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De la polémique et des théories anti-constitutionnelles
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 1110-1127).

DE LA


POLEMIQUE ET DES THEORIES


ANTI-CONSTITUTIONNELLES.




I. De la France, de son génie et de ses destinées, par M. Henri Martin.

II. La Démocratie au XIXe siècle, par M. Calixte Bernal.
III. La Présidence du conseil de M. Guizot et la majorité de 1847, par un homme d’état.

IV. Du Peuple depuis Moïse jusqu’à Louis-Philippe, par M. Auguste Barbet.




Le gouvernement représentatif en France est né d’hier, et déjà il ne manque pas de gens qui déclarent au nom de l’expérience qu’il n’est qu’une machine impuissante, une trêve menteuse et stérile. Ces attaques tantôt éclatent comme une protestation bruyante et font scandale, tantôt circulent comme une sourde rumeur et se donnent comme la découverte et le dernier mot de la sagesse des habiles. Les peuples ont, comme les individus, leurs momens d’ennui, leurs jours de dégoûts, et alors on les voit parler avec dédain de ce qui leur a coûté les plus grands efforts et causé les plus vives joies au jour de la réussite. Il ne faut pas prendre au grand sérieux ces désespoirs, qui parfois durent une heure. Outre les désenchantemens trop réels dont ils témoignent, il faut bien y faire entrer aussi pour une bonne part et cette inquiétude, source éternelle de mécontentement, de désordre et de progrès, et cette espèce d’orgueil, caché souvent au fond de l’ennui, qui trouve une secrète et hautaine satisfaction à traiter comme une illusion de plus, comme un mensonge à ajouter à tous les mensonges, ce qui a paru long-temps le bien idéal. On ne saurait manier toutefois trop délicatement ces maladies de l’opinion, tout imaginaires qu’on les suppose ; elles s’irritent également et par un excès d’attention et par un excès de dédain. Le plus sûr moyen de leur donner de l’importance, c’est de les flatter ou de les braver. La tâche du médecin, c’est-à-dire en ce cas de l’homme d’état ou de l’écrivain politique, se borne à examiner si ce malade, qui ne se donne pas un jour à vivre, n’est qu’un esprit frappé, inquiet sans raison, et, pour ainsi dire, à plaisir, ou s’il ne fait que s’exagérer une affection réelle, au moins dans son germe. A Dieu ne plaise que j’entende dire par là que nous en soyons à ce point où l’on considère son mal comme incurable ! Non, telle n’est pas fort heureusement notre situation. Les faiseurs d’oraison funèbre sont en très notable minorité devant l’opinion, et ce qui est de nature à raffermir les timides, c’est que le plus grand nombre de ces médisans, qui exhalent tant de mauvaise humeur contre le gouvernement constitutionnel, sont peut-être dans son propre camp gens qui, pour avoir vu de près quelques-uns de ses inconvéniens, ou pour n’avoir pas recueilli tout le fruit personnel qu’ils se croyaient en droit d’en attendre, trouvent doux et commode de déclamer contre un régime auquel ils se rattacheraient de toute l’énergie de leurs convictions véritables au jour des révolutions. Ne négligeons pas des symptômes assez fréquens, peut-être assez vifs, mais gardons-nous de les croire plus décisifs, plus généraux qu’ils ne sont.

Nous ne nous proposons pas d’expliquer cette situation d’esprit ; nous ne cherchons pas le mot de ces inquiétudes récentes qui font remonter tous les abus, tous les vices, même ceux de la nature humaine, au gouvernement représentatif comme à leur source. Faut-il en accuser ceux qui gouvernent ? Faut-il s’en prendre à la mobilité de l’opinion publique ? Est-ce une démangeaison d’innover sans fin, selon le mot de Bossuet ? Est-ce l’effet d’un légitime besoin de réformes qui réagit contre les échecs qu’il éprouve ? Thèse pratique d’un intérêt actuel incontestable, auquel on ne peut demeurer indifférent, mais que nous écartons, jaloux de ne voir que les principes qu’on cherche à engager, selon nous bien à tort, dans la discussion présente. Nous ne voulons que constater un fait et en chercher, en apprécier la manifestation dans les expressions les plus sérieuses de la pensée publique, dans les livres. Or, à ce point de vue, ce qui n’est pas douteux, c’est que nous soyons dans un de ces temps d’arrêt où, faute d’actions d’éclat qui nous remuent, d’activité qui nous satisfasse ou nous agite, plusieurs de ceux qui trouvent que les choses vont trop lentement ou vont mal s’en prennent à la fois et à l’opposition constitutionnelle, qui, selon eux, ne sait pas voir les vrais problèmes, et au gouvernement, qui ne veut pas les aborder. Faisant donc passer l’attaque par-dessus la tête du gouvernement et de l’opposition, ils en veulent à la constitution même, ils cherchent le vice d’une situation difficile dans un mécanisme gouvernemental trop relâché, disent-ils, pour fonctionner avec suite et vigueur sous la main du pouvoir, trop plein d’entraves pour donner assez de jeu aux mouvemens de la liberté. Ainsi, unissant leurs forces, parfois même confondant leurs rangs, les amis de l’absolutisme, soit qu’ils invoquent le roi, soit qu’ils invoquent l’état, et ceux qui se plaignent que la part est mesurée d’une façon inique à la liberté, aux droits populaires, s’entendent pour battre en brèche l’édifice représentatif. Ils le critiquent comme faible et irrégulier, comme mesquin et étroit, et ils demandent d’autres remèdes que les remèdes constitutionnels, d’autres combinaisons que les combinaisons légales. De là quelques écrits récens, échos des conversations du salon ou des plaintes de l’atelier, produits des souvenirs de la polémique quotidienne ou élucubrations de la rêverie solitaire, rêves du passé ou de l’avenir, en tout livres de circonstance, quoiqu’ils affichent des prétentions plus hautes, qui, jetés au milieu des tempêtes politiques, n’eussent éveillé aucun écho, mais qui, tombant sur le flot silencieux, font assez de bruit pour être remarqués par le passant que rien ne distrait alentour. Comme retentissement des rumeurs de la place publique ou de ce qui se dit tout bas et quelquefois tout haut dans certains cercles, ces livres méritent l’examen. La bourgeoisie si attaquée ne doit pas se laisser jeter à la face le mot de Camille Desmoulins : « Brûler n’est pas répondre. » Elle aurait mauvaise grace, elle sortie de la discussion et née d’une lutte contre la force, à se servir de cette dernière raison des pouvoirs établis. Dans un temps d’ailleurs où l’examen des erreurs est non-seulement un droit, mais un devoir de citoyen, il serait à craindre que le silence ne fût pris trop aisément ou pour de l’approbation, ou pour l’impuissance de trouver une réplique qui vaille. C’est là une pensée, en ce qui concerne le régime représentatif, que ceux qui ont quelque souci de la vérité politique ne doivent pas laisser s’accréditer.

