-t-il d’étran­gers ou d’ennemis : l’imagi­na­tion le met aussitôt à leur place. Elle mêle quelque chose de personnel a sa pitié, et le fait souffrir lui-même tandis qu’on déchire le corps de son semblable.

Dans les siècles démocratiques, les hommes se dévouent rarement les uns pour les autres ; mais ils montrent une compassion générale pour tous les membres de l’espèce humaine. On ne les voit point infliger de maux inutiles, et quand, sans se nuire beaucoup à eux-mêmes, ils peuvent soulager les douleurs d’autrui, ils prennent plaisir à le faire ; ils ne sont pas désintéressés, mais ils sont doux.

Quoique les Américains aient pour ainsi dire réduit l’égoïsme en théorie sociale et philosophique, ils ne s’en montrent pas moins fort accessibles à la pitié.

Il n’y a point de pays où la justice criminelle soit administrée avec plus de béni­gnité qu’aux États-Unis. Tandis que les Anglais semblent vouloir conserver précieuse­ment dans leur législation

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pénale les traces sanglantes du Moyen Âge, les Américains ont presque fait disparaître la peine de mort de leurs codes.

L’Amérique du Nord est, je pense, la seule contrée sur la terre où, depuis cinquan­te ans, on n’ait point arraché la vie à un seul citoyen pour délits politiques.

Ce qui achève de prouver que cette singulière douceur des Américains. Vient principalement de leur état social, c’est la manière dont ils traitent leurs esclaves.

Peut-être n’existe-t-il pas, à tout prendre, de colonie européenne dans le Nouveau Monde où la condition physique des Noirs soit moins dure qu’aux États-Unis. Cepen­dant les esclaves y éprouvent encore d’affreuses misères et sont sans cesse exposés à des punitions très cruelles.

Il est facile de découvrir que le sort de ces infortunés inspire peu de pitié à leurs maîtres, et qu’ils voient dans l’esclavage non seulement un fait dont ils profitent, mais encore un mal qui ne les touche guère. Ainsi, le même homme qui est plein d’huma­nité pour ses semblables quand ceux-ci sont en même temps ses égaux, devient insensible à leurs douleurs dès que l’égalité cesse.

C’est donc à cette égalité qu’il faut attribuer sa douceur, plus encore qu’à la civili­sation et aux lumières.

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Ce que je viens de dire des individus s’applique jusqu’à un certain point aux peu­ples.

Lorsque chaque nation a ses opinions, ses croyances, ses lois, ses usages à part, elle se considère comme formant à elle seule l’humanité tout entière, et ne se sent touchée que de ses propres douleurs. Si la guerre vient a s’allumer entre deux peuples disposés de cette manière, elle ne saurait manquer de se faire avec barbarie.

Au temps de leurs plus grandes lumières, les Romains égorgeaient les généraux ennemis, après les avoir traînés en triomphe derrière un char, et livraient les pri­sonniers aux bêtes pour l’amusement du peuple. Cicéron, qui pousse de si grands gémissements, à l’idée d’un citoyen mis en croix, ne trouve rien à redire à ces atroces abus de la victoire. Il est évident qu’à ses yeux un étranger n’est point de la même espèce humaine qu’un Romain.

À mesure, au contraire, que les peuples deviennent plus semblables les uns aux autres, ils se montrent réciproquement plus compatissants pour leurs misères, et le droit des gens s’adoucir.

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CHAPITRE II.

Comment la démocratie rend les rapports habituels des Américains plus simples et plus aisés


La démocratie n’attache point fortement les hommes les uns aux autres, mais elle rend leurs rapports habituels plus aisés.

Deux Anglais se rencontrent par hasard aux antipodes ; ils sont entourés d’étran­gers dont ils connaissent à peine la langue et les mœurs.

Ces deux hommes se considèrent d’abord fort curieusement et avec une sorte d’inquiétude secrète ; puis ils se détournent, ou, s’ils s’abordent, ils ont soin de ne se parler que d’un air contraint

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et distrait, et de dire des choses peu importantes.

Cependant il n’existe entre eux aucune inimitié ; ils ne se sont jamais vus, et se tiennent réciproquement pour fort honnêtes. Pourquoi mettent-ils donc tant de soin à s’éviter ?

Il faut retourner en Angleterre pour le comprendre.

Lorsque c’est la naissance seule, indépendamment de la richesse, qui classe les hom­­­mes, chacun sait précisément le point qu’il occupe dans l’échelle sociale ; il ne cherche pas à monter, et ne craint pas de descendre. Dans une société ainsi organisée, les hommes des différentes castes communiquent peu les uns avec les autres ; mais, lorsque le hasard les met en contact, ils s’abordent volontiers, sans espérer ni redouter de se confondre. Leurs rapports ne sont pas basés sur l’égalité ; mais ils ne sont pas contraints.

Quand à l’aristocratie de naissance succède l’aristocratie d’argent, il n’en est plus de même.

Les privilèges de quelques-uns sont encore très grands, mais la possibilité de les acquérir est ouverte à tous ; d’où il suit que ceux qui les possèdent sont préoccupés sans cesse par la crainte de les perdre ou de les voir partager, et ceux qui ne les ont pas encore veulent à tout prix les posséder, ou, s’ils ne peuvent y réussir, le paraître : ce qui n’est point impossible. Comme la valeur

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sociale des hommes n’est plus fixée d’une manière ostensible et permanente par le sang, et qu’elle varie à l’infini suivant la richesse, les rangs existent toujours, mais on ne voit plus clairement et du premier coup d’œil ceux qui les occupent.

Il s’établit aussitôt une guerre sourde entre tous les citoyens ; les uns s’efforcent, par mille artifices, de pénétrer en réalité ou en apparence parmi ceux qui sont au-dessus d’eux ; les autres combattent sans cesse pour repousser ces usurpateurs de leurs droits, ou plutôt le même homme fait les deux choses, et, tandis qu’il cherche à s’introduire dans la sphère supérieure, il lutte sans relâche contre l’effort qui vient d’en bas.

Tel est de nos jours l’état de l’Angleterre, et je pense que c’est à cet état qu’il faut principalement rapporter ce qui précède.

L’orgueil aristocratique étant encore très grand chez les Anglais, et les limites de l’aristocratie étant devenues douteuses, chacun craint à chaque instant que sa fami­liarité ne soit surprise. Ne pouvant juger du premier coup d’œil quelle est la situation sociale de ceux qu’on rencontre, l’on évite prudemment d’entrer en contact avec eux. On redoute, rendant de légers services, de former malgré soi une amitié mal assortie ; on craint les bons offices, et l’on se soustrait à la

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reconnaissance indiscrète d’un inconnu aussi soigneusement qu’à sa haine.

Il y a beaucoup de gens qui expliquent, par des causes purement physiques, cette insociabilité singulière et cette humeur réservée et taciturne des Anglais. Je veux bien que le sang y soit en effet pour quelque chose ; mais je crois que l’état social y est pour beaucoup plus. L’exemple des Américains vient le prouver.

En Amérique, où les privilèges de naissance n’ont jamais existé, et où la richesse ne donne aucun droit particulier à celui qui la possède, des inconnus se réunissent volontiers dans les mêmes lieux, et ne trouvent ni avantage ni péril à se communiquer librement leurs pensées.

Se rencontrent-ils par hasard, ils ne se cherchent ni ne s’évitent ; leur abord est donc naturel, franc et ouvert ; on voit qu’ils n’espèrent et ne redoutent presque rien les uns des autres, et qu’ils ne s’efforcent pas plus de montrer que de cacher la place qu’ils occupent. Si leur contenance est souvent froide et sérieuse, elle n’est jamais hautaine ni contrainte et, quand ils ne s’adressent Point la parole, c’est qu’ils ne sont pas en humeur de parler, et non qu’ils croient avoir intérêt à se taire.

En pays étranger, deux Américains sont sur-le-champ amis, Par cela seul qu’ils sont Américains. Il n’y a point de préjugé qui les repousse, et

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la communauté de patrie les attire. À deux Anglais le même sang ne suffit point : il faut que le même rang les rapproche.

Les Américains remarquent aussi bien que nous cette humeur insociable des Anglais entre eux, et ils ne s’en étonnent pas moins que nous ne le faisons nous-mê­mes. Cependant, les Américains tiennent à l’Angleterre par l’origine, la religion, la langue et en partie les mœurs ; ils n’en diffèrent que par l’état social. Il est donc permis de dire que la réserve des Anglais découle de la Constitution du Pays bien plus que de celle des citoyens.

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CHAPITRE III.

Pourquoi les américains ont si peu de susceptibilité dans leur pays et se montrent si susceptibles dans le nôtre


Les Américains ont un tempérament vindicatif comme tous les peuples sérieux et réfléchis. Ils n’oublient presque jamais une offense ; mais il n’est point facile de les offenser, et leur ressentiment est aussi lent à s’allumer qu’à s’éteindre.

Dans les sociétés aristocratiques, où un petit nombre d’individus dirigent toutes choses, les rapports extérieurs des hommes entre eux sont soumis à des conventions à peu près fixes. Chacun croit alors savoir, d’une manière précise, par

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quel signe il convient de témoigner son respect ou de marquer sa bienveillance, et l’étiquette est une science dont on ne suppose pas l’ignorance.

Ces usages de la première classe servent ensuite de modèle à toutes les autres, et, de plus, chacune de celles-ci se fait un code à part, auquel tous ses membres sont tenus de se conformer.

Les règles de la politesse forment ainsi une législation compliquée, qu’il est diffi­cile de posséder complètement, et dont pourtant il n’est pas permis de s’écarter sans péril ; de telle sorte que chaque jour les hommes sont sans cesse exposés à faire ou à recevoir involontairement de cruelles blessures.

Mais, à mesure que les rangs s’effacent, que des hommes divers par leur éducation et leur naissance se mêlent et se confondent dans les mêmes lieux, il est presque impossible de s’entendre sur les règles du savoir-vivre. La loi étant incertaine, y désobéir n’est point un crime aux yeux mêmes de ceux qui la connaissent ; on s’attache donc au fond des actions plutôt qu’à la forme, et l’on est tout à la fois moins civil et moins querelleur.

Il y a une foule de petits égards auxquels un Américain ne tient point : il juge qu’on ne les lui doit pas, ou il suppose qu’on ignore les lui devoir. Il ne s’aperçoit donc pas qu’on lui manque, ou bien il le pardonne ; ses manières en deviennent

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moins courtoises, et ses mœurs plus simples et plus mâles.

Cette indulgence réciproque que font voir les Américains et cette virile confiance qu’ils se témoignent résultent encore d’une cause plus générale et plus profonde. Je l’ai déjà indiquée dans le chapitre précédent.

Aux États-Unis, les rangs ne diffèrent que fort peu dans la société civile et ne diffè­rent point du tout dans le monde politique ; un Américain ne se croit donc pas tenu à rendre des soins particuliers à aucun de ses semblables et il ne songe pas non plus à en exiger pour lui-même Comme il ne voit point que son intérêt soit de recher­cher avec ardeur la compagnie de quelques-uns de ses concitoyens, il se figure difficilement qu’on repousse la sienne ; ne méprisant personne à raison de la condition, il n’imagine point que personne le méprise pour la même cause, et, jusqu’à ce qu’il ait aperçu clairement l’injure, il ne croit pas qu’on veuille l’outrager,

L’état social dispose naturellement les Américains à ne point s’offenser aisément dans les petites choses. Et, d’une autre part, la liberté démocratique dont ils jouissent achève de faire passer cette mansuétude dans les mœurs nationales.

Les institutions politiques des États-Unis mettent sans cesse en contact les citoyens de toutes

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les classes et les forcent de suivre en commun de grandes entre­prises. Des gens ainsi occupés n’ont guère le temps de songer aux détails de l’étiquette et ils ont d’ailleurs trop d’intérêt à vivre d’accord pour s’y arrêter. Ils s’accoutument donc aisément a considérer, dans ceux avec lesquels ils se rencontrent, les sentiments et les idées plutôt que les manières, et ils ne se laissent point émouvoir pour des bagatelles.

J’ai remarqué bien des fois qu’aux États-Unis, ce n’est point une chose aisée que de faire entendre à un homme que sa présence importune. Pour en arriver là, les voies détournées tic suffisent point toujours.

Je contredis un Américain à tout propos, afin de lui faire sentir que ses discours me fatiguent ; et à chaque instant je lui vois faire de nouveaux efforts pour me con­vaincre ; je garde un silence obstiné, et il s’imagine que je réfléchis profondément aux vérités qu’il me présente ; et, quand je me dérobe enfin tout à coup à sa poursuite, il suppose qu’une affaire pressante m’appelle ailleurs. Cet homme ne comprendra pas qu’il m’excède, sans que je le lui dise, et je ne pourrai me sauver de lui qu’en devenant son ennemi mortel.

Ce qui surprend au premier abord, c’est que ce même homme transporté en Euro­pe y devient

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tout à coup d’un commerce méticuleux et difficile, à ce point que souvent je rencontre autant de difficulté à ne point l’offenser que j’en trouvais à lui déplaire. Ces deux effets si différents sont produits par la même cause.

Les institutions démocratiques donnent en général aux hommes une vaste idée de leur patrie et d’eux-mêmes.

L’Américain sort de son pays le cœur gonflé d’orgueil. Il arrive en Europe et s’aper­çoit d’abord qu’on ne s’y préoccupe point autant qu’il se l’imaginait des États-Unis et du grand peuple qui les habite. Ceci commence à l’émouvoir.

Il a entendu dire que les conditions ne sont point égales dans notre hémis­phère. Il s’aperçoit, en effet, que, parmi les nations de l’Europe, la trace des rangs n’est pas entièrement effacée ; que la richesse et la naissance y conservent des privilèges incertains qu’il lui est aussi difficile de méconnaître que de définir. Ce spectacle le surprend et l’inquiète, parce qu’il est entièrement nouveau pour lui ; rien de ce qu’il a vu dans son pays ne l’aide à le comprendre. Il ignore donc profondément quelle place il convient d’occuper dans cette hiérarchie à moitié détruite, parmi ces classes qui sont assez distinctes pour se haïr et se mépriser, et assez rapprochées pour qu’il soit tou­jours prêt à les confondre, Il craint de se poser trop

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haut, et surtout d’être rangé trop bas  : ce double péril tient constamment son esprit à la gêne et embarrasse sans cesse ses actions comme ses discours.

La tradition lui a appris qu’en Europe le cérémonial variait à l’infini suivant les conditions ; ce souvenir d’un autre temps achève de le troubler, et il redoute d’autant plus de ne pas obtenir les égards qui lui sont dus, qu’il ne sait pas précisément en quoi ils consistent. Il marche donc toujours ainsi qu’un homme environné d’embûches ; la société n’est pas pour lui un délassement, mais un sérieux travail. Il pèse vos moin­dres démarches, interroge vos regards et analyse avec soin tous vos discours, de peur qu’ils ne renferment quelques allusions cachées qui le blessent. Je ne sais s’il s’est jamais rencontré de gentilhomme campagnard plus poin­tilleux que lui sur l’article du savoir-vivre ; il s’efforce d’obéir lui-même aux moindres lois de l’étiquette, et il ne souffre pas qu’on en néglige aucune envers lui ; il est tout à la fois plein de scrupule et d’exigence ; il désirerait faire assez, mais il craint de faire trop, et, comme il ne connaît pas bien les limites de l’un et de l’autre, il se tient dans une réserve embarrassée et hautaine,

Ce n’est pas tout encore, et voici bien un autre détour du cœur humain.

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Un Américain parle tous les jours de l’admirable égalité qui règne aux États-Unis ; il s’en enorgueillit tout haut pour son pays ; mais il s’en afflige secrètement pour lui-même, et il aspire à montrer que, quant à lui, il fait exception à l’ordre général qu’il pré­conise.

On ne rencontre guère d’Américain qui ne veuille tenir quelque peu par sa nais­sance aux premiers fondateurs des colonies, et, quant aux rejetons de grandes familles d’Angleterre, l’Amérique m’en a semblé toute couverte.

Lorsqu’un Américain opulent aborde en Europe, son premier soin est de s’entourer de toutes les richesses du luxe ; et il a si grand-peur qu’on ne le prenne pour le simple citoyen d’une démocratie, qu’il se replie de cent façons afin de présenter chaque jour devant vous une nouvelle image de sa richesse. Il se loge d’ordinaire dans le quartier le plus apparent de la ville ; il a de nombreux serviteurs qui l’entourent sans cesse.

J’ai entendu un Américain se plaindre que, dans les principaux salons de Paris, on ne rencontrât qu’une société mêlée. Le goût qui y règne ne lui paraissait pas assez pur, et il laissait entendre adroitement qu’à son avis, on y manquait de distinction dans les manières. Il .ne s’habituait pas à voir l’esprit se cacher ainsi sous des formes vulgaires.

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De pareils contrastes ne doivent pas surprendre.

Si la trace des anciennes distinctions aristocratiques n’était pas si complète­ment effacée aux États-Unis, les Américains se montreraient moins simples et moins tolérants dans leur pays, moins exigeants et moins empruntés dans le nôtre.

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CHAPITRE IV.

Conséquences des trois chapitres précédents


Lorsque les hommes ressentent une pitié naturelle pour les maux les uns des autres, que des rapports aisés et fréquents les rapprochent chaque jour saris qu’aucune susceptibilité les divise, il est facile de comprendre qu’au besoin ils se prêteront mutu­ellement leur aide. Lorsqu’un Américain réclame le concours de ses semblables, il est fort rare que ceux-ci le lui refusent, et j’ai observé souvent qu’ils le lui accordaient spontanément avec un grand zèle.

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Survient-il quelque accident imprévu sur la voie publique, on accourt de toutes parts autour de celui qui en est victime ; quelque grand malheur inopiné frappe-t-il une famille , les bourses de mille inconnus s’ouvrent sans peine ; des dons modiques, mais fort nombreux, viennent au secours de sa misère.

Il arrive fréquemment, chez les nations les plus civilisées du globe, qu’un malheu­reux se trouve aussi isolé au milieu de la foule que le sauvage dans ses bois ; cela ne se voit presque point aux États-Unis. Les Américains, qui sont toujours froids dans leurs manières et souvent grossiers, ne se montrent presque jamais insensibles, et, s’ils ne se hâtent pas d’offrir des services, ils ne refusent point d’en rendre.

Tout ceci n’est point contraire à ce que j’ai dit ci-devant à propos de l’individua­lisme. Je vois même que ces choses s’accordent, loin de se combattre.

L’égalité des conditions, en même temps qu’elle fait sentir aux hommes leur indé­pen­dance, leur montre leur faiblesse ; ils sont libres, mais exposés à mille accidents, et l’expérience ne tarde pas à leur apprendre que, bien qu’ils n’aient pas un habituel besoin du secours d’autrui, il arrive presque toujours quelque moment où ils ne sau­raient s’en passer.

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Nous voyons tous les jours en Europe que les hommes d’une même profession s’entraident volontiers ; ils sont tous exposés aux mêmes maux ; cela suffit pour qu’ils cherchent mutuellement à s’en garantir, quelque durs ou égoïstes qu’ils soient d’ailleurs. Lors donc que l’un d’eux est en péril, et que, par un petit sacrifice passager ou un élan soudain, les autres peuvent l’y soustraire, ils ne manquent pas de le tenter. Ce n’est point qu’ils s’intéressent profondément à son sort ; car, si, par hasard, les efforts qu’ils font pour le secourir sont inutiles, ils l’oublient aussitôt et retournent à eux-mêmes ; mais il s’est fait entre eux une sorte d’accord tacite et presque involon­taire, d’après lequel chacun doit aux autres un appui momentané qu’à son tour il pourra réclamer lui-même.

Étendez à un peuple ce que je dis d’une classe seulement, et vous comprendrez ma pensée.

Il existe en effet, parmi tous les citoyens d’une démocratie, une convention analo­gue à celle dont je parle ; tous se sentent sujets à la même faiblesse et aux mêmes dangers, et leur intérêt, aussi bien que leur sympathie, leur fait une loi de se prêter au besoin une mutuelle assistance.

Plus les conditions deviennent semblables, et plus les hommes laissent voir cette disposition réciproque à s’obliger.

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Dans les démocraties, où l’on n’accorde guère de grands bienfaits, on rend sans cesse de bons offices. Il est rare qu’un homme s’y montre dévoué, mais tous sont serviables.


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CHAPITRE V.

Comment la démocratie modifie les rapports du serviteur et du maître


Un Américain qui avait longtemps voyagé en Europe, me disait un jour :

« Les Anglais traitent leurs serviteurs avec une hauteur et des manières absolues qui nous surprennent ; mais, d’une autre part, les Français usent quelquefois avec les leurs d’une familiarité, ou se montrent à leur égard d’une politesse que nous ne saurions concevoir. On dirait qu’ils craignent de commander. L’attitude du supérieur et de l’inférieur est mal gardée.»

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Cette remarque est juste, et je l’ai faite moi-même bien des fois.

J’ai toujours considéré l’Angleterre comme le pays du monde où, de notre temps, le lien de la domesticité est le plus serré, et la France la contrée de la terre où il est le plus lâche. Nulle part le maître ne m’a paru plus haut ni plus bas que dans ces deux pays.

C’est entre ces extrémités que les Américains se placent.

Voilà le fait superficiel et apparent. Il faut remonter fort avant pour en découvrir les causes.

On n’a point encore vu de sociétés où les conditions fussent si égales, qu’il ne s’y rencontrât point de riches ni de pauvres ; et, par conséquent, de maîtres et de servi­teurs.

La démocratie n’empêche point que ces deux classes d’hommes n’existent ; mais elle change leur esprit et modifie leurs rapports.

Chez les peuples aristocratiques, les serviteurs forment une classe particulière qui ne varie pas plus que celle des maîtres. Un ordre fixe ne tarde pas à y naître ; dans la première comme dans la seconde, on voit bientôt paraître une hiérarchie, des classifications nombreuses, des rangs marqués, et les générations s’y succèdent sans que les positions changent. Ce sont deux sociétés


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superposées l’une à l’autre, toujours distinctes, mais régies par des principes analogues.

Cette constitution aristocratique n’influe guère moins sur les idées et les mœurs des serviteurs que sur celles des maîtres, et, bien que les effets soient différents, il est facile de reconnaître la même cause.

Les uns et les autres forment de petites nations au milieu de la grande ; et il finit par naître, au milieu d’eux, de certaines notions permanentes en matière de juste et d’injuste. On y envisage les différents actes de la vie humaine sous un jour particulier qui ne change pas. Dans la société des serviteurs comme dans celle des maîtres, les hommes exercent une grande influence les uns sur les autres. Ils reconnaissent des règles fixes, et, à défaut de loi, ils rencontrent une opinion publique qui les dirige ; il y règne des habitudes réglées, une police.

Ces hommes, dont la destinée est d’obéir, n’entendent point sans doute la gloire, la vertu, l’honnêteté, l’honneur, de la même manière que les maîtres. Mais ils se sont fait une gloire, des vertus et une honnêteté de serviteurs, et ils conçoivent, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte d’honneur servile[2].

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Parce qu’une classe est basse, il ne faut pas croire que tous ceux qui en font partie aient le cœur bas. Ce serait une grande erreur. Quelque inférieure qu’elle soit, celui qui y est le premier et qui n’a point l’idée d’en sortir, se trouve dans une position aris­to­cratique qui lui suggère des sentiments élevés, un fier orgueil et un respect pour lui-même, qui le rendent propre aux grandes vertus et aux actions peu communes.

Chez les peuples aristocratiques il n’était point rare de trouver dans le service des grands des âmes nobles et vigoureuses qui portaient la servitude sans la sentir, et qui se soumettaient aux volontés de leur maître sans avoir peur de sa colère.

Mais il n’en était presque jamais ainsi dans les rangs inférieurs de la classe do­mest­ique. On conçoit que celui qui occupe le dernier bout d’une hiérarchie de valets est bien bas.

Les Français avaient créé un mot tout exprès pour ce dernier des serviteurs de l’aristocratie. Ils l’appelaient le laquais.

Le mot de laquais servait de terme extrême, quand tous les autres manquaient, pour représenter

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la bassesse humaine ; sous l’ancienne monarchie, lorsqu’on voulait peindre en un moment un être vil et dégradé, on disait de lui qu’il avait l’âme d’un laquais. Cela seul suffisait. Le sens était complet et compris.

L’inégalité permanente des conditions ne donne pas seulement aux serviteurs de certaines vertus et de certains vices particuliers ; elle les place vis-à-vis des maîtres dans une position particulière.

Chez les peuples aristocratiques, le pauvre est apprivoisé, dès l’enfance, avec l’idée d’être commandé. De quelque côté qu’il tourne ses regards, il voit aussitôt l’ima­ge de la hiérarchie et l’aspect de l’obéissance.

Dans les pays où règne l’inégalité permanente des conditions, le maître obtient donc aisément de ses serviteurs une obéissance prompte, complète, respectueuse et facile, parce que ceux-ci révèrent en lui, non seulement le maître, mais la classe des maîtres. Il pèse sur leur volonté avec tout le poids de l’aristocratie.

Il commande leurs actes ; il dirige encore jusqu’à un certain point leurs pensées. Le maître, dans les aristocraties, exerce souvent, à son insu même, un prodigieux empire sur les opinions, les habitudes, les mœurs de ceux qui lui obéissent, et son influence s’étend beaucoup plus loin encore que son autorité.

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Dans les sociétés aristocratiques, non seulement il y a des familles héréditaires de valets, aussi bien que des familles héréditaires de maîtres ; mais les mêmes familles de valets se fixent, pendant plusieurs générations, à côté des mêmes familles de maîtres (ce sont comme des lignes parallèles qui ne se confondent point ni ne se séparent) ; ce qui modifie prodigieusement les rapports mutuels de ces deux ordres de personnes.

Ainsi, bien que, sous l’aristocratie, le maître et le serviteur n’aient entre eux aucu­ne ressemblance naturelle ; que la fortune, l’éducation, les opinions, les droits les placent, au contraire, à une immense distance sur l’échelle des êtres, le temps finit ce­pen­dant par les lier ensemble. Une longue communauté de souvenirs les attache, et, quelque différents qu’ils soient, ils s’assimilent ; tandis que, dans les démocraties, où naturellement ils sont presque semblables, ils restent toujours étrangers l’un à l’autre.

Chez les peuples aristocratiques, le maître en vient donc a envisager ses serviteurs comme une partie inférieure et secondaire de lui-même, et il s’intéresse souvent à leur sort, par un dernier effort de l’égoïsme.

De leur côté, les serviteurs ne sont pas éloignés de se considérer sous le même point de vue, et ils

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s’identifient quelquefois à la personne du maître, de telle sorte qu’ils en deviennent enfin l’accessoire, à leurs propres yeux comme aux siens.

Dans les aristocraties, le serviteur occupe une position subordonnée, dont il ne peut sortir ; près de lui se trouve un autre homme, qui tient un rang supérieur qu’il ne peut perdre. D’un côté, l’obscurité, la pauvreté, l’obéissance à perpétuité ; de l’autre, la gloire, la richesse, le commandement à perpétuité. Ces conditions sont toujours diver­ses et toujours proches, et le lien qui les unit est aussi durable qu’elles-mêmes.

Dans cette extrémité, le serviteur finit par se désintéresser de lui-même ; il s’en détache ; il se déserte en quelque sorte, ou plutôt il se transporte tout entier dans son maître ; c’est là qu’il se crée une personnalité imaginaire. Il se pare avec complaisance des richesses de ceux qui lui commandent ; il se glorifie de leur gloire, se rehausse de leur noblesse, et se repaît sans cesse d’une grandeur empruntée, à laquelle il met sou­vent plus de prix que ceux qui en ont la possession pleine et véritable.

Il y a quelque chose de touchant et de ridicule à la fois dans une si étrange confu­sion de deux existences.

Ces passions de maîtres transportées dans des âmes de valets y prennent les di­men­sions

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naturelles du lieu qu’elles occupent ; elles se rétrécissent et s’abaissent. Ce qui était orgueil chez le premier devient vanité puérile et prétention misérable chez les autres. Les serviteurs d’un grand se montrent d’ordinaire fort pointilleux sur les égards qu’on lui doit, et ils tiennent plus à ses moindres privilèges que lui-même.


On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l’aris­tocratie ; il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle.

Aux États-Unis, je n’ai vu personne qui lui ressemblât. Non seulement les Américains ne connaissent point l’homme dont il s’agit, mais on a grand-peine à leur en faire comprendre l’existence. Ils ne trouvent guère moins de difficulté à le conce­voir que nous n’en avons nous-mêmes à imaginer ce qu’était un esclave chez les Romains, ou un serf au Moyen Âge. Tous ces hommes sont en effet, quoique à des degrés différents, les produits d’une même cause. Ils reculent ensemble loin de nos regards et fuient chaque jour dans l’obscurité du passé avec l’état social qui les a fait naître.

L’égalité des conditions fait, du serviteur et du maître, des êtres nouveaux, et établit entre eux de nouveaux rapports.

Lorsque les conditions sont presque égales, les hommes changent sans cesse de place ; il y a encore une classe de valets et une classe de maîtres ;

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mais ce ne sont pas toujours les mêmes individus, ni surtout les mêmes familles qui les composent ; et il n’y a pas plus de perpétuité dans le commandement que dans l’obéissance.

Les serviteurs ne formant point un peuple à part, ils n’ont point d’usages, de préju­gés ni de mœurs qui leur soient propres ; on ne remarque pas parmi eux un certain tour d’esprit ni une façon particulière de sentir ; ils ne connaissent ni vices ni vertus d’état, mais ils partagent les lumières, les idées, les sentiments, les vertus et les vices de leurs contemporains ; et ils sont honnêtes ou fripons de la même manière que les maîtres.

Les conditions ne sont pas moins égales parmi les serviteurs que parmi les maîtres.

Comme on ne trouve point, dans la classe des serviteurs, de rangs marqués ni de hié­rar­chie permanente, il ne faut pas s’attendre à y rencontrer la bassesse et la grandeur qui se font voir dans les aristocraties de valets aussi bien que dans toutes les autres.

Je n’ai jamais vu aux États-Unis rien qui pût me rappeler l’idée du serviteur d’élite, dont en Europe nous avons conservé le souvenir ; mais je n’y ai point trouvé non plus l’idée du laquais. La trace de l’un comme de l’autre y est perdue.


Dans les démocraties, les serviteurs ne sont pas seulement égaux entre eux ; on peut dire

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qu’ils sont, en quelque sorte, les égaux de leurs maîtres.

Ceci a besoin d’être expliqué pour le bien comprendre.

A chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire a le devenir ; le servi­teur n’est donc pas un autre homme que le maître.

Pourquoi donc le premier a-t-il le droit de commander et qu’est-ce qui force le second à obéir ? L’accord momentané et libre de leurs deux volontés. Naturellement ils ne sont point inférieurs l’un à l’autre, ils ne le deviennent momentanément que par l’effet du contrat. Dans les limites de ce contrat, l’un est le serviteur et l’autre le maî­tre

en dehors, ce sont deux citoyens, deux hommes.

Ce que je prie le lecteur de bien considérer, c’est que ceci n’est point seulement la notion que les serviteurs se forment à eux-mêmes de leur état. Les maîtres considèrent la domesticité sous le même jour, et les bornes précises du commandement et de l’obéissance sont aussi bien fixées dans l’esprit de l’un que dans celui de l’autre.

Lorsque la plupart des citoyens ont depuis longtemps atteint une condition a peu près semblable, et que l’égalité est un fait ancien et admis, le sens public, que les excep­tions n’influencent jamais, assigne, d’une manière générale, à la valeur de l’hom­me, de certaines limites au-dessus ou

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au-dessous desquelles il est difficile qu’aucun homme reste longtemps placé.

En vain la richesse et la pauvreté, le commandement et l’obéissance mettent acci­dentellement de grandes distances entre deux hommes, l’opinion publique, qui se fonde sur l’ordre ordinaire des choses, les rapproche du commun niveau et crée entre eux une sorte d’égalité imaginaire, en dépit de l’inégalité réelle de leurs conditions.

Cette opinion toute-puissante finit par pénétrer dans l’âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle ; elle modifie leur jugement en même temps qu’elle subjugue leur volonté.

Au fond de leur âme, le maître et le serviteur n’aperçoivent plus entre eux de dis­sem­blance profonde, et ils n’espèrent ni ne redoutent d’en rencontrer jamais. Ils sont donc sans mépris et sans colère, et ils ne se trouvent ni humbles ni fiers en se regardant.

Le maître juge que dans le contrat est la seule origine de son pouvoir, et le servi­teur y découvre la seule cause de son obéissance. Ils ne se disputent point entre eux sur la position réciproque qu’ils occupent ; mais chacun voit aisément la sienne et s’y tient.

Dans nos armées, le soldat est pris à peu près dans les mêmes classes que les officiers et peut parvenir aux mêmes emplois ; hors des rangs, il se

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considère comme parfaitement égal à ses chefs, et il l’est en effet ; mais sous le drapeau il ne fait nulle difficulté d’obéir, et son obéissance, pour être volontaire et définie, n’est pas moins prompte, nette et facile.

Ceci donne une idée de ce qui se passe dans les sociétés démocratiques entre le serviteur et le maître.

Il serait insensé de croire qu’il pût jamais naître entre ces deux hommes aucune de ces affections ardentes et profondes qui s’allument quelquefois au sein de la domes­ti­cité aristocratique, ni qu’on dût y voir apparaître des exemples éclatants de dévoue­ment.

Dans les aristocraties, le serviteur et le maître ne s’aperçoivent que de loin en loin, et souvent ils ne se parlent que par intermédiaire. Cependant, ils tiennent d’ordinaire fermement l’un à l’autre.

Chez les peuples démocratiques, le serviteur et le maître sont fort proches ; leurs corps se touchent sans cesse, leurs âmes ne se mêlent point ; ils ont des occupations communes, ils n’ont presque jamais d’intérêts communs.

Chez ces peuples, le serviteur se considère toujours comme un passant dans la demeure de ses maîtres. Il n’a pas connu leurs aïeux et ne verra pas leurs descendants ; il n’a rien à en attendre de durable. Pourquoi confondrait-il son existence

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avec la leur, et d’où lui viendrait ce singulier abandon de lui-même ? La position réciproque est changée ; les rapports doivent l’être.

Je voudrais pouvoir m’appuyer dans tout ce qui précède de l’exemple des Améri­cains ; mais je ne saurais le faire sans distinguer avec soin les personnes et les lieux.

Au sud de l’Union, l’esclavage existe. Tout ce que je viens de dire ne peut donc s’y appliquer.

Au nord, la plupart des serviteurs sont des affranchis ou des fils d’affranchis. Ces hommes occupent dans l’estime Publique une position contestée : la loi les rapproche du niveau de leur maître ; les mœurs les en repoussent obstinément. Eux-mêmes ne discernent pas clairement leur place, et ils se montrent presque toujours insolents ou rampants.

Mais, dans ces mêmes provinces du Nord, particulièrement dans la Nouvelle-Angleterre, on rencontre un assez grand nombre de Blancs qui consentent, moyennant salaire, à se soumettre passagèrement aux volontés de leurs semblables. J’ai entendu dire que ces serviteurs remplissent d’ordinaire les devoirs de leur état avec exactitude et intelligence, et que, sans se croire naturellement inférieurs à celui qui les comman­de, ils se soumettent sans peine à lui obéir.

Il m’a semblé voir que ceux-là transportaient

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dans la servitude quelques-unes des habitudes viriles que l’indépendance et l’égalité font naître. Ayant une fois choisi une condition dure, ils ne cherchent pas indirectement à s’y soustraire, et ils se respectent assez eux-mêmes pour ne pas refuser à leurs maîtres une obéissance qu’ils ont libre­ment promise.

De leur côté, les maîtres n’exigent de leurs serviteurs que la fidèle et rigoureuse exécution du contrat ; ils ne leur demandent pas des respects ; ils ne réclament pas leur amour ni leur dévouement ; il leur suffit de les trouver ponctuels et honnêtes.

Il ne serait donc pas vrai de dire que, sous la démocratie, les rapports du serviteur et du maître sont désordonnés ; ils sont ordonnés d’une autre manière ; la règle est différente, mais il y a une règle.

Je n’ai point ici à rechercher si cet état nouveau que je viens de décrire est inférieur à celui qui l’a précédé, ou si seulement il est autre. Il me suffit qu’il soit réglé et fixe ; car ce qu’il importe le plus de rencontrer parmi les hommes, ce n’est pas un certain ordre, c’est l’ordre.

Mais que dirai-je de ces tristes et turbulentes époques durant lesquelles l’égalité se fonde au milieu du tumulte d’une révolution alors que la démocratie, après s’être établie dans l’état social,

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lutte encore avec peine contre les préjugés et les mœurs ?

Déjà la loi et en partie l’opinion proclament qu’il n’existe pas d’infériorité naturelle et permanente entre le serviteur et le maître. Mais cette foi nouvelle n’a pas encore pénétré jusqu’au fond de l’esprit de celui-ci, ou plutôt son cœur la repousse. Dans le secret de son âme, le maître estime encore qu’il est d’une espèce particulière et supérieure ; mais il n’ose le dire, et il se laisse attirer en frémissant vers le niveau. Son commandement en devient tout à la fois timide et dur ; déjà il n’éprouve plus pour ses serviteurs les sentiments protecteurs et bienveillants qu’un long pouvoir incontesté fait toujours naître, et il s’étonne qu’étant lui-même changé, son serviteur change ; il veut que, ne faisant pour ainsi dire que passer à travers la domesticité, celui-ci y con­tracte des habitudes régulières et permanentes ; qu’il se montre satisfait et fier d’une position servile, dont tôt ou tard il doit sortir ; qu’il se dévoue pour un homme qui ne peut ni le protéger ni le perdre, et qu’il s’attache enfin, par un lien éternel, à des êtres qui lui ressemblent et qui ne durent pas plus que lui.

Chez les peuples aristocratiques, il arrive souvent que l’état de domesticité n’abais­se point l’âme de ceux qui s’y soumettent, parce qu’ils n’en connaissent et qu’ils n’en imaginent pas d’autres, et

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que la prodigieuse inégalité qui se fait voir entre eux et le maître leur semble l’effet nécessaire et inévitable de quelque loi cachée de la Providence.

Sous la démocratie, l’état de domesticité n’a rien qui dégrade, parce qu’il est libre­ment choisi, passagèrement adopté, que l’opinion publique ne le flétrit point, et qu’il ne crée aucune inégalité permanente entre le serviteur et le maître.

Mais, durant le passage d’une condition sociale à l’autre, il survient presque tou­jours un moment où l’esprit des hommes vacille entre la notion aristocratique de la sujétion et la notion démocratique de l’obéissance.

L’obéissance perd alors sa moralité aux yeux de celui qui obéit ; il ne la considère plus comme une obligation en quelque sorte divine, et il ne la voit point encore sous son aspect purement humain ; elle n’est à ses yeux ni sainte ni juste, et il s’y soumet comme a un fait dégradant et utile.

Dans ce moment, l’image confuse et incomplète de l’égalité se présente à l’esprit des serviteurs ; ils ne discernent point d’abord si c’est dans l’état même de domesticité ou en dehors que cette égalité à laquelle ils ont droit se retrouve, et ils se révoltent au fond de leur cœur contre une infériorité à laquelle ils se sont soumis eux-mêmes et dont ils profitent. Ils consentent à servir, et ils ont

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honte d’obéir ; ils aiment les avan­tages de la servitude, mais point le maître, ou, pour mieux dire, ils ne sont pas sûrs que ce ne soit pas à eux à être les maîtres, et ils sont disposés à considérer celui qui les commande comme l’injuste usurpateur de leur droit.

C’est alors qu’on voit dans la demeure de chaque citoyen quelque chose d’analo­gue au triste spectacle que la société politique présente. Là se poursuit sans cesse une guerre sourde et intestine entre des pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux : le maî­tre se montre malveillant et doux, le serviteur malveillant et indocile ; l’un veut se dérober sans cesse, par des restrictions déshonnêtes, à l’obligation de protéger et de rétribuer, l’autre à celle d’obéir. Entre eux flottent les rênes de l’administration domes­tique, que chacun s’efforce de saisir. Les lignes qui divisent l’autorité de la tyrannie, la liberté de la licence, le droit du fait, paraissent à leurs yeux enchevêtrées et confon­dues, et nul ne sait précisément ce qu’il est, ni ce qu’il peut, ni ce qu’il doit.

Un pareil état n’est pas démocratique, mais révolutionnaire.

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CHAPITRE VI.

Comment les institutions et les mœurs démocratiques tendent à élever le prix et à raccourcir la durée des baux


Ce que j’ai dit des serviteurs et des maîtres s’applique, jusqu’à un certain point, aux propriétaires et aux fermiers. Le sujet mérite cependant d’être considéré à part.

En Amérique, il n’y a pour ainsi dire pas de fermiers ; tout homme est possesseur du champ qu’il cultive.

Il faut reconnaître que les lois démocratiques tendent puissamment à accroître le nombre des propriétaires et à diminuer celui des fermiers. Toutefois ce qui se passe aux États-Unis doit

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être attribué, bien moins aux institutions du pays, qu’au pays lui-même. En Amérique, la terre coûte peu, et chacun devient aisément propriétaire. Elle donne peu, et ses produits ne sauraient qu’avec peine se diviser entre un propriétaire et un fermier.

L’Amérique est donc unique en ceci comme en d’autres choses ; et ce serait errer que de la prendre pour exemple.

Je pense que dans les pays démocratiques aussi bien que dans les aristocraties, il se rencontrera des propriétaires et des fermiers ; mais les propriétaires et les fermiers n’y seront pas liés de la même manière.

Dans les aristocraties, les fermages ne s’acquittent pas seulement en argent, mais en respect, en affection et en services. Dans les pays démocratiques, ils ne se payent qu’en argent. Quand les patrimoines se divisent et changent de mains, et que la relation permanente qui existait entre les familles et la terre disparaît, ce n’est plus qu’un hasard qui met en contact le propriétaire et le fermier. Ils se joignent un mo­ment pour débattre les conditions du contrat, et se perdent ensuite de vue. Ce sont deux étrangers que l’intérêt rapproche et qui discutent rigoureusement entre eux une affaire, dont le seul sujet est l’argent.

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A mesure que les biens se partagent et que la richesse se disperse çà et là sur toute la surface du pays, l’État se remplit de gens dont l’opulence ancienne est en déclin, et de nouveaux enrichis dont les besoins s’accroissent plus vite que les ressources. Pour tous ceux-là, le moindre profit est de conséquence, et nul d’entre eux ne se sent disposé à laisser échapper aucun de ses avantages, ni à perdre une portion quelconque de son revenu.

Les rangs se confondant et les très grandes ainsi que les très petites fortunes devenant plus rares, il se trouve chaque jour moins de distance entre la condition socia­le du propriétaire et celle du fermier ; l’un n’a point naturellement de supériorité incontestée sur l’autre. Or, entre deux hommes égaux et malaisés, quelle peut être la matière du contrat de louage ? sinon de l’argent !

Un homme qui a pour propriété tout un canton et possède cent métairies comprend qu’il s’agit de gagner à la fois le cœur de plusieurs milliers d’hommes ; ceci lui paraît mériter qu’on s’y applique. Pour atteindre un si grand objet, il fait aisément des sacrifices.

Celui qui possède cent arpents ne s’embarrasse point de pareils soins

il ne lui impor­te guère de capter la bienveillance particulière de

son fermier.

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Une aristocratie ne meurt point comme un homme, en un jour. Son principe se détruit lentement au fond des âmes, avant d’être attaqué dans les lois. Longtemps donc avant que la guerre n’éclate contre elle, on voit se desserrer peu à peu le lien qui jusqu’alors avait uni les hautes classes aux basses. L’indifférence et le mépris se trahissent d’un côté ; de l’autre la jalousie et la haine : les rapports entre le pauvre et le riche deviennent plus rares et moins doux ; le prix des baux s’élève. Ce n’est point encore le résultat de la révolution démocratique, mais c’en est la certaine annonce. Car une aristocratie qui a laissé échapper définitivement de ses mains le cœur du peuple, est comme un arbre mort dans ses racines, et que les vents renversent d’autant plus aisément qu’il est plus haut.

Depuis cinquante ans, le prix des fermages s’est prodigieusement accru, non seu­le­ment en France, mais dans la plus grande partie de l’Europe. Les progrès singu­liers qu’ont faits l’agriculture et l’industrie, durant la même période, ne suffisent point, à mon sens, pour expliquer ce phénomène. Il faut recourir à quelque autre cause plus puissante et plus cachée. Je pense que cette cause doit être recherchée dans les insti��tutions démocratiques que plusieurs peuples européens ont adoptées et dans les pas­sions démocratiques qui agitent plus ou moins tous les autres.

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J’ai souvent entendu de grands propriétaires anglais se féliciter de ce que, de nos jours, ils tirent beaucoup plus d’argent de leurs domaines que ne le faisaient leurs pères.

Ils ont peut-être raison de se réjouir ; mais, à coup sûr, ils ne savent point de quoi ils se réjouissent. Ils croient faire un profit net, et ils ne font qu’un échange. C’est leur influence qu’ils cèdent à deniers comptants ; et ce qu’ils gagnent en argent, ils vont bientôt le perdre en pouvoir.

Il y a encore un autre signe auquel on peut aisément reconnaître qu’une grande révolution démocratique s’accomplit ou se prépare.

Au Moyen Age, presque toutes les terres étaient louées à perpétuité, ou du moins à très longs termes. Quand on étudie l’économie domestique de ce temps, on voit que les baux de quatre-vingt-dix-neuf ans y étaient plus fréquents que ceux de douze ne le sont de nos jours.

On croyait alors à l’immortalité des familles ; les conditions semblaient fixées à toujours, et la société entière paraissait si immobile, qu’on n’imaginait point que rien dût jamais remuer dans son sein.

Dans les siècles d’égalité, l’esprit humain prend un autre tour. Il se figure aisément que rien ne demeure. L’idée de l’instabilité le possède.

En cette disposition, le propriétaire et le

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fermier lui-même ressentent une sorte d’horreur instinctive pour les obligations à long terme ; ils ont peur de se trouver bornés un jour par la convention dont aujourd’hui ils profitent. Ils s’attendent vague­ment à quelque changement soudain et imprévu dans leur condition. Ils se redoutent eux-mêmes ; ils craignent que, leur goût venant à changer, ils ne s’affligent de ne pou­voir quitter ce qui faisait l’objet de leurs convoitises, et ils ont raison de le craindre ; car, dans les siècles démocratiques, ce qu’il y a de plus mouvant, au milieu du mouve­ment de toutes choses, c’est le cœur de l’homme.

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CHAPITRE VII.

Influence de la démocratie sur les salaires


La plupart des remarques que j’ai faites ci-devant, en parlant des serviteurs et des maîtres, peuvent s’appliquer aux maîtres et aux ouvriers.

À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées, tandis que les grands s’abaissent, que les petits s’élèvent et que la pauvreté aussi bien que la richesse cesse d’être héréditaire, on voit décroître chaque jour la distance de fait et d’opi­nion qui séparait l’ouvrier du maître.

L’ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, de lui-même ; une nouvelle

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ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins l’assiè­gent. À tout moment, il jette des regards pleins de convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à les partager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finit d’ordinaire par y réussir.

Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries sont conduites à peu de frais par des hommes que la richesse et les lumières ne placent point au-dessus du commun niveau de ceux qu’ils emploient. Ces entre­preneurs d’industrie sont très nombreux ; leurs intérêts diffèrent ; ils ne sauraient donc aisément s’entendre entre eux et combiner leurs efforts.

D’un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources assurées qui leur permettent de refuser leurs services lorsqu’on ne veut point leur accorder ce qu’ils considèrent comme la juste rétribution du travail.

Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs.

Il est même à croire qu’à la longue l’intérêt des ouvriers doit prévaloir ; car les salaires élevés qu’ils ont déjà obtenus les rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et, à mesure qu’ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir l’élévation des salaires.

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Je prendrai pour exemple l’industrie qui, de notre temps, est encore la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations du monde : la culture des terres.

En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver le sol en possèdent eux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur, leur permettent de subsis­ter sans travailler pour autrui. Lorsque ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermier voisin, et qu’on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se retirent sur leur petit domaine et attendent qu’une autre occasion se pré­sente.

Je pense qu’en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que l’élévation lente et progressive des salaires est une des lois générales qui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les conditions deviennent plus égales, les salaires s’élè­vent, et, à mesure que les salaires sont plus hauts, les conditions deviennent plus égales.

Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception se rencontre.

J’ai montré, dans un chapitre précédent, comment l’aristocratie, chassée de la so­cié­­té politique, s’était retirée dans certaines parties du monde industriel, et y avait établi sous une autre forme son empire.

Ceci influe puissamment sur le taux des salaires.

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Comme il faut être déjà très riche pour entreprendre les grandes industries dont je parle, le nombre de ceux qui les entreprennent est fort petit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre eux, et fixer au travail le prix qu’il leur plaît.

Leurs ouvriers sont, au contraire, en très grand nombre, et la quantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre des prospérités extraordinaires durant les­quelles les salaires s’élèvent outre mesure et attirent dans les manufactures les popu­lations environnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette carriè­re, nous avons vu qu’ils n’en sauraient sortir, parce qu’ils ne tardent pas à y contracter des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu de lumières, d’industrie et de ressources ; ils sont donc presque à la merci de leur maître. Lorsqu’une concurrence, ou d’autres circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément sur eux ce que la fortune lui enlève.

Refusent-ils le travail d’un commun accord : le maître, qui est un homme riche, peut attendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité les lui ramène ; mais eux, il leur faut travailler tous les

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jours pour ne pas mourir ; car ils n’ont guère d’autre pro­priété que leurs bras. L’oppression les a dès longtemps appauvris, et ils sont plus faciles à opprimer à mesure qu’ils deviennent plus pauvres. C’est un cercle vicieux dont ils ne sauraient aucunement sortir.

On ne doit donc point s’étonner si les salaires, après s’être, élevés quelquefois tout à coup, baissent ici d’une manière permanente, tandis que, dans les autres professions, le prix du travail, qui ne croit en général que peu à peu, s’augmente sans cesse.

Cet état de dépendance et de misère dans lequel se trouve de notre temps une par­tie de la population industrielle est un fait exceptionnel et contraire à tout ce qui l’environne ; mais, pour cette raison même, il n’en est pas de plus grave, ni qui mérite mieux d’attirer l’attention particulière du législateur  ; car il est difficile, lorsque la société entière se remue, de tenir une classe immobile, et, quand le plus grand nombre s’ouvre sans cesse de nouveaux chemins vers la fortune, de faire que quelques-uns supportent en paix leurs besoins et leurs désirs.

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CHAPITRE VIII.

Influence de la démocratie sur la famille


Je viens d’examiner comment, chez les peuples démocratiques et en particulier chez les Américains, l’égalité des conditions modifie les rapports des citoyens entre eux.

Je veux pénétrer plus avant, et entrer dans le sein de la famille. Mon but n’est point ici de chercher des vérités nouvelles, mais de montrer comment des faits déjà con­nus se rattachent à mon sujet.

Tout le monde a remarqué que, de nos jours,

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il s’était établi de nouveaux rapports entre les différents membres de la famille, que la distance qui séparait jadis le père de ses fils était diminuée, et que l’autorité paternelle était sinon détruite, au moins altérée.

Quelque chose d’analogue mais de plus frappant encore, se fait voir aux États-Unis.

En Amérique, la famille, en prenant ce mot dans son sens romain et aristocratique, n’existe point. On n’en retrouve quelques vestiges que durant les premières années qui suivent la naissance des enfants. Le père exerce alors, sans opposition, la dictature domestique, que la faiblesse de ses fils rend nécessaire, et que leur intérêt, ainsi que sa supériorité incontestables, justifie.

Mais du moment où le jeune Américain s’approche de la virilité, les liens de l’obéissance filiale se détendent de jour en jour. Maître de ses pensées, il l’est bientôt après de sa conduite. En Amérique, il n’y a pas, à vrai dire d’adolescence. Au sortir du premier âge, l’homme se montre et commence à tracer lui-même son chemin.

On aurait tort de croire que ceci arrive à la suite d’une lutte intestine, dans laquelle le fils aurait obtenu, par une sorte de violence morale, la liberté que son père lui refusait. Les mêmes habitudes, les mêmes principes qui poussent l’un à se saisir de l’indé­pendance, disposent l’autre à en

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considérer l’usage comme un droit incon­tes­table.

On ne remarque donc dans le premier aucune de ces passions haineuses et désor­données qui agitent les hommes longtemps encore après qu’ils se sont soustraits à un pouvoir établi. Le second n’éprouve point ces regrets pleins d’amertume et de colère, qui survivent d’ordinaire à la puissance déchue : le père a aperçu de loin les bornes où devait venir expirer son autorité ; et, quand le temps l’a approché de ces limites, il abdique sans peine. Le fils a prévu d’avance l’époque précise où sa propre volonté deviendrait sa règle, et il s’empare de la liberté sans précipitation et sans efforts, comme d’un bien qui lui est dû et qu’on ne cherche point à lui ravir[3].

Il n’est peut-être pas inutile de faire voir comment ces changements qui ont lieu dans la famille sont étroitement liés à la révolution sociale et

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politique qui achève de s’accomplir sous nos yeux,

Il y a certains grands principes sociaux qu’un peuple fait pénétrer partout ou ne laisse subsister nulle part.

Dans les pays aristocratiquement et hiérarchiquement organisés, le pouvoir ne s’adresse jamais directement à l’ensemble des gouvernés. Les hommes tenant les uns aux autres, on se borne à conduire les premiers. Le reste suit. Ceci s’applique à la famille, comme à toutes les associations qui ont un chef. Chez les peuples aristocrati­ques, la société ne connaît, à vrai dire, que le père. Elle ne tient les fils que par les mains du père ; elle le gouverne et il les gouverne. Le père n’y a donc pas seulement un droit naturel. On lui donne un droit politique à commander. Il est l’auteur et le soutien de la famille ; il en est aussi le magistrat.

Dans les démocraties, où le bras du gouvernement va chercher chaque homme en particulier

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au milieu de la foule pour le plier isolément aux lois communes, il n’est pas besoin de semblable intermédiaire ; le père n’est, aux yeux de la loi, qu’un citoyen plus âgé et plus riche que ses fils.

Lorsque la plupart des conditions sont très inégales, et que l’inégalité des condi­tions est permanente, l’idée du supérieur grandit dans l’imagination des hommes ; la loi ne lui accordât-elle pas de prérogatives, la coutume et l’opinion lui en concèdent. Lorsque, au contraire, les hommes diffèrent peu les uns des autres et ne restent pas toujours dissemblables, la notion générale du supérieur devient plus faible et moins claire ; en vain la volonté du législateur s’efforce-t-elle de placer celui qui obéit fort au-dessous de celui qui commande, les mœurs rapprochent ces deux hommes l’un de l’autre et les attirent chaque jour vers le même niveau.

Si donc je ne vois point, dans la législation d’un peuple aristocratique, de privilè­ges particuliers accordés au chef de la famille, je ne laisserai pas d’être assuré que son pouvoir y est fort respecté et plus étendu que dans le sein d’une démocratie, car je sais que, quelles que soient les lois, le supérieur paraîtra toujours plus haut et l’inférieur plus bas dans les aristocraties que chez les .peuples démocratiques.

Quand les hommes vivent dans le souvenir de

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ce qui a été, plutôt que dans la préoccupation de ce qui est, et qu’ils s’inquiètent bien plus de ce que leurs ancêtres ont pensé qu’ils ne cherchent à penser eux-mêmes, le père est le lien naturel et nécessaire entre le passé et le présent, l’anneau où ces deux chaînes aboutissent et se rejoignent. Dans les aristocraties, le père n’est donc pas seulement le chef politique de la famille ; il y est l’organe de la tradition, l’interprète de la coutume, l’arbitre des mœurs. On l’écoute avec déférence ; on ne l’aborde qu’avec respect, et l’amour qu’on lui porte est toujours tempéré par la crainte.

L’état social devenant démocratique, et les hommes adoptant pour principe géné­ral qu’il est bon et légitime de juger toutes choses par soi-même en prenant les ancien­nes croyances comme renseignement et non comme règle, la puissance d’opinion exercée par le père sur les fils devient moins grande, aussi bien que son pouvoir légal.

La division des patrimoines qu’amène la démocratie, contribue peut-être plus que tout le reste à changer les rapports du père et des enfants.

Quand le père de famille a peu de bien, son fils et lui vivent sans cesse dans le même lieu, et s’occupent en commun des mêmes travaux. L’habitude et le besoin les rapprochent et les forcent à communiquer à chaque instant l’un avec l’autre ; il ne

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peut donc manquer de s’établir entre eux une sorte d’intimité familière qui rend l’autorité moins absolue, et qui s’accommode mal avec les formes extérieures du respect.

Or, chez les peuples démocratiques, la classe qui possède ces petites fortunes est précisément celle qui donne la puissance aux idées et le tour aux mœurs. Elle fait prédominer partout ses opinions en même temps que ses volontés, et ceux mêmes qui sont le plus enclins à résister à ses commandements finissent par se laisser entraîner par ses exemples, J’ai vu de fougueux ennemis de la démocratie qui se faisaient tutoyer par leurs enfants.

Ainsi, dans le même temps que le pouvoir échappe à l’aristocratie, on voit dispa­raître ce qu’il y avait d’austère, de conventionnel et de légal dans la puissance pater­nelle, et une sorte d’égalité s’établit autour du foyer domestique.

Je ne sais si, à tout prendre, la société perd à ce changement ; mais je suis porté à croire que l’individu y gagne. Je pense qu’à mesure que les mœurs et les lois sont plus démocratiques, les rapports du père et du fils deviennent plus intimes et plus doux ; la règle et l’autorité s’y rencontrent moins ; la confiance et l’affection y sont souvent plus grandes, et il semble que le lien naturel se resserre, tandis que le lien social se détend.

Dans la famille démocratique, le père n’exerce

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guère d’autre pouvoir que celui qu’on se plaît à accorder à la tendresse et à l’expérience d’un vieillard. Ses ordres se­raient peut-être méconnus ; mais ses conseils sont d’ordinaire pleins de puissance. S’il n’est point entouré de respects officiels, ses fils du moins l’abordent avec confiance. Il n’y a point de formule reconnue pour lui adresser la parole ; mais on lui parle sans cesse, et on le consulte volontiers chaque jour. Le maître et le magistrat ont disparu ; le père reste.

Il suffit, pour juger de la différence des deux états sociaux sur ce point, de parcou­rir les correspondances domestiques que les aristocraties nous ont laissées. Le style en est toujours correct, cérémonieux, rigide, et si froid, que la chaleur naturelle du cœur peut à peine s’y sentir à travers les mots.

Il règne, au contraire, dans toutes les paroles qu’un fils adresse à son père, chez les peuples démocratiques, quelque chose de libre, de familier et de tendre à la fois, qui fait découvrir au premier abord que des rapports nouveaux se sont établis au sein de la famille.

Une révolution analogue modifie les rapports mutuels des enfants.

Dans la famille aristocratique, aussi bien que dans la société aristocratique, toutes les places sont marquées. Non seulement le père y occupe

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un rang à part et y jouit d’immenses privilèges ; les enfants eux-mêmes ne sont point égaux entre eux : l’âge et le sexe fixent irrévocablement à chacun son rang et lui assurent certaines prérogati­ves. La démocratie renverse ou abaisse la plupart de ces barrières.

Dans la famille aristocratique, l’aîné des fils héritant de la plus grande partie des biens et de presque tous les droits, devient le chef et jusqu’à un certain point le maître de ses frères. À lui la grandeur et le pouvoir, à eux la médiocrité et la dépendance. Toutefois, on aurait tort de croire que, chez les peuples aristocratiques, les privilèges de l’aîné ne fussent avantageux qu’a lui seul, et qu’ils n’excitassent autour de lui que l’envie et la haine.

L’aîné s’efforce d’ordinaire de procurer la richesse et le pouvoir a ses frères, parce que l’éclat général de la maison rejaillit sur celui qui la représente ; et les cadets cherchent à faciliter à l’aîné toutes ses entreprises, parce que la grandeur et la force du chef de la famille le met de plus en plus en état d’en élever tous les rejetons.

Les divers membres de la famille aristocratique sont donc fort étroitement liés les uns aux autres ; leurs intérêts se tiennent, leurs esprits sont d’accord ; mais il est rare que leurs cœurs s’entendent.

La démocratie attache aussi les frères les uns

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aux autres ; mais elle s’y prend d’une autre manière.

Sous les lois démocratiques , les enfants sont parfaitement égaux, par conséquent indépendants ; rien ne les rapproche forcément, mais aussi rien ne les écarte  ; et, comme ils ont une origine commune, qu’ils s’élèvent sous le même toit, qu’ils sont l’objet des mêmes soins, et qu’aucune prérogative particulière ne les distingue ni ne les sépare, on voit aisément naître parmi eux la douce et juvénile intimité du premier age. Le lien ainsi formé au commencement de la vie, il ne se présente guère d’occa­sions de le rompre car la fraternité les rapproche chaque jour sans les gêner.

Ce n’est donc point par les intérêts, c’est par la communauté des souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la démocratie attache les frères les uns aux autres. Elle divise leur héritage, mais elle permet que leurs âmes se confondent.

La douceur de ces mœurs démocratiques est si grande que les partisans de l’aris­tocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après l’avoir goûtée quelque temps, ils ne sont point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratiques. Ils conserveraient volontiers les habitudes domestiques de la démo­cratie, pourvu qu’ils pussent rejeter son état social et ses

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lois. Mais ces choses se tiennent, et l’on ne saurait jouir des unes sans souf­frir les autres.

Ce que je viens de dire de l’amour filial et de la tendresse fraternelle doit s’enten­dre de toutes les passions qui prennent spontanément leur source dans la nature elle-même.

Lorsqu’une certaine manière de penser ou de sentir est le produit d’un état particu­lier de l’humanité, cet état venant à changer, il ne reste rien. C’est ainsi que la loi peut attacher très étroitement deux citoyens l’un à l’autre ; la loi abolie, ils se séparent. Il n’y avait rien de plus serré que le nœud qui unissait le vassal au seigneur, dans le monde féodal. Maintenant, ces deux hommes ne se connaissent plus. La crainte, la reconnais­sance et l’amour qui les liaient jadis ont disparu. On n’en trouve point la trace.

Mais il n’en est pas ainsi des sentiments naturels à l’espèce humaine. Il est rare que la loi, en s’efforçant de plier ceux-ci d’une certaine manière, ne les énerve ; qu’en voulant y ajouter, elle ne leur ôte point quelque chose, et qu’ils ne soient pas toujours plus forts, livrés à eux-mêmes.

La démocratie, qui détruit ou obscurcit presque toutes les anciennes conventions sociales et qui empêche que les hommes ne s’arrêtent aisément à de nouvelles, fait disparaître entièrement la plupart des sentiments qui naissent de ces

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conventions. Mais elle ne fait que modifier les autres, et souvent elle leur donne une énergie et une douceur qu’ils n’avaient pas.

Je pense qu’il n’est pas impossible de renfermer dans une seule phrase tout le sens de ce chapitre et de plusieurs autres qui le précèdent. La démocratie détend les liens sociaux, mais elle resserre les liens naturels. Elle rapproche les parents dans le même temps qu’elle sépare les citoyens.

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CHAPITRE IX.

Éducation des jeunes filles aux États-Unis


Il n’y a jamais eu de sociétés libres sans mœurs, et, ainsi que je l’ai dit dans la pre­mière partie de cet ouvrage, c’est la femme qui fait les mœurs. Tout ce qui influe sur la condition des femmes, sur leurs habitudes et leurs opinions, a donc un grand intérêt politique à mes yeux.

Chez presque toutes les nations protestantes, les jeunes filles sont infiniment plus maîtresses de leurs actions que chez les peuples catholiques.

Cette indépendance est encore plus grande dans les pays protestants qui, ainsi que l’Angleterre, ont

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conservé ou acquis le droit de se gouverner eux-mêmes. La liberté pénètre alors dans la famille par les habitudes politiques et par les croyances religieuses.

Aux États-Unis, les doctrines du protestantisme viennent se combiner avec une Constitution très libre et un état social très démocratique ; et nulle part la jeune fille n’est plus promptement ni plus complètement livrée à elle-même.