Ce qui distingue ces productions, c’est l’uniformité des critiques adressées au gouvernement constitutionnel. Nous voudrions montrer qu’elle ne prouve rien contre ce régime. Si quelque chose, au contraire, est de nature à rassurer, c’est la perpétuité même de ces attaques, qui, toujours répétées, n’ont empêché le régime représentatif ni de s’établir, ni de s’implanter chaque jour davantage dans les esprits et dans les mœurs. Chose digne de remarque, les adversaires de cette forme de gouvernement tournent identiquement dans le même cercle d’idées et de négations ; leurs critiques consistent toutes à relever, au nom de la logique, tous les abus possibles, toutes les inégalités du mélange des pouvoirs, à en exagérer les défauts réels, et à jeter un voile sur les excès des pouvoirs absolus ou des pures démocraties. Ainsi, ayant deux poids et deux mesures, ils se montrent fort indignés de toutes les imperfections que le mécanisme constitutionnel peut révéler ; ils ferment complètement les yeux sur les vices, les excès, les crimes des monarchies ou des républiques. Leur tactique ordinaire, surtout quand ils partent de l’idée du droit, est l’emploi exclusif du raisonnement, qui, on ne le sait que trop, est loin d’être toujours d’accord avec la réalité et la nature humaine. C’est au nom d’un principe simple qu’ils jugent le gouvernement représentatif, c’est-à-dire une œuvre de conciliation entre des principes divers, et, à ce point de vue purement théorique, il ne leur est pas difficile de relever les difficultés de l’accord et de les convertir en impossibilités absolues : polémique commode qui, pour son compte, néglige et nie l’expérience, se réserve l’idéal, et ne fait entrer la réalité dans ses calculs que contre ses adversaires. C’est là du moins le procédé constant des théories radicales. Quant aux théories absolutistes, comme elles sont généralement fondées sur le mépris de la nature humaine, elles font ordinairement moins de façons. Le gouvernement constitutionnel admet des tempéramens au pouvoir, lui donne pour origine le droit et l’élection. Ces théories, au contraire, ne reconnaissent que la nécessité, l’empire du fait, et un pouvoir tempéré n’est à leurs yeux qu’un pouvoir énervé et destiné à périr dans les convulsions de l’anarchie. Tels sont les vieux erremens que suit la polémique hostile au gouvernement représentatif, sur ce point comme sur bien d’autres. Pour se faire une juste idée de l’uniformité des attaques dont il a été l’objet, il suffit de mettre en regard de la polémique contemporaine quelques-unes des principales critiques antérieures. Reproches et apologies, tout cela n’a guère changé. Sauf les noms propres et les dates, et sous la réserve de quelques modifications qui tiennent plus à la forme qu’au fond, souvent vous croiriez lire la brochure d’hier.

Destinée singulière et glorieuse ! Le gouvernement représentatif a été discuté, soutenu, nié bien avant qu’il fût question de le faire passer du domaine de la spéculation dans l’ordre des réalités sociales ; il a des apologistes et des détracteurs qui datent de deux mille ans. Entre le gouvernement direct des masses et le despotisme monarchique, dont la Grèce et l’Orient lui présentaient le double spectacle, le génie profond et réservé d’Aristote cherche sa voie, et, avec une netteté, une abondance de détails, un souci de la pratique, une entente du mécanisme politique, dont on reste étonné, il indique au législateur comme un idéal de modération et de force, de progrès et de stabilité, le gouvernement de la classe moyenne, l’élection confiée à la capacité et non au nombre, enfin le mélange harmonieux des trois pouvoirs. Toutefois ce qu’il faut remarquer ici, c’est que l’auteur de la Politique n’est si ferme et si explicite dans ses théories de juste-milieu que par opposition à l’utopie de la République, où Platon, moitié par exagération philosophique du principe de l’unité, moitié par réaction contre les abus du pouvoir populaire, incline visiblement à l’aristocratie, et attribue le gouvernement du monde aux lumières concentrées dans un petit nombre de mains. Malgré les concessions du livre des Lois, où Platon va jusqu’à proposer un mélange de monarchie, d’aristocratie et de démocratie, et semble ainsi se déclarer le partisan des gouvernemens équilibrés, au fond l’idéal politique de Platon est l’aristocratie, non telle qu’elle existait sous ses yeux, mais une aristocratie constituée par le droit divin de la science et de la vertu. Ses magistrats philosophes ressemblent fort à des prêtres, et le souvenir de l’Orient savant et immobile se mêle dans l’esprit du sublime penseur à la déduction abstraite qui lui fait tout tirer d’un certain idéal d’unité et de justice, qui n’est ni la vraie unité politique, ni la vraie justice sociale. Ce que disent les modernes fauteurs du despotisme allié aux idées socialistes, Platon le pressent, l’exprime avec la plus grande énergie. L’individualisme n’a pas d’ennemi plus déclaré ni de critique plus éloquent. Il le combat avec une sorte de passion, et revient sans cesse à la charge. On n’a rien dit de plus fort contre les vices de la démocratie, le manque de stabilité, la jalousie, l’esprit de nivellement. Il a des pages sur les révolutions, que l’on croirait écrites par De Maistre ; il en a d’autres qui, en attribuant à un pouvoir un et fort l’organisation de la société sur le plan de l’égalité et de la communauté, semblent prêter des armes à des théoriciens de nos jours plus nombreux et plus menaçans que les défenseurs de la théocratie et de la royauté absolue.

Sans faire remonter cependant aux deux illustres penseurs de la Grèce la lutte de ces deux grands principes, une démocratie moyenne et tempérée, un pouvoir absolu monarchique ou aristocratique qui gouverne les hommes du même droit que la tête commande aux instincts et aux appétits, nous trouvons dans les trois derniers siècles, parmi les publicistes français, en face d’un parti qui appelle de ses vœux un pouvoir équilibré, où chaque élément politique trouve sa place sous le contrôle de la classe intermédiaire, d’autres esprits qui attaquent cette combinaison politique comme un excès de l’esprit révolutionnaire, ou comme une concession à la tyrannie. Ainsi, tandis que les écrivains protestans, François Hotman et Hubert Languet, partant du libre examen et les yeux fixés sur les progrès du tiers-état et sur la constitution anglaise, n’admettent le pouvoir monarchique que sous l’expresse condition qu’il soit surveillé et contenu par la bourgeoisie, et, traitant les masses avec assez de dédain, concluent pour la souveraineté des estats et des cameræ ordinariæ, tandis que les Discours politiques des diverses puissances proclament seule louable « la domination composée de royauté et des meilleurs et plus suffisans, et toute autre espèce de civile administration malheureuse et inutile à la constitution d’un état politique, » la réponse à ces témérités ne se fait pas attendre : elle raille ces rêveurs, ces esprits chimériques et désordonnés qui ont conçu le singulier dessein de « composer une république meslée des trois ! » Celui qui tient ce langage, c’est l’apologiste de la monarchie pure, l’adversaire déclaré de la constitution d’Angleterre, c’est Jean Bodin dans ses six livres de la République. On trouve là déjà marquées d’un trait ferme et ironique quelques-unes des prétendues antinomies relevées par la polémique royaliste ou républicaine entre les trois pouvoirs que le gouvernement constitutionnel se propose d’unir et de faire aller de concert.