Longtemps avant que la jeune Américaine ait atteint l’âge nubile, on commence à l’affranchir peu à peu de la tutelle maternelle ; elle n’est point encore entièrement sortie de l’enfance, que déjà elle pense par elle-même, parle librement et agit seule ; devant elle est exposé sans cesse le grand tableau du monde ; loin de chercher à lui en dérober la vue, on le découvre chaque jour de plus en plus à ses regards, et on lui apprend à le considérer d’un oeil ferme et tranquille. Ainsi, les vices et les périls que la société présente ne tardent pas à lui être révélés ; elle les voit clairement, les juge sans illusion et les affronte sans crainte ; car elle est pleine de confiance dans ses forces, et sa confiance semble partagée par tous ceux qui l’environnent.

Il ne faut donc presque jamais s’attendre à rencontrer chez la jeune fille d’Améri­que cette candeur virginale au milieu des naissants désirs,

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non plus que ces grâces naïves et ingénues qui accompagnent d’ordinaire chez l’Européenne le passage de l’enfance à la jeunesse. Il est rare que l’Américaine, quel que soit son âge, montre une timidité et une ignorance puériles. Comme la jeune fille d’Europe, elle veut plaire, mais elle sait précisément à quel prix. Si elle ne se livre pas au mal, du moins elle le connaît ; elle a des mœurs pures plutôt qu’un esprit chaste.

J’ai souvent été surpris et presque effrayé en voyant la dextérité singulière et l’heureuse audace avec lesquelles ces jeunes filles d’Amérique savaient conduire leurs pensées et leurs paroles au milieu des écueils d’une conversation enjouée ; un philo­sophe aurait bronché cent fois sur l’étroit chemin qu’elles parcouraient sans accidents et sans peine.

Il est facile, en effet de reconnaître que, au milieu même de l’indépendance de sa première jeunesse, l’Américaine ne cesse jamais entièrement d’être maîtresse d’elle-même ; elle jouit de tous les plaisirs permis sans s’abandonner a aucun d’eux, et sa raison ne lâche point les rênes, quoiqu’elle semble souvent les laisser flotter.

En France, où nous mêlons encore d’une si étrange manière, dans nos opinions et dans nos goûts, des débris de tous les âges, il nous arrive souvent de donner aux femmes une éducation

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timide, retirée et presque claustrale, comme au temps de l’aris­tocratie, et nous les abandonnons ensuite tout à coup, sans guide et sans secours, au milieu des désordres inséparables d’une société démocratique.

Les Américains sont mieux d’accord avec eux-mêmes.

Ils ont vu que, au sein d’une démocratie, l’indépendance individuelle ne pouvait manquer d’être très grande, la jeunesse hâtive, les goûts mal contenus, la coutume changeante, l’opinion publique souvent incertaine ou impuissante l’autorité paternelle faible et le pouvoir marital contesté.

Dans cet état de choses, ils ont jugé qu’il y avait peu de chances de pouvoir com­primer chez la femme les passions les plus tyranniques du cœur humain, et qu’il était plus sûr de lui enseigner l’art de les combattre elle-même. Comme ils ne pouvaient empêcher que sa vertu ne fût souvent en péril, ils ont voulu qu’elle sût la défendre, et ils ont plus compté sur le libre effort de sa volonté que sur des barrières ébranlées, ou détruites. Au lieu de la tenir dans la défiance d’elle-même, ils cherchent donc sans cesse à accroître sa confiance en ses propres forces. N’ayant ni la possibilité ni le désir de maintenir la jeune fille dans une perpétuelle et complète ignorance, ils

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se sont hâtés de lui donner une connaissance précoce de toutes choses. Loin de lui cacher les corruptions du monde, ils ont voulu qu’elle les vît dès l’abord et qu’elle s’exerçât d’elle-même à les fuir, et ils ont mieux aimé garantir son honnêteté que de trop res­pecter son innocence.

Quoique les Américains soient un peuple fort religieux, ils ne s’en sont pas rap­por­tés à la religion seule pour défendre la vertu de la femme ; ils ont cherché à armer sa raison. En ceci, comme en beaucoup d’autres circonstances, ils ont suivi la même méthode. Ils ont d’abord fait d’incroyables efforts pour obtenir que l’indépen­dance individuelle se réglât d’elle-même, et ce n’est que, arrivés aux derniè­res limites de la force humaine, qu’ils ont enfin appelé la religion à leur secours.

Je sais qu’une pareille éducation n’est pas sans danger ; je n’ignore pas non plus qu’elle tend à développer le jugement aux dépens de l’imagination, et à faire des fem­mes honnêtes et froides plutôt que des épouses tendres et d’aimables compagnes de l’homme. Si la société en est plus tranquille et mieux réglée, la vie privée en a souvent moins de charmes. Mais ce sont là des maux secondaires, qu’un intérêt plus grand doit faire braver. Parvenus au point où nous sommes, il ne

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nous est plus permis de faire un choix : il faut une éducation démocratique pour garantir la femme des périls dont les institutions et les mœurs de la démocratie l’environnent.

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CHAPITRE X.

Comment la jeune fille se retrouve sous les traits de l’épouse


En Amérique, l’indépendance de la femme vient se perdre sans retour au milieu des liens du mariage. Si la jeune fille y est moins contrainte que partout ailleurs, l’épouse s’y soumet à des obligations plus étroites. L’une fait de la maison pater­nelle un lieu de liberté et de plaisir, l’autre vit dans la demeure de son mari comme dans un cloître.

Ces deux états si différents ne sont peut-être pas si contraires qu’on le suppose, et il est naturel que les Américains passent par l’un pour arriver à l’autre.

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Les peuples religieux et les nations industrielles se font une idée particulièrement grave du mariage. Les uns considèrent la régularité de la vie d’une fem­me comme la meilleure garantie et le signe le plus certain de la pureté de ses mœurs. Les autres y voient le gage assuré de l’ordre et de la prospérité de la maison.

Les Américains forment tout à la fois une nation puritaine et un peuple com­merçant ; leurs croyances religieuses, aussi bien que leurs habitudes industrielles, les portent donc à exiger de la femme une abnégation d’elle-même et un sacrifice con­ti­nuel de ses plaisirs à ses affaires, qu’il est rare de lui demander en Europe. Ainsi, il règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec soin la femme dans le petit cercle des intérêts et des devoirs domestiques, et qui lui défend d’en sortir.

A son entrée dans le monde, la jeune Américaine trouve ces notions fermement établies ; elle voit les règles qui en découlent ; elle ne tarde pas à se convaincre qu’elle ne saurait se soustraire un moment aux usages de ses contemporains, sans mettre aussitôt en péril sa tranquillité, son honneur et jusqu’à son existence sociale, et elle trouve, dans la fermeté de sa raison et dans les habitudes viriles que son éducation lui a données, l’énergie de s’y soumettre.

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On peut dire que c’est dans l’usage de l’indépendance qu’elle a puisé le courage d’en subir sans lutte et sans murmure le sacrifice, quand le moment est venu de se l’im­poser.

L’Américaine, d’ailleurs, ne tombe jamais dans les liens du mariage comme dans un piège tendu à sa simplicité et à son ignorance. On lui a appris d’avance ce qu’on attendait d’elle, et c’est d’elle-même et librement qu’elle se place sous le joug. Elle supporte courageuse ment sa condition nouvelle, parce qu’elle l’a choisie.

Comme en Amérique la discipline paternelle est fort lâche et que le lien conjugal est fort étroit, ce n’est qu’avec circonspection et avec crainte qu’une jeune fille le contracte. On n’y voit guère d’unions précoces. Les Américaines ne se marient donc que quand leur raison est exercée et mûrie ; tandis qu’ailleurs la plupart des femmes ne commencent d’ordinaire à exercer et mûrir leur raison que dans le mariage.

Je suis, du reste, très loin de croire que ce grand changement qui s’opère dans toutes les habitudes des femmes aux États-Unis, aussitôt qu’elles sont mariées, ne doive être attribué qu’à la contrainte de l’opinion publique. Souvent elles se l’imposent elles-mêmes par le seul effort de leur volonté.

Lorsque le temps est arrivé de choisir un

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époux, cette froide et austère raison que la libre vue du monde a éclairée et affermie indique à L’Américaine qu’un esprit léger et indépendant dans les liens du mariage est un sujet de trouble éternel, non de plaisir ; que les amusements de la jeune fille ne sauraient devenir les délassements de l’épouse, et que pour la femme les sources du bonheur sont dans la demeure conju­gale. Voyant d’avance et avec clarté le seul chemin qui peut conduire à la félicité domestique, elle y entre dès ses premiers pas, et le suit jusqu’au bout sans chercher à retourner en arrière.

Cette même vigueur de volonté que font voir les jeunes épouses d’Amérique, en se pliant tout à coup et sans se plaindre aux austères devoirs de leur nouvel état, se retrouve du reste dans toutes les grandes épreuves de leur vie.


n’y a pas de pays au monde où les fortunes particulières soient plus instables qu’aux États-Unis. il n’est pas rare que, dans le cours de son existence, le même hom­me monte et redescende tous les degrés qui conduisent de l’opulence à la pauvreté.

Les femmes d’Amérique supportent ces révolutions avec une tranquille et in­domp­table énergie. On dirait que leurs désirs se resserrent avec leur fortune, aussi aisé­ment qu’ils s’étendent.

La plupart des aventuriers qui vont peupler

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chaque année les solitudes de l’Ouest appartiennent, ainsi que je l’ai dit dans mon premier ouvrage, à l’ancienne race anglo-américaine du Nord. Plusieurs de ces hommes qui courent avec tant d’audace vers la richesse jouissaient déjà de l’aisance dans leur pays. Ils mènent avec eux leurs compagnes, et font partager à celles-ci les périls et les misères sans nombre qui signa­lent toujours le commencement de pareilles entreprises. J’ai souvent rencontré jusque sur les limites du désert de jeunes femmes qui, après avoir été élevées au milieu de toutes les délicatesses des grandes villes de la Nouvelle-Angleterre, étaient passées, presque sans transition, de la riche demeure de leurs parents dans une hutte mal fermée au sein d’un bois. La fièvre, la solitude, l’ennui, n’avaient point brisé les res­sorts de leur courage. Leurs traits semblaient altérés et flétris, mais leurs regards étaient fermes. Elles paraissaient tout à la fois tristes et résolues.

Je ne doute point que ces jeunes Américaines n’eussent amassé, dans leur éduca­tion première, cette force intérieure dont elles faisaient alors usage.

C’est donc encore la jeune fille qui, aux États-Unis, se retrouve sous les traits de l’épouse ; le rôle a changé, les habitudes diffèrent, l’esprit est le même.

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CHAPITRE XI.

Comment l’égalité des conditions contribue à maintenir les bonnes mœurs en Amérique


Il y a des philosophes et des historiens qui ont dit, ou ont laissé entendre, que les fem­mes étaient plus ou moins sévères dans leurs mœurs suivant qu’elles habitaient plus ou moins loin de l’équateur. C’est se tirer d’affaire à bon marché, et, à ce compte, il suffirait d’une sphère et d’un compas pour résoudre en un instant l’un des

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plus difficiles problèmes que l’humanité présente.

Je ne vois point que cette doctrine matérialiste soit établie par les faits.

Les mêmes nations se sont montrées, à différentes époques de leur histoire, chas­tes ou dissolues. La régularité ou le désordre de leurs mœurs tenait donc à quelques causes changeantes, et non pas seulement à la nature du pays, qui ne changeait point.

Je ne nierai pas que, dans certains climats, les passions qui naissent de l’attrait réciproque des sexes ne soient particulièrement ardentes

mais je pense que cette ar­deur naturelle peut toujours être excitée

ou contenue par l’état social et les institutions politiques.

Quoique les voyageurs qui ont visité l’Amérique du Nord diffèrent entre eux sur plusieurs points, ils s’accordent tous à remarquer que les mœurs y sont infiniment plus sévères que partout ailleurs.

Il est évident que, sur ce point, les Américains sont très supérieurs à leurs pères les Anglais. Une vue superficielle des deux nations suffit pour le montrer.

En Angleterre, comme dans toutes les autres contrées de l’Europe, la malignité publique s’exerce sans cesse sur les faiblesses des femmes. On entend souvent les philosophes et les hommes d’État s’y plaindre de ce que les mœurs ne sont pas assez

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régulières, et la littérature le fait supposer tous les jours.


En Amérique, tous les livres, sans en excepter les romans, supposent les femmes chastes, et personne n’y raconte aventures galantes.

Cette grande régularité des mœurs américaines tient sans doute en partie au pays, à la race, à la religion. Mais toutes ces causes, qui se rencontrent ailleurs, ne suffisent pas encore pour l’expliquer. Il faut pour cela recourir à quelque raison particulière.

Cette raison me paraît être l’égalité et les institutions qui en découlent.

L’égalité des conditions ne produit pas à elle seule la régularité des mœurs ; mais on ne saurait douter qu’elle ne la facilite et l’augmente.

Chez les peuples aristocratiques, la naissance et la fortune font souvent de l’hom­me et de la femme des êtres si différents qu’ils ne sauraient jamais parvenir à s’unir l’un à l’autre. Les passions les rapprochent, mais l’état social et les idées qu’il suggère les empêchent de se lier d’une manière permanente et ostensible. De là naissent néces­sairement un grand nombre d’unions passagères et clandestines. La nature s’y dédom­mage en secret de la contrainte que les lois lui imposent.

Ceci ne se voit pas de même quand l’égalité des

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conditions a fait tomber toutes les barrières imaginaires ou réelles qui séparaient l’homme de la femme. Il n’y a point alors de jeune fille qui ne croie pouvoir devenir l’épouse de l’homme qui la préfère

ce qui rend le désordre des mœurs avant le mariage fort difficile.

Car, quelle que soit la crédulité des passions, il n’y a guère moyen qu’une femme se persuade qu’on l’aime lorsqu’on est parfaitement libre de l’épouser et qu’on ne le fait point.

La même cause agit, quoique d’une manière plus indirecte, dans le mariage.

Rien ne sert mieux à légitimer l’amour illégitime aux yeux de ceux qui l’éprouvent ou de la foule qui le contemple, que des unions forcées ou faites au hasard[4].

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Dans un pays où la femme exerce toujours librement son choix, et où l’éducation l’a mise en état de bien choisir, l’opinion publique est inexorable pour ses fautes.

Le rigorisme des Américains naît, en partie, de là. Ils considèrent le mariage com­me un contrat souvent onéreux, mais dont cependant on est tenu à la rigueur d’exé­cuter toutes les clauses, parce qu’on a pu les connaître toutes à l’avance et qu’on a joui de la liberté entière de ne s’obliger a rien.

Ce qui rend la fidélité plus obligatoire la rend plus facile.

Dans les pays aristocratiques le mariage a plutôt pour but d’unir des biens que des personnes ; aussi arrive-t-il quelquefois que le mari y est pris à l’école et la femme en nourrice. Il n’est pas étonnant que le lien conjugal qui retient unies les fortunes des deux époux laisse leurs cœurs errer à l’aventure. Cela découle naturellement de l’esprit du contrat.

Quand, au contraire, chacun choisit toujours lu même sa compagne, saris que rien d’extérieur le gêne, i même le dirige, ce n’est

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d’ordinaire que la similitude des goûts et des idées qui rapproche l’homme et la femme ; et cette même similitude les retient et les fixe l’un à côté de l’autre.

Nos pères avaient conçu une opinion singulière en fait de mariage.

Comme ils s’étaient aperçus que le petit nombre de mariages d’inclination qui se faisaient de leur temps avaient presque toujours eu une issue funeste, ils en avaient conclu résolument qu’en pareille matière il était très dangereux de consulter son pro­pre cœur. Le hasard leur paraissait plus clairvoyant que le choix.

Il n’était pas bien difficile de voir cependant que les exemples qu’ils avaient sous les yeux ne prouvaient rien.

Je remarquerai d’abord que, si les peuples démocra­tiques accordent aux femmes le droit de choisir librement leur mari, ils ont soin de fournir d’avance à leur esprit les lumières, et à leur volonté la force qui peuvent être nécessaires pour un pareil choix ; tandis que les jeunes filles qui, chez les peuples aristocratiques, échappent furtive­ment à l’autorité paternelle pour se jeter d’elles-mêmes dans les bras d’un homme qu’on ne leur a donné ni le temps de connaître, ni la capacité de juger, manquent de toutes ces garanties. On ne saurait être surpris qu’elles fassent un mauvais usage de leur

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libre arbitre, la première fois qu’elles en usent ; ni qu’elles tombent dans de si cruel­les erreurs lorsque, sans avoir reçu l’éducation démocratique, elles veulent sui­vre, en se mariant, les coutumes de la démocratie.

Mais il y a plus.

Lorsqu’un homme et une femme veulent se rapprocher à travers les inégalités de l’état social aristocratique, ils ont d’immenses obstacles à vaincre. Après avoir rompu ou desserré les liens de l’obéissance filiale, il leur faut échapper, par un dernier effort, à l’empire de la coutume et à la tyrannie de l’opinion ; et, lorsque enfin ils sont arrivés au bout de cette rude entreprise, ils se trouvent comme des étrangers au milieu de leurs amis naturels et de leurs proches : le préjugé qu’ils ont franchi les en sépare. Cette situation ne tarde pas à abattre leur courage et à aigrir leurs cœurs.

Si donc il arrive que des époux unis de cette manière sont d’abord malheureux, et puis coupables, il ne faut pas l’attribuer à ce qu’ils se sont librement choisis, mais plutôt à ce qu’ils vivent dans une société qui n’admet point de pareils choix.

On ne doit pas oublier, d’ailleurs, que le même effort qui fait sortir violemment un homme d’une erreur commune, l’entraîne presque toujours hors de la raison ; que, pour oser déclarer une guerre,

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même légitime, aux idées de son siècle et de son pays, il faut avoir dans l’esprit une certaine disposition violente et aventureuse, et que des gens de ce caractère, quelque direction qu’ils prennent, parviennent rarement au bonheur et à la vertu. Et c’est, pour le dire en passant, ce qui explique pourquoi, dans les révolu­tions les plus nécessaires et les plus saintes, il se rencontre si peu de révolutionnaires modérés et honnêtes.


Que, dans un siècle d’aristocratie, un homme s’avise par hasard de ne consulter dans l’union conjugale d’autres convenances que son opinion particulière et son goût, et que le désordre des mœurs et la misère ne tardent pas ensuite à s’introduire dans son ménage, il ne faut donc pas s’en étonner. Mais, lorsque cette même manière d’agir est dans l’ordre naturel et ordinaire des choses ; que l’état social la facilite ; que la puis­sance paternelle s’y prête et que l’opinion publique la préconise, on ne doit pas douter que la paix intérieure des familles n’en devienne plus grande, et que la foi conjugale n’en soit mieux gardée.

Presque tous les hommes des démocraties parcourent une carrière politique ou exercent une profession, et, d’une autre part, la médiocrité des fortunes y oblige la fem­me à se renfermer chaque jour dans l’intérieur de sa demeure, afin de

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présider elle-même, et de très près, aux détails de l’administration domestique.

Tous ces travaux distincts et forcés sont comme autant de barrières naturelles qui, séparant les sexes, rendent les sollicitations de l’un plus rares et moins vives, et la résistance de l’autre plus aisée.

Ce n’est pas que l’égalité des conditions puisse jamais parvenir à rendre l’homme chaste ; mais elle donne au désordre de ses mœurs un caractère moins dangereux. Comme personne n’a plus alors le loisir ni l’occasion d’attaquer les vertus qui veulent se défendre, on voit tout à la fois un grand nombre de courtisanes et une multitude de femmes honnêtes.

Un pareil état de choses produit de déplorables misères individuelles, mais il n’empêche point que le corps social ne soit dispos et fort ; il ne détruit pas les liens de famille et n’énerve pas les mœurs nationales. Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grande corruption chez quelques-uns, c’est le relâchement de tous. Aux yeux du législateur, la prostitution est bien moins à redouter que la galanterie.

Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que l’égalité donne aux hommes, ne les détourne pas seulement de l’amour en leur ôtant le loisir de s’y livrer ; elle les en écarte encore par un chemin plus secret, mais plus sûr.

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Tous les hommes qui vivent dans les temps démocra­tiques contractent plus ou moins les habitudes intellectuelles des classes indus­trielles et commerçantes ; leur esprit prend un tour sérieux, calculateur et positif ; il se détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers quelque but visible et prochain qui se présente comme le naturel et nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit pas ainsi l’imagination ; mais elle la limite et ne lui permet de voler qu’en rasant la terre.

Il n’y a rien de moins rêveur que les citoyens d’une démocratie, et l’on n’en voit guère qui veuillent s’abandonner à ces contemplations oisives et solitaires qui précè­dent d’ordinaire et qui produisent les grandes agitations du cœur.

Ils mettent, il est vrai, beaucoup de prix à se procurer cette sorte d’affection pro­fon­de, régulière et paisible, qui fait le charme et la sécurité de la vie ; mais ils ne courent pas volontiers après des émotions violentes et capricieuses qui la troublent et l’abrègent.

Je sais que tout ce qui précède n’est complètement applicable qu’à l’Amérique et ne peut, quant à présent, s’étendre d’une manière générale à l’Europe.

Depuis un demi-siècle que les lois et les habitudes poussent avec une énergie sans pareille plusieurs peuples européens vers la démocratie, on

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ne voit point que chez ces nations les rapports de l’homme et de la femme soient devenus plus réguliers et plus chastes. Le contraire se laisse même apercevoir en quelques endroits. Certaines classes sont mieux réglées ; la moralité générale paraît plus lâche. Je ne craindrai pas de le remarquer, car je ne me sens pas mieux disposé à flatter mes contemporains qu’à en médire.

Ce spectacle doit affliger, mais non surprendre.

L’heureuse influence qu’un état social démocratique peut exercer sur la régularité des habitudes est un de ces faits qui ne sauraient se découvrir qu’à la longue. Si l’égalité des conditions est favorable aux bonnes mœurs, le travail social qui rend les conditions égales, leur est très funeste.

Depuis cinquante ans que la France se transforme, nous avons eu rarement de la liberté, mais toujours du désordre. Au milieu de cette confusion universelle des idées et de cet ébranlement général des opinions, parmi ce mélange incohérent du juste et de l’injuste, du vrai et du faux, du droit et du fait, la vertu publique est devenue incertaine, et la moralité privée chancelante.

Mais toutes les révolutions, quels que fussent leur objet et leurs agents, ont d’abord produit des effets semblables. Celles mêmes qui ont fini par resserrer le lien des mœurs ont commencé par le détendre.

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Les désordres dont nous sommes souvent témoins ne me semblent donc pas un fait durable. Déjà de curieux indices l’annoncent.

Il n’y a rien de plus misérablement corrompu qu’une aristocratie qui conserve ses richesses en perdant son pouvoir, et qui, réduite à des jouissances vulgaires, possède en­core d’immenses loisirs. Les passions énergiques et les grandes pensées qui l’avaient animée jadis en disparaissent alors, et l’on n’y rencontre plus guère qu’une multi­tude de petits vices rongeurs qui s’attachent à elle, comme des vers à un cadavre.

Personne ne conteste que l’aristocratie française du dernier siècle ne fût très disso­lue ; tandis que d’anciennes habitudes et de vieilles croyances maintenaient enco­re le respect des mœurs dans les autres classes.

On n’aura pas de peine non plus à tomber d’accord que, de notre temps, une certaine sévérité de principes ne se fasse voir parmi les débris de cette même aristo­cratie, au lieu que le désordre des mœurs a paru s’étendre dans les rangs moyens et inférieurs de la société. De telle sorte que les mêmes familles qui se montraient, il y a cinquante ans, les plus relâchées, se montrent aujourd’hui les plus exemplaires, et que la démocratie semble n’avoir moralisé que les classes aristocratiques.

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La révolution, en divisant la fortune des nobles, en les forçant de s’occuper assi­dûment de leurs affaires et de leurs familles, en les renfermant avec leurs enfants sous le même toit, en donnant enfin un tour plus raisonnable et plus grave à leurs pensées, leur a suggéré, sans qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes, le respect des croyances religieuses, l’amour de l’ordre, des plaisirs paisibles, des joies domestiques et du bien-être ; tandis que le reste de la nation, qui avait naturellement ces mêmes goûts, était entraîné vers le désordre par l’effort même qu’il fallait faire pour renverser les lois et les coutumes politiques.

L’ancienne aristocratie française a subi les conséquences de la Révolution, et elle n’a point ressenti les passions révolutionnaires, ni partagé l’entraînement souvent anarchique qui l’a pro­duite ; il est facile de concevoir qu’elle éprouve dans ses mœurs l’influence salu­taire de cette révolution avant ceux mêmes qui l’ont faite.

Il est donc permis de dire, quoique la chose au premier abord paraisse surpre­nan­te, que, de nos jours, ce sont les classes les plus antidémocratiques de la nation qui font le mieux voir l’espèce de moralité qu’il est raisonnable d’attendre de la démo­cratie.

Je ne puis m’empêcher de croire que, quand

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nous aurons obtenu tous les effets de la révolution démocratique, après être sortis du tumulte qu’elle a fait naître, ce qui n’est vrai aujourd’hui que de quelques-uns le deviendra peu à peu de tous.


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CHAPITRE XII.

Comment les américains comprennent l’égalité de l’homme et de la femme


J’ai fait voir comment la démocratie détruisait ou modifiait les diverses inégalités que la société fait naître ; mais est-ce là tout, et ne parvient-elle pas enfin à agir sur cet­te grande inégalité de l’homme et de la femme, qui a semblé, jusqu’à nos jours, avoir ses fondements éternels dans la nature ?

Je pense que le mouvement social qui rapproche du même niveau le fils et le père, le serviteur et le maître, et, en général, l’inférieur et le supérieur, élève la femme et doit de plus en plus en faire l’égale de l’homme.

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Mais c’est ici, plus que jamais, que je sens le besoin d’être bien compris ; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’imagination grossière et désordonnée de notre siècle se soit donné une plus libre carrière.

Il y a des gens en Europe qui, confondant les attributs divers des sexes, prétendent faire de l’homme et de la femme des êtres, non seulement égaux, mais semblables. Ils donnent à l’un comme à l’autre les mêmes fonctions, leur imposent les mêmes devoirs et leur accordent les mêmes droits ; ils les mêlent en toutes choses, travaux, plaisirs, affaires. On peut aisément concevoir qu’en s’efforçant d’égaler ainsi un sexe à l’autre, on les dégrade tous les deux ; et que de ce mélange grossier des œuvres de la nature il ne saurait jamais sortir que des hommes faibles et des femmes déshonnêtes.

Ce n’est point ainsi que les Américains ont compris l’espèce d’égalité démocra­tique qui peut s’établir entre la femme et l’homme. Ils ont pensé que, puisque la nature avait établi une si grande variété entre la constitution physique et morale de l’homme et celle de la femme, son but clairement indiqué était de donner à leurs différentes facultés un emploi divers ; et ils ont jugé que le progrès ne consistait point à faire faire à peu près les mêmes choses à des

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êtres dissemblables, mais à obtenir que chacun d’eux s’acquittât le mieux possible de sa tâche. Les Américains ont appliqué aux deux sexes le grand principe d’économie politique qui domine de nos jours l’industrie. Ils ont soigneusement divisé les fonctions de l’homme et de la femme, afin que le grand travail social fût mieux fait.

L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’action nettement séparées, et où l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez point d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrer enfin dans la sphère politique ; mais on n’en rencontre point non plus qui soient obligées de se livrer aux rudes travaux du labourage, ni à aucun des exercices pénibles qui exigent le développement de la force physique. Il n’y a pas de familles si pauvres qui fassent exception à cette règle.

Si L’Américaine ne peut point s’échapper du cercle paisible des occupations do­mes­tiques, elle n’est, d’autre part, jamais contrainte d’en sortir.

De là vient que les Américaines, qui font souvent voir une mâle raison et une éner­gie toute virile, conservent en général une apparence très délicate, et restent tou­jours femmes par les manières, bien

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qu’elles se montrent hommes quelquefois par l’esprit et le cœur.

Jamais non plus les Américains n’ont imaginé que la conséquence des principes démocratiques fût de renverser la puissance maritale et d’introduire la confusion des autorités dans la famille. Ils ont pensé que toute association, pour être efficace, devait avoir un chef, et que le chef naturel de l’association conjugale était l’homme. Ils ne refusent donc point à celui-ci le droit de diriger sa compagne ; et ils croient que, dans la petite société du mari et de la femme, ainsi que dans la grande société politique, l’objet de la démo­cratie est de régler et de légitimer les pouvoirs nécessaires, et non de détruire tout pouvoir.

Cette opinion n’est point particulière à un sexe et combattue par l’autre.

Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité conjugale com­me une usurpation heureuse de leurs droits, ni qu’elles crussent que ce fût s’abais­ser de s’y soumettre. Il m’a semblé voir, au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire du volontaire abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier d’elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. C’est là, du moins, le sentiment qu’expriment les plus vertueuses : les autres se taisent, et l’on n’entend point aux États-Unis d’épouse adultère

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réclamer bruyamment les droits de la femme, en foulant aux pieds ses plus saints devoirs.

On a remarqué souvent qu’en Europe un certain mépris se découvre au milieu même des flatteries que les hommes prodiguent aux femmes : bien que l’Européen se fasse souvent l’esclave de la femme, on voit qu’il ne la croit jamais sincèrement son égale.

Aux États-Unis, on ne loue guère les femmes ; mais on montre chaque jour qu’on les estime.

Les Américains font voir sans cesse une pleine confiance dans la raison de leur compagne, et un respect profond pour sa liberté. Ils jugent que son esprit est aussi capable que celui de l’homme de découvrir la vérité toute nue, et son cœur assez ferme pour la suivre

et ils n’ont jamais cherché à mettre la vertu de l’un plus que celle

de l’autre à l’abri des préjugés, de l’ignorance ou de la peur.

Il semble qu’en Europe, où l’on se soumet si aisément à l’empire despotique des femmes, on leur refuse cependant quelques-uns des plus grands attributs de l’espèce humaine, et qu’on les considère comme des êtres séduisants et incomplets ; et, ce dont on ne saurait trop s’étonner, c’est que les femmes elles-mêmes finissent par se voir sous le même jour, et qu’elles ne sont pas éloignées de considérer comme un privilège la faculté qu’on

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leur laisse de se montrer futiles, faibles et craintives. Les Américaines ne réclament point de semblables droits.

On dirait, d’une autre part, qu’en fait de mœurs, nous ayons accordé à l’homme une sorte d’immunité singulière ; de telle sorte qu’il y ait comme une vertu à son usa­ge, et une autre à celui de sa compagne ; et que, suivant l’opinion publique, le mê­me acte puisse être alternativement un crime ou seulement une faute.

Les Américains ne connaissent point cet inique partage des devoirs et des droits. Chez eux, le séducteur est aussi déshonoré que sa victime.

Il est vrai que les Américains témoignent rarement aux femmes ces égards em­pressés dont on se plaît à les environner en Europe ; mais ils montrent toujours, par leur conduite, qu’ils les supposent vertueuses et délicates ; et ils ont un si grand respect pour leur liberté morale, qu’en leur présence chacun veille avec soin sur ses discours, de peur qu’elles ne soient forcées d’entendre un langage qui les blesse. En Amérique, une jeune fille entreprend, seule et sans crainte, un long voyage.

Les législateurs des États-Unis, qui ont adouci presque toutes les dispositions du code pénal, punissent de mort le viol ; et il n’est point de crimes que l’opinion publique poursuive avec une

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ardeur plus inexorable. Cela s’explique : comme les Américains ne conçoivent rien de plus précieux que l’honneur de la femme, et rien de si respectable que son indépendance, ils estiment qu’il n’y a pas de châtiment trop sévère pour ceux qui les lui enlèvent malgré elle.

En France, où le même crime est frappé de peines beaucoup plus douces, il est souvent difficile de trouver un jury qui condamne. Serait-ce mépris de la pudeur, ou mépris de la femme ? Je ne puis m’empêcher de croire que c’est l’un et l’autre.

Ainsi, les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le devoir ni le droit de faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le rôle de chacun d’eux, et ils les considèrent comme des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère. Ils ne donnent point au courage de la femme la même forme ni le même emploi qu’à celui de l’homme ; mais ils ne doutent jamais de son courage ; et s’ils estiment que l’homme et sa compagne ne doivent pas toujours employer leur intelligence et leur raison de la même manière, ils jugent, du moins, que la raison de l’une est aussi assurée que celle de l’autre, et son intelligence aussi claire.

Les Américains, qui ont laissé subsister dans la société l’infériorité de la fem­me, l’ont donc élevée

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de tout leur pouvoir, dans le monde intellectuel et mo­ral, au niveau de l’homme ; et, en ceci, ils me paraissent avoir admirablement com­pris la vérita­ble notion du progrès démocratique.

Pour moi, je n’hésiterai pas à le dire : quoique aux États-Unis la femme ne sorte guère du cercle domestique, et qu’elle y soit, à certains égards, fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé plus haute ; et si, maintenant que j’approche de la fin de ce livre, où j’ai montré tant de choses considérables faites par les Américains, on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer la prospérité singulière et la force croissante de ce peuple, je répondrais que c’est à la supériorité de ses femmes.

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CHAPITRE XIII.

Comment l’égalité divise naturellement les Américains en une multitude de petites sociétés particulières


On serait porté à croire que la conséquence dernière et l’effet nécessaire des insti­tutions démocratiques est de confondre les citoyens dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, et de les forcer tous à mener une existence commune.

C’est comprendre sous une forme bien grossière et bien tyrannique l’égalité que la démocratie fait naître.

Il n’y a point d’état social ni de lois qui puissent rendre les hommes tellement semblables,

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que l’éducation, la fortune et les goûts ne mettent entre eux quelque diffé­rence, et, si des hommes différents peuvent trouver quelquefois leur intérêt à faire, en commun, les mêmes choses, on doit croire qu’ils n’y trouveront jamais leur plaisir. Ils échapperont donc toujours, quoi qu’on fasse, à la main du législateur ; et, se dérobant par quelque endroit du cercle où l’on cherche à les renfermer, ils établiront, à côté de la grande société politique, de petites sociétés privées, dont la similitude des condi­tions, des habitudes et des mœurs sera le lien.

Aux États-Unis, les citoyens n’ont aucune prééminence les uns sur les autres ; ils ne se doivent réciproquement ni obéissance ni respect ; ils administrent ensemble la justice et gouvernent l’État, et en général ils se réunissent tous pour traiter les affaires qui influent sur la destinée commune ; mais je n’ai jamais ouï dire qu’on prétendît les amener à se divertir tous de la même manière, ni a se réjouir confusément dans les mêmes lieux.

Les Américains, qui se mêlent si aisément dans l’enceinte des assemblées politi­ques et des tribunaux, se divisent, au contraire, avec grand soin, en petites associa­tions fort distinctes, pour goûter à part les jouissances de la vie privée. Chacun d’eux reconnaît volontiers tous ses concitoyens pour ses égaux, mais il n’en reçoit jamais

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qu’un très petit nombre parmi ses amis et ses hôtes.

Cela me semble très naturel. À mesure que le cercle de la société publique s’agran­dit, il faut s’attendre à ce que la sphère des relations privées se resserre : au lieu d’imaginer que les citoyens des sociétés nouvelles vont finir par vivre en commun, je crains bien qu’ils n’arrivent enfin à ne plus former que de très petites coteries.

Chez les peuples aristocratiques, les différentes classes sont comme de vastes enceintes, d’où l’on ne peut sortir et où l’on ne saurait entrer. Les classes ne se com­mu­niquent point entre elles ; mais, dans l’intérieur de chacune d’elles, les hommes se pratiquent forcément tous les jours. Lors même que naturellement ils ne se convien­draient point, la convenance générale d’une même condition les rapproche.

Mais, lorsque ni la loi ni la coutume ne se chargent d’établir des relations fré­quen­tes et habituelles entre certains hommes, la ressemblance accidentelle des opinions et des penchants en déci­de ; ce qui varie les sociétés particulières à l’infini.

Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns les autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une

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multitude de classifi­cations artificielles et arbitraires à l’aide desquelles chacun cherche à se mettre à l’écart, de peur d’être entraîné malgré soi dans la foule.

Il ne saurait jamais manquer d’en être ainsi ; car on peut changer les institutions humaines, mais non l’homme : quel que soit l’effort général d’une société pour rendre les citoyens égaux et semblables, l’orgueil particulier des individus cherchera toujours à échapper au niveau, et voudra former quelque part une inégalité dont il profite.

Dans les aristocraties, les hommes sont séparés les uns des autres par de hautes barrières immobiles ; dans les démocraties, ils sont divisés par une multitude de petits fils presque invisibles, qu’on brise à tout moment et qu’on change sans cesse de place.

Ainsi, quels que soient les progrès de l’égalité, il se formera toujours chez les peu­ples démocratiques un grand nombre de petites associations privées au milieu de la grande société politique. Mais aucune d’elles ne ressemblera, par les manières, à la classe supérieure qui dirige les aristocraties.

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CHAPITRE XIV.

Quelques réflexions sur les manières américaines


Il n’y a rien, au premier abord, qui semble moins important que la forme exté­rieure des actions humaines, et il n’y a rien à quoi les hommes attachent plus de prix ; ils s’accoutument à tout, excepté à vivre dans une société qui n’a pas leurs manières. L’influence qu’exerce l’état social et politique sur les manières vaut donc la peine d’être sérieusement exa­minée.

Les manières sortent, en général, du fond même des mœurs ; et, de plus, elles résultent quelquefois d’une convention arbitraire, entre certains

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hommes. Elles sont en même temps naturelles et acquises.

Quand des hommes s’aperçoivent qu’ils sont les premiers sans contestation et sans peine ; qu’ils ont chaque jour sous les yeux de grands objets dont ils s’occupent, lais­sant à d’autres les détails, et qu’ils vivent au sein d’une richesse qu’ils n’ont pas acquise et qu’ils ne craignent pas de perdre, on conçoit qu’ils éprouvent une sorte de dé­dain superbe pour les petits intérêts et les soins matériels de la vie, et qu’ils aient dans la pensée une grandeur naturelle que les paroles et les manières révèlent.

Dans les pays démocratiques, les manières ont d’ordinaire peu de grandeur, parce que la vie privée y est fort petite. Elles sont souvent vulgaires, parce que la pensée n’y a que peu d’occasions de s’y élever au-delà de la préoccupation des intérêts domes­tiques.

La véritable dignité des manières consiste à se montrer toujours a sa place, ni plus haut, ni plus bas ; cela est à la portée du paysan comme du prince. Dans les démo­craties, toutes les places paraissent douteuses ; d’où il arrive que les manières, qui y sont souvent orgueilleuses, y sont rarement dignes. De plus, elles ne sont jamais ni bien réglées ni bien savantes.

Les hommes qui vivent dans les démocraties

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sont trop mobiles pour qu’un certain nombre d’entre eux parviennent à établir un code de savoir-vivre et puissent tenir la main à ce qu’on le suive. Chacun y agit donc à peu près à sa guise, et il y règne toujours une certaine incohérence dans les manières, parce qu’elles se conforment aux sentiments et aux idées individuelles de chacun, plutôt qu’à un modèle idéal donné d’avance à l’imitation de tous.

Toutefois, ceci est bien plus sensible au moment où l’aristocratie vient de tomber que lorsqu’elle est depuis longtemps détruite.

Les institutions politiques nouvelles et les nouvelles mœurs réunissent alors dans les mêmes lieux et forcent souvent de vivre en commun des hommes que l’éducation et les habitudes rendent encore prodigieusement dissemblables ; ce qui fait ressortir à tout moment de grandes bigarrures. On se souvient encore qu’il a existé un code précis de la politesse ; mais on ne sait déjà plus ni ce qu’il contient ni où il se trouve. Les hommes ont perdu la loi commune des manières, et ils n’ont pas encore pris le parti de s’en passer ; mais chacun s’efforce de former, avec les débris des an­ciens usa­ges, une certaine règle arbitraire et changeante ; de telle sorte que les ma­nières n’ont ni la régularité ni la grandeur qu’elles font souvent voir chez les peuples aristocratiques, ni le

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tour simple et libre qu’on leur remarque quelquefois dans la démocratie ; elles sont tout à la fois gênées et sans gêne.

Ce n’est pas là l’état normal.

Quand l’égalité est complète et ancienne, tous les hommes, ayant à peu près les mêmes idées et faisant à peu près les mêmes choses, n’ont pas besoin de s’entendre ni de se copier pour agir et parler de la même sorte ; on voit sans cesse une multitude de petites dissemblances dans leurs manières ; on n’y aperçoit pas de grandes différences. Ils ne se ressemblent jamais parfaitement, parce qu’ils n’ont pas le même modèle ; ils ne sont jamais fort dissemblables, parce qu’ils ont la même condition. Au premier abord, on dirait que les manières de tous les Américains sont exactement pareilles. Ce n’est qu’en les considérant de fort près, qu’on aperçoit les particularités par où tous diffèrent.

Les Anglais se sont fort égayés aux dépens des manières américaines ; et, ce qu’il y a de particulier, c’est que la plupart de ceux qui nous en ont fait un si plaisant tableau appartenaient aux classes moyennes d’Angleterre, auxquelles ce même tableau est fort applicable. De telle sorte que ces impitoyables détracteurs présentent d’ordi­naire l’exemple de ce qu’ils blâment aux États-Unis ; ils ne s’aperçoi­vent pas qu’ils se raillent eux-mêmes,

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pour la grande joie de l’aristocratie de leur pays.

Rien ne fait plus de tort à la démocratie que la forme extérieure de ses mœurs. Bien des gens s’accommoderaient volontiers de ses vices, qui ne peuvent supporter ses manières.

Je ne saurais admettre, cependant, qu’il n’y ait rien à louer dans les manières des peuples démocratiques.

Chez les nations aristocratiques, tous ceux qui avoisinent la première classe s’efforcent d’ordinaire de lui ressembler, ce qui produit des imitations très ridicules et fort plates. Si les peuples démocratiques ne possèdent point chez eux le modèle des grandes manières, ils échappent du moins à l’obligation d’en voir tous les jours de méchantes copies.

Dans les démocraties, les manières ne sont jamais si raffinées que chez les peu­ples aristocratiques ; mais jamais non plus elles ne se montrent si grossières. On n’y entend ni les gros mots de la populace, ni les expressions nobles et choisies des grands seigneurs. Il y a souvent de la trivialité dans les mœurs, mais point de brutalité ni de bassesse.

J’ai dit que dans les démocraties il ne saurait se former un code précis en fait de savoir-vivre. Ceci a son inconvénient et ses avantages. Dans

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les aristocraties, les règles de la bienséance imposent à chacun la même apparence ; elles rendent tous les membres de la même classe semblables, en dépit de leurs penchants particuliers ; elles parent le naturel et le cachent. Chez les peuples démocratiques, les manières ne sont ni aussi savantes ni aussi régulières ; mais elles sont souvent plus sincères. Elles forment comme un voile léger et mal tissu, à travers lequel les sentiments véritables et les idées individuelles de chaque homme se laissent aisément voir. La forme et le fond des actions humaines s’y rencontrent donc souvent dans un rapport intime, et, si le grand tableau de l’humanité est moins orné, il est plus vrai. Et c’est ainsi que, dans un sens, on peut dire que l’effet de la démocratie n’est point précisément de donner aux hommes certaines manières, mais d’empêcher qu’ils n’aient des manières.

On peut quelquefois retrouver dans une démocratie des sentiments, des passions, des vertus et des vices de l’aristocratie, mais non ses manières. Celles-ci se perdent et disparaissent sans retour, quand la révolution démocratique est complète.

Il semble qu’il n’y a rien de plus durable que les manières d’une classe aristo­cratique ; car elle les conserve encore quelque temps après avoir perdu ses biens et son pouvoir ; ni de si fragile, car à peine ont-elles disparu, qu’on n’en retrouve plus la

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trace, et qu’il est difficile de dire ce qu’elles étaient du moment qu’elles ne sont plus. Un changement dans l’état social opère ce prodige ; quelques générations y suffisent.

Les traits principaux de l’aristocratie restent gravés dans l’histoire, lorsque l’aristo­cratie est détruite, mais les formes délicates et légères de ses mœurs disparaissent de la mémoire des hommes, presque aussitôt après sa chute. Ils ne sauraient les conce­voir dès qu’ils ne les ont plus sous les yeux. Elles leur échappent sans qu’ils le voient ni qu’ils le sentent. Car, pour éprouver cette espèce de plaisir raffiné que procurent la distinction et le choix des manières, il faut que l’habitude et l’éducation y aient préparé le cœur, et l’on en Perd aisément le goût avec l’usage,

Ainsi, non seulement les peuples démocratiques ne sauraient avoir les manières de l’aristocratie, mais ils ne les conçoivent ni ne les désirent ; ils ne les imaginent point, elles sont, pour eux, comme si elles n’avaient jamais été.

Il ne faut pas attacher trop d’importance à cette perte ; mais il est permis de la regretter,

Je sais qu’il est arrivé plus d’une fois que les mêmes hommes ont eu des mœurs très distinguées et des sentiments très vulgaires  : l’intérieur des cours a fait assez voir que de grands dehors pouvaient souvent cacher des cœurs fort bas. Mais, si

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les manières de l’aristocratie ne faisaient point la vertu, elles ornaient quelquefois la vertu même. Ce n’était point un spectacle ordinaire que celui d’une classe nombreuse et puissante, où tous les actes extérieurs de la vie semblaient révéler à chaque instant la hauteur naturelle des sentiments et des pensées, la délicatesse et la régularité des goûts, l’urbanité des mœurs.

Les manières de l’aristocratie donnaient de belles illusions sur la nature humaine ; et, quoique le tableau fût souvent menteur, on éprouvait un noble plaisir à le regar­der.


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CHAPITRE XV.

De la gravité des américains et pourquoi elle ne les empêche pas de faire souvent des choses inconsidérées


Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques ne prisent point ces sortes de divertissements naïfs, turbulents et grossiers auxquels le peuple se livre dans les aristocraties  : ils les trouvent puérils ou insipides. Ils ne montrent guère plus de goût pour les amusements intellectuels et raffinés des classes aristocratiques ; il leur faut quelque chose de productif et de substantiel dans leurs plaisirs, et ils veulent mêler des jouissances à leur joie.

Dans les sociétés aristocratiques, le peuple

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s’abandonne volontiers aux élans d’une gaieté tumultueuse et bruyante qui l’arrache tout à coup à la contemplation de ses misères ; les habitants des démocraties n’aiment point à se sentir ainsi tirés violem­ment hors d’eux-mêmes, et c’est toujours à regret qu’ils se perdent de vue. À ces transports frivoles, ils préfèrent des délassements graves et silencieux qui ressemblent à des affaires et ne les fassent point entièrement oublier.

Il y a tel Américain qui, au lieu d’aller dans ses moments de loisir danser joyeuse­ment sur la place publique, ainsi que les gens de sa profession continuent à le faire dans une grande partie de l’Europe, se retire seul au fond de sa demeure pour y boire. Cet homme jouit à la fois de deux plaisirs : il songe à son négoce, et il s’enivre décemment en famille.

Je croyais que les Anglais formaient la nation la plus sérieuse qui fût sur la terre, mais j’ai vu les Américains, et j’ai changé d’opinion.

Je ne veux pas dire que le tempérament ne soit pas pour beaucoup dans le carac­tère des habitants des États-Unis. je pense, toutefois, que les institutions politi­ques y contribuent plus encore.

Je crois que la gravité des Américains naît en partie de leur orgueil. Dans les pays démocratiques, le pauvre lui-même a une haute idée de sa valeur personnelle. Il se contemple avec

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complaisance et croit volontiers que les autres le regardent. Dans cette disposition, il veille avec soin sur ses paroles et sur ses ac­tes, et ne se livre point, de peur de découvrir ce qui lui manque. Il se figure que, pour paraître digne, il lui faut rester grave.

Mais j’aperçois une autre cause plus intime et plus puissante qui produit instincti­vement chez les Américains cette gravité qui m’étonne.

Sous le despotisme, les peuples se livrent de temps en temps aux éclats d’une folle joie ; mais, en général, ils sont mornes et concentrés, parce qu’ils ont peur.

Dans les monarchies absolues, que tempèrent la coutume et les mœurs, ils font souvent voir une humeur égale et enjouée, parce que, ayant quelque liberté et une assez grande sécurité, ils sont écartés des soins les plus importants de la vie ; mais tous les peuples libres sont graves, parce que leur esprit est habituellement absorbé dans la vue de quelque projet dangereux ou difficile.

Il en est surtout ainsi chez les peuples libres qui sont constitués en démocraties. Il se rencontre alors dans toutes les classes un nombre infini de gens qui se préoccupent sans cesse des affaires sérieuses du gouvernement, et ceux qui ne songent point à diriger la fortune publique sont livrés tout entiers aux soins d’accroître leur fortune privée. Chez un pareil peuple, la gravité n’est plus

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particulière à certains hommes, elle devient une habitude nationale.

On parle des petites démocraties de l’Antiquité, dont les citoyens se rendaient sur la place publique avec des couronnes de roses, et qui passaient presque tout leur temps en danses et en spectacles. Je ne crois pas plus à de semblables républiques qu’à celle de Platon ; ou, si les choses s’y passaient ainsi qu’on nous le raconte, je ne crains pas d’affirmer que ces prétendues démocraties étaient formées d’éléments bien différents des nôtres, et qu’elles n’avaient avec celles-ci rien de commun que le nom.

Il ne faut pas croire, du reste, qu’au milieu de tous leurs labeurs, les gens qui vivent dans les démocraties se jugent à plaindre : le contraire se remarque. Il n’y a point d’hommes qui tiennent autant à leur condition que ceux-là. Ils trouveraient la vie sans saveur, si on les délivrait des soins qui les tourmentent, et ils se montrent plus attachés à leurs soucis que les peuples aristocra­tiques à leurs plaisirs.

Je me demande pourquoi les mêmes peuples démocratiques, qui sont si graves, se conduisent quelquefois d’une manière si inconsidérée.

Les Américains, qui gardent presque toujours un maintien posé et un air froid, se laissent néanmoins emporter souvent bien loin des limites de

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la raison par une passion soudaine ou une opinion irréfléchie, et il leur arrive de faire sérieusement des étour­deries singulières.

Ce contraste ne doit pas surprendre.

Il y a une sorte d’ignorance qui naît de l’extrême publicité. Dans les États despo­ti­ques, les hommes ne savent comment agir, parce qu’on ne leur dit rien ; chez les nations démocratiques, ils agissent souvent au hasard, parce qu’on a voulu leur tout dire. Les premiers ne savent pas, et les autres oublient. Les traits principaux de cha­que tableau disparaissent pour eux parmi la multitude des détails.

On s’étonne de tous les propos imprudents que se permet quelquefois un homme public dans les États libres et surtout dans les États démocratiques, sans en être compromis ; tandis que, dans les monarchies absolues, quelques mots qui échappent par hasard suffisent pour le dévoiler à jamais et le perdre sans ressource.

Cela s’explique par ce qui précède. Lorsqu’on parle au milieu d’une grande foule, beaucoup de paroles ne sont point entendues, ou sont aussitôt effacées du souvenir de ceux qui les entendent ; mais, dans le silence d’une multitude muette et immobile, les moindres chuchotements frappent l’oreille.

Dans les démocraties, les hommes ne sont

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jamais fixes ; mille hasards les font sans cesse changer de place, et il règne presque toujours le ne sais quoi d’imprévu et, pour ainsi dire, d’improvisé dans leur vie. Aussi sont-ils souvent forcés de faire ce qu’ils ont mal appris, de parler de ce qu’ils ne comprennent guère, et de se livrer à des tra­vaux auxquels un long apprentissage ne les a pas prépares.

Dans les aristocraties, chacun n’a qu’un seul but qu’il poursuit sans cesse ; mais, chez les peuples démocratiques, l’existence de l’homme est plus compliquée ; il est rare que le même esprit n’y embrasse point plusieurs objets à la fois, et souvent des objets fort étrangers les uns aux autres. Comme il ne peut les bien connaître tous, il se satisfait aisément de notions imparfaites.

Quand l’habitant des démocraties n’est pas presse par ses besoins, il l’est du moins par ses désirs ; car, parmi tous les biens qui l’environnent, il n’en voit aucun qui soit entièrement hors de sa portée. Il fait donc toutes choses à la hâte, se contente d’à-peu-près, et ne s’arrête jamais qu’un moment pour considérer chacun de ses actes.

Sa curiosité est tout à la fois insatiable et satisfaite à peu de frais ; car il tient à savoir vite beaucoup, plutôt qu’à bien savoir.

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Il n’a guère le temps, et il perd bientôt le goût d’approfondir.

Ainsi donc, les peuples démocratiques sont graves, parce que leur état social et politique les porte sans cesse à s’occuper de choses sérieuses ; et ils agissent incon­sidérément parce qu’ils ne donnent que peu de temps et d’attention à chacune de ces choses.

L’habitude de l’inattention doit être considérée comme le plus grand vice de l’esprit démocratique.

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CHAPITRE XVI.

Pourquoi la vanité nationale des Américains est plus inquiète et plus querelleuse que celle des anglais


Tous les peuples libres se montrent glorieux d’eux-mêmes ; mais l’orgueil national ne se manifeste pas chez tous de la même manière.

Les Américains, dans leurs rapports avec les étrangers, paraissent impatients de la moindre censure et insatiables de louanges. Le plus mince éloge leur agrée, et le plus grand suffit rarement à les satisfaire ; ils vous harcèlent à tout moment pour obtenir de vous d’être loués ; et, si vous résistez à leurs instances, ils se louent eux-mêmes. On dirait que, doutant de leur propre mérite, ils

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veulent à chaque instant en avoir le tableau sous leurs yeux. Leur vanité n’est pas seulement avide, elle est inquiète et envieuse. Elle n’accorde rien en demandant sans cesse. Elle est quêteuse et querel­leuse à la fois.

Je dis à un Américain que le pays qu’il habite est beau ; il réplique

« Il est vrai, il n’y en a pas de pareil au monde ! » J’admire la

liberté dont jouissent les habitants, et il me répond : « C’est un don précieux que la liberté ! mais il y a bien peu de peuples qui soient dignes d’en jouir. » Je remarque la pureté de mœurs qui règne aux États-Unis : « Je conçois, dit-il, qu’un étranger, qui a été frappé de la corruption qui se fait voir chez toutes les autres nations, soit étonné à ce spectacle. » Je l’abandonne enfin à la contemplation de lui-même ; mais il revient à moi et ne me quitte point qu’il ne soit parvenu à me faire répéter ce que je viens de lui dire. On ne saurait imaginer de patriotisme plus incommode et plus bavard. Il fatigue ceux même qui l’honorent.

Il n’en est point ainsi des Anglais. L’Anglais jouit tranquillement des avantages réels ou imaginaires qu’à ses yeux son pays possède. S’il n’accorde rien aux autres nations, il ne demande rien non plus pour la sienne. Le blâme des étrangers ne l’émeut point et leur louange ne le flatte guère. Il se tient vis-à-vis du monde entier dans

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une réserve pleine de dédain et d’ignorance. Son orgueil n’a pas besoin d’aliment ; il vit sur lui-même.

Que deux peuples sortis depuis peu d’une même souche se montrent si opposés l’un à l’autre, dans la manière de sentir et de parler, cela est remarquable.

Dans les pays aristocratiques, les grands possèdent d’immenses privilèges, sur lesquels leur orgueil se repose, sans chercher à se nourrir des menus avantages qui s’y rapportent. Ces privilèges leur étant arrivés par héritage, ils les considèrent, en quelque sorte, comme une partie d’eux-mêmes, ou du moins comme un droit naturel et inhérent à leur personne. Ils ont donc un sentiment paisible de leur supériorité ; ils ne songent point à vanter des prérogatives que chacun aperçoit et que personne ne leur dénie. Ils ne s’en étonnent point assez pour en parler. Ils restent immobiles au milieu de leur grandeur solitaire, sûrs que tout le monde les y voit sans qu’ils cherchent à s’y mon­trer, et que nul n’entreprendra de les en faire sortir.

Quand une aristocratie conduit les affaires publiques, son orgueil national prend naturellement cette forme réservée, insouciante et hautaine, et toutes les autres classes de la nation l’imitent.

Lorsque au contraire les conditions diffèrent

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peu, les moindres avantages ont de l’importance. Comme chacun voit autour de soi un million de gens qui en possèdent de tout semblables ou d’analogues, l’orgueil devient exigeant et jaloux ; il s’attache à des misères et les défend opiniâtrement.

Dans les démocraties, les conditions étant fort mobiles, les hommes ont presque toujours récemment acquis les avantages qu’ils possèdent ; ce qui fait qu’ils sentent un plaisir infini à les exposer aux regards, pour montrer aux autres et se témoigner à eux-mêmes qu’ils en jouissent ; et comme, à chaque instant, il peut arriver que ces avanta­ges leur échappent, ils sont sans cesse en alarmes et s’efforcent de faire voir qu’ils les tiennent encore. Les hommes qui vivent dans les démocraties aiment leur pays de la même manière qu’ils s’aiment eux-mêmes, et ils transportent les habitudes de leur vanité privée dans leur vanité nationale.

La vanité inquiète et insatiable des peuples démocratiques tient tellement à l’éga­lité et à la fragilité des conditions, que les membres de la plus fière noblesse mon­­trent absolument la même passion dans les petites portions de leur existence où il y a quelque chose d’instable et de contesté.

Une classe aristocratique diffère toujours profondément des autres classes de la nation

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par l’étendue et la perpétuité des prérogatives ; mais il arrive quelquefois que plusieurs de ses membres ne diffèrent entre eux que par de petits avantages fugitifs qu’ils peuvent perdre et acquérir tous les jours.

On a vu les membres d’une puissante aristocratie, réunis dans une capitale ou dans une cour, s’y disputer avec acharnement les privilèges frivoles qui dépendent du caprice de la mode ou de la volonté du maître. Ils montraient alors précisément les uns envers les autres les mêmes jalousies puériles qui animent les hommes des démocraties, la même ardeur pour s’emparer des moindres avantages que leurs égaux leur contestaient, et le même besoin d’exposer à tous les regards ceux dont ils avaient la jouissance.

Si les courtisans s’avisaient jamais d’avoir de l’orgueil national, je ne doute pas qu’ils n’en fissent voir un tout pareil à celui des peuples démocratiques.

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CHAPITRE XVII.

Comment l’aspect de la société, aux États-Unis, est tout à la fois agité et monotone

Il semble que rien ne soit plus propre à exciter et à nourrir la curiosité que l’aspect des États-Unis. Les fortunes, les idées, les lois y varient sans cesse. On dirait que l’immobile nature elle-même est mobile, tant elle se transforme chaque jour sous la main de l’homme.

À la longue cependant la vue de cette société si agitée paraît monotone et, après avoir contemplé quelque temps ce tableau si mouvant, le spectateur s’ennuie.

Chez les peuples aristocratiques, chaque homme

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est à peu près fixe dans sa sphè­re ; mais les hommes sont prodigieusement dissemblables ; ils ont des passions, des idées, des habitudes et des goûts essentiellement divers. Rien n’y remue, tout y diffère.

Dans les démocraties, au contraire, tous les hommes sont semblables et font des choses à peu près semblables. Ils sont sujets, il est vrai, à de grandes et continuelles vicissitudes ; mais, comme les mêmes succès et les mêmes revers reviennent continu­el­lement, le nom des acteurs seul est différent, la pièce est la même. L’aspect de la société américaine est agité, parce que les hommes et les choses changent constam­ment ; et il est monotone, parce que tous les changements sont pareils.

Les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ont beaucoup de passions ; mais la plupart de leurs Passions aboutissent à l’amour des richesses ou en sortent. Cela ne vient pas de ce que leurs âmes sont plus petites, mais de ce que l’importance de l’argent est alors réellement plus grande.

Quand les concitoyens sont tous indépendants et indifférents, ce n’est qu’en payant qu’on peut obtenir le concours de chacun d’eux ; ce qui multiplie à l’infini l’usage de la richesse et en accroît le prix.

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Le prestige qui s’attachait aux choses anciennes ayant disparu, la naissance, l’état, la profession ne distinguent plus les hommes, ou les distinguent à peine ; il ne reste plus guère que l’argent qui crée des différences très visibles entre eux et qui puisse en mettre quelques-uns hors de pair. La distinction qui naît de la richesse s’augmente de la disparition et de la diminution de toutes les autres.

Chez les peuples aristocratiques, l’argent ne mène qu’à quelques points seulement de la vaste circonférence des désirs ; dans les démocraties, il semble qu’il conduise à tous.

On retrouve donc d’ordinaire l’amour des richesses, comme principal ou acces­soire, au fond des actions des Américains ; ce qui donne à toutes leurs passions un air de famille, et ne tarde point à en rendre fatigant le tableau.

Ce retour perpétuel de la même passion est monotone ; les procédés particuliers que cette passion emploie pour se satisfaire le sont également.

Dans une démocratie constituée et paisible, comme celle des États-Unis, où l’on ne peut s’enrichir ni par la guerre, ni par les emplois publics, ni par les confiscations politiques, l’amour des richesses dirige principalement les hommes vers l’industrie. Or, l’industrie, qui amène souvent

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de si grands désordres et de si grands désastres, ne saurait cependant prospérer qu’à l’aide d’habitudes très régulières et par une longue succession de petits actes très uniformes. Les habitudes sont d’autant plus régulières et les actes plus uniformes que la passion est plus vive. On peut dire que c’est la violence même de leurs désirs qui rend les Américains si méthodiques. Elle trouble leur âme, mais elle range leur vie.

Ce que je dis de l’Amérique s’applique du reste à presque tous les hommes de nos jours. La variété disparaît du sein de l’espèce humaine

les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans

tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. Ils deviennent ainsi semblables, quoiqu’ils ne se soient pas imités. Ils sont comme des voyageurs répandus dans une grande forêt dont tous les chemins aboutissent à un même point. Si tous aperçoivent à la fois le point central et dirigent de ce côté leurs pas, ils se rapprochent insensiblement les uns des autres, sans se

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chercher, sans s’apercevoir et saris se connaître, et ils seront enfin surpris en se voyant réunis dans le même lieu. Tous les peuples qui prennent pour objet de leurs études et de leur imitation, non tel homme, mais l’homme lui-même, finiront par se rencontrer dans les mêmes mœurs, comme ces voyageurs au rond-point.

CHAPITRE XVIII

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Il semble que les hommes se servent de deux méthodes fort distinctes dans le jugement public

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qu’ils portent des actions de leurs semblables : tantôt ils les jugent suivant les simples notions du juste et de l’injuste, qui sont répandues sur toute la terre ; tantôt ils les apprécient à l’aide de notions très particulières qui n’appartiennent qu’à un pays et à une époque. Souvent il arrive que ces deux règles diffèrent ; quel­quefois, elles se combattent, mais jamais elles ne se confondent entièrement, ni ne se détruisent.

L’honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir, régit la volonté plus que la croyance, et les hommes, alors même qu’ils se soumettent sans hésitation et sans mur­mure a ses commandements, sentent encore, par une sorte d’instinct obscur, mais puissant, qu’il existe une loi plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle ils désobéissent quelquefois sans cesser de la connaître. Il y a des actions qui ont été jugées à la fois honnêtes et déshonorantes. Le refus d’un duel a souvent été dans ce cas.

Je crois qu’on peut expliquer ces phénomènes autrement que par le caprice de certains individus et de certains peuples, ainsi qu’on l’a fait jusqu’ici.

Le genre humain éprouve des besoins permanents et généraux, qui ont fait naître des lois morales à l’inobservation desquelles tous les hommes ont naturellement atta­ché, en tous

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lieux et en tous temps, l’idée du blâme et de la honte. Ils ont appelé faire mai s’y soustraire, faire bien s’y soumettre.

Il s’établit de plus, dans le sein de la vaste association humaine, des associations plus restreintes, qu’on nomme des peuples, et, au milieu de ces derniers, d’autres plus petites encore, qu’on appelle des classes ou des castes.

Chacune de ces associations forme comme une espèce particulière dans le genre humain ; et, bien qu’elle ne diffère point essentiellement de la masse des hommes, elle s’en tient quelque peu à part et éprouve des besoins qui lui sont propres. Ce sont ces besoins spéciaux qui modifient en quelque façon et dans certains pays la manière d’envisager les actions humaines et l’estime qu’il convient d’en faire.

L’intérêt général et permanent du genre humain est que les hommes ne se tuent point les uns les autres ; mais il peut se faire que l’intérêt particulier et momentané d’un peuple ou d’une classe soit, dans certains cas, d’excuser et même d’honorer l’ho­mi­cide.

L’honneur n’est autre chose que cette règle particulière fondée sur un état particu­lier, à l’aide de laquelle un peuple ou une classe distribue le blâme ou la louange.