Les critiques vont se formuler plus nettement. A peu de distance l’un de l’autre, un pieux archevêque de Louis XIV, un abbé libertin de la régence, expriment leur opinion au ’sujet du gouvernement représentatif. A peine Fénelon a-t-il écrit ses Mémoires sur la succession d’Espagne, sa Lettre à Louis XIV, ses notes sur un Plan de gouvernement pour le dauphin, où il réclame l’établissement d’états-généraux et l’élection libre, à peine a-t-il donné ses derniers avis et fait ses derniers adieux à l’antique monarchie, « cette vieille machine délabrée qui va encore de l’ancien branle qu’on lui a donné et qui achèvera de se briser au premier choc, » il meurt, et à Fénelon succède Dubois, comme le régent à Louis XIV. L’abbé Dubois eut hâte d’écrire aussi sa supplique, mais ce fut contre le gouvernement représentatif. Il ne fut ni moins attristé, ni moins inquiet, ni moins prophète : seulement, il ne s’apitoya que sur les abus, dont il prévit la ruine avec désespoir. Autant Fénelon avait mis de passion à appeler le remède, autant Dubois en mit à le combattre. Dubois haïssait d’instinct le régime constitutionnel ; il sentait qu’il s’y fût trouvé mal à l’aise, et il en parlait, non pas seulement avec ombrage, mais avec horreur. On peut en juger par ce passage de sa lettre au régent : « Ah ! monseigneur, ce n’est pas sans raison que les rois de France sont parvenus à éviter les assemblées connues sous le nom d’états-généraux ! L’idée qu’un roi tient de ses sujets tout ce qu’il est et tout ce qu’il posséde, l’appareil des députés du peuple, la permission de parler devant le roi et de lui présenter des cahiers de doléances, ont je ne sais quoi de triste qu’un grand prince doit toujours éloigner de sa présence… Quelle source de désespoir futur pour votre altesse royale, si elle changeait la forme du plus puissant royaume, si elle associait des sujets à la royauté, si elle établissait en France le régime de l’Angleterre !… » Et Dubois puisait ses argumens comme ses terreurs à la même source que les modernes défenseurs du despotisme monarchique, que les récens adversaires du droit des assemblées. C’est la partie la plus remarquable et à quelques égards la plus sagace et la plus pénétrante de son plaidoyer anti-constitutionnel. Il ne tarit pas sur ses inquiétudes. On croirait entendre un ultra-royaliste d’avant 1830, moins la circonstance atténuante du fanatisme politique et religieux. Quels moyens, demande-t-il au régent, quels moyens de s’opposer aux entreprises d’une assemblée nationale qui résisterait aux volontés royales ? Le monarque pourrait-il dire à la nation, comme au parlement : Vous n’êtes pas la nation ? Ces parlemens, on les exile ; on n’exile pas tout un peuple. Si l’assemblée refuse les impôts, que faire ? Le pouvoir reste désarmé, le gouvernement royal est sans force. Les troupes ? On se fait obéir avec elles d’un parlement factieux ; mais quelles troupes marcheront contre une nation légalement constituée ? Et s’il plaît à cette assemblée de détrôner le roi, qui l’en empêchera ? de le bannir, qui l’en empêchera ? de le tuer, comme les Anglais pour Charles 1er, qui l’en empêchera ? « Ah ! monseigneur, que votre bon esprit éloigne de la France le projet dangereux de faire des Français un peuple anglais ! » Cette crainte de la prérogative des assemblées, ce reproche d’imitation de l’Angleterre, ne sont-ce pas là les argumens de tous les ennemis actuels du gouvernement constitutionnel ? Ils sont tous, à ce double égard, qu’ils le sachent ou qu’ils l’ignorent, les continuateurs de Dubois.

A mesure que l’on avance, les attaques sont plus claires et plus explicites en même temps que les apologies plus vives et plus pratiques. Montesquieu vient de mettre la dernière main à l’Esprit des Lois ; Helvétius ne voit dans cette répartition des pouvoirs que subtilités logiques et qu’adoucissement impuissant au despotisme : mais un adversaire plus fort qu’Helvétius était né à Montesquieu et au gouvernement constitutionnel. A l’Esprit des Lois, monument d’un génie juste-milieu, s’oppose le Contrat social, monument d’un génie radical. L’Esprit des Lois et le Contrat social ! double terme d’une antithèse qui se prolonge et se prolongera à travers les temps pour le bien, et aussi, en certaines époques critiques, pour l’épreuve de l’humanité ; c’est le raisonnement pur, ne relevant que de lui-même et se jouant sans entraves dans le domaine des possibilités abstraites, mis en présence de l’expérience et de l’histoire ; c’est l’audace de l’esprit révolutionnaire armé d’une énergie inflexible et d’une logique de fer, en face de la hardiesse réservée, prudente et patiente, parfois à l’excès, de l’esprit pratique. Nos pères, ces hommes enthousiastes et sensés que le radicalisme historique de nos jours range beaucoup trop exclusivement sous les bannières de Voltaire et de Montesquieu, de Turgot ou de Jean-Jacques, quand eut sonné l’heure de la révolution, ne furent absolument pour aucun d’eux ; ils mêlèrent les dogmes de ces grands penseurs ; ils ne furent les disciples intolérans ni des uns ni des autres ; ils ne représentèrent que l’opinion, cette chose mélangée, complexe, inférieure aux hommes de génie en ce qu’elle reçoit d’eux ce qu’elle pense, supérieure à eux en ce qu’elle les embrasse tous et les concilie. Cependant, quoi qu’on puisse dire de l’étendue d’esprit de l’assemblée constituante, il faut reconnaître, en ce qui concerne le gouvernement représentatif, que cette assemblée, qui avait fait la révolution contre l’aristocratie, ne se crut pas encore assez forte pour placer entre elle et la couronne un pouvoir pondérateur et aristocratique, alors trop intéressé à faire pencher la balance du côté des privilèges et à prêter main-forte à la monarchie. Le régime constitutionnel, tel que nous l’avons adopté et tel que le demandait un nombreux parti, ne lui sembla pas une machine de guerre assez puissante dans une œuvre qui devait être une œuvre de résistance et de destruction avant d’être une œuvre de conciliation et de paix. Elle rejeta la triplicité des pouvoirs, réduisit à une seule chambre le pouvoir délibératif, et ne voulut rien admettre entre l’hérédité royale et l’élection populaire. Quel combat à mort se livrèrent ces deux forces placées face à face, quels déchiremens et à la fin quel holocauste marquèrent le duel terrible de la monarchie et de la république, c’est ce que les trois années qui suivirent 89 développent avec une force et une suite accomplies, dans leur cours régulier comme une déduction logique, lugubre et passionné comme un drame.

Remarquons-le ici par provision : il faut être bien aveuglé pour conclure, comme quelques-uns le font autour de nous, de cette lutte tragique à l’impossibilité radicale de l’harmonie des pouvoirs et par conséquent de la monarchie constitutionnelle. Qu’on veuille en effet prendre un peu la peine d’y songer : on verra qu’il n’y a à cet égard que deux hypothèses possibles, dont l’une est à l’honneur du gouvernement constitutionnel, et dont l’autre ne peut tourner contre lui. Ou bien la chambre haute, proposée par les disciples de l’école anglaise, eût assis le gouvernement, rassuré les monarchies étrangères, fait entrer la royauté dans une voie moins ambiguë, la tenant à égale distance des concessions extrêmes et des coups d’état, contenu enfin et satisfait la nation qui, même dans ses représentans les plus avancés, ne songea que fort tard à la république, et alors le gouvernement parlementaire, avec sa royauté limitée et ses deux chambres, eût épargné au pays des flots de sang, et cette longue et terrible alternative d’anarchie et d’oppression, et ces représailles de trente ans de l’ancien et du nouveau régime. Ou bien, si cette hypothèse est une pure chimère, s’il était nécessaire que le char révolutionnaire avançât, avançât toujours, jusqu’à ce qu’il eût écrasé toutes les résistances, s’il fallait que la démocratie étouffât la royauté ou fût étouffée par elle, c’est, on doit l’avouer, un étrange abus de raisonnement de tirer d’une situation sans analogue, d’une crise exceptionnelle, unique dans l’histoire, la preuve d’une incompatibilité naturelle et absolue entre le pouvoir d’un roi et celui d’une assemblée. Quelque supposition que l’on choisisse, ceux qui vont actuellement chercher dans les annales révolutionnaires des argumens contre le régime représentatif sont condamnés ou à recevoir un démenti des probabilités, du moins des possibilités historiques, ou à faire dire à la réalité ce qu’elle n’enseigne en aucune sorte. On peut donc l’affirmer avec assurance, si la révolution, compulsée dans les théories, dans les discours auxquels ont donné lieu les principales questions constituantes, comme la délimitation de la puissance délibératrice et de la puissance exécutive, le veto, le droit de paix et de guerre, n’a pas énoncé un seul argument sérieux et décisif contre le régime constitutionnel, dont elle s’est écartée beaucoup plus par l’entraînement des circonstances que par système et parti pris, ses luttes, maintenant exploitées en haine des théories d’équilibre, ne fournissent pas plus de raisons valables contre l’union de l’hérédité et de l’élection, de la royauté et de la représentation nationale.