Il n’y a rien de plus improductif pour l’esprit

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humain qu’une idée abstraite. Je me hâte donc de courir vers les faits. Un exemple va mettre en lumière ma pensée.

Je choisirai l’espèce d’honneur le plus extraordinaire qui ait jamais paru dans le monde, et celui que nous connaissons le mieux : l’honneur aristocratique né au sein de la société féodale. Je l’expliquerai à l’aide de ce qui précède, et j’expliquerai ce qui précède par lui.

Je n’ai point à rechercher ici, quand et comment l’aristocratie du Moyen Âge était née, pourquoi elle s’était si profondément séparée du reste de la nation, ce qui avait fondé et affermi son pouvoir. Je la trouve debout, et je cherche à comprendre pour­quoi elle considérait la plupart des actions humaines sous un jour si particulier.

Ce qui me frappe d’abord, c’est que, dans le monde féodal, les actions n’étaient point toujours louées ni blâmées en raison de leur valeur intrinsèque, mais qu’il arrivait quelquefois de les priser uniquement par rapport à celui qui en était l’auteur ou l’objet ; ce qui répugne à la conscience générale du genre humain. Certains actes étaient donc indifférents de la part d’un roturier, qui déshonoraient un noble ; d’autres changeaient de caractère suivant que la personne qui en souffrait appartenait à l’aris­tocratie ou vivait hors d’elle.

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Quand ces différentes opinions ont pris naissance, la noblesse formait un corps à part, au milieu du peuple, qu’elle dominait des hauteurs inaccessibles où elle s’était retirée. Pour maintenir cette position particulière qui faisait sa force, elle n’avait pas seulement besoin de privilèges politiques : il lui fallait des vertus et des vices à son usage.

Que telle vertu ou tel vice appartint à la noblesse plutôt qu’à la roture ; que telle action fût indifférente quand elle avait un vilain pour objet, ou condamnable quand il s’agissait d’un noble, voilà ce qui était souvent arbitraire ; mais qu’on attachât de l’honneur ou de la honte aux actions d’un homme suivant sa condition , c’est ce qui résultait de la constitution même d’une société aristocratique. Cela s’est vu, en effet, dans tous les pays qui ont eu une aristocratie. Tant qu’il en reste un seul vestige, ces singularités se retrouvent : débaucher une fille de couleur nuit à peine à la réputation d’un Américain ; l’épouser le déshonore.

Dans certains cas, l’honneur féodal prescrivait la vengeance et flétrissait le Pardon des injures ; dans d’autres, il commandait impérieusement aux hommes de se vaincre, il ordonnait l’oubli de soi-même. Il ne faisait point une loi de l’humanité ni de la douceur

mais il vantait la générosité ; il

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prisait la libéralité plus que la bienfaisance, il permettait qu’on s’enrichît par le jeu, par la guerre, mais non par le travail ; il préférait de grands crimes à de petits gains. La cupidité le révoltait moins que l’ava­rice, la violence lui agréait souvent, tandis que l’astuce et la trahison lui apparaissaient toujours méprisables.

Ces notions bizarres n’étaient pas nées du caprice seul de ceux qui les avaient conçues.

Une classe qui est parvenue à se mettre à la tête et au-dessus de toutes les autres, et qui fait de constants efforts pour se maintenir à ce rang suprême, doit particu­lièrement honorer les vertus qui ont de la grandeur et de l’éclat, et qui peuvent se combiner aisément avec l’orgueil et l’amour du pouvoir. Elle ne craint pas de déranger l’ordre naturel de la conscience, pour placer ces vertus-là avant toutes les autres. On conçoit même qu’elle élève volontiers certains vices audacieux et brillants, au-dessus des vertus paisibles et modestes. Elle y est en quelque sorte contrainte par sa condition.

En avant de toutes les vertus et à la place d’un grand nombre d’entre elles, les nobles du Moyen Age mettaient le courage militaire.

C’était encore là une opinion singulière qui naissait forcément de la singularité de l’état social.

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L’aristocratie féodale était née par la guerre et pour la guerre ; elle avait trouvé dans les armes son pouvoir et elle le maintenait par les armes ; rien ne lui était donc plus nécessaire que le courage militaire ; et il était naturel qu’elle le glorifiât par-des­sus tout le reste. Tout ce qui le manifestait au-dehors, fût-ce même aux dépens de la raison et de l’humanité, était donc approuvé et souvent commandé par elle. La fan­taisie des hommes ne se retrouvait que dans le détail.

Qu’un homme regardât comme une injure énorme de recevoir un coup sur la joue et fût obligé de tuer dans un combat singulier celui qui l’avait ainsi légèrement frappé, voilà l’arbitraire ; mais qu’un noble ne pût recevoir paisiblement une injure et fût déshonoré s’il se laissait frapper sans combattre, ceci ressortait des principes mêmes et des besoins d’une aristocratie militaire.

Il était donc vrai, jusqu’à un certain point, de dire que l’honneur avait des allures capricieuses ; mais les caprices de l’honneur étaient toujours renfermés dans de certaines limites nécessaires. Cette règle particulière, appelée par nos pères l’hon­neur, est si loin de me paraître une loi arbitraire, que je m’engagerais sans peine à rattacher à un petit nombre de besoins fixes et invariables des sociétés féodales ses prescriptions les plus incohérentes et les plus bizarres.

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Si je suivais l’honneur féodal dans le champ de la politique, je n’aurais pas plus de peine à y expliquer ses démarches.

L’état social et les institutions politiques du Moyen Âge étaient tels que le pouvoir national n’y gouvernait jamais directement les citoyens. Celui-ci n’existait pour ainsi dire pas à leurs yeux ; chacun ne connaissait qu’un certain homme auquel il était obligé d’obéir. C’est par celui-là que, sans le savoir, on tenait à tous les autres.

Dans les sociétés féodales, tout l’ordre public roulait donc sur le sentiment de fidélité à la personne même du seigneur. Cela détruit, on tombait aussitôt dans l’anar­chie.

La fidélité au chef politique était d’ailleurs un sentiment dont tous les membres de l’aristocratie apercevaient chaque jour le prix, car chacun d’eux était à la fois seigneur et vassal, et avait à commander aussi bien qu’à obéir.

Rester fidèle à son seigneur, se sacrifier pour lui au besoin, partager sa fortune bonne ou mauvaise, l’aider dans ses entreprises quelles qu’elles fussent, telles furent les premières prescriptions de l’honneur féodal en matière politique. La trahison du vassal fut condamnée par l’opinion avec une rigueur extraordinaire. On créa un nom particulièrement infamant pour elle, on l’appela félonie.

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On ne trouve, au contraire, dans le Moyen Age, que peu de traces d’une passion qui a fait la vie des sociétés antiques. Je veux parler du patriotisme. Le nom même du patriotisme n’est point ancien dans notre idiome[5].

Les institutions féodales dérobaient la patrie aux regards ; elles en rendaient l’amour moins nécessaire. Elles faisaient oublier la nation en passionnant pour un hom­­me. Aussi ne voit-on pas que l’honneur féodal ait jamais fait une loi étroite de rester fidèle à son pays.

Ce n’est pas que l’amour de la patrie n’existât point dans le cœur de nos pères ; mais il n’y formait qu’une sorte d’instinct faible et obscur, qui est devenu plus clair et plus fort, à mesure qu’on a détruit les classes et centralisé le pouvoir.

Ceci se voit bien par les jugements contraires que portent les peuples d’Europe sur les différents faits de leur histoire, suivant la génération qui les juge. Ce qui désho­norait principalement le connétable de Bourbon aux yeux de ses contempo­rains, c’est qu’il portait les armes contre son roi ; ce qui le déshonore le plus à nos yeux, c’est qu’il faisait la guerre à son pays. Nous les flétrissons autant que nos aïeux, mais par d’autres raisons.

J’ai choisi pour éclaircir ma pensée l’honneur

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féodal, parce que l’honneur féodal a des traits plus marqués et mieux qu’aucun autre ; j’aurais pu prendre mon exemple ailleurs, je serais arrivé au même but par un autre chemin.

Quoique nous connaissions moins bien les Romains que nos ancêtres, nous savons cependant qu’il existait chez eux, en fait de gloire et de déshonneur , des opinions particulières qui ne découlaient pas seulement des notions générales du bien et du mal. Beaucoup d’actions humaines y étaient considérées sous un jour différent, sui­vant qu’il s’agissait d’un citoyen ou d’un étranger, d’un homme libre ou d’un esclave ; on y glorifiait certains vices, on y avait élevé certaines vertus par-delà toutes les autres.

« Or, était en ce temps-là, dit Plutarque dans la vie de Coriolan, la prouesse hono­rée et prisée à Rome par-dessus toutes les autres vertus. De quoi fait foi de ce que l’on la nommait virtus ; du nom même de la vertu, en attribuant le nom du com­mun genre à une espèce particulière. Tellement que “ vertu ” en latin était autant à dire comme “ vaillance ”. » Qui ne reconnaît là le besoin particulier de cette asso­ciation singulière qui s’était formée pour la conquête du monde ?

Chaque nation prêtera à des observations analogues ; car, ainsi que je l’ai dit plus haut, toutes les fois que-les hommes se rassemblent en société

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particu­lière, il s’établit aussitôt parmi eux un honneur, c’est-à-dire un ensemble d’opinions qui leur est propre sur ce qu’on doit louer ou blâmer ; et ces règles particulières ont tou­jours leur source dans les habitudes spéciales et les intérêts spéciaux de l’asso­ciation.

Cela s’applique, dans une certaine mesure, aux sociétés démocratiques comme aux autres. Nous allons en retrouver la preuve chez les Américains[6].

On rencontre encore éparses, parmi les opinions des Américains, quelques notions détachées de l’ancien honneur aristocratique de l’Europe. Ces opinions traditionnelles sont en très petit nombre ; elles ont peu de racine et peu de pouvoir. C’est une religion dont on laisse subsister quelques-uns des temples, mais à laquelle on ne croit plus.

Au milieu de ces notions à demi effacées d’un honneur exotique, apparaissent quelques opinions nouvelles qui constituent ce qu’on pourrait appeler de nos jours l’honneur américain.

J’ai montré comment les Américains étaient poussés incessamment vers le com­merce et l’industrie. Leur origine, leur état social, les institutions politiques, le lieu même qu’ils habitent les

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entraîne irrésistiblement vers ce côté. Ils forment donc, quant à présent, une association presque exclusivement industrielle et commerçante, placée au sein d’un pays nouveau et immense qu’elle a pour principal objet d’exploi­ter. Tel est le trait caractéristique qui, de nos jours, distingue le plus particu­lièrement le peuple américain de tous les autres.

Toutes les vertus paisibles qui tendent à donner une allure régulière au corps social et à favoriser le négoce, doivent donc être spécialement honorées chez ce peu­ple, et l’on ne saurait les négliger sans tomber dans le mépris public.

Toutes les vertus turbulentes qui jettent souvent de l’éclat, mais plus souvent encore du trouble dans la société, occupent au contraire dans l’opinion de ce même peuple un rang subalterne. On peut les négliger sans perdre l’estime de ses conci­toyens, et on s’exposerait peut-être à la perdre en les acquérant.

Les Américains ne font pas un classement moins arbitraire parmi les vices.

Il y a certains penchants condamnables aux yeux de la raison générale et de la conscience universelle du genre humain, qui se trouvent être d’accord avec les besoins particuliers et momentanés de l’association américaine ; et elle ne les réprouve que faiblement, quelquefois elle les

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loue ; je citerai particulièrement l’amour des richesses et les penchants secondaires qui s’y rattachent. Pour défricher, féconder, transformer ce vaste continent inhabité qui est son domaine, il faut à l’Américain l’appui journalier d’une passion énergique ; cette passion ne saurait être que l’amour des richesses ; la passion des richesses n’est donc point flétrie en Amérique, et, pourvu qu’elle ne dépasse pas les limites que l’ordre public lui assigne, on l’honore. L’Américain appelle noble et estimable ambition ce que nos pères du Moyen Âge nommaient cupidité ser­vile ; de même qu’il donne le nom de fureur aveugle et barbare à l’ardeur con­quérante et à l’humeur guerrière qui les jetaient chaque jour dans de nouveaux combats.

Aux États-Unis, les fortunes se détruisent et se relèvent sans peine. Le pays est sans bornes et plein de ressources inépuisables. Le peuple a tous les besoins et tous les appétits d’un être qui croît, et, quelques efforts qu’il fasse, il est toujours environné de plus de biens qu’il n’en peut saisir. Ce qui est à craindre chez un pareil peuple, ce n’est pas la ruine de quelques individus, bientôt réparée, c’est l’inactivité et la mollesse de tous. L’audace dans les entreprises industrielles est la première cause de ses progrès rapides, de sa force, de sa grandeur. L’industrie est pour lui

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comme une vaste loterie où un petit nombre d’hommes perdent chaque jour, mais où l’État gagne sans cesse ; un semblable peuple doit donc voir avec faveur et honorer l’audace en matière d’industrie. Or, toute entreprise audacieuse compromet la fortune de celui qui s’y livre et la fortune de tous ceux qui se fient à lui. Les Américains, qui font de la témérité commerciale une sorte de vertu, ne sauraient, en aucun cas, flétrir les téméraires.

De là vient qu’on montre, aux États-Unis, une indulgence si singulière pour le commerçant qui fait faillite : l’honneur de celui-ci ne souffre point d’un pareil accident. En cela, les Américains diffèrent, non seulement des peuples européens, mais de toutes les nations commerçantes de nos jours ; aussi ne ressemblent-ils, par leur position et leurs besoins, à aucune d’elles.

En Amérique, on traite avec une sévérité inconnue dans le reste du monde tous les vices qui sont de nature à altérer la pureté des mœurs et à détruire l’union conjugale. Cela contraste étrangement, au premier abord, avec la tolérance qu’on y montre sur d’autres points. On est surpris de rencontrer chez le même peuple une morale si relâchée et si austère.

Ces choses ne sont pas aussi incohérentes qu’on le suppose. L’opinion publique, aux États-Unis,

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ne réprime que mollement l’amour des richesses, qui sert à la gran­deur industrielle et à la prospérité de la nation ; et elle condamne particulièrement les mauvaises mœurs, qui distraient l’esprit humain de la recherche du bien-être et troublent l’ordre intérieur de la famille, si nécessaire au succès des affaires. Pour être estimés de leurs semblables, les Américains sont donc contraints de se plier à des habitudes régulières. C’est en ce sens qu’on Peut dire qu’ils mettent leur honneur à être chastes.

L’honneur américain s’accorde avec l’ancien honneur de l’Europe sur un point : il met le courage à la tête des vertus, et en fait pour l’homme la plus grande des néces­sités morales ; mais il n’envisage pas le courage sous le même aspect.

Aux États-Unis, la valeur guerrière est peu prisée, le courage qu’on connaît le mieux et qu’on estime le plus est celui qui fait braver les fureurs de l’Océan pour arri­ver plus tôt au port, supporter saris se plaindre les misères du désert, et la solitude, plus cruelle que toutes les misères ; le courage qui rend presque insensible au ren­ver­sement subit d’une fortune péniblement acquise, et suggère aussitôt de nouveaux efforts pour en construire une nouvelle. Le courage de cette espèce est principalement nécessaire au maintien et à la prospérité de l’association américaine, et il est parti­cu­liè­rement honoré et glorifié par elle. On

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ne saurait s’en montrer prive, sans déshonneur.

Je trouve un dernier trait ; il achèvera de mettre en relief l’idée de ce chapitre.

Dans une société démocratique, comme celle des États-Unis, où les fortunes sont petites et mal assurées, tout le monde travaille, et le travail mène à tout. Cela a retour­né le point d’honneur et l’a dirigé contre l’oisiveté.

J’ai rencontré quelquefois en Amérique des gens riches, jeunes, ennemis par tempé­rament de tout effort pénible, et qui étaient forcés de prendre une profession. Leur nature et leur fortune leur permettaient de rester oisifs ; l’opinion publique le leur défendait impérieusement, et il lui fallait obéir. J’ai souvent vu, au con­traire, chez les nations européennes où l’aristocratie lutte encore contre le torrent qui l’entraîne, j’ai vu, dis-je, des hommes que leurs besoins et leurs désirs aiguillonnaient sans cesse, demeurer dans l’oisiveté pour ne point perdre l’estime de leurs égaux, et se soumettre plus aisément à l’ennui et à la gêne qu’au travail.

Qui n’aperçoit dans ces deux obligations si contraires deux règles différentes, qui pourtant l’une et l’autre émanent de l’honneur ?

Ce que nos pères ont appelé par excellence l’honneur n’était, à vrai dire, qu’une de ses formes. Ils ont donné un nom générique à ce qui n’était qu’une espèce. L’honneur se retrouve donc

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dans les siècles démocratiques comme dans les temps d’aristo­cratie. Mais il ne sera pas difficile de montrer que dans ceux-là il présente une autre physionomie.

Non seulement ses prescriptions sont différentes, nous allons voir qu’elles sont moins nombreuses et moins claires et qu’on suit plus mollement ses lois.

Une caste est toujours dans une situation bien plus particulière qu’un peuple. Il n’y a rien de plus exceptionnel dans le monde qu’une petite société toujours composée des mêmes familles, comme l’aristocratie du Moyen Age, par exemple, et dont l’objet est de concentrer et de retenir exclusivement et héréditairement dans son sein la lumière, la richesse et le pouvoir.


Or, plus la position d’une société est exceptionnelle, plus ses besoins spéciaux sont en grand nombre, et plus les notions de son honneur, qui correspondent à ses besoins, s’accroissent.

Les prescriptions de l’honneur seront donc toujours moins nombreuses chez un peuple qui n’est point partagé en castes, que chez un autre. S’il vient à s’établir des nations où il soit même difficile de retrouver des classes, l’honneur s’y bornera à un petit nombre de préceptes, et ces préceptes s’éloigneront de moins en moins des lois morales adoptées par le commun de l’humanité,

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Ainsi les prescriptions de l’honneur seront moins bizarres et moins nombreuses chez une nation démocratique que dans une aristocratie.

Elles seront aussi plus obscures ; cela résulte nécessairement de ce qui précède.

Les traits caractéristiques de l’honneur étant en plus petit nombre et moins sin­guliers, il doit souvent être difficile de les discerner.

Il y a d’autres raisons encore.

Chez les nations aristocratiques du Moyen Âge, les générations se succédaient en vain les unes aux autres ; chaque famille y était comme un homme immortel et perpétuellement immobile ; les idées n’y variaient guère plus que les conditions.

Chaque homme y avait donc toujours devant les yeux les mêmes objets, qu’il envisageait du même point de vue ; son oeil pénétrait peu à peu dans les moindres détails, et sa perception ne pouvait manquer, à la longue, de devenir claire et distincte. Ainsi, non seulement les hommes des temps féodaux avaient des opinions fort extra­ordinaires qui constituaient leur honneur, mais chacune de ces opinions se peignait dans leur esprit sous une forme nette et précise.

Il ne saurait jamais en être de même dans un pays comme l’Amérique, où tous les citoyens remuent ; où la société, se modifiant elle-même tous les jours, change ses opinions avec ses besoins.

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Dans un pareil pays, on entrevoit la règle de l’honneur, on a rarement le loisir de la considérer fixement.

La société fût-elle immobile, il serait encore difficile d’y arrêter le sens qu’on doit donner au mot honneur.

Au Moyen Âge, chaque classe ayant son honneur, la même opinion n’était jamais admise à la fois par un très grand nombre d’hommes, ce qui permettait de lui donner une forme arrêtée et précise ; d’autant plus que tous ceux qui l’admettaient, ayant tous une position parfaitement identique et fort exceptionnelle, trouvaient une disposition naturelle à s’entendre sur les prescriptions d’une loi qui n’était faite que pour eux seuls.

L’honneur devenait ainsi un code complet et détaillé où tout était prévu et ordonné à l’avance, et qui présentait une règle fixe et toujours visible aux actions humaines. Chez une nation démocratique comme le peuple américain, où les rangs sont confon­dus et où la société entière ne forme qu’une masse unique, dont tous les éléments sont analogues sans être entièrement semblables, on ne saurait jamais s’entendre à l’avance exactement sur ce qui est permis et défendu par l’honneur.

Il existe bien, au sein de ce peuple, de certains besoins nationaux qui font naître des opinions

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communes en matière d’honneur ; mais de semblables opinions ne se présentent jamais en même temps, de la même manière et avec une égale force, à l’es­prit de tous les citoyens ; la loi de l’honneur existe, mais elle manque souvent d’inter­prètes.

La confusion est bien plus grande encore dans un pays démocratique comme le nôtre, où les différentes classes qui composaient l’ancienne société, venant à se mêler sans avoir pu encore se confondre, importent, chaque jour, dans le sein les unes des autres, les notions diverses et souvent contraires de leur honneur ; où chaque homme, suivant ses caprices, abandonne une partie des opinions de ses pères et retient l’autre ; de telle sorte qu’au milieu de tant de mesures arbitraires, il ne saurait jamais s’établir une commune règle. Il est presque impossible alors de dire à l’avance quelles actions seront honorées ou flétries. Ce sont des temps misérables, mais ils ne durent point.

Chez les nations démocratiques, l’honneur, étant mal défini, est nécessairement moins puissant ; car il est difficile d’appliquer avec certitude et fermeté une loi qui est imparfaitement connue. L’opinion publique, qui est l’interprète naturel et souverain de la loi de l’honneur, ne voyant pas distinctement de quel côté il convient de faire pencher le blâme ou la louange, ne prononce

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qu’en hésitant son arrêt. Quelquefois il lui arrive de se contredire

souvent elle se tient immobile, et laisse faire.

La faiblesse relative de l’honneur dans les démocraties tient encore à plusieurs autres causes.

Dans les pays aristocratiques, le même honneur n’est jamais admis que par un certain nombre d’hommes, souvent restreint et toujours séparé du reste de leurs sem­blables. L’honneur se mêle donc aisément et se confond, dans l’esprit de ceux-là, avec l’idée de tout ce qui les distingue. Il leur apparaît comme le trait distinctif de leur physionomie ; ils en appliquent les différentes règles avec toute l’ardeur de l’intérêt personnel, et ils mettent, si je puis m’exprimer ainsi, de la passion à lui obéir.

Cette vérité se manifeste bien clairement quand on lit les coutumiers du Moyen Âge, à l’article des duels judiciaires. On y voit que les nobles étaient tenus, dans leurs querelles, de se servir de la lance et de l’épée, tandis que les vilains usaient entre eux du bâton, « attendu, ajoutent les coutumes, que les vilains n’ont pas d’honneur ». Cela ne voulait pas dire, ainsi qu’on se l’imagine de nos jours, que ces hommes fussent méprisables ; cela signifiait seulement que leurs actions n’étaient pas jugées d’après les mêmes règles que celles de l’aristocratie.

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Ce qui étonne, au premier abord, c’est que, quand l’honneur règne avec cette pleine puissance, ses prescriptions sont en général fort étranges, de telle sorte qu’on semble lui mieux obéir a mesure qu’il paraît s’écarter davantage de la raison ; d’où il est quelquefois arrivé de conclure que l’honneur était fort, à cause même de son extravagance.

Ces deux choses ont, en effet, la même origine ; mais elles ne découlent pas l’une de J’autre.

L’honneur est bizarre en proportion de ce qu’il représente des besoins plus parti­culiers et ressentis par un plus petit nombre d’hommes ; et c’est parce qu’il représente des besoins de cette espèce qu’il est puissant. L’honneur n’est donc pas puissant parce qu’il est bizarre ; mais il est bizarre et puissant par la même cause.

Je ferai une autre remarque.

Chez les peuples aristocratiques, tous les rangs diffèrent, mais tous les rangs sont fixes ; chacun occupe dans sa sphère un lieu dont il ne peut sortir, et où il vit au milieu d’autres hommes attachés autour de lui de la même manière. Chez ces nations, nul ne peut donc espérer ou craindre de n’être pas vu ; il ne se rencontre pas d’homme si bas placé qui n’ait son théâtre, et qui doive échapper, par son obscurité, au blâme ou à la louange.

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Dans les États démocratiques, au contraire, où tous les citoyens sont confondus dans la même foule et s’y agitent sans cesse, l’opinion publique n’a point de prise ; son objet disparaît à chaque instant, et lui échappe. L’honneur y sera donc toujours moins impérieux et moins pressant ; car l’honneur n’agit qu’en vue du public, différent en cela de la simple vertu, qui vit sur elle-même et se satisfait de son témoignage.

Si le lecteur a bien saisi tout ce qui précède, il a dû comprendre qu’il existe, entre l’inégalité des conditions et ce que nous avons appelé l’honneur, un rapport étroit et nécessaire qui, si je ne me trompe, n’avait point été encore clairement indiqué. Je dois donc faire un dernier effort pour le bien mettre en lumière.

Une nation se place à part dans le genre humain. Indépendamment de certains be­soins généraux inhérents à l’espèce humaine, elle a ses intérêts et ses besoins parti­culiers. Il s’établit aussitôt dans son sein en matière de blâme et de louange, de certaines opinions qui lui sont propres et que ses citoyens appellent l’honneur.

Dans le sein de cette même nation, il vient à s’établit une caste qui, se séparant à son tour de toutes les autres classes, contracte des besoins particuliers, et ceux-ci, à leur tout, font naître des opinions spéciales. L’honneur de cette caste,

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composé bizarre des notions particulières de la nation et des notions plus particulières encore de la caste, s’éloignera, autant qu’on puisse l’imaginer, des simples et générales opi­nions des hommes. Nous avons atteint le point extrême, redescendons.

Les rangs se mêlent, les privilèges sont abolis. Les hommes qui composent la nation étant redevenus semblables et égaux, leurs intérêts et leurs besoins se confondent, et l’on voit s’évanouir successivement toutes les notions singu­lières que chaque caste appelait l’honneur ; l’honneur ne découle plus que des besoins particuliers de la nation elle-même ; il représente son individualité parmi les peuples.

S’il était permis enfin de supposer que toutes les races se confondissent et que tous les peuples du monde en vinssent à ce point d’avoir les mêmes intérêts, les mê­mes besoins, et de ne plus se distinguer les uns des autres par aucun trait carac­té­risti­que, on cesserait entièrement d’attribuer une valeur conventionnelle aux actions humai­nes ; tous les envisageraient sous le même jour ; les besoins généraux de l’huma­nité, que la conscience révèle à chaque homme, seraient la commune mesure. Alors, on ne rencontrerait plus dans ce monde que les simples et générales notions du bien et du mal, auxquelles

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s’attacheraient, par un lien naturel et nécessaire, les idées de louange ou de blâme.

Ainsi, pour renfermer enfin dans une seule formule toute ma pensée ce sont les dissemblances et les inégalités des hommes qui ont créé l’hon­neur ; il s’affaiblit à mesure que ces différences s’effacent et il disparaîtrait avec elles.

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CHAPITRE XIX.

Pourquoi on trouve aux États-Unis tant d’ambitieux et si peu de grandes ambitions


La première chose qui frappe aux États-Unis, c’est la multitude innombrable de ceux qui cherchent à sortir de leur condition originaire ; et la seconde, c’est le petit nombre de grandes ambitions qui se font remarquer au milieu de ce mouvement universel de l’ambition. Il n’y a pas d’Américains qui ne se montrent dévorés du désir de s’élever ; mais on n’en voit presque point qui paraissent nourrir de très vastes espérances, ni tendre fort haut. Tous veulent acquérir sans cesse des biens, de la répu­tation, du pouvoir ; peu envisagent en grand toutes ces choses. Et cela surprend

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au premier abord puisqu’on n’aperçoit rien, ni dans les mœurs, ni dans les lois de l’Amérique, qui doive y borner les désirs et les empêcher de prendre de tous côtés leur essor.

Il semble difficile d’attribuer à l’égalité des conditions ce singulier état de choses ; car, au moment où cette même égalité s’est établie parmi nous, elle y a fait éclore aussitôt des ambitions presque sans limites. Je crois cependant que c’est principale­ment dans l’état social et les mœurs démocratiques des Américains qu’on doit cher­cher la cause de ce qui précède.

Toute révolution grandit l’ambition des hommes. Cela est surtout vrai de la révo­lution qui renverse une aristocratie.

Les anciennes barrières qui séparaient la foule de la renommée et du pouvoir, venant à s’abaisser tout à coup, il se fait un mouvement d’ascension impétueux et uni­versel vers ces grandeurs longtemps enviées et dont la jouissance est enfin permise. Dans cette première exaltation du triomphe, rien ne semble impossible a personne. Non seulement les désirs n’ont pas de bornes, mais le pouvoir de les satisfaire n’en a presque point. Au milieu de ce renouvellement général et soudain des coutumes et des lois, dans cette vaste confusion de tous les hommes et de toutes les règles, les citoyens s’élèvent et tombent avec une

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rapidité inouïe, et la puissance passe si vite de mains en mains, que nul ne doit désespérer de la saisir à son tour.

Il faut bien se souvenir d’ailleurs que les gens qui détruisent une aristocratie ont vécu sous ses lois ; ils ont vu ses splendeurs et ils se sont laissé pénétrer, sans le savoir, par les sentiments et les idées qu’elle avait conçus. Au moment donc où une aristocratie se dissout, son esprit flotte encore sur la masse, et l’on conserve ses ins­tincts longtemps après qu’on l’a vaincue.

Les ambitions se montrent donc toujours fort grandes, tant que dure la révolution démocratique ; il en sera de même quelque temps encore après qu’elle est finie.

Le souvenir des événements extraordinaires dont ils ont été témoins ne s’efface point en un jour de la mémoire des hommes. Les passions que la révolution avait suggérées ne disparaissent point avec elle. Le sentiment de l’instabilité se perpétue au milieu de l’ordre. L’idée de la facilité du succès survit aux étranges vicissitudes qui l’avaient fait naître. Les désirs demeurent très vastes alors que les moyens de les satisfaire diminuent chaque jour. Le goût des grandes fortunes subsiste, bien que les grandes fortunes deviennent rares, et l’on voit s’allumer de toutes parts des ambitions disproportionnées et malheureuses

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qui brûlent en secret et sans fruit le cœur qui les contient.

Peu à peu cependant les dernières traces de la lutte s’effacent ; les restes de l’aristo­cratie achèvent de disparaître. On oublie les grands événements qui ont accompagné sa chute ; le repos succède à la guerre, l’empire de la règle renaît au sein du monde nouveau ; les désirs s’y proportionnent aux moyens ; les besoins, les idées et les sentiments s’enchaînent ; les hommes achèvent de se niveler : la société démocratique est enfin assise.

Si nous considérons un peuple démocratique parvenu à cet état permanent et normal, il nous présentera un spectacle tout différent de celui que nous venons de con­templer, et nous pourrons juger sans peine que, si l’ambition devient grande tandis que les conditions s’égalisent, elle perd ce carac­tère quand elles sont égales.

Comme les grandes fortunes sont partagées et que la science s’est répandue, nul n’est absolument privé de lumières ni de biens ; les privilèges et les incapacités de classes étant abolies, et les hommes ayant brisé pour jamais les liens qui les tenaient immobiles, l’idée du progrès s’offre à l’esprit de chacun d’eux ; l’envie de s’élever naît à la fois dans tous les cœurs ; chaque homme veut sortir de sa place. L’ambition est le sentiment universel.

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Mais, si l’égalité des conditions donne à tous les citoyens quelques ressources, elle empêche qu’aucun d’entre eux n’ait des ressources très étendues ; ce qui renferme nécessairement les désirs dans des limites assez étroites. Chez les peu­ples démo­cra­tiques, l’ambition est donc ardente et continue, mais elle ne saurait viser habituelle­ment très haut ; et la vie s’y passe d’ordinaire à convoiter avec ardeur de petits objets qu’on voit à sa portée.

Ce qui détourne surtout les hommes des démocraties de la grande ambition, ce n’est pas la petitesse de leur fortune, mais le violent effort qu’ils font tous les jours pour l’améliorer. Ils contraignent leur âme à employer toutes ses forces pour faire des choses médiocres

ce qui ne peut manquer de borner bientôt sa vue et de circonscrire

son pouvoir. Ils pourraient être beaucoup plus pauvres et rester plus grands.

Le petit nombre d’opulents citoyens qui se trouvent au sein d’une démocratie ne fait point exception à cette règle. Un homme qui s’élève par de-grés vers la richesse et le pouvoir contracte, dans ce long travail, des habitudes de prudence et de retenue dont il ne peut ensuite se départir. On n’élargit pas graduellement son âme comme sa maison.

Une remarque analogue est applicable aux fils de ce même homme. Ceux-ci sont nés, il est vrai,

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dans une position élevée, mais leurs parents ont été humbles ; ils ont grandi au milieu de sentiments et d’idées auxquels, plus tard, il leur est difficile de se soustraire ; et il est à croire qu’ils hériteront en même temps des instincts de leur père et de ses biens.

Il peut arriver, au contraire, que le plus pauvre rejeton d’une aristocratie puissante fasse voir une ambition vaste, parce que les opinions traditionnelles de sa race et l’esprit général de sa caste le soutiennent encore quelque temps au-dessus de sa fortune.

Ce qui empêche aussi que les hommes des temps démocratiques ne se livrent aisément à l’ambition des grandes choses, c’est le temps qu’ils prévoient devoir s’écou­­ler avant qu’ils ne soient en état de les entreprendre. « C’est un grand avantage que la qualité, a dit Pascal, qui, dès dix-huit ou vingt ans, met un homme en passe, comme un autre pourrait l’être à cinquante ; ce sont trente ans de gagnés sans peine. » Ces trente ans-là manquent d’ordinaire aux ambitieux des démocraties. L’égalité, qui laisse à chacun la faculté d’arriver a tout, empêche qu’on ne grandisse vite.

Dans une société démocratique, comme ailleurs, il n’y a qu’un certain nombre de grandes fortunes à faire ; et les carrières qui y mènent étant ouvertes indistinctement à chaque citoyen,

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il faut bien que les progrès de tous se ralentissent. Comme les candidats paraissent à peu près pareils, et qu’il est difficile de faire entre eux un choix sans violer le principe de l’égalité, qui est la loi suprême des sociétés démocratiques, la première idée qui se présente est de les faire tous marcher du même pas et de les soumettre tous aux mêmes épreuves.

À mesure donc que les hommes deviennent plus semblables, et que le principe de l’égalité pénètre plus paisiblement et plus profondément dans les institutions et dans les mœurs, les règles de l’avancement deviennent plus inflexibles, l’avancement plus lent ; la difficulté de parvenir vite à un certain degré de grandeur s’accroît.

Par haine du privilège et par embarras du choix, on en vient à contraindre tous les hommes, quelle que soit leur taille, à passer au travers d’une même filière, et on les soumet tous indistinctement à une multitude de petits exercices préliminaires, au milieu desquels leur jeunesse se perd et leur imagination s’éteint ; de telle sorte qu’ils désespèrent de pouvoir jamais jouir pleinement des biens qu’on leur offre ; et, quand ils arrivent enfin à pouvoir faire des choses extraordinaires, ils en ont perdu le goût.

À la Chine, où l’égalité des conditions est très grande et très ancienne, un homme ne passe d’une

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fonction publique à une autre qu’après s’être soumis à un concours. Cette épreuve se rencontre à chaque pas de sa carrière, et l’idée en est si bien entrée dans les mœurs que je me souviens d’avoir lu un roman chinois où le héros, après beau­coup de vicissitudes, touche enfin le cœur de sa maîtresse en passant un bon examen. De grandes ambitions respirent mal à l’aise dans une semblable atmosphère.

Ce que je dis de la politique s’étend à toutes choses ; l’égalité produit partout les mêmes effets ; là où la loi ne se charge pas de régler et de retarder le mouvement des hommes, la concurrence y suffit.

Dans une société démocratique bien assise, les grandes et rapides élévations sont donc rares ; elles forment des exceptions à la commune règle. C’est leur singularité qui fait oublier leur petit nombre.

Les hommes des démocraties finissent par entrevoir toutes ces choses ; ils s’aper­çoivent à la longue que le législateur ouvre devant eux un champ sans limites, dans lequel tous peuvent aisément faire quelques pas, mais que nul ne peut se flatter de parcourir vite. Entre eux et le vaste et final objet de leurs désirs, ils voient une multi­tude de petites barrières intermédiaires, qu’il leur faut franchir avec lenteur ; cette vue fatigue d’avance leur ambition et la rebute. Ils renoncent donc à ces

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lointaines et douteuses espérances, pour chercher près d’eux des jouissances moins hautes et plus faciles. La loi ne borne point leur horizon, mais ils le resserrent eux-mêmes.

J’ai dit que les grandes ambitions étaient plus rares dans les siècles démocratiques que dans les temps d’aristocratie ; j’ajoute que, quand, malgré ces obstacles naturels, elles viennent à naître, elles ont une autre physionomie.

Dans les aristocraties, la carrière de l’ambition est souvent étendue

mais ses bor­nes sont fixes. Dans les pays démocratiques, elle

s’agite d’ordinaire dans un champ étroit ; mais vient-elle à en sortir, on dirait qu’il n’y a plus rien qui la limite. comme les hommes y sont faibles, isolés et mouvants ; que les précédents y ont peu d’empire et les lois peu de durée, la résistance aux nouveautés y est molle et le corps social n’y paraît jamais fort droit, ni bien ferme dans son assiette. De sorte que, quand les ambitieux ont une fois la puissance en main, ils croient pouvoir tout oser ; et, quand elle leur échappe, ils songent aussitôt à bouleverser l’État pour la reprendre.

Cela donne à la grande ambition politique un caractère violent et révolutionnaire, qu’il est rare de lui voir, au même degré, dans les sociétés aristocratiques.

Une multitude de petites ambitions fort sensées, du milieu desquelles s’élancent de loin en loin

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quelques grands désirs mal réglés : tel est d’ordinaire le tableau que présentent les nations démocratiques. Une ambition proportionnée, modérée et vaste, ne s’y rencontre guère.

J’ai montré ailleurs par quelle force secrète l’égalité faisait prédominer, dans le cœur humain, la passion des jouissances matérielles et l’amour exclusif du présent ; ces différents instincts se mêlent au sentiment de l’ambition, et le teignent, pour ainsi dire, de leurs couleurs.

Je pense que les ambitieux des démocraties se préoccupent moins que tous les autres des intérêts et des jugements de l’avenir : le moment actuel les occupe seul et les absorbe. Ils achèvent rapidement beaucoup d’entreprises, plutôt qu’ils n’élèvent quelques monuments très durables ; ils aiment le succès bien plus que la gloire. Ce qu’ils demandent surtout des hommes, c’est l’obéissance. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est l’empire. Leurs mœurs sont presque toujours restées moins hautes que leur condition  ; ce qui fait qu’ils transportent très souvent dans une fortune extraor­di­naire des goûts très vulgaires, et qu’ils semblent ne s’être élevés au souverain pouvoir que pour se procurer plus aisément de petits et grossiers plai­sirs.

Je crois que de nos jours il est fort nécessaire d’épurer, de régler et de proportion­ner le sentiment

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de l’ambition, mais qu’il serait très dangereux de vouloir l’appauvrir et le comprimer outre mesure. Il faut tâcher de lui poser d’avance des bornes extrê­mes, qu’on ne lui permettra jamais de franchir ; mais on doit se garder de trop gêner son essor dans l’intérieur des limites permises.

J’avoue que je redoute bien moins, pour les sociétés démocratiques, l’audace que la médiocrité des désirs ; ce qui me semble le plus à craindre, c’est que, au milieu des petites occupations incessantes de la vie privée, l’ambition ne perde son élan et sa gran­deur ; que les passions humaines ne s’y apaisent et ne s’y abaissent en même temps, de sorte que chaque jour l’allure du corps social devienne plus tranquille et moins haute.

Je pense donc que les chefs de ces sociétés nouvelles auraient tort de vouloir y endormir les citoyens dans un bonheur trop uni et trop paisible, et qu’il est bon qu’ils leur donnent quelquefois de difficiles et de périlleuses affaires, afin d’y élever l’ambi­tion et de lui ouvrir un théâtre.

Les moralistes se plaignent sans cesse que le vice favori de notre époque est l’orgueil.

Cela est vrai dans un certain sens : il n’y a personne, en effet, qui ne croie valoir mieux que son voisin et qui consente à obéir à son supérieur ; mais cela ce très faux dans un autre ; car ce même homme, qui ne peut supporter ni la subordination

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ni l’éga­lité, se méprise néanmoins lui-même à ce point qu’il ne se croit fait que pour goûter des plaisirs vulgaires. Il s’arrête volontiers dans de médiocres désirs sans oser aborder les hautes entreprises : il les imagine à peine.

Loin donc de croire qu’il faille recommander à nos contemporains l’humilité, je voudrais qu’on s’efforçât de leur donner une idée plus vaste d’eux-mêmes et de leur espèce ; l’humilité ne leur est point saine ; ce qui leur manque le plus, à mon avis, c’est de l’orgueil. Je céderais volontiers plusieurs de nos petites vertus pour ce vice.

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CHAPITRE XX.

De l’industrie des places chez certaines nations démocratiques


Aux États-Unis, dès qu’un citoyen a quelques lumières et quelques ressources, il cherche à s’enrichir dans le commerce et l’industrie, ou bien il achète un champ couvert de forêts et se fait pionnier. Tout ce qu’il demande à l’État , c’est de ne point venir le troubler dans ses labeurs et d’en assurer le fruit.

Chez la plupart des peuples européens, lorsqu’un homme commence à sentir ses forces et à étendre ses désirs, la première idée qui se présente à lui est d’obtenir un emploi public. Ces différents effets,

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sortis d’une même cause, méritent que nous nous arrêtions un moment ici pour les considérer.

Lorsque les fonctions publiques sont en petit nombre, mal rétribuées, instables, et que, d’autre part, les carrières industrielles sont nombreuses et productives, c’est vers l’industrie et non vers l’administration que se dirigent de toutes Parts les nouveaux et impatients désirs que fait naître chaque jour l’égalité.

Mais si, dans le même temps que les rangs s’égalisent, les lumières restent incom­plètes ou les esprits timides, ou que le commerce et l’industrie, gênés dans leur essor , n’offrent que des moyens difficiles et lents de faire fortune, les citoyens, désespérant d’améliorer par eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le chef de l’État et demandent son aide. Se mettre plus à l’aise aux dépens du Trésor public leur paraît être, sinon la seule voie qu’ils aient, du moins la voie la plus aisée et la mieux ouverte à tous pour sortir d’une condition qui ne leur suffit plus : la recherche des places devient la plus suivie de toutes les industries.

Il en doit être ainsi, surtout dans les grandes monarchies centralisées, où le nom­bre des fonctions rétribuées est immense et l’existence des fonctionnaires assez assu­rée, de telle sorte que personne ne désespère d’y obtenir un emploi et

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d’en jouir paisiblement comme d’un patrimoine.

Je ne dirai point que ce désir universel et immodéré des fonctions publiques est un grand mal social ; qu’il détruit, chez chaque citoyen, l’esprit d’indépendance et répand dans tout le corps de la nation une humeur vénale et servile ; qu’il y étouffe les vertus viriles ; je ne ferai point observer non plus qu’une industrie de cette espèce ne crée qu’une activité improductive et agite le pays sans le féconder : tout cela se comprend aisément.

Mais je veux remarquer que le gouvernement qui favorise une semblable tendance risque sa tranquillité et met sa vie même en grand péril.

Je sais que, dans un temps comme le nôtre, où l’on voit s’éteindre graduellement l’amour et le respect qui s’attachaient jadis au pouvoir, il peut paraître nécessaire aux gouvernants d’enchaîner plus étroitement, par son intérêt, chaque homme, et qu’il leur semble commode de se servir de ses passions mêmes pour le tenir dans l’ordre et dans le silence ; mais il n’en saurait être ainsi longtemps, et ce qui peut paraî­tre durant une certaine période une cause de force, devient assurément à la longue un grand sujet de trouble et de faiblesse.

Chez les peuples démocratiques comme chez tous les autres, le nombre des emplois publics finit par avoir des bornes ; mais, chez ces mêmes

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peuples, le nombre des ambitieux n’en a point ; il s’accroît sans cesse, par un mouvement graduel et irré­sis­tible, à mesure que les conditions s’égalisent ; il ne se borne que quand les hommes manquent.

Lors donc que l’ambition n’a d’issue que vers l’administration seule, le gouverne­ment finit nécessairement par rencontrer une opposition permanente ; car sa tâche est de satisfaire avec des moyens limités des désirs qui se multiplient sans limites. Il faut se bien convaincre que, de tous les peuples du monde, le plus difficile à contenir et à diriger, c’est un peuple de solliciteurs. Quelques efforts que fassent ses chefs, ils ne sauraient jamais le satisfaire, et l’on doit toujours appréhender qu’il ne renverse enfin la Constitution du pays et ne change la face de l’État, par le seul besoin de faire va­quer des places.

Les princes de notre temps, qui s’efforcent d’attirer vers eux seuls tous les nou­veaux désirs que l’égalité suscite, et de les contenter, finiront donc, si je ne me trompe, par se repentir de s’être engagés dans une semblable entreprise ; ils découvri­ront un jour qu’ils ont hasardé leur pouvoir en le rendant si nécessaire, et qu’il eût été plus honnête et plus sûr d’enseigner à chacun de leurs sujets l’art de se suffire à lui-même.

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CHAPITRE XXI.

Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares


Un peuple qui a vécu pendant des siècles sous le régime des castes et des classes ne parvient à un état social démocratique qu’à travers une longue suite de transfor­mations plus ou moins pénibles, à l’aide de violents efforts, et après de nombreuses vicissitudes durant lesquelles les biens, les opinions et le pouvoir changent rapide­ment de place.

Alors même que cette grande révolution est terminée, l’on voit encore subsister pendant longtemps les habitudes révolutionnaires créées par

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elles, et de profondes agitations lui succèdent.

Comme tout ceci se passe au moment où les conditions s’égalisent, on en conclut qu’il existe un rapport caché et un lien secret entre l’égalité même et les révolutions, de telle sorte que l’une ne saurait exister sans que les autres ne naissent.

Sur ce point, le raisonnement semble d’accord avec l’expérience.

Chez un peuple où les rangs sont à peu près égaux, aucun lien apparent ne réunit les hommes et ne les tient fermes à leur place. Nul d’entre eux n’a le droit permanent, ni le pouvoir de commander, et nul n’a pour condition d’obéir ; mais chacun, se trou­vant pourvu de quelques lumières et de quelques ressources, peut choisir sa voie, et marcher à part de tous ses semblables.

Les mêmes causes qui rendent les citoyens indépendants les uns des autres les poussent chaque jour vers de nouveaux et inquiets désirs, et les aiguillonnent sans cesse.

Il semble donc naturel de croire que, dans une société démocratique, les idées, les choses et les hommes doivent éternellement changer de formes et de places, et que les siècles démocratiques seront des temps de transformations rapides et incessantes.

Cela est-il en effet ? l’égalité des conditions porte-t-elle les hommes d’une manière habituelle

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et permanente vers les révolutions ? contient-elle quelque principe pertur­bateur qui empêche la société de s’asseoir et dispose les citoyens à renouveler sans cesse leurs lois, leurs doctrines et leurs mœurs  ? Je ne le crois point. Le sujet est important ; je prie le lecteur de me bien suivre.

Presque toutes les révolutions qui ont changé la face des peuples ont été faites pour consacrer ou pour détruire l’égalité. Écartez les causes secondaires qui ont produit les grandes agitations des hommes, vous en arriverez presque toujours à l’inégalité. Ce sont les pauvres qui ont voulu ravir les biens des riches, ou les riches qui ont essayé d’enchaîner les pauvres. Si donc vous pouvez fonder un état de société où chacun ait quelque chose à garder et peu à prendre, vous aurez beaucoup fait pour la paix du monde.

Je n’ignore pas que, chez un grand peuple démocratique, il se rencontre toujours des citoyens très pauvres et des citoyens très riches ; mais les pauvres, au lieu d’y former l’immense majorité de la nation comme cela arrive toujours dans les sociétés aristocratiques, sont en petit nombre, et la loi ne les a pas attachés les uns aux autres par les liens d’une misère irrémédiable et héréditaire.

Les riches, de leur côté, sont clairsemés et impuissants ; ils n’ont point de privilè­ges qui attirent les regards ; leur richesse même, n’étant

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plus incorporée à la terre et représentée par elle, est insaisissable et comme invisible. De même qu’il n’y a plus de races de pauvres, il n’y a plus de races de riches ; ceux-ci sortent chaque jour du sein de la foule, et y retournent sans cesse. Ils ne forment donc point une classe à part, qu’on puisse aisément définir et dépouiller ; et, tenant d’ailleurs par mille fils secrets à la masse de leurs concitoyens, le peuple ne saurait guère les frapper sans s’atteindre lui-même. Entre ces deux extrémités de sociétés démocratiques, se trouve une multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie.

Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvements violents ; leur immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d’eux, et assure le corps social dans son assiette.

Ce n’est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune présente, ni qu’ils ressentent de l’horreur naturelle pour une révolution dont ils partageraient les dépouil­les sans en éprouver les maux ; ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de s’enrichir ; mais l’embarras est de savoir sur qui prendre. Le même état social qui

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leur suggère sans cesse des désirs renferme ces désirs dans des limites néces­saires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer et moins d’intérêt au change­ment.

Non seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement les révolutions, mais ils les craignent.

Il n’y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont propriétaires ; ils n’ont pas seulement des propriétés, ils vivent dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de prix.

Si l’on considère attentivement chacune des classes dont la société se compose, il est facile de voir qu’il n’y en a point chez lesquelles les passions que la propriété fait naître soient plus âpres et plus tenaces que chez les classes moyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent, parce qu’ils souf­frent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils ne jouissent du peu qu’ils ont. Les riches ont beaucoup d’autres passions à satisfaire que celle des richesses, et, d’ailleurs, le long et pénible usage d’une grande fortune finit quelquefois par les rendre comme insensibles à ses douceurs.

Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de l’opulence et de la

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misère, mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux, il n’y a rien qu’un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. À chaque instant, ils s’y intéressent davantage par les soucis constants qu’il leur donne, et ils s’y attachent par les efforts journaliers qu’ils font pour l’augmenter. L’idée d’en céder la moindre partie leur est insuppor­table, et ils considè­rent sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c’est le nombre de ces petits propriétaires ardents et inquiets que l’égalité des conditions accroît sans cesse.

Ainsi, dans les sociétés démocratiques, la majorité des citoyens ne voit pas clairement ce qu’elle pourrait gagner à une révolution, et elle sent à chaque instant, et de mille manières, ce qu’elle pourrait y perdre.

J’ai dit, dans un autre endroit de cet ouvrage, comment l’égalité des conditions pous­­sait naturellement les hommes vers les carrières industrielles et commerçantes, et com­ment elle accroissait et diversifiait la propriété foncière ; j’ai fait voir enfin comment elle inspirait à chaque homme un désir ardent et constant d’augmenter son bien-être. Il n’y a rien de plus contraire aux passions révolutionnaires que toutes ces choses.

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Il peut se faire que par son résultat final une révolution serve l’industrie et le commerce ; mais son premier effet sera presque toujours de ruiner les industriels et les commerçants, parce qu’elle ne peut manquer de changer tout d’abord l’état général de la consommation et de renverser momentanément la proportion qui existait entre la reproduction et les besoins.

Je ne sache rien d’ailleurs de plus opposé aux mœurs révolutionnaires que les mœurs commerciales. Le commerce est naturellement ennemi de toutes les passions violentes. Il aime les tempéraments, se plaît dans les compromis, fuit avec grand soin la colère. Il est patient, souple, insinuant, et il n’a recours aux moyens extrêmes que quand la plus absolue nécessité l’y oblige. Le commerce rend les hommes indépen­dants les uns des autres ; il leur donne une haute idée de leur valeur individuelle ; il les porte à vouloir faire leurs propres affaires, et leur apprend à y réussir ; il les dispose donc à la liberté, mais il les éloigne des révolutions.

Dans une révolution, les possesseurs de biens mobiliers ont plus à craindre que tous les autres ; car, d’une part, leur propriété est souvent aisée a saisir, et, de l’autre, elle peut à tout moment disparaître complètement ; ce qu’ont moins à redouter les propriétaires fonciers, qui, en perdant le

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revenu de leurs terres, espèrent du moins garder, à travers les vicissitudes, la terre elle-même. Aussi voit-on que les uns sont bien plus effrayés que les autres à l’aspect des mouvements révolutionnaires.

Les peuples sont donc moins disposés aux révolutions à mesure que, chez eux, les biens mobiliers se multiplient et se diversifient, et que le nombre de ceux qui les possè­dent devient plus grand,

Quelle que soit d’ailleurs la profession qu’embrassent les hommes et le genre de biens dont ils jouissent, un trait leur est commun à tous.

Nul n’est pleinement satisfait de sa fortune présente, et tous s’efforcent chaque jour, par mille moyens divers, de l’augmenter. Considérez chacun d’entre eux à une époque quelconque de sa vie, et vous le verrez préoccupé de quelques plans nouveaux dont l’objet est d’accroître son aisance ; ne lui parlez pas des intérêts et des droits du genre humain ; cette petite entreprise domestique absorbe pour le moment toutes ses pensées et lui fait souhaiter de remettre les agitations publiques à un autre temps.

Cela ne les empêche pas seulement de faire des révolutions, mais les détourne de le vouloir. Les violentes passions politiques ont peu de prise sur des hommes qui ont ainsi attaché toute leur

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âme à la poursuite du bien-être. L’ardeur qu’ils mettent aux petites affaires les calme sur les grandes.

Il s’élève, il est vrai, de temps à autre, dans les sociétés démocratiques, des ci­toyens entreprenants et ambitieux, dont les immenses désirs ne peuvent se satisfaire en suivant la route commune. Ceux-ci aiment les révolutions et les appel­lent ; mais ils ont grand-peine à les faire naître, si des événements extraordinaires ne viennent à leur aide.

On ne lutte point avec avantage contre l’esprit de son siècle et de son pays ; et un homme, quelque puissant qu’on le suppose, fait difficilement partager à ses contem­porains des sentiments et des idées que l’ensemble de leurs désirs et de leurs senti­ments repousse. Il ne faut donc pas croire que, quand une fois l’égalité des conditions, devenue un fait ancien et incontesté, a imprimé aux mœurs son caractère, les hommes se laissent aisément précipiter dans les hasards à la suite d’un chef imprudent ou d’un hardi novateur.


Ce n’est pas qu’ils lui résistent d’une manière ouverte, à l’aide de combinaisons savantes, ou même par un dessein prémédité de résister. Ils ne le combattent point avec énergie, ils lui applaudissent même quelquefois, mais ils ne le suivent point. A sa fougue, ils opposent en secret leur inertie ; à ses instincts révolutionnaires, leurs

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intérêts conservateurs, leurs goûts casaniers à ses passions aventureuses ; leur bon sens aux écarts de son génie ; à sa poésie, leur prose. Il les soulève un moment avec mille efforts, et bientôt ils lui échappent, et, comme entraînés par leur propre poids, ils retombent. Il s’épuise à vouloir animer cette foule indifférente et distraite, et il se voit enfin réduit à l’impuissance, non qu’il soit vaincu, mais parce qu’il est seul.

Je ne prétends point que les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques soient naturellement immobiles ; je pense, au contraire, qu’il règne au sein d’une pareille société un mouvement éternel, et que personne n’y connaît le repos ; mais je crois que les hommes s’y agitent entre de certaines limites qu’ils ne dépassent guère. Ils varient, altèrent ou renouvellent chaque jour les choses secondaires ; ils ont grand soin de ne pas toucher aux principales. lis aiment le changement ; mais ils redoutent les révolutions.

Quoique les Américains modifient ou abrogent sans cesse quelques-unes de leurs lois, ils sont bien loin de faire voir des passions révolutionnaires. Il est facile de découvrir, à la promptitude avec laquelle ils s’arrêtent et se calment lorsque l’agitation publique commence à devenir menaçante et au moment même où les passions semblent le plus excitées,

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qu’ils redoutent une révolution comme le plus grand des malheurs et que chacun d’entre eux est résolu intérieurement à faire de grands sacrifices pour l’éviter. Il n’y a pas de pays au monde où le sentiment de la propriété se montre plus actif et plus inquiet qu’aux États-Unis, et où la majorité témoigne moins de penchants pour les doctrines qui menacent d’altérer d’une manière quelconque la constitution des biens.

J’ai souvent remarqué que les théories qui sont révolutionnaires de leur nature, en ce qu’elles ne peuvent se réaliser que par un changement complet et quelquefois subit dans l’état de la propriété et des personnes, sont infiniment moins en faveur aux États-Unis que dans les grandes monarchies de l’Europe. Si quelques hommes les profes­sent, la masse les repousse avec une sorte d’horreur instinctive.

Je ne crains pas de dire que la plupart des maximes qu’on a coutume d’appeler dé­mo­cratiques en France seraient proscrites par la démocratie des États-Unis. Cela se comprend aisément. En Amérique, on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe, nous avons encore des passions et des idées révolutionnaires.

Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par la présence des Noirs sur le sol des États-Unis : c’est-à-dire que ce

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ne sera pas l’égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité qui les fera naître.

Lorsque les conditions sont égales, chacun s’isole volontiers en soi-même et oublie le public. Si les législateurs des peuples démocratiques ne cherchaient point à corriger cette funeste tendance ou la favorisaient, dans la pensée qu’elle détourne les citoyens des passions politiques et les écarte ainsi des révolutions, il se pourrait qu’ils finissent eux-mêmes par produire le mal qu’ils veulent éviter, et qu’il arrivât un moment où les passions désordonnées de quelques hommes, s’aidant de l’égoïsme inintelligent et de la pusillanimité du plus grand nombre, finissent par contraindre le corps social à subir d’étranges vicissitudes.

Dans les sociétés démocratiques, il n’y a guère que de petites minorités qui dési­rent les révolutions ; mais les minorités peuvent quelquefois les faire.

Je ne dis donc point que les nations démocratiques soient à l’abri des révolutions, je dis seulement que l’état social de ces nations ne les y porte pas, mais plutôt les en éloigne. Les peuples démocratiques, livrés à eux-mêmes, ne s’engagent point aisé­ment dans les grandes aventures ; ils ne sont entraînés vers les révolutions qu’à leur insu, ils les subissent quelquefois mais ils ne les font pas. Et j’ajoute que, quand on leur a permis

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d’acquérir des lumières et de l’expérience, ils ne les laissent pas faire.

Je sais bien qu’en cette matière les institutions publiques elles-mêmes peuvent beaucoup ; elles favorisent ou contraignent les instincts qui naissent de l’état social. Je ne soutiens donc pas, je le répète, qu’un peuple soit à l’abri des révolutions par cela seul que, dans son sein, les conditions sont égales ; mais le crois que, quelles que soient les institutions d’un pareil peuple, les grandes révolutions y seront toujours infiniment moins violentes et plus rares qu’on ne le suppose ; et j’entrevois aisément tel état politique qui, venant à se combiner avec l’égalité, rendrait la société plus sta­tionnaire qu’elle ne l’a jamais été dans notre Occident.

Ce que je viens de dire des faits s’applique en partie aux idées.

Deux choses étonnent aux États-Unis : la grande mobilité de la plupart des actions humaines et la fixité singulière de certains principes. Les hommes remuent sans cesse, l’esprit humain semble presque immobile.

Lorsqu’une opinion s’est une fois étendue sur le sol américain et y a pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état de l’extirper. Aux États-Unis, les doc­tri­nes générales en matière de religion, de philosophie, de morale et

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même de politique, ne varient point, ou du moins elles ne se modifient qu’après un travail caché et sou­vent insensible ; les plus grossiers préjugés eux-mêmes ne s’effacent qu’avec une lenteur inconcevable au milieu de ces frottements mille fois répétés des choses et des hommes.

J’entends dire qu’il est dans la nature et dans les habitudes des démocraties de changer à tout moment de sentiments et de pensées. Cela peut être vrai de petites nations démocratiques, comme celles de l’Antiquité, qu’on réunissait tout entières sur une place publique et qu’on agitait ensuite au gré d’un orateur. Je n’ai rien vu de semblable dans le sein du grand peuple démocratique qui occupe les riva­ges opposés de notre Océan. Ce qui m’a frappé aux États-Unis, c’est la peine qu’on éprouve à désabuser la majorité d’une idée qu’elle a conçue et de la détacher d’un homme qu’elle adopte. Les écrits ni les discours ne sauraient guère y réussir ; l’expérience seule en vient à bout ; quelquefois encore faut-il qu’elle se répète.

Cela étonne au premier abord ; un examen plus attentif l’explique.

Je ne crois pas qu’il soit aussi facile qu’on l’imagine de déraciner les préjugés d’un peuple démocratique ; de changer ses croyances ; de substituer de nouveaux principes religieux, philosophi­ques,

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politiques et moraux, à ceux qui s’y sont une fois établis ; en un mot, d’y faire de grandes et fréquentes révolutions dans les intelligences. Ce n’est pas que l’esprit humain y soit oisif ; il s’agite sans cesse ; mais il s’exerce plutôt à varier à l’infini les conséquences des principes connus, et à en découvrir de nouvelles, qu’à chercher de nouveaux principes. Il tourne avec agilité sur lui-même plutôt qu’il ne s’élance en avant par un effort rapide et direct ; il étend peu à peu sa sphère par de petits mouve­ments continus et précipités ; il ne la déplace point tout à coup.

Des hommes égaux en droits, en éducation, en fortune, et, pour tout dire en un mot, de condition pareille, ont nécessairement des besoins, des habitudes et des goûts peu dissemblables. Comme ils aperçoivent les objets sous le même aspect, leur esprit incline naturellement vers des idées analogues, et quoique chacun d’eux puisse s’écar­ter de ses contemporains et se faire des croyances à lui, ils finissent par se retrouver tous, sans le savoir et sans le vouloir, dans un certain nombre d’opinions communes.

Plus je considère attentivement les effets de l’égalité sur l’intelligence, plus je me persuade que l’anarchie intellectuelle dont nous sommes témoins n’est pas, ainsi que plusieurs le supposent, l’état naturel des peuples démocratiques.

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Je crois qu’il faut plutôt la considérer comme un accident particulier à leur jeunesse, et qu’elle ne se montre qu’à cette époque de passage où les hommes ont déjà brisé les antiques liens qui les attachaient les uns aux autres, et diffèrent encore prodigieusement par l’origi­ne, l’éducation et les mœurs ; de telle sorte que, ayant conservé des idées, des instincts et des goûts fort divers, rien ne les empêche plus de les produire. Les principales opinions des hommes deviennent semblables à mesure que les conditions se ressem­blent. Tel me paraît être le fait général et permanent ; le reste est fortuit et passager.

Je crois qu’il arrivera rarement que, dans le sein d’une société démocratique, un homme vienne à concevoir, d’un seul coup, un système d’idées fort éloignées de celui qu’ont adopté ses contemporains ; et, si un pareil novateur se présentait, j’imagine qu’il aurait d’abord grand-peine à se faire écouter, et plus encore à se faire croire.

Lorsque les conditions sont presque pareilles, un homme ne se laisse pas aisément persuader par un autre. Comme tous se voient de très près, qu’ils ont appris ensemble les mêmes choses et mènent la même vie, ils ne sont pas naturellement disposés à prendre l’un d’entre eux pour guide et à le suivre aveuglément : on ne croit guère sur parole son semblable ou son égal.

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Ce n’est pas seulement la confiance dans les lumières de certains individus qui s’affaiblit chez les nations démocratiques, ainsi que je l’ai dit ailleurs, l’idée générale de la supériorité intellectuelle qu’un homme quelconque peut acquérir sur tous les autres ne tarde pas à s’obscurcir.

À mesure que les hommes se ressemblent davantage, le dogme de l’égalité des intelligences s’insinue peu à peu dans leurs croyances, et il devient plus difficile à un novateur, quel qu’il soit, d’acquérir et d’exercer un grand pouvoir sur l’esprit d’un peuple. Dans de pareilles sociétés, les soudaines révolutions intellectuelles sont donc rares ; car, si l’on jette les yeux sur l’histoire du monde, l’on voit que c’est bien moins la force d’un raisonnement que l’autorité d’un nom qui a produit les grandes et rapides mutations des opinions humaines.

Remarquez d’ailleurs que, comme les hommes qui vivent dans les sociétés démocratiques ne sont attachés par aucun lien les uns aux autres, il faut convaincre chacun d’eux. Tandis que, dans les sociétés aristocratiques, c’est assez de pouvoir agir sur l’esprit de quelques-uns ; tous les autres suivent. Si Luther avait vécu dans un siècle d’égalité, et qu’il n’eût point eu pour auditeurs des seigneurs et des princes, il aurait peut-être trouvé plus de difficulté à changer la face de l’Europe.