L’argument le plus fort contre le gouvernement représentatif, celui qui défraie encore aujourd’hui la polémique anti-constitutionnelle, sait-on qui le premier l’a énoncé dans toute son énergie, dans toute sa crudité ? C’est le vainqueur de l’Italie, c’est le général Bonaparte. Il y eut un jour où la France, lasse de la vieille monarchie qu’elle venait de mettre à bas, lasse de la république dont elle venait de subir les excès, songea à un gouvernement plus durable et plus doux qui lui donnât l’ordre et la liberté, ou plutôt Sieyès, le même homme qui avait le premier prophétisé les destinées du tiers-état, y songea pour elle. S’armant d’une égale défiance et contre la démagogie et contre le despotisme, Sieyès produisit une constitution destinée à équilibrer la force du pouvoir et l’action populaire. Cette combinaison profonde, c’était au fond tout simplement le gouvernement représentatif. Rien n’y manquait, ni sa chambre des représentans, ni son sénat conservateur, ni même son roi constitutionnel. Seulement, comme il fallait ménager les esprits, ce roi constitutionnel s’appelait le grand électeur, et sa place n’était ni amovible ni héréditaire. Représentant de la république, le grand électeur était réduit au rôle de nommer les chefs actifs du gouvernement et à une haute médiation entre les pouvoirs. Or, quelle objection le général Bonaparte fit-il à ce grand électeur ? Cette objection, on la prévoit facilement il l’appela un roi fainéant, il railla cette fastueuse inaction, il prédit que le grand électeur userait de son pouvoir d’élire les plus hauts fonctionnaires de l’état pour gouverner par l’intimidation ou la séduction ; il trouva en un mot insoutenable, impossible, ridicule, la situation faite à ce personnage, et l’approuva d’avance d’en sortir par l’usage et par l’abus de sa prérogative. Or, ne sont-ce pas là encore les raisons qu’invoque à tout propos la polémique monarchique anti-constitutionnelle ? Y a-t-il là rien de changé, même quant à la forme ?

La restauration fut l’ère héroïque du gouvernement représentatif. C’est aussi le temps de ses plus rudes épreuves. Nous n’insisterons pas sur le caractère des argumens qui furent dirigés contre la charte, cette transaction politique, née de la fatigue des principes extrêmes et des excès de tous les genres de despotisme. Le droit divin fit alors en grande partie les frais de la polémique anti-constitutionnelle. Cependant, comme le droit divin se pose comme un fait sacré plutôt qu’il ne s’établit par la discussion comme un système, il fallut bien chercher des raisons en dehors du droit divin, et ces raisons furent tirées, comme toujours, de la peur du désordre et de l’incompatibilité des pouvoirs. M. Fiévée, qui devait plus tard déclarer que, « dans le gouvernement représentatif, l’initiative royale est une absurdité et que le ministère ne peut ni ne doit se maintenir sans la majorité, » en 1814 écrivait : « Le gouvernement, c’est le roi ; les ministres sont les serviteurs du roi ; les chambres sont ses conseils. » Benjamin Constant, qui a tant fait pour l’éducation constitutionnelle de la France, et dont l’honneur est d’avoir bien marqué la distinction du pouvoir royal et du pouvoir exécutif, Benjamin Constant montra dans le roi « un être à part, supérieur aux diversités des opinions, n’ayant d’autre intérêt que le maintien de l’ordre et le maintien de la liberté, planant en quelque sorte au-dessus des agitations humaines, » placé « dans une sphère inviolable de sécurité, de majesté, d’impartialité, qui permet aux dissentimens de se développer sans périls. » Mais la polémique anti-constitutionnelle offre sous la restauration un phénomène tout-à-fait digne d’être recueilli par l’histoire. Par une de ces singulières volte-faces qui intervertissent le rôle des partis, on vit, en 1815, la polémique anti-constitutionnelle soutenue à la chambre des députés et dans les écrits périodiques, par qui ? Par le parti constitutionnel lui-même contre ses adversaires, qui, à leur tour, prirent en main la cause des principes fondamentaux du gouvernement représentatif. Comment s’explique ce fait étrange ; on le sait. On sait que les élections de 1815 avaient envoyé à la chambre une majorité presque féodale. Le roi, averti par la rude expérience de 1814, inclinait aux concessions. La majorité, systématiquement hostile à tout ce qui en avait l’apparence, soutint donc la prérogative parlementaire, tandis que l’opposition, obéissant à des intérêts de circonstance, défendait de son côté avec une singulière énergie la prérogative royale. Ce fut un jour curieux que celui où M. de Serre, un esprit si élevé et au fond, malgré son attachement à l’antique dynastie, si véritablement libéral, vint prononcer des paroles comme celles-ci, aux applaudissemens de la gauche et aux murmures de la droite : « La France attend un concours filial de ses députés aux desseins paternels de son roi et non une indépendance qui puisse le contrarier. » M. Roger-Collard combattait aussi le pouvoir de l’assemblée et soutenait que la royauté devait avoir « une influence de direction » sur les chambres, et que c’était à elle, non aux majorités, qu’il appartenait de faire et de défaire les ministères, s’appuyant sur cette raison de nos jours encore si souvent invoquée qu’il faut, dans un pays qui n’a pas d’aristocratie pour faire contrepoids, un pouvoir directeur pour balancer et pour régler la démocratie. Le cours des événemens rendit aux partis leur véritable caractère. Ce fut un vigoureux manifeste de la polémique anti-constitutionnelle que le rapport de M. de Chantelauze et le coup d’état de 1830. Ce fut une réfutation plus forte encore que les barricades et que l’élévation au trône d’un prince de la branche cadette.

Aux luttes de la parole se mêlèrent, pendant les quatre premières années du nouveau règne, les luttes à main armée, et la polémique anti-constitutionnelle, vaincue sous la forme du droit divin, descendit dans l’arène avec le radicalisme. L’attaque vint cette fois du principe de la souveraineté populaire, qui se voyait ajourné et essayait avant de se résigner un dernier et énergique effort. Le gouvernement constitutionnel triompha ; il triompha si bien que désormais ce ne fut plus de ce côté que lui vinrent ses principales craintes.

Nous venons de dire comment la polémique actuelle se rattache au passé par la plupart de ses argumens, comment à bien des égards elle n’en semble être que la redite. Il nous reste à indiquer le caractère qui la distingue. Ce caractère, pour le marquer d’un seul trait, me parait être celui-ci. Pour le fond de ses attaques, la polémique anti-constitutionnelle (nous parlons moins de celle des journaux que de celle des livres) fait alliance en général avec les idées socialistes ; le plus souvent aussi, elle essaie d’attirer à elle l’autorité de l’histoire. C’est à ce trait essentiel que se rapportent et que nous rattacherons quelques-uns des écrits récens auxquels cette polémique a donné naissance.

Parmi ces écrits (ce n’est point ici le moment de parler ni de M. Buchez ni de M. Louis Blanc), nous nommerons d’abord un livre de M. Henri Martin, intitulé : De la France, de son génie et de ses destinées. Ce livre, qui résume avec une certaine énergie les tendances auxquelles nous venons de faire allusion, n’est pas autre chose qu’un manifeste passionné contre le gouvernement représentatif. Le grand argument de M. Henri Martin contre le régime constitutionnel est tiré du génie de la France. M. Martin ne voit dans cette forme de gouvernement qu’une importation de l’Angleterre mal acclimatée parmi nous. Un des caractères les plus saillans de l’esprit français, selon M. Martin, c’est l’unité : or, le gouvernement constitutionnel, résultat de transactions entre différens principes aux prises et imitation inintelligente des institutions étrangères, est incapable, par ses divisions intérieures et par sa triplicité menteuse, de satisfaire ce besoin d’unité qui caractérise à un si haut degré et le génie, et l’histoire, et la politique de la France. Il ne donne lieu qu’à une fausse monarchie, à une fausse aristocratie, à une fausse démocratie. L’esprit français, par un privilège qui n’est accordé qu’à lui seul, unit à un esprit critique très développé une sympathie vive, ouverte à tous ; si l’Allemagne représente plus spécialement l’intelligence, l’Angleterre l’activité, la France représente surtout le sentiment qui les unit et qui les féconde ; de là cet instinct d’égalité si profond et si inné qu’il a commencé à mêler les classes avant même qu’il se fût formulé dans les codes ; de là cet esprit de propagande qui est le génie moral de la France ; elle souffre si elle ne se répand au dehors, « elle meurt de l’égoïsme, comme l’Angleterre en vit. » Or, que fait le gouvernement représentatif ? Il viole tellement l’égalité, que la démocratie n’a au fond aucune part au pouvoir politique, et l’assemblée soi-disant démocratique représente non le sentiment du peuple, mais l’intérêt des classes riches. Le gouvernement constitutionnel ment tellement à la destinée de la France, qu’il a adopté pour la politique extérieure le principe de la non-intervention, et qu’il proclame hautement que le sang de la France n’appartient qu’à elle seule. Oligarchie financière, pouvoir divisé en lui-même, nation réduite à la voie des doléances, individualisme, morcellement de l’esprit politique aussi bien que du sol, voilà les fruits du gouvernement représentatif suivant M. Henri Martin ; voilà où en est réduit, grace à la plus fausse des combinaisons, le plus spiritualiste, le plus unitaire, le plus logique et le plus expansif des peuples européens.

Je n’ai point à faire la part de l’exagération dans les critiques adressées par M. Henri Martin aux vices du présent état de choses. Je reconnais que la verve qu’il met à décrire les abus et les erreurs de l’industrie, du commerce, de l’administration, de la justice, de l’instruction publique, des mœurs, de la politique enfin, n’est pas toujours en pure perte, et que plus d’un vice grave est touché au doigt et jugé avec une sévérité légitime par M. Martin. Qui pourrait prétendre que la société actuelle soit je ne dis pas parfaite, mais ait atteint tous les développemens, accompli tous les progrès possibles et rendu inutiles le travail de l’avenir et le génie des futurs hommes d’état ? Personne en France ne pousse à ce degré l’optimisme ; mais, quand M. Henri Martin aurait affaibli autant qu’il a chargé les couleurs du tableau, que prouve ceci, et en quoi ces abus qu’il déroule concluent-ils contre le gouvernement représentatif constitutionnel ? Est-ce lui qui les a créés, ou ne sont-ils pas plutôt l’héritage du passé ou la conséquence d’une révolution qui, occupée à bouleverser une organisation pleine d’abus, n’a pas encore eu le temps de résoudre toutes les questions et de parer aux souffrances que la rupture violente des anciens liens a dû nécessairement amener ? Nous finissons à peine une lutte qui a duré sans relâche plus de quarante années, et contre l’ancien régime au dedans, et contre l’Europe armée au dehors, et il y a des esprits qui s’étonnent que tous les problèmes d’économie sociale qu’on soupçonnait à peine il y a vingt ans, que ces problèmes qui tiennent eux-mêmes par les rapports les plus étroits aux questions les plus compliquées et les plus délicates de finances, d’administration, d’organisation politique, ne soient pas tous résolus d’un seul effort et emportés de haute lutte ! Le gouvernement constitutionnel fait-il obstacle à ces réformes ? Une autre forme de gouvernement ferait-elle mieux les affaires, devancerait-elle mieux l’action du temps, résoudrait-elle mieux des difficultés qui sont dans la nature des choses ? La bourgeoisie est-elle hostile aux améliorations ? fait-elle réellement camp à part ? a-t-elle séparé ses intérêts de ceux de la masse ? Enfin le gouvernement par une autre classe, et notamment par les classes populaires, ferait-il plus, ferait-il mieux les affaires du peuple ? Là est la vraie, la seule question. Il ne faut pas la laisser déplacer arbitrairement. Tant qu’on n’aura pas répondu d’une façon claire, péremptoire, on n’aura rien dit ; on n’aura montré que son impuissance à ériger en théorie l’impatience de ses vœux. Or, cette démonstration que nous demandons, M. Henri Martin et les autres écrivains qui se constituent les adversaires de la classe dominante se gardent bien de nous la donner. Ils excellent à mettre en lumière les difficultés du présent, mais leurs critiques ne vont guère au-delà de l’affirmation pure et simple du mal. Ils saisissent avidement, ils exploitent avec insistance les abus partiels, les mauvaises tendances de quelques partis extrêmes, les luttes intérieures du gouvernement représentatif, les défauts ou les hésitations de la classe moyenne ; ils font un faisceau de toutes ces attaques et décrètent d’accusation et le gouvernement et la bourgeoisie. Où les esprits justes et modérés concluent pour les réformes, ils concluent pour les révolutions.