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Ce n’est pas que les hommes des démocraties soient naturellement fort convaincus de la certitude de leurs opinions, et très fermes dans leurs croyances ; ils ont souvent des doutes que personne à leurs yeux, ne peut résoudre. Il arrive quelquefois dans ce temps-là que l’esprit humain changerait volontiers de place ; mais, comme rien ne le pousse puissamment ni ne le dirige, il oscille sur lui-même et ne se meut pas[7].

Lorsqu’on a acquis la confiance d’un peuple

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démocratique, c’est encore une gran­de affaire que d’obtenir son attention. Il est très difficile de se faire écouter des hom­mes qui vivent dans les démocraties, lorsqu’on ne les entretient point d’eux-mêmes. Ils n’écoutent pas les choses qu’on leur dit, parce qu’ils sont toujours fort préoccupés des choses qu’ils font.

Il se rencontre, en effet, peu d’oisifs chez les nations démocratiques. La vie s’y passe au milieu du mouvement et du bruit, et les hommes y sont si employés à agir, qu’il leur reste peu de temps pour penser. Ce que je veux remarquer surtout, c’est que non seulement ils sont occupés, mais que leurs occupations les passionnent. Ils sont perpétuellement en action, et chacune de leurs actions absorbe leur âme ; le feu qu’ils mettent aux affaires les empêche de s’enflammer pour les idées.

Je pense qu’il est fort malaisé d’exciter l’enthousiasme d’un peuple démocratique pour une théorie quelconque qui n’ait pas un rapport visible, direct et immédiat avec la pratique journalière de sa vie. Un pareil peuple n’abandonne donc pas aisément ses anciennes croyances. Car c’est l’enthousiasme qui précipite l’esprit humain hors des routes frayées, et qui fait les grandes révolutions intellectuelles comme les grandes révolutions politiques.

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Ainsi, les peuples démocratiques n’ont ni le loisir ni le goût d’aller à la recherche d’opinions nouvelles. Lors même qu’ils viennent à douter de celles qu’ils possèdent, ils les conservent néan­moins, parce qu’il leur faudrait trop de temps et d’examen pour en changer ; ils les gardent, non comme certaines, mais comme établies.

Il y a d’autres raisons encore et de plus puissantes qui s’opposent a ce qu’un grand changement s’opère aisément dans les doctrines d’un peuple démocratique. Je l’ai déjà indiqué au commencement de ce livre.

Si, dans le sein d’un peuple semblable, les influences individuelles sont faibles et presque nulles, le pouvoir exercé par la masse sur l’esprit de chaque individu est très grand. J’en ai donné ailleurs les raisons. Ce que je veux dire en ce mo­ment, c’est qu’on aurait tort de croire que cela dépendît uniquement de la forme du gouverne­ment, et que la majorité dût y perdre son empire intellectuel avec son pouvoir poli­tique.

Dans les aristocraties, les hommes ont souvent une grandeur et une force qui leur sont propres. Lorsqu’ils se trouvent en contradiction avec le plus grand nombre de leurs semblables, ils se retirent en eux-mêmes, s’y soutiennent et s’y consolent. Il n’en est pas de même parmi les peuples démocratiques. Chez eux, la faveur publique

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semble aussi nécessaire que l’air que l’on respire, et c’est, pour ainsi dire, ne pas vivre que d’être cri désaccord avec la masse. Celle-ci n’a pas besoin d’employer les lois pour plier ceux qui ne pensent pas comme elle. Il lui suffit de les désap­prouver. Le senti­ment de leur isolement et de leur impuissance les accable aussitôt et les désespère.

Toutes les fois que les conditions sont égales, l’opinion générale pèse d’un poids immense sur l’esprit de chaque individu ; elle l’enveloppe, le dirige et l’opprime : cela tient à la constitution même de la société bien plus qu’à ses lois politiques. À mesure que tous les hommes se ressemblent davantage, chacun se sent de plus en plus faible en face de tous. Ne découvrant rien qui l’élève fort au-dessus d’eux et qui l’en distin­gue, il se défie de lui-même dès qu’ils le combattent ; non seulement il doute de ses forces, mais il en vient à douter de son droit, et il est bien près de reconnaître qu’il a tort, quand le plus grand nombre l’affirme. La majorité n’a pas besoin de le contrain­dre ; elle le convainc.

De quelque manière qu’on organise les pouvoirs d’une société démocratique et qu’on les pondère, il sera donc toujours très difficile d’y croire ce que rejette la masse, et d’y professer ce qu’elle condamne.

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Ceci favorise merveilleusement la stabilité des croyances.

Lorsqu’une opinion a pris pied chez un peuple démocratique et s’est établie dans l’esprit du plus grand nombre, elle subsiste ensuite d’elle-même et se perpétue sans efforts, parce que personne ne l’attaque. Ceux qui l’avaient d’abord repoussée comme fausse finissent par la recevoir comme générale, et ceux qui continuent à la combattre au fond de leur cœur n’en font rien voir ; ils ont bien soin de ne point s’engager dans une lutte dangereuse et inutile.

Il est vrai que, quand la majorité d’un peuple démocratique change d’opinion, elle peut opérer à son gré d’étranges et subites révolutions dans le monde des intelli­gences ; mais il est très difficile que son opinion change, et presque aussi difficile de constater qu’elle est changée.

Il arrive quelquefois que le temps, les événements ou l’effort individuel et solitaire des intelligences, finissent par ébranler ou Par détruire peu à peu une croyance, sans qu’il en paraisse rien au-dehors. On ne la combat point ouvertement. On ne se réunit point pour lui faire la guerre. Ses sectateurs la quittent un à un sans bruit ; mais chaque jour quelques-uns l’abandonnent, jusqu’à ce qu’enfin elle ne soit plus partagée que par le petit nombre.

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En cet état, elle règne encore.

Comme ses ennemis continuent à se taire, ou ne se communiquent qu’à la dérobée leurs pensées, ils sont eux-mêmes longtemps sans pouvoir s’assurer qu’une grande révolution s’est accomplie, et dans le doute ils demeurent immobiles. Ils observent et se taisent. La majorité ne croit plus ; mais elle a encore l’air de croire, et ce vain fantô­me d’une opinion publique suffit pour glacer les novateurs, et les tenir dans le silence et le respect.

Nous vivons à une époque qui a vu les plus rapides changements s’opérer dans l’esprit des hommes. Cependant, il se pourrait faire que bientôt les principales opi­nions humaines soient plus stables qu’elles ne l’ont été dans les siècles précédents de notre histoire ; ce temps n’est pas venu, mais peut-être il approche.

A mesure que j’examine de plus près les besoins et les instincts naturels des peu­ples démocratiques, je me persuade que, si jamais l’égalité s’établit d’une manière générale et permanente dans le monde, les grandes révolutions intellectuelles et politi­ques deviendront bien difficiles et plus rares qu’on ne le suppose.

Parce que les hommes des démocraties paraissent toujours émus, incertains, hale­tants, prêts à changer de volonté et de place, on se figure

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qu’ils vont abolir tout à coup leurs lois, adopter de nouvelles croyances et prendre de nouvelles mœurs. On ne son­ge point que, si l’égalité porte les hommes aux changements, elle leur suggère des intérêts et des goûts qui ont besoin de la stabilité pour se satisfaire ; elle les Pousse, et, en même temps, elle les arrête, elle les aiguillonne et les attache à la terre ; elle enflam­me leurs désirs et limite leurs forces.

C’est ce qui ne se découvre pas d’abord : les passions qui écartent les citoyens les uns des autres dans une démocratie se manifestent d’elles-mêmes. Mais on n’aperçoit pas du premier coup d’œil la force cachée qui les retient et les rassemble.

Oserais-je le dire au milieu des ruines qui m’environnent ? ce que je redoute le plus pour les générations à venir, ce ne sont pas les révolutions.

Si les citoyens continuent à se renfermer de plus en plus étroitement dans le cercle des petits intérêts domestiques, et à s’y agiter sans repos, on peut appréhender qu’ils ne finissent par devenir comme inaccessibles à ces grandes et puissantes émotions publiques qui troublent les peuples, mais qui les développent et les renouvellent. Quand Je vois la propriété devenir si mobile, et l’amour de la propriété si inquiet et si ardent, je ne puis m’empêcher de craindre que les hommes

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n’arrivent à ce point de regarder toute théorie nouvelle comme un péril, toute innovation comme un trouble fâcheux, tout progrès social comme un premier pas vers une révolution, et qu’ils refusent entièrement de se mouvoir de peur qu’on ne les entraîne. Je tremble, je le confesse, qu’ils ne se laissent enfin si bien posséder par un lâche amour des jouis­sances présentes, que l’intérêt de leur propre avenir et de celui de leurs descendants disparaisse, et qu’ils aiment mieux suivre mollement le cours de leur destinée que de faire au besoin un soudain et énergique effort pour le redresser.

On croit que les sociétés nouvelles vont chaque jour changer de face, et, moi, j’ai peur qu’elles ne finissent par être trop invariablement fixées dans les mêmes institu­tions, les mêmes préjugés, les mêmes mœurs ; de telle sorte que le genre humain s’arrête et se borne ; que l’esprit se plie et se replie éternellement sur lui-même sans produire d’idées nouvelles ; que l’homme s’épuise en petits mouvements solitaires et sté­­riles, et que, tout en se remuant sans cesse, l’humanité n’avance plus.

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CHAPITRE XXII.

Pourquoi les peuples démocratiques désirent naturellement la paix, et les armées démocratiques naturellement la guerre


Les mêmes intérêts, les mêmes craintes, les mêmes passions qui écartent les peu­ples démocratiques des révolutions les éloignent de la guerre ; l’esprit militaire et l’esprit révolutionnaire s’affaiblissent en même temps et par les mêmes causes.

Le nombre toujours croissant des propriétaires amis de la paix, le développement de la richesse mobilière, que la guerre dévore si rapidement, cette mansuétude des mœurs, cette mollesse de

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cœur, cette disposition à la pitié que l’égalité inspire, cette froi­deur de raison qui rend peu sensible aux poétiques et violentes émotions qui naissent parmi les armes, toutes ces causes s’unissent pour éteindre l’esprit militaire.

Je crois qu’on peut admettre comme règle générale et constante que, chez les peuples civilisés, les passions guerrières deviendront plus rares et moins vives, à mesure que les conditions seront plus égales.

La guerre cependant est un accident auquel tous les peuples sont sujets, les peu­ples démocratiques aussi bien que les autres, Quel que soit le goût que ces nations aient pour la paix, il faut bien qu’elles se tiennent prêtes à repousser la guerre, ou, en d’autres termes, qu’elles aient une armée.

La fortune, qui a fait des choses si particulières en faveur des habitants des États-Unis, les a placés au milieu d’un désert où ils n’ont, pour ainsi dire, pas de voisins. Quelques milliers de soldats leur suffisent, mais ceci est américain et point démo­cratique.

L’égalité des conditions, et les mœurs ainsi que les institutions qui en dérivent, ne soustraient pas un peuple démocratique à l’obligation d’entretenir des armées, et ses armées, exercent toujours une très grande influence sur son sort.

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Il importe donc singu­lièrement de rechercher quels sont les instincts naturels de ceux qui les com­posent.

Chez les peuples aristocratiques, chez ceux surtout où la naissance règle seule le rang, l’inégalité se retrouve dans l’armée comme dans la nation ; l’officier est le noble, le soldat est le serf. L’un est nécessairement appelé à commander, l’autre à obéir. Dans les armées aristocratiques, l’ambition du soldat a donc des bornes très étroites.

Celle des officiers n’est pas non plus illimitée.

Un corps aristocratique ne fait pas seulement partie d’une hiérarchie

il contient toujours une hiérarchie dans son sein ; les membres qui

la composent sont placés les uns au-dessus des autres, d’une certaine manière qui ne varie point. Celui-ci est appelé naturellement par la naissance à commander un régiment, et celui-là une compagnie ; arrivés à ces termes extrêmes de leurs espérances, ils s’arrêtent d’eux-mêmes et se tiennent pour satisfaits de leur sort.

Il y a d’abord une grande cause qui, dans les aristocraties, attiédit le désir de l’avan­cement chez l’officier.

Chez les peuples aristocratiques, l’officier, indépendamment de son rang dans l’armée, occupe encore un rang élevé dans la société ; le premier n’est presque toujours à ses yeux qu’un accessoire

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du second ; le noble, en embrassant la carrière des armes, obéit moins encore à l’ambition qu’à une sorte de devoir que sa naissance lui impose. Il entre dans l’armée afin d’y employer honorablement les années oisives de sa jeu­nesse, et de pouvoir en rapporter dans ses foyers et parmi ses pareils quelques souve­nirs honorables de la vie militaire ; mais son principal objet n’est point d’y acquérir des biens, de la considération et du pouvoir ; car il possède ces avantages par lui-même et en jouit sans sortir de chez lui.

Dans les armées démocratiques, tous les soldats peuvent devenir officiers, ce qui généralise le désir de l’avancement et étend les limites de l’ambition militaire presque à l’infini.

De son côté, l’officier ne voit rien qui l’arrête naturellement et forcément à un grade plutôt qu’à un autre, et chaque grade a un prix immense à ses yeux, parce que son rang dans la société dépend presque toujours de son rang dans l’armée.

Chez les peuples démocratiques, il arrive souvent que l’officier n’a de bien que sa paye, et ne peut attendre de considération que de ses honneurs militaires. Toutes les fois qu’il change de fonctions, il change donc de fortune, et il est en quelque sorte un autre homme. Ce qui était l’accessoire de l’existence dans les armées

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aristocratiques est ainsi devenu le principal, le tout, l’existence elle-même.

Sous l’ancienne monarchie française, on ne donnait aux officiers que leur titre de noblesse. De nos jours, on ne leur donne que leur titre militaire. Ce petit changement des formes du langage suffit pour indiquer qu’une grande révolution s’est opérée dans la constitution de la société et dans celle de l’armée.

Au sein des armées démocratiques, le désir d’avancer est presque universel ; il est ardent, tenace, continuel ; il s’accroît de tous les autres désirs, et ne s’éteint qu’avec la vie. Or, il est facile de voir que, de toutes les armées du monde, celles où l’avance­ment doit être le plus lent en temps de paix sont les armées démocratiques. Le nombre des grades étant naturellement limité, le nombre des concurrents presque innom­brable, et la loi inflexible de l’égalité pesant sur tous, nul ne saurait faire de progrès rapides, et beaucoup ne peuvent bouger de place. Ainsi le besoin d’avancer y est plus grand, et la facilité d’avancer moindre qu’ailleurs.

Tous les ambitieux que contient une armée démocratique souhaitent donc la guerre avec véhémence, parce que la guerre vide les places et permet enfin de violer ce droit de l’ancienneté, qui est le seul privilège naturel à la démocratie.

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Nous arrivons ainsi à cette conséquence singulière que, de toutes les armées, celles qui désirent le plus ardemment la guerre sont les armées démocrati­ques, et que, parmi les peuples, ceux qui aiment le plus la paix sont les peuples démo­cratiques ; et ce qui achève de rendre la chose extraordinaire, c’est que l’égalité produit à la fois ces effets contraires.

Les citoyens, étant égaux, conçoivent chaque jour le désir et découvrent la possi­bilité de changer leur condition et d’accroître leur bien-être : cela les dispose à aimer la paix, qui fait prospérer l’industrie et permet à chacun de pousser tranquillement à bout ses petites entreprises ; et, d’un autre côté, cette même égalité, en augmentant le prix des honneurs militaires aux yeux de ceux qui suivent la carrière des armes, et en rendant les honneurs accessibles à tous, fait rêver aux soldats les champs de bataille. Des deux parts, l’inquiétude du cœur est la même, le goût des jouissances est aussi insatiable, l’ambition égale ; le moyen de la satisfaire est seul différent.

Ces dispositions opposées de la nation et de l’armée font courir aux sociétés dé­mo­cratiques de grands dangers.

Lorsque l’esprit militaire abandonne un peuple, la carrière militaire cesse aussitôt d’être honorée,

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et les hommes de guerre tombent au dernier rang des fonctionnaires publics. On les estime peu et on ne les comprend plus. Il arrive alors le contraire de ce qui se voit dans les siècles aristocratiques. Ce ne sont plus les principaux citoyens qui entrent dans l’armée, mais les moindres. On ne se livre à l’ambition militaire que quand nulle autre n’est permise. Ceci forme un cercle vicieux d’où on a de la peine à sortir. L’élite de la nation évite la carrière militaire, parce que cette carrière n’est pas honorée ; et elle n’est point honorée, parce que l’élite de la nation n’y entre plus.

Il ne faut donc pas s’étonner si les armées démocratiques se montrent souvent inquiètes grondantes et mal satisfaites de leur sort, quoique la condition physique y soit d’ordinaire beaucoup plus douce et la discipline moins rigide que dans toutes les autres. Le soldat se sent dans une position inférieure, et son orgueil blessé achève de lui donner le goût de la guerre, qui le rend nécessaire, ou l’amour des révolu­tions, durant lesquelles il espère conquérir, les armes à la main, l’influence politique et la considération individuelle qu’on lui conteste.

La composition des armées démocratiques rend ce dernier péril fort à craindre.

Dans la société démocratique, presque tous les

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citoyens ont des propriétés à con­ser­ver ; mais les armées démocratiques sont conduites, en général, par des prolétaires. La plupart d’entre eux ont peu à perdre dans les troubles civils. La masse de la nation y craint naturellement beaucoup plus les révolutions que dans les siècles d’aris­tocratie ; mais les chefs de l’armée les redoutent bien moins.

De plus, comme chez les peuples démocratiques, ainsi que je l’ai dit ci-devant, les citoyens les plus riches, les plus instruits, les plus capables, n’entrent guère dans la carrière militaire, il arrive que l’armée, dans son ensemble, finit par faire une petite nation à part, où l’intelligence est moins étendue et les habitudes plus grossières que dans la grande. Or cette petite nation incivilisée possède les armes, et seule elle sait s’en servir.

Ce qui accroît, en effet, le péril que l’esprit militaire et turbulent de l’armée fait courir aux peuples démocratiques, c’est l’humeur pacifique des citoyens ; il n’y a rien de si dangereux qu’une armée au sein d’une nation qui n’est pas guerrière ; l’amour excessif de tous les citoyens pour la tranquillité y met chaque jour la Constitution à la merci des soldats.

On peut donc dire d’une manière générale que, si les peuples démocratiques sont naturellement

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portés vers la paix par leurs intérêts et leurs instincts, ils sont sans cesse attirés vers la guerre et les révolutions par leurs armées.

Les révolutions militaires, qui ne sont presque jamais à craindre dans les aristo­craties, sont toujours à redouter chez les nations démocratiques. Ces périls doivent être rangés parmi les plus redoutables de tous ceux que renferme leur avenir ; il faut que l’attention des hommes d’État s’applique sans relâche à y trouver un remède.

Lorsqu’une nation se sent intérieurement travaillée par l’ambition inquiète de son armée, la première pensée qui se présente c’est de donner à cette ambition incommode la guerre pour objet.

Je ne veux point médire de la guerre ; la guerre agrandit presque toujours la pensée d’un peuple et lui élève le cœur. Il y a des cas où seule elle peut arrêter le développe­ment excessif de certains penchants que fait naturellement naître l’égalité, et où il faut la considérer comme nécessaire à certaines maladies invétérées auxquelles les sociétés démocratiques sont sujettes.

La guerre a de grands avantages ; mais il ne faut pas se flatter qu’elle diminue le péril qui vient d’être signale. Elle ne fait que le suspendre, et il revient plus terrible après elle ; car l’armée souffre bien plus impatiemment la paix après avoir

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goûté de la guerre. La guerre ne serait un remède que pour un peuple qui voudrait toujours la gloire.

Je prévois que tous les princes guerriers qui s’élèveront au sein des grandes nations démocratiques trouveront qu’il leur est plus facile de vaincre avec leur armée que de la faire vivre en paix après la victoire. Il y a deux choses qu’un peuple démo­cra­tique aura toujours beaucoup de peine à faire : commencer la guerre et la finir.

Si, d’ailleurs, la guerre a des avantages particuliers pour les peuples démocrati­ques, d’un autre côté elle leur fait courir de certains périls que n’ont point à en redou­ter, au même degré, les aristocraties. Je n’en citerai que deux.

Si la guerre satisfait l’armée, elle gêne et souvent désespère cette foule innom­brable de citoyens dont les petites passions ont, tous les jours, besoin de la paix pour se satisfaire. Elle risque donc de faire naître sous une autre forme le désordre qu’elle doit prévenir.

Il n’y a pas de longue guerre qui, dans un pays démocratique, ne mette en grand hasard la liberté. Ce n’est pas qu’il faille craindre précisément d’y voir, après chaque victoire, les généraux vainqueurs s’emparer par la force du souverain pouvoir, à la manière de Sylla et de César. Le péril est

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d’une autre sorte. La guerre ne livre pas toujours les peuples démocratiques au gouvernement militaire ; mais elle ne peut manquer d’accroître immensément, chez ces peuples, les attributions du gouverne­ment civil ; elle centralise presque forcément dans les mains de celui-ci la direction de tous les hommes et l’usage de toutes les choses. Si elle ne conduit pas tout à coup au despotisme par la violence, elle y amène doucement par les habitudes.

Tous ceux qui cherchent à détruire la liberté dans le sein d’une nation démocrati­que doivent savoir que le plus sûr et le plus court moyen d’y parvenir est la guerre. C’est là le premier axiome de la science.

Un remède semble s’offrir de lui-même, lorsque l’ambition des officiers et des soldats devient à craindre, c’est d’accroître le nombre des places à donner, en augmen­tant l’armée. Ceci soulage le mal présent, mais engage d’autant plus l’avenir.

Augmenter l’armée peut produire un effet durable dans une société aristocratique, parce que, dans ces sociétés, l’ambition militaire est limitée à une seule espèce d’hom­mes, et s’arrête, pour chaque homme, à une certaine borne ; de telle sorte qu’on peut arriver à contenter à peu près tous ceux qui la ressentent.

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Mais, chez un peuple démocratique, on ne gagne rien à accroître l’armée, parce que le nombre des ambitieux s’y accroît toujours exactement dans le même rapport que l’armée elle-même. Ceux dont vous avez exaucé les vœux en créant de nouveaux emplois sont aussitôt remplacés par une foule nouvelle que vous ne pouvez satisfaire, et les premiers eux-mêmes recommencent bientôt à se plaindre ; car la même agitation d’esprit qui règne parmi les citoyens d’une démocratie se fait voir dans l’armée ; ce qu’on y veut, ce n’est pas de gagner un certain grade, mais d’avancer toujours. Si les désirs ne sont pas très vastes, ils renaissent sans cesse. Un peuple démocratique qui augmente son armée ne fait donc qu’adoucir, pour un moment, l’ambition des gens de guerre ; mais bientôt elle devient plus redoutable, parce que ceux qui la ressentent sont plus nombreux.

Je pense, pour ma part, qu’un esprit inquiet et turbulent est un mal inhérent à la constitution même des armées démocratiques, et qu’on doit renoncer à le guérir. Il ne faut Pas que les législateurs des démocraties se flattent de trouver une organisation militaire qui ait par elle-même la force de calmer et de contenir les gens de guerre ; ils s’épuiseraient en vains efforts avant d’y atteindre.

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Ce n’est pas dans l’armée qu’on peut rencontrer le remède aux vices de l’armée, mais dans le pays.

Les peuples démocratiques craignent naturellement le trouble et le despotisme. Il s’agit seulement de faire de ces instincts des goûts réfléchis, intelligents et Stables. Lorsque les citoyens ont enfin appris à faire un paisible et utile usage de la liberté et ont senti ses bienfaits ; quand ils ont contracté un amour viril de l’ordre, et se sont pliés volontairement à la règle, ces mêmes citoyens, en entrant dans la carrière des armes, y apportent, à leur insu et comme malgré eux, ces habitudes et ces mœurs. L’esprit général de la nation, pénétrant dans l’esprit particulier de l’armée, tempère les opinions et les désirs que l’état militaire fait naître ou, par la force toute-puissante de l’opinion publique , il les comprime. Ayez des citoyens éclairés, réglés, fermes et libres, et vous aurez des soldats disciplinés et obéissants.

Toute loi qui, en réprimant l’esprit turbulent de l’armée, tendrait à diminuer, dans le sein de la nation, l’esprit de liberté civile et à y obscurcir l’idée du droit et des droits, irait donc contre son objet. Elle favoriserait l’établissement de la tyrannie militaire, beaucoup plus qu’elle ne lui nuirait.

Après tout, et quoi qu’on fasse, une grande

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armée, au sein d’un peuple démocra­tique, sera toujours un grand péril ; et le moyen le plus efficace de diminuer ce péril sera de réduire l’armée ; mais c’est un remède dont il n’est pas donné à tous les peuples de pouvoir user.

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CHAPITRE XXIII.

Quelle est, dans les armées démocratiques, la classe la plus guerrière et la plus révolutionnaire


Il est de l’essence d’une armée démocratique d’être très nombreuse, relativement au peuple qui la fournit ; j’en dirai plus loin les raisons.

D’une autre part, les hommes qui vivent dans les temps démocratiques ne choisis­sent guère la carrière militaire.

Les peuples démocratiques sont donc bientôt amenés à renoncer au recrutement volontaire, pour avoir recours à l’enrôlement forcé. La nécessité de leur condition les oblige à prendre ce dernier moyen, et l’on peut aisément prédire que tous l’adopteront.

Le service militaire étant forcé, la charge s’en

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partage indistinctement et égale­ment sur tous les citoyens. Cela ressort encore nécessairement de la condition de ces peuples et de leurs idées. Le gouvernement y peut à peu près ce qu’il veut, pourvu qu’il s’adresse à tout le monde à la fois ; c’est l’inégalité du poids et non le poids qui fait d’ordinaire qu’on lui résiste.

Or, le service militaire étant commun à tous les citoyens, il en résulte évidemment que chacun d’eux ne reste qu’un petit nombre d’années sous les drapeaux.

Ainsi, il est dans la nature des choses que le soldat ne soit qu’en passant dans l’armée, tandis que, chez la plupart des nations aristocratiques, l’état militaire est un métier que le soldat prend ou qui lui est imposé pour toute la vie.

Ceci a de grandes conséquences. Parmi les soldats qui composent une armée démocratique, quelques-uns s’attachent à la vie militaire ; mais le plus grand nombre, amenés ainsi malgré eux sous le drapeau et toujours prêts à retourner dans leurs foyers, ne se considèrent pas comme sérieusement engagés dans la carrière militaire et ne songent qu’à en sortir. Ceux-ci ne contractent pas les besoins et ne partagent jamais qu’à moitié les passions que cette carrière fait naître. Ils se plient à leurs de­voirs militaires, mais leur âme reste attachée aux

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intérêts et aux désirs qui la remplis­saient dans la vie civile. Ils ne prennent donc pas l’esprit de l’armée ; ils apportent plutôt au sein de l’armée l’esprit de la société et l’y conservent. Chez les peuples démocratiques, ce sont les simples soldats qui restent le plus citoyens ; c’est sur eux que les habitudes nationales gardent le plus de prise et l’opinion publique le plus de pouvoir. C’est par les soldats qu’on peut surtout se flatter de faire pénétrer dans une armée démocratique l’amour de la liberté et le respect des droits qu’on a su inspirer au peuple lui-même. Le contraire arrive chez les nations aristo­cratiques, où les soldats finissent par n’avoir plus rien de commun avec leurs concitoyens, et par vivre au milieu d’eux comme des étrangers, et souvent comme des ennemis.

Dans les armées aristocratiques, l’élément conservateur est l’officier, parce que l’officier seul a gardé des liens étroits avec la société civile, et ne quitte jamais la volonté de venir tôt ou tard y reprendre sa place ; dans les armées démocratiques, c’est le soldat, et pour des causes toutes semblables.

Il arrive souvent, au contraire, que, dans ces mêmes armées démocratiques, l’offi­cier contracte des goûts et des désirs entièrement à part de ceux de la nation. Cela se comprend.

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Chez les peuples démocratiques, l’homme qui devient officier rompt tous les liens qui l’attachaient à la vie civile ; il en sort pour toujours et il n’a aucun intérêt à y rentrer. Sa véritable patrie, c’est l’armée, puisqu’il n’est rien que par le rang qu’il y occupe ; il suit donc la fortune de l’armée, grandit ou s’abaisse avec elle, et c’est vers elle seule qu’il dirige désormais ses espérances. L’officier ayant des besoins fort distincts de ceux du pays, il peut se faire qu’il désire ardemment la guerre ou travaille à une révolution, dans le moment même où la nation aspire le plus à la stabilité et à la paix.

Toutefois il y a des causes qui tempèrent en lui l’humeur guerrière et inquiète. Si l’ambition est universelle et continue chez les peuples démocratiques, nous avons vu qu’elle y est rarement grande. L’homme qui, sorti des classes secondaires de la nation, est parvenu, à travers les rangs inférieurs de l’armée, jusqu’au grade d’officier, a déjà fait un pas immense. Il a pris pied dans une sphère supérieure à celle qu’il occupait au sein de la société civile, et il y a acquis des droits que la plupart des nations démo­cra­tiques considéreront toujours comme inaliénables[8]. Il s’arrête volontiers après

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ce grand effort, et songe à jouir de sa conquête. La crainte de compromettre ce qu’il possè­de amollit déjà dans son cœur l’envie d’acquérir ce qu’il n’a pas. Après avoir franchi le premier et le plus grand obstacle qui arrêtait ses progrès, il se résigne avec moins d’impatience à la lenteur de sa marche. Cet attiédissement de l’ambition s’ac­croît à mesure que, s’élevant davantage en grade, il trouve plus à perdre dans les hasards. Si je ne me trompe, la partie la moins guerrière comme la moins révolution­naire d’une armée démocratique sera toujours la tête.

Ce que je viens de dire de l’officier et du soldat n’est point applicable à une classe nombreuse qui, dans toutes les armées, occupe entre eux la place intermédiaire ; je veux parler des sous-officiers.

Cette classe des sous-officiers qui, avant le siècle présent, n’avait point encore paru dans l’histoire, est appelée désormais, je pense, à y jouer un rôle.

De même que l’officier, le sous-officier a rompu dans sa pensée tous les liens qui l’attachaient à la société civile ; de même que lui, il a fait de l’état militaire sa carrière, et, plus que lui peut-être, il a dirigé de ce seul côté tous ses désirs ; mais il n’a

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pas encore atteint comme l’officier un point élevé et solide où il lui soit loisible de s’arrê­ter et de respirer à l’aise, en attendant qu’il puisse monter plus haut.

Par la nature même de ses fonctions qui ne saurait changer, le sous-officier est condamné à mener une existence obscure, étroite, malaisée et précaire. Il ne voit encore de l’état militaire que les périls. Il n’en connaît que les privations et l’obéis­sance, plus difficiles à supporter que les périls. Il souffre d’autant plus de ses misères présentes, qu’il sait que la constitution de la société et celle de l’armée lui permettent de s’en affranchir ; d’un jour à l’autre, en effet, il peut devenir officier. Il commande alors, il a des honneurs, de l’indépendance, des droits, des jouissan­ces non seule­ment cet objet de ses espérances lui parait immense, mais avant que de le saisir, il n’est jamais sûr de l’atteindre. Son grade n’a rien d’irrévocable ; il est livré chaque jour tout entier à l’arbitraire de ses chefs ; les besoins de la discipline exigent impérieu­sement qu’il en soit ainsi. Une faute légère, un caprice, peuvent toujours lui faire perdre, en un moment, le fruit de plusieurs années de travaux et d’efforts. jusqu’à ce qu’il soit arrivé au grade qu’il convoite, il n’a donc rien fait. Là seulement il semble entrer dans la carrière. Chez un homme ainsi aiguillonné sans

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cesse par sa jeunesse, ses besoins, ses passions, l’esprit de son temps, ses espérances et ses craintes, il ne peut manquer de s’allumer une ambition déses­pérée.

Le sous-officier veut donc la guerre, il la veut toujours et à tout prix, et, si on lui refuse la guerre, il désire les révolutions qui suspendent l’autorité des règles au milieu desquelles il espère, à la faveur de la confusion et des passions politiques, chasser son officier et en prendre la place ; et il n’est pas impossible qu’il les fasse naître, parce qu’il exerce une grande influence sur les soldats par la communauté d’origine et d’habitudes, bien qu’il en diffère beaucoup par les passions et les désirs.