Et combien ces attaques qui, fussent-elles justes, s’appuieraient, il faut l’avouer, un peu prématurément sur une expérience de quelques années, ne sont-elles pas elles-mêmes entachées d’exagération et d’erreur ! Au tableau de l’égoïsme et des faiblesses que n’oppose-t-on celui de la charité et les preuves de libéralité d’esprit et de confiance généreuse données plus d’une fois par la bourgeoisie à ses frères des classes inférieures ? On va chercher bien loin dans l’histoire et jusqu’au sein des communes, pour les marquer d’un trait railleur, les goûts économiques et l’amour du repos qui distinguaient nos aïeux. On montre le progrès de cet esprit ; on le montre arrivé à son apogée. Mais la révolution faite et dirigée par la bourgeoisie, au profit de qui a-t-elle aboli les charges de tous genres, les réquisitions, les corvées, les corporations, tant de maux qui pesaient sur le peuplé ? n’est-ce pas au profit des classes inférieures ? Et maintenant, en face de maux que nul n’a pu prévoir, qui donc a établi ces institutions de bienfaisance, ces salles d’asile, ces crèches, tous ces moyens de soulager la misère ? n’est-ce pas la bourgeoisie ? N’est-ce pas elle qui pose par votre bouche et non-seulement par la vôtre, mais par celle d’un grand nombre de ceux que vous traitez en adversaires, ces questions de paupérisme, d’organisation du travail ? Où donc, s’il vous plaît, dans quel autre temps, sous quel autre régime a-t-on vu ainsi la classe dominante, une grande partie du moins de cette classe, se préoccuper ainsi de ce que ses droits pouvaient avoir d’excessif, de ce que ceux des autres classes pouvaient avoir de trop restreint ? On parle de droits politiques ? Soit. À condition que l’on prenne pour principe non le nombre, mais la capacité, c’est un terrain constitutionnel sur lequel on peut s’entendre. Mais, d’abord, le gouvernement lui-même ne nie pas les droits, ce qui est un point immense, quoi qu’on en dise ; il ne les ajourne qu’au nom de l’opportunité. Ensuite, est-ce bien en face d’une opposition nombreuse, occupée sans cesse à les revendiquer sans avoir besoin pour cela de franchir une minute la constitution, d’une opposition à laquelle ne manquent pas, toute bourgeoise qu’elle est, les sympathies pour le peuple, est-ce en face, dis-je, d’une telle opposition qu’on est bien venu à dire que la bourgeoisie se ferme, se claquemure, se ligue et se serre pour empêcher le peuple d’arriver ? On parle d’oligarchie financière, de culte des intérêts. Eh bien ! combattez ces symptômes, ces dangers : vous aurez dans le camp de la classe moyenne un parti fort nombreux pour vous applaudir ; mais de quel droit concluez-vous à la proscription de toute une classe ? De quel droit prétendez-vous qu’elle a résolu de s’opposer à l’élévation progressive, qu’elle ne fait rien, qu’elle ne veut rien faire pour l’éducation morale, pour l’amélioration matérielle du sort du peuple ? Votre erreur est, en vérité, bien complète. Vous voyez dans la classe dominante l’obstacle au progrès ; elle en est, au contraire, dans les desseins providentiels et par la marche forcée de l’histoire, l’instrument inévitable, le seul qui ne tourne pas, dans l’état actuel et pour long-temps encore, contre ceux-là même que vous entreprenez de défendre.

Sur le gouvernement représentatif, la théorie de M. Henri Martin ne nous paraît pas plus ferme. Son argument particulier, tiré du besoin de logique, d’unité, d’expansion qui distingue le génie de la France, peut être facilement retourné contre lui. L’esprit français, peut-on dire, a besoin d’unité : il est expansif, cela est vrai ; il représente l’alliance, pour parler le langage un peu abstrait que l’école radicale historique applique à l’histoire, de la variété et de l’unité, et c’est pour cela même qu’il a fondé un état de choses qui tient compte à un si haut point et de l’une et de l’autre. N’est-ce donc pas l’unité constituée que la centralisation française ? et le gouvernement représentatif avec ses pouvoirs de diverses sortes, qu’est-il sinon la variété organisée ? Bien loin de se gêner et de se contredire, ces deux élémens se soutiennent, se complètent et sont, par leur réunion, une garantie de stabilité et de progrès. Et n’est-ce pas une pleine satisfaction accordée à ce besoin d’expansion et d’égalité inné dans le génie français que cet article de la charte qui permet aux chambres d’étendre indéfiniment le nombre des électeurs ? C’est le propre du gouvernement représentatif de trouver en lui-même des ressources pour se modifier sans se détruire, comme de la bourgeoisie de pouvoir communiquer ses droits sans les perdre.

Au fond, ces idées, tout hostile que s’y montre en général M. Henri Martin, ne rencontrent pas toujours en lui un adversaire aussi décidé que le ferait penser la rigueur de ses conclusions. Il y a deux esprits dans le livre de M. Henri Martin, l’un qui corrige souvent dans la note ce qu’il enseigne dans le texte, qui modifie sous forme de parenthèse ce qu’il affirme dans la phrase, qui, en attaquant la société présente et le mécanisme gouvernemental, rend justice aux principes fondamentaux de la charte et à la libéralité d’un grand nombre de ses dispositions : c’est l’esprit de l’historien qui a déroulé nos annales d’une façon grave et consciencieuse. C’est cet esprit-là qui sait rendre hommage à la majesté de nos codes, à la force et à la grandeur de notre mécanisme administratif ; séparant le principe qu’il loue et qu’il maintient de telle ou telle application qu’il condamne. L’autre esprit, c’est celui du théoricien pressé de conclure, et qui prend trop vite nu abus ordinaire pour un excès monstrueux, une imperfection pour un vice, une résistance momentanée pour une conspiration préparée de longue main. C’est le premier de ces esprits qui, tout en empruntant aux idées socialistes la violence des critiques qu’elles adressent à l’état actuel, défend avec une louable fermeté dans les pages peut-être les mieux inspirées de son livre le principe des nationalités et proteste contre le despotisme d’un socialisme compressif. C’est le second qui lui fait invoquer outre mesure l’intervention de l’état en matière d’industrie et de commerce. Il n’y a qu’un moyen de concilier ces deux esprits, d’affermir l’un en ce qu’il a de bon, de régler l’autre en ce qu’il a d’excessif : c’est de se garder d’attaquer dans ses fondemens le régime constitutionnel, de jeter un irrévocable anathème à la classe moyenne, même en critiquant ses actes, même en blâmant ses défauts. Cette mesure sera-t-elle adoptée par ceux qui suivent le même parti que M. Henri Martin ? On doit le souhaiter, et pour l’affermissement de la bourgeoisie, qui ne peut gouverner avec sécurité qu’en étant populaire, et pour l’avancement sérieux des classes inférieures, qui ne peuvent rien sans le concours de la bourgeoisie.

C’est aussi au nom des réformes sociales que l’auteur d’un livre intitulé la Démocratie au dix-neuvième siècle ou la Monarchie démocratique se porte l’adversaire du gouvernement représentatif. Il est vrai qu’indépendamment du peu de valeur qu’il lui attribue pour les résoudre, M. Calixte Bernai ne lui épargne pas non plus les critiques à titre de pur mécanisme politique. La division, les déchiremens intérieurs, et par suite l’impuissance, voilà les seuls caractères à peu près qu’il consente à lui attribuer. L’auteur de ce livre passe en revue toutes les formes de gouvernement connues, et il les condamne toutes à tour de rôle au nom de l’histoire. Cependant il leur reconnaît à toutes, par cela seul qu’elles ont duré, une valeur au moins de circonstance, et, dans de courts chapitres où il paraît se proposer pour modèle la concision de Montesquieu, il leur fait la part de vérité et d’erreur. Moins généreux à l’égard du gouvernement constitutionnel, ce dédaigneux détracteur ne lui accorde aucun avantage. Le gouvernement constitutionnel aura bien de la peine à se relever de l’arrêt hautain de M. Calixte Bernal. Cependant l’auteur de la Monarchie démocratique, qui l’éconduit avec un sans-façon qui ne serait permis qu’au génie et que le génie affecte rarement, voudra bien lui permettre de balbutier quelques mots pour sa défense et d’examiner à son tour les théories dont le hardi critique se fait l’apôtre.

Un des principaux argumens de l’auteur contre le régime représentatif est tiré de la royauté constitutionnelle asservie par la majorité ou l’asservissant à ses volontés par force ou par adresse. Nous ne reviendrions pas sur cet argument de la polémique anti-constitutionnelle, déjà vingt fois exprimé, s’il ne nous fournissait l’occasion de faire une remarque qui s’applique également aux partisans extrêmes de la prérogative royale et à ceux qui, regardant comme illusoire le rôle de la royauté, du moment qu’elle ne jouit pas de la prépotence, trouvent plus simple de la supprimer comme un rouage inutile. La critique de la royauté constitutionnelle, telle que l’a faite par exemple avec tant de verve au profit de l’initiative royale M. Henri Fonfrède, telle que l’entreprennent au profit d’idées entièrement opposées les écrivains dont nous analysons les ouvrages, pèche, ce nous semble, en ce qu’elle paraît exiger des constitutions une sorte de précision mathématique qui ne leur est pas nécessaire. Le gouvernement représentatif, voilà ce qu’ils ne veulent pas comprendre, ne vise pas à l’harmonie parfaite, à l’accord absolu, ou plutôt il y vise, mais c’est en s’attendant, comme toutes les choses humaines dans leur rapport avec l’idéal, à rester toujours un peu en-deçà du but. Il y a du plus, il y a du moins dans les influences, suivant les temps, suivant les hommes. Il suffit, pour la sincérité du gouvernement représentatif, que le gouvernement royal ne puisse pas devenir oppresseur, et il a, par la majorité, un moyen de l’en empêcher, comme il a, contre la corruption, la publicité des débats, la presse, l’opinion. Il n’appartient pas à la logique de régler à priori d’une manière invariable les rapports des pouvoirs entre eux, et on comprend qu’elle se choque de ce qu’il y a toujours d’un peu arbitraire et d’un peu flottant dans la part exacte qui revient ou à celui-ci ou à celui-là ; mais autre est la logique étroite, obstinée et stérile, autre le bon sens étendu, conciliant et fécond en applications. Or, le bon sens ne laisse pas douteux que l’équilibre des pouvoirs même imparfait vaut mieux pour les peuples que la domination exclusive d’un principe simple. Voilà ce qui nous rend illusoires, ce nous semble, les conclusions extrêmes que quelques esprits tirent de ces luttes de prérogative, d’où leurs inquiétudes ou leurs désirs sont toujours près de voir s’échapper les révolutions.

Ecrit avec un laconisme sententieux et d’un ton tranchant, découpé en petits chapitres, mélange singulier d’idées communes, de paradoxes, de critiques fines et pénétrantes et d’utopies logiquement enchaînées, superficiel à l’excès quant,aux principes philosophiques, et arrivant presque dans certaines remarques à la profondeur, hérissé de mauvais langage, çà et là trouvant le relief et une énergique concision, le livre de M. Calixte Bernal n’est pas seulement une vive critique des mauvaises institutions qui ont tour à tour gouverné l’humanité ; sur les ruines du gouvernement constitutionnel et de toutes les autres combinaisons politiques, il édifie un système nouveau qui a la prétention de renfermer ce que chacune d’elles renferme de bon et d’essentiel. Voici à peu près quel est ce système ; nous le notons comme une preuve de plus de l’alliance des idées socialistes avec l’absolutisme politique, de cette alliance qui nous parait être un des traits de la polémique anti-constitutionnelle dans la transformation qu’elle subit sous nos yeux. La démocratie, dit l’auteur de la Monarchie démocratique, a tous les avantages, à la durée près. Le gouvernement d’un seul n’a aucun avantage, -si ce n’est celui de la durée. Suivant le procédé logique qui lui est propre, l’auteur pense donc qu’il ne s’agit que de les unir et qu’on obtiendra par leur alliance un gouvernement à la fois bon et durable ; mais comment s’y prendre en pratique ? Voilà la question qu’examine avec un soin tout particulier, avec un luxe de précautions infinies, l’auteur de la Monarchie démocratique. On se doute bien que M. Calixte Bernai n’a rien de plus pressé que de rejeter de sa combinaison la chimère du pouvoir pondérateur. Entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il faut se garder de rien placer, et voici comment M. Calixte Bernal arrive à éliminer toutes ces transactions trompeuses qui énervent le régime constitutionnel. Dans la théorie de l’auteur de la Démocratie au dix-neuvième siècle, le pouvoir législatif appartient au souverain ; le peuple réuni en collèges électoraux décide. Rien d’ailleurs entre le roi et la nation. Au roi l’initiative, au peuple le veto. Le peuple représente la puissance de résistance, la force d’inertie ; ses votes écrits, enregistrés, comptés dans le royaume, décident si la loi sera obéie ; s’il la refuse, elle tombe. Au monarque appartiennent toutes les questions de personnes, où le peuple ne doit jamais intervenir, peu propre qu’il est à en connaître ; au roi le pouvoir de donner toutes les charges, hormis celles de la justice, qui sortiront de l’élection comme une garantie nécessaire au peuple. Pour se préserver du despotisme royal, le peuple aura la liberté de la presse, l’instruction, le droit même de citer devant les tribunaux tous les hauts fonctionnaires. Pour échapper aux embarras de l’hérédité et à ceux de l’élection, le roi nommera lui-même son successeur hors de sa famille. Grace à ce mécanisme que M. Bernal expose avec une certaine habileté, grace à cette séparation nette de pouvoirs qui ne font que se gêner dans leur marche et se quereller air lieu d’agir, le monarque pourra procéder aux grandes réformes sociales avec une autorité que rien n’entravera et qui aura tout intérêt à s’appuyer sur une immense popularité.

Nous n’avons analysé cette utopie que parce qu’elle donne une idée assez tranchée de la situation de certains esprits. Nos conquêtes politiques ne leur inspirent qu’une pitié profonde, et, au lieu de nos assemblées délibératives trop lentes à leur gré, ils ne demandent, pour accomplir toutes les réformes populaires, qu’un bon tyran, un honnête despote, sorte de Napoléon pacifique qui impose silence aux bavards et travaille seul, armé de son génie, à étendre, à organiser les conquêtes de l’industrie, à jeter le monde d’un seul bloc dans un moule social nouveau ! Il est impossible de voir autre chose dans la Monarchie démocratique de M. Bernal. Comment un esprit tellement en garde contre les théories d’équilibre ne voit-il pas que l’équilibre qu’il cherche à établir à l’aide d’un ingénieux subterfuge entre son roi et la nation est le plus chimérique et le plus faux de tous les équilibres ? Politiquement, son système n’est qu’un despotisme tempéré par l’appel au peuple et par le droit d’insurrection, et, avec des apparences de nouveauté, il rappelle tantôt ces champs de mars et de mai où les rois mérovingiens consultaient aussi la nation assemblée, tantôt cette période orageuse de notre révolution, où le peuple en armes venait réclamer par la violence contre les décrets de l’autorité royale. Au bout de sa combinaison artificielle se rencontrent l’absolutisme pur et simple, ce vieil absolutisme que l’auteur combat avec tant d’acharnement, et la pure démocratie avec ses formes républicaines si maltraitées par M. Bernal. L’emportera celui des deux qui sera le plus habile ou le plus fort. Quelle alliance de l’ordre et de la liberté, quel remède efficace aux abus du régime constitutionnel qu’une combinaison dont l’existence est à la merci d’un coup de main ou d’un coup d’état !