On aurait tort de croire que ces dispositions diverses de l’officier, du sous-officier et du soldat tinssent à un temps ou à un pays. Elles se feront voir à toutes les époques et chez toutes les nations démocratiques.

Dans toute armée démocratique, ce sera toujours le sous-officier qui représentera le moins l’esprit pacifique et régulier du pays, et le soldat qui le représentera le mieux. Le soldat apportera dans la carrière militaire la force ou la faiblesse des mœurs nationales ; il y fera voir l’image fidèle de la nation. Si elle est ignorante et faible, il se

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laissera entraîner au désordre par ses chefs, à son insu ou malgré lui. Si elle est éclairée et énergique, il les retiendra lui-même dans l’ordre.

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CHAPITRE XXIV.

Ce qui rend les armées démocratiques plus faibles que les autres armées en entrant en campagne et plus redoutables quand la guerre se prolonge


Toute armée qui entre en campagne après une longue paix risque d’être vaincue ; toute armée qui a longtemps fait la guerre a de grandes chances de vaincre : cette vérité est particulièrement applicable aux armées démocratiques.

Dans les aristocraties, l’état militaire, étant une carrière privilégiée, est honorée même en temps de paix. Les hommes qui ont de grands talents, de grandes lumières et une grande ambition l’embrassent ; l’armée est, en toutes choses, au niveau de la nation ; souvent même elle le dépasse.

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Nous avons vu comment, au contraire, chez les peuples démocratiques, l’élite de la nation s’écartait peu à peu de la carrière militaire pour chercher, par d’autres che­mins, la considération, le pouvoir et surtout la richesse. Après une longue paix, et dans les temps démocratiques les paix sont longues, l’armée est toujours inférieure au pays lui-même. C’est en cet état que la trouve la guerre ; et, jusqu’à ce que la guerre l’ait changée, il y a péril pour le pays et pour l’armée.

J’ai fait voir comment, dans les armées démocratiques et en temps de paix, le droit d’ancienneté était la loi suprême et inflexible de l’avancement. Cela ne découle pas seulement, ainsi que je l’ai dit, de la constitution de ces armées, mais de la consti­tution même du peuple, et se retrouvera toujours.

De plus, comme chez ces peuples l’officier n’est quelque chose dans le pays que par sa position militaire, et qu’il tire de là toute sa considération et toute son aisance, il ne se retire ou n’est exclu de l’armée qu’aux limites extrêmes de la vie.

Il résulte de ces deux causes que lorsque après un long repos, un peuple démocra­ti­que prend enfin les armes, tous les chefs de son armée se trouvent être des vieillards. Je ne parle pas seulement des généraux, mais des officiers subalternes, dont la plupart sont restés immobiles, ou n’ont

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pu marcher que pas à pas. Si l’on considère une armée démocratique après une longue paix, on voit avec surprise que tous les soldats sont voisins de l’enfance et tous les chefs sur le déclin ; de telle sorte que les premiers manquent d’expérience, et les seconds de vigueur.

Cela est une grande cause de revers ; car la première condition pour bien conduire la guerre est d’être jeune ; je n’aurais pas osé le dire, si le plus grand capitaine des temps modernes ne l’avait dit.

Ces deux causes n’agissent pas de la même manière sur les armées aristocratiques.


Comme on y avance par droit de naissance bien plus que par droit d’ancien­neté, il se rencontre toujours dans tous les grades un certain nombre d’hommes jeunes, et qui apportent à la guerre toute la première énergie du corps et de l’âme.

De plus, comme les hommes qui recherchent les honneurs militaires chez un peuple aristocratique ont une position assurée dans la société civile, ils attendent rare­ment que les approches de la vieillesse les surprennent dans l’armée. Après avoir consacré à la carrière des armes les plus vigoureuses années de leur jeunesse, ils se retirent d’eux-mêmes et vont user dans leurs foyers les restes de leur âge mûr.

Une longue paix ne remplit pas seulement les

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armées démocratiques de vieux officiers, elle donne encore a tous les officiers des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent peu propres à la guerre. Celui qui a longtemps vécu au milieu de l’atmosphère paisible et tiède des mœurs démocratiques se plie d’abord malaisément aux rudes travaux et aux austères devoirs que la guerre impose. S’il n’y perd pas abso­lument le goût des armes, il y prend du moins des façons de vivre qui l’empê­chent de vaincre.

Chez les peuples aristocratiques, la mollesse de la vie civile exerce moins d’influ­en­ce sur les mœurs militaires, parce que, chez ces peuples, c’est l’aristocratie qui conduit l’armée. Or, une aristocratie, quelque plongée qu’elle soit dans les délices, a toujours plusieurs autres passions que celles du bien-être, et elle fait volontiers le sacrifice momentané de son bien-être, pour mieux satisfaire ces passions-là.

J’ai montré comment, dans les armées démocratiques, en temps de paix, les lenteurs de l’avancement sont extrêmes. Les officiers supportent d’abord cet état de choses avec impatience ; ils s’agitent, s’inquiètent et se désespèrent ; mais, à la longue, la plupart d’entre eux se résignent. Ceux qui ont le plus d’ambition et de ressources sortent de l’armée ; les autres, proportionnant enfin leurs goûts et leurs désirs à la médiocrité de leur sort,

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finissent par considérer l’état militaire sous un aspect civil. Ce qu’ils en prisent le plus, c’est l’aisance et la stabilité qui l’accompagnent ; sur l’assu­rance de cette petite fortune, ils fondent toute l’image de leur avenir, et ils ne demandent qu’à pouvoir en jouir paisiblement. Ainsi, non seulement une longue paix remplit de vieux officiers les armées démocratiques, mais elle donne souvent des instincts de vieillards à ceux mêmes qui y sont encore dans la vigueur de l’âge.

J’ai fait voir également comment, chez les nations démocratiques, en temps de paix, la carrière militaire était peu honorée et mal suivie.

Cette défaveur publique est un poids très lourd qui pèse sur l’esprit de l’armée. Les âmes en sont comme pliées ; et, quand enfin la guerre arrive, elles ne sauraient repren­dre en un moment leur élasticité et leur vigueur.

Une semblable cause d’affaiblissement moral ne se rencontre point dans les armées aristocratiques. Les officiers ne s’y trouvent jamais abaissés à leurs propres yeux et à ceux de leurs semblables, parce que, indépendamment de leur grandeur militaire, ils sont grands par eux-mêmes.

L’influence de la paix se fit-elle sentir sur les deux armées de la même manière, les résultats seraient encore différents.

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Quand les officiers d’une armée aristocratique ont perdu l’esprit guerrier et le désir de s’élever par les armes, il leur reste encore un certain respect pour l’honneur de leur ordre, et une vieille habitude d’être les premiers et de donner l’exemple. Mais lorsque les officiers d’une armée démocratique n’ont plus l’amour de la guerre et l’ambition militaire, il ne reste rien.

Je pense donc qu’un peuple démocratique qui entreprend une guerre après une longue paix risque beaucoup plus qu’un autre d’être vaincu ; mais il ne doit pas se laisser aisément abattre par les revers, car les chances de son armée s’accroissent par la durée même de la guerre.

Lorsque la guerre, en se prolongeant, a enfin arraché tous les citoyens à leurs tra­vaux paisibles et fait échouer leurs petites entreprises, il arrive que les mêmes passions qui leur faisaient attacher tant de prix à la paix se tournent vers les armes. La guerre, après avoir détruit toutes les industries, devient elle-même la grande et unique industrie, et c’est vers elle seule que se dirigent alors de toutes parts les ardents et ambitieux désirs que l’égalité a fait naître. C’est pourquoi ces mêmes nations démo­cra­tiques qu’on a tant de peine à entraîner sur les champs de bataille y font quelque­fois des choses prodigieuses, quand on est enfin parvenu à leur mettre les armes à la main.

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A mesure que la guerre attire de plus en plus vers l’armée tous les regards, qu’on lui voit créer en peu de temps de grandes réputations et de grandes fortunes, l’élite de la nation prend la carrière des armes ; tous les esprits naturellement entreprenants, fiers et guerriers, que produit non plus seulement l’aristocratie, mais le pays entier, sont entraînés de ce côté.

Le nombre des concurrents aux honneurs militaires étant immense, et la guerre poussant rudement chacun à sa place, il finit toujours par se rencontrer de grands généraux. Une longue guerre produit sur une armée démocratique ce qu’une révolu­tion produit sur le peuple lui-même. Elle brise les règles et fait surgir tous les hommes extraordinaires. Les officiers dont l’âme et le corps ont vieilli dans la paix sont écar­tés, se retirent ou meurent. À leur place se presse une foule d’hommes jeunes que la guerre a déjà endurcis, et dont elle a étendu et enflammé les désirs, Ceux-ci veulent grandir à tout prix et grandir sans cesse ; après eux en viennent d’autres qui ont mêmes passions et mêmes désirs ; et, après ces autres-là, d’autres encore, sans trouver de limites que celles de l’armée. L’égalité permet à tous l’ambition, et la mort se charge de fournir à toutes les ambitions des chances. La mort ouvre sans cesse

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les rangs, vide les places, ferme la carrière et l’ouvre.

Il y a d’ailleurs, entre les mœurs militaires et les mœurs démocratiques, un rapport caché que la guerre découvre.

Les hommes des démocraties ont naturellement le désir passionné d’acquérir vite les biens qu’ils convoitent et d’en jouir aisément. La plupart d’entre eux adorent le hasard et craignent bien moins la mort que la peine. C’est dans cet esprit qu’ils mènent le commerce et l’industrie ; et ce même esprit, transporté par eux sur les champs de bataille, les porte à exposer volontiers leur vie pour s’assurer, en un mo­ment, les prix de la victoire. Il n’y a pas de grandeurs qui satisfassent plus l’imagina­tion d’un peuple démocratique que la grandeur militaire, grandeur brillante et sou­daine qu’on obtient sans travail, en ne risquant que sa vie.

Ainsi, tandis que l’intérêt et les goûts écartent de la guerre les citoyens d’une démocratie, les habitudes de leur âme les préparent à la bien faire ; ils deviennent aisé­ment de bons soldats, dès qu’on a pu les arracher à leurs affaires et à leur bien-être.

Si la paix est particulière ment nuisible aux armées démocratiques, la guerre leur assure donc des avantages que les autres armées n’ont jamais ;

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et ces avantages, bien que peu sensibles d’abord, ne peuvent manquer, à la longue, de leur donner la vic­toire.

Un peuple aristocratique qui, luttant contre une nation démocratique, ne réussit pas à la ruiner dès les premières campagnes, risque toujours beaucoup d’être vaincu par elle.

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CHAPITRE XXV.

De la discipline dans les armées démocratiques


C’est une opinion fort répandue, surtout parmi les peuples aristocratiques, que la grande égalité qui règne au sein des démocraties y rend à la longue le soldat indépendant de l’officier, et y détruit ainsi le lien de la discipline.

C’est une erreur. Il y a, en effet, deux espèces de discipline qu’il ne faut pas con­fondre.

Quand l’officier est le noble et le soldat le serf ; l’un le riche, et l’autre le pauvre ; que le premier est éclairé et fort, et le second ignorant et faible,

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il est facile d’établir entre ces deux hommes le lien le plus étroit d’obéissance. Le soldat est plié à la disci­pline militaire avant, pour ainsi dire, que d’entrer dans l’armée, ou plutôt la discipline militaire n’est qu’un perfectionnement de la servitude sociale. Dans les armées aris­tocratiques, le soldat arrive assez aisément à être comme insensible à toutes choses, excepté à l’ordre de ses chefs. Il agit sans penser, triomphe sans ardeur, et meurt sans se plaindre. En cet état, ce n’est plus un homme, mais c’est encore un animal très redoutable dressé à la guerre.

Il faut que les peuples démocratiques désespèrent d’obtenir jamais de leurs soldats cette obéissance aveugle, minutieuse, résignée et toujours égale, que les peuples aris­to­cratiques leur imposent sans peine. L’état de la société n’y prépare point : ils risqueraient de perdre leurs avantages naturels en voulant acquérir artificiellement ceux-là. Chez les peuples démocratiques, la discipline militaire ne doit pas essayer d’anéantir le libre essor des âmes ; elle ne peut aspirer qu’à le diriger ; l’obéissance qu’elle crée est moins exacte, mais plus impétueuse et plus intelligente. Sa racine est dans la volonté même de celui qui obéit ; elle ne s’appuie pas seulement sur son instinct, mais sur sa raison ; aussi se resserre-t-elle

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souvent d’elle-même à proportion que le péril la rend nécessaire. La discipline d’une armée aristocratique se relâche volontiers dans la guerre, parce que cette discipline se fonde sur les habitudes, et que la guerre trouble ces habitudes. La discipline d’une armée démocratique se raffermit, au contraire, devant l’ennemi, parce que chaque soldat voit alors très clairement qu’il faut se taire et obéir pour pouvoir vaincre.

Les peuples qui ont fait les choses les plus considérables par la guerre n’ont point connu d’autre discipline que celle dont je parle. Chez les Anciens, on ne recevait dans les armées que des hommes libres et des citoyens, lesquels différaient peu les uns des autres et étaient accoutumés à se traiter en égaux. Dans ce sens, on peut dire que les armées de l’Antiquité étaient démocratiques, bien qu’elles sortissent du sein de l’aristocratie ; aussi régnait-il dans ces armées une sorte de confraternité familière entre l’officier et le soldat. On s’en convainc en lisant la Vie des grands capitaines de Plutarque. Les soldats y parlent sans cesse et fort librement à leurs généraux, et ceux-ci écoutent volontiers les discours de leurs soldats, et y répondent. C’est par des paro­les et des exemples, bien plus que par la contrainte et les châtiments, qu’ils les conduisent. On dirait des compagnons autant que des chefs.

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Je ne sais si les soldats grecs et romains ont jamais perfectionné au même point que les Russes les petits détails de la discipline militaire ; mais cela n’a pas empêché Alexandre de con­quérir l’Asie, et Rome le monde.

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CHAPITRE XXVI.

Quelques considérations sur la guerre dans les sociétés démocratiques


Lorsque le principe de l’égalité ne se développe pas seulement chez une nation, mais en même temps chez plusieurs peuples voisins, ainsi que cela se voit de nos jours en Europe, les hommes qui habitent ces pays divers, malgré la disparité des langues, des usages et des lois, se ressemblent toutefois en ce point qu’ils redou­tent également la guerre et conçoivent pour la paix un même amour[9]. En vain l’ambition ou la colère arme les

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princes, une sorte d’apathie et de bienveillance uni­ver­selle les apaise en dépit d’eux-mêmes et leur fait tomber l’épée des mains : les guerres devien­nent plus rares.

À mesure que l’égalité, se développant à la fois dans plusieurs pays, y pousse si­mul­ta­nément vers l’industrie et le commerce les hommes qui les habitent, non seule­ment leurs goûts se ressemblent, mais leurs intérêts se mêlent et s’enchevêtrent, de telle sorte qu’aucune nation ne peut infliger aux autres des maux qui ne retombent pas sur elle-même, et que toutes finissent par considérer la guerre comme une calamité presque aussi grande pour le vainqueur que pour le vaincu.

Ainsi, d’un côté, il est très difficile, dans les siècles démocratiques, d’entraîner les peuples à se combattre ; mais, d’une autre part, il est presque impossible que deux d’entre eux se fassent isolément la guerre. Les intérêts de tous sont si enlacés, leurs opinions et leurs besoins si semblables, qu’aucun ne saurait se tenir en repos quand les autres s’agitent. Les guerres deviennent donc plus rares ; mais lorsqu’elles naissent, elles ont un champ plus vaste.

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Des peuples démocratiques qui s’avoisinent ne deviennent pas seulement sembla­bles sur quelques points, ainsi que je viens de le dire ; ils finissent par se ressembler sur presque tous[10].

Or, cette similitude des peuples a, quant à

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la guerre, des consé­quen­ces très importantes.

Lorsque je me demande pourquoi la confédération helvétique du XV, siècle faisait trembler les plus grandes et les plus puissantes nations de l’Europe, tandis que, de nos jours, son pouvoir est en rapport exact avec sa population, je trouve que les Suisses sont devenus semblables à tous les hommes qui les environnent, et ceux-ci aux Suisses ; de telle sorte que, le nombre seul faisant entre eux la différence, aux plus gros bataillons appartient nécessairement la victoire. L’un des résultats de la révolu­tion démocratique qui s’opère en Europe, est donc de faire prévaloir, sur tous les champs de bataille, la force numérique, et de contraindre toutes les petites nations à s’incorporer aux grandes, ou du moins à entrer dans la politique de ces dernières.

La raison déterminante de la victoire étant le nombre, il en résulte que chaque peu­ple doit tendre de tous ses efforts à amener le plus d’hommes possible sur le champ de bataille.

Quand on pouvait enrôler sous les drapeaux une espèce de troupes supérieure à toutes les autres, comme l’infanterie suisse ou la chevalerie française du XVIe siècle, on n’estimait pas avoir besoin de lever de très grosses armées ; mais il n’en est plus ainsi quand tous les soldats se valent.

La même cause qui fait naître ce nouveau

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besoin fournit aussi les moyens de le satisfaire. Car, ainsi que je l’ai dit, quand tous les hommes sont semblables, ils sont tous faibles. Le pouvoir social est naturellement beaucoup plus fort chez les peuples démocratiques que partout ailleurs. Ces peuples, en même temps qu’ils sentent le désir d’appeler toute leur population virile sous les armes, ont donc la faculté de l’y réunir : ce qui fait que, dans les siècles d’égalité, les armées semblent croître à mesure que l’esprit militaire s’éteint.

Dans les mêmes siècles, la manière de faire la guerre change aussi par les mêmes causes.

Machiavel dit dans son livre du Prince « qu’il est bien plus difficile de subjuguer un peuple qui a pour chefs un prince et des barons, qu’une nation qui est conduite par un prince et des esclaves ». Mettons, pour n’offenser personne, des fonction­naires publics au lieu d’esclaves, et nous aurons une grande vérité, fort applicable à notre sujet.

Il est très difficile à un grand peuple aristocratique de conquérir ses voisins et d’être conquis par eux. Il ne saurait les conquérir, parce qu’il ne peut jamais réunir toutes ses forces et les tenir longtemps ensemble ; et il ne peut erre conquis, parce que l’ennemi trouve partout de petits foyers de résistance qui l’arrêtent. Je comparerai la guerre dans un pays aristocratique à la guerre dans un

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pays de montagnes : les vaincus trouvent à chaque instant l’occasion de se rallier dans de nouvelles positions et d’y tenir ferme.

Le contraire précisément se fait voir chez les nations démocratiques.

Celles-ci amènent aisément toutes leurs forces disponibles sur le champ de bataille, et, quand la nation est riche et nombreuse, elle devient aisément conquérante ; mais, une fois qu’on l’a vaincue et qu’on pénètre sur son territoire, il lui reste peu de ressources, et, si l’on vient jusqu’à s’emparer de sa capitale, la nation est perdue. Cela s’explique très bien : chaque citoyen étant individuellement très isolé et très faible, nul ne peut ni se défendre soi-même, ni présenter à d’autres un point d’appui. Il n’y a de fort dans un pays démocratique que l’État ; la force militaire de l’État étant détruite par la destruction de son armée, et son pouvoir civil paralysé par la prise de sa capitale, le reste ne forme plus qu’une multitude sans règle et sans force qui ne peut lutter contre la puissance organisée qui l’attaque ; je sais qu’on peut rendre le péril moindre en créant des libertés et, par conséquent, des existences provinciales, mais ce remède sera toujours insuffisant.

Non seulement la population ne pourra plus alors continuer la guerre, mais il est à craindre qu’elle ne veuille pas le tenter.

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D’après le droit des gens adopté par les nations civilisées, les guerres n’ont pas pour but de s’approprier les biens des particuliers, mais seulement de s’emparer du pouvoir politique. On ne détruit la propriété privée que par occasion et pour atteindre le second objet.

Lorsqu’une nation aristocratique est envahie après la défaite de son armée, les nobles, quoiqu’ils soient en même temps les riches, aiment mieux continuer individu­ellement à se défendre que de se soumettre ; car, si le vainqueur restait maître du pays, il leur enlèverait leur pouvoir politique, auquel ils tiennent plus encore qu’à leurs biens : ils préfèrent donc les combats à la conquête, qui est pour eux le plus grand des malheurs, et ils entraînent aisément avec eux le peuple, parce que le peuple a con­tracté le long usage de les suivre et de leur obéir, et n’a d’ailleurs presque rien à risquer dans la guerre.

Chez une nation où règne l’égalité des conditions, chaque citoyen ne prend, au contraire, qu’une petite part au pouvoir politique, et souvent n’y prend point de part ; d’un autre côté, tous sont indépendants et ont des biens à perdre ; de telle sorte qu’on y craint bien moins la conquête et bien plus la guerre que chez un peuple aristocratique. Il sera toujours très difficile de déterminer une population démocratique à prendre les armes

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quand la guerre sera portée sur son territoire. C’est pourquoi il est nécessaire de donner à ces peuples des droits et un esprit politique qui suggère à chaque citoyen quelques-uns des intérêts qui font agir les nobles dans les aristo­craties.

Il faut bien que les princes et les autres chefs des nations démocratiques se le rappellent : il n’y a que la passion et l’habitude de la liberté qui puissent lutter avec avantage contre l’habitude et la passion du bien-être. Je n’imagine rien de mieux pré­pa­ré, en cas de revers, pour la conquête, qu’un peuple démocratique qui n’a pas d’institutions libres.

On entrait jadis en campagne avec peu de soldats ; on livrait de petits combats et l’on faisait de longs sièges. Maintenant, on livre de grandes batailles, et dès qu’on peut marcher librement devant soi, on court sur la capitale, afin de terminer la guerre d’un seul coup.

Napoléon a inventé, dit-on, ce nouveau système. Il ne dépendait pas d’un homme, quel qu’il fût, d’en créer un semblable. La manière dont Napoléon a fait la guerre lui a été suggérée par l’état de la société de son temps, et elle lui a réussi parce qu’elle était merveilleusement appropriée à cet état et qu’il la mettait pour la première fois en usage. Napoléon est le premier qui

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ait parcouru à la tête d’une armée le chemin de toutes les capitales. Mais c’est la ruine de la société féodale qui lui avait ouvert cette route. Il est permis de croire que, si cet homme extraordinaire fût né il y a trois cents ans, il n’eût pas retiré les mêmes fruits de sa méthode, ou plutôt il aurait eu une autre méthode.

Je n’ajouterai plus qu’un mot relatif aux guerres civiles, car je crains de fatiguer la patience du lecteur.

La plupart des choses que j’ai dites à propos des guerres étrangères s’applique à plus forte raison aux guerres civiles. Les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’ont pas naturellement l’esprit militaire : ils le prennent quelquefois lorsqu’on les a entraînés malgré eux sur les champs de bataille ; mais se lever en masse de soi-même et s’exposer volontairement aux misères de la guerre et surtout que la guerre civile entraîne, c’est un parti auquel l’homme des démocraties ne se résout point. Il n’y a que les citoyens les plus aventureux qui consen­tent à se jeter dans un semblable hasard ; la masse de la population demeure immobile.

Alors même qu’elle voudrait agir, elle n’y parviendrait pas aisément ; car elle ne trouve pas dans son sein d’influences anciennes et bien établies auxquelles elle veuille se soumettre, point de chefs

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déjà connus pour ras­sembler les mécontents, les régler et les conduire ; point de pouvoirs politiques placés au-dessous du pouvoir national, et qui viennent appuyer efficacement la résistance qu’on lui oppose.

Dans les contrées démocratiques, la puissance morale de la majorité est immense, et les forces matérielle dont elle dispose hors de proportion avec celles qu’il est d’abord possible de réunir contre elle. Le parti qui est assis sur le siège de la majorité, qui parle en son nom et emploie son pouvoir, triomphe donc, en un moment et sans peine, de toutes les résistances particulières. Il ne leur laisse pas même le temps de naître ; il en écrase le germe.

Ceux qui, chez ces peuples, veulent faire une révolution par les armes, n’ont donc d’autres ressources que de s’emparer à l’improviste de la machine toute montée du gouvernement, ce qui peut s’exécuter par un coup de main plutôt que par une guerre ; car, du moment où il y a guerre en règle, le parti qui représente l’État est presque toujours sur de vaincre.

Le seul cas où une guerre civile pourrait naître serait celui où, l’armée se divisant, une portion lèverait l’étendard de la révolte et l’autre resterait fidèle. Une armée forme une petite société fort étroitement liée et très vivace, qui est en état de se suffire quel­que temps à elle-même. La guerre

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pourrait être sanglante ; mais elle ne serait pas longue ; car, ou l’armée révoltée attirerait à elle le gouvernement par la seule démons­tration de ses forces ou par sa première victoire, et la guerre serait finie ; ou bien la lutte s’engagerait, et la portion de l’armée qui ne s’appuierait pas sur la puissance organisée de l’État ne tarderait pas à se disperser d’elle-même ou à être détruite.

On peut donc admettre, comme vérité générale, que dans les siècles d’égalité, les guerres civiles deviendront beaucoup plus rares et plus courtes[11].

  1. Pour sentir l’à-propos de cette dernière plaisanterie, il faut se rappeler que Mme de Grignan était gouvernante de Provence.
  2. Si l’on vient à examiner de près et dans le détail les opinions principales qui dirigent ces hommes, l’analogie paraît plus frappante encore, et l’on s’étonne de retrouver parmi eux, aussi bien que parmi les membres les plus altiers d’une hiérarchie féodale, l’orgueil de la naissance, le respect pour les aïeux et les descendants, le mépris de l’inférieur, la crainte du contact, le goût de l’étiquette, des traditions et de l’Antiquité.
  3. Les Américains n’ont point encore imaginé cependant, comme nous l’avons fait en France, d’enle­ver aux pères l’un des principaux éléments de la puissance, en leur ôtant leur liberté de disposer après la mort de leurs biens. Aux États-Unis, la faculté de tester est illimitée. En cela comme dans presque tout le reste, il est facile de remarquer que, si la lé­gis­lation politique des Américains est beaucoup plus démocratique que la nôtre, nôtre législation civile est infiniment plus démocratique que la leur. Cela se conçoit sans peine. Notre législation civile a eu pour auteur un homme qui voyait son intérêt à satisfaire les passions démocratiques de ses contemporains dans tout ce qui n’était pas directement et immédia­tement hostile à son pouvoir. Il permettait volontiers que quel­ques principes populaires régissent les biens et gouvernassent les familles, pourvu qu’on ne prétendît pas les introduire dans la direc­tion de l’État. Tandis que le torrent démocratique déborderait sur les lois civiles, il espérait se tenir aisément à l’abri derrière les lois politiques. Cette vue est à la fois pleine d’habileté et d’égoïsme ; mais un pareil compromis ne pouvait être durable. Car, à la longue, la société politique ne saurait manquer de devenir l’expression et l’image de la société civile ; et c’est dans ce sens qu’on peut dire qu’il n’y a rien de plus politique chez un peuple que la législation civile.
  4. Il est aisé de se convaincre de cette vérité en étudiant les différentes littératures de I’Europe. Lorsqu’un Européen veut retracer dans ses fictions quelques-unes des grandes catastrophes qui se font voir i souvent parmi nous au sein du mariage, il a soin d’exciter d’avance la pitié du lecteur en lui montrant des êtres mal assortis ou contraints. Quoique une longue tolérance ait depuis longtemps relâché nos mœurs, il parviendrait difficilement à nous intéresser aux malheurs de ces personnages S’il ne commençait par faire excuser leur faute. Cet artifice ne manque guère de réussir. Le spectacle journalier dont nous sommes témoins nous prépare de loin à l’indulgence. Les écrivains américains ne sauraient rendre aux yeux de leurs lecteurs de pareilles excuses vraisemblables ; leurs usages, leurs lois, s’y refusent et, désespérant de rendre le désordre aimable, ils ne le peignent point. C’est, en partie, à cette cause qu’il faut attribuer le petit nombre de romans qui se publient aux États-Unis.
  5. Le mot patrie lui-même ne se rencontre dans les auteurs français qu’à partir du XVI, siècle.
  6. Je parle ici des Américains qui habitent les pays où l’esclavage n’existe pas. Ce ont les seuls qui puissent présenter l’image complète d’une société démocratique.
  7. Si je recherche quel est l’état de société le plus favorable aux grandes révolutions de l’intelligence, je trouve qu’il se rencontre quelque part entre l’égalité complète de tous les citoyens et la sépa­ration absolue des classes. Sous le régime des castes, les générations se succèdent sans que les hommes changent de place ; les uns n’attendent rien de plus, et les autres n’espèrent rien de mieux. L’imagination s’endort au milieu de ce silence et de cette immobilité universelle, et l’idée même du mouvement ne s’offre plus à l’esprit humain. Quand les classes ont été abolies et que les conditions sont devenues presque égales, tous les hommes s’agitent sans cesse, mais chacun d’eux est isolé, indépendant et faible. Ce dernier état diffère prodigieusement du premier ; cependant, il-lui est analogue en un point. Les grandes révolutions de J’esprit humain y sont fort rares. Mais, entre ces deux extrémités de l’histoire des peuples, se rencontre un âge intermédiaire, époque glorieuse et troublée, où les conditions ne sont pas assez fixes pour que l’intelligence som­meille, et où elles sont assez inégales pour que les hommes exercent un très grand pouvoir sur l’esprit les uns des autres, et que quelques-uns puissent modifier les croyances de tous. C’est alors que les puissant, réformateurs s’élèvent, et que de nouvelles idées changent tout à coup la face du monde.
  8. La position de l’officier est, en effet, bien plus assurée chez les peuples démocratiques que chez les autres. Moins l’officier est par lui-même, plus le grade a comparativement de prix, et plus le législateur trouve juste et nécessaire d’en assurer la jouissance.
  9. La crainte que les peuples européens montrent de la guerre ne tient pas seulement au progrès qu’a fait chez eux l’égalité ; je n’ai pas besoin, je pense, de le faire remarquer au lecteur. Indépendamment de cette cause permanente, il y en a plusieurs accidentelles qui sont très puissantes. Je citerai, avant toutes les autres, la lassitude extrême que les guerres de la Révolution et de l’Empire ont laissée.
  10. Cela ne vient pas uniquement de ce que ces peuples ont le même état social, mais de ce que ce même état social est tel qu’il porte naturellement les hommes à s’imiter et à se confondre. Lorsque les citoyens sont divisés en castes et en classes , non seulement ils diffèrent les uns des autres, mais ils n’ont ni le goût ni le désir de se ressembler ; chacun cherche, au contraire, de plus en plus, à garder intactes ses opinions et ses habitudes propres et à rester soi. L’esprit d’individualité est très vivace. Quand un peuple a un État social démocratique, c’est-à-dire qu’il n’existe plus dans son sein de castes ni de classes, et que tous les citoyens y sont à peu près égaux en lumières et en biens, l’esprit humain chemine en sens contraire. Les hommes se ressemblent, et de plus ils souffrent, en quelque sorte, de ne pas se ressembler. Loin de vouloir conserver ce qui peut encore singulariser chacun d’eux, ils ne demandent qu’à le perdre pour se confondre dans la masse commune, qui seule représente à leurs yeux le droit et la force. L’esprit d’individualité est presque détruit. Dans les temps d’aristocratie, ceux mêmes qui sont naturellement pareils aspirent à créer entre eux des différences imaginaires. Dans les temps de démocratie, ceux mêmes qui naturellement ne se ressemblent pas ne demandent qu’à devenir semblables et se copient, tant l’esprit de chaque homme est toujours entraîné dans le mouvement général de l’humanité. Quelque chose de semblable se fait également remarquer de peuple à peuples. Deux peuples auraient le même état social aristocratique, qu’ils pourraient rester fort distincts et très différents, parce que l’esprit de l’aristocratie est de s’individualiser. Mais deux peuples voisins ne sauraient avoir un même état social démocratique, sans adopter aussitôt des opinions et des mœurs sembla­bles, parce que l’esprit de démocratie fait tendre les hommes à s’assimiler.
  11. Il est bien entendu que je parle ici des nations démocratiques uniques et non point des nations démocratiques confédérées. Dans les confédérations, le pouvoir prépondérant résidant toujours, malgré les fictions, dans les gouvernements d’État et non dans le gouvernement fédéral, les guerres civiles ne sont que des guerres étrangères déguisées.