Pendant que M. Henri Martin invoquait le génie de la France contre le présent état de choses, pendant que l’auteur de la Monarchie démocratique appelait le despotisme politique au secours de l’utopie sociale, pendant qu’un autre écrivain, M. Auguste Barbet, dans un livre plein de sérieuses recherches et intitulé : Du peuple depuis Moïse jusqu’à Louis-Philippe, réclamait avec énergie l’intervention de l’état en matière d’industrie et d’organisation sociale, pendant que tous trois, animés de sentimens sincèrement démocratiques, se montraient ou décidément hostiles, ou au moins très sévères pour le gouvernement constitutionnel, responsable, à les en croire, de tous les maux du peuple et de toutes les difficultés de la situation, un autre écrivain, parti d’un point opposé de l’horizon, d’une trempe d’esprit toute différente et moins égaré, ce semble, par sa sensibilité, jetait dans le monde politique, sous le pseudonyme d’un homme d’état, un livre de circonstance, où, par une étrange rencontre, l’esprit le moins révolutionnaire exprimait des idées qui ne sont pas sans analogie avec les théories que nous venons d’analyser.

Depuis que M. de Polignac, peu de temps avant de mourir, jetait dans une brochure justificative les dernières rancunes qui l’animaient contre le gouvernement représentatif, et traitait l’assemblée constituante comme un ramassis de gens sans honneur et sans probité, la déclaration des droits comme la plus absurde des impiétés, le régime constitutionnel n’a pas eu de plus rude adversaire, la révolution de plus dédaigneux détracteur que l’écrivain dont nous parlons. Il faut voir avec quel superbe dédain l’homme d’état anonyme parle « du chiffre grossier de 1789, » et marque en passant d’un trait de vigoureuse ironie « la brutale émeute de la Bastille ! » M. Capefigue (car c’est de lui qu’il s’agit) a vu l’état de la société, la force des factions, la faiblesse du gouvernement, et il a été saisi de terreur. Sauver le gouvernement et la nation, telle a été son ambition. Pour arracher la société, que le communisme menace, aux bouleversemens, à l’anarchie, il n’y a, selon M. Capefigue, qu’un remède, et qui, pour atteindre ses effets, ne saurait être trop prompt et trop radical. Organiser, pour commencer, un vaste système de répression, rentrer dans les voies de fermeté ouvertes par le rapport si remarquable de M. de Chantelauze, supprimer autant que possible le jury pour les délits de presse, « aggraver la rigueur salutaire des lois de septembre, » voilà quant à la réforme politique. Étonnez-vous après cela que M. Capefigue trouve M. de Metternich et M. de Nesselrode, comme il le dit d’une manière piquante, très jeunes d’idées ! Mais la réforme politique ne lui suffit pas, et voici le point où M. Capefigue, le fauteur de l’ancien régime, va rejoindre M. Calixte Bernal, le partisan de la démocratie la plus avancée. Un despotisme paternel, voilà l’idéal dans lequel ils arrivent à se rencontrer. Il faut savoir gré à M. Capefigue de vouloir bien donner le plus grand avantage du peuple pour but à sa théorie ; en vérité, elle ne l’y contraignait pas, et, partant du fait brutal et matériel, rien ne le forçait d’en sortir. Quant aux réformes proposées, elles peuvent se résumer ainsi : pour la nourriture du corps, du pain ; pour la nourriture de l’ame, une religion d’état. Si M. Capefigue a cru faire ainsi de la politique, il se trompe ; par une habitude invétérée, il a fait encore de l’histoire, et de la vieille histoire cette fois-ci. L’empire romain aussi donnait au peuple du pain, du pain et des jeux, du pain et une religion d’état, et le peuple souvent ne murmurait pas ; c’étaient même les plus mauvais empereurs qui avaient ses plus vives sympathies. Cet heureux temps n’est plus. Les nations ont reculé jusqu’au gouvernement constitutionnel, et le peuple, malgré ses souffrances, demande autre chose que du pain ; la société, devenue avec l’âge follement exigeante, ne se montrerait pas satisfaite, même si M. Capefigue se chargeait de faire régner l’ordre le plus parfait dans la maison politique, d’assurer à tous le vivre et le couvert dans un ménage où présideraient les plus humains de tous les maîtres. Comment ce changement s’est-il opéré ? Comment le gouvernement despotique, même quand il lui est arrivé d’être animé de bonnes intentions, s’est-il trouvé un jour frappé de la plus absolue impuissance et entravé par ses propres abus ? Comment le gouvernement représentatif, avec sa part considérable de démocratie et de liberté, est-il devenu, par la marche nécessaire des faits, non-seulement la seule garantie des peuples, mais la seule garantie d’ordre et de durée pour les gouvernemens ? Ce n’est pas nous qui voulons l’apprendre à M. Capefigue. Il y a un homme qui, mieux que tout autre en France, sera capable de le renseigner : c’est celui-là même auquel il adresse son livre et ses conseils. Que M. Capefigue prenne la peine de jeter un coup d’œil sur l’Histoire de la civilisation française et sur un ouvrage qui a fait du bruit autrefois, le Gouvernement représentatif ; il y verra tout au long la réfutation de ses erreurs. Il apprendra à tirer les conclusions pratiques de l’histoire de notre pays, qu’il a écrite, à ce qu’il paraît, sans la comprendre.

Uniformité, et impuissance des attaques, subordination ou sacrifice de la réalité à la logique abstraite, théorie de la force, soit qu’elle s’appuie sur le droit divin, soit qu’elle invoque le gouvernement des masses, retour vers le passé, c’est-à-dire vers la domination exclusive d’un principe unique, malgré l’histoire et l’expérience, qu’on n’invoque que pour signaler et exagérer les imperfections du régime représentatif, tel nous a paru être le fond toujours identique de la polémique anti-constitutionnelle. Elle n’a, dans ces derniers temps, répudié aucun de ces caractères ; elle y a ajouté seulement un caractère nouveau en faisant alliance avec les idées, tout du moins avec les tendances socialistes : ce trait est digne d’être remarqué. Il est curieux et non pas peut-être sans enseignement de le retrouver dans des publications très différentes, écrites aux points de vue les plus divers, à beaucoup d’égards les plus opposés. Un tel accord, malgré des dissidences d’ailleurs si profondes, mérite sans doute qu’on en tienne compte. L’exagération mise de côté, les remèdes empiriques écartés, il indique une direction de l’opinion vers cet ordre de questions qui intéressent le sort des classes populaires, et par là les bases même de la société, et qui ont reçu plus particulièrement le nom de questions sociales ; il indique une certaine préoccupation vive, ardente du rôle de l’état, qui, saisie habilement et exploitée avec sûreté, avec mesure, peut être pour les gouvernemens un ressort utile, un moyen de popularité, au lieu d’être suspendue sur leur tête comme une menace de révolution. Un temps où les intelligences, où les imaginations les plus hardies s’accordent en général à se tourner vers l’état et reconnaissent par l’exagération même de cette vérité que le bien ne peut venir qu’à la condition d’une autorité forte, offre assurément des garanties profondes à l’esprit d’ordre. Quant aux attaques dont le régime constitutionnel est l’objet au point de vue purement politique, nous croyons les avoir appréciées. Les critiques qu’elles expriment, non plus que les inquiétudes et les dégoûts dont elles font preuve, ne sont de nature à ébranler la confiance que le gouvernement représentatif, par une expérience déjà suffisante et par la comparaison avec tous ces gouvernemens qu’on lui propose pour modèles, a pu légitimement prendre de lui-même. Ces inquiétudes passagères, ces dégoûts momentanés sont d’ailleurs chez lui des accidens naturels. Le gouvernement absolu passe son temps à cacher ses plaies, le gouvernement constitutionnel à étaler les siennes. Sans Mme de Sévigné, qui saurait que sous l’ancien régime des paysans furent pendus pour avoir jeté des pierres dans le jardin d’un seigneur ? Sous notre régime, il ne se commet pas à l’égard du plus obscur citoyen une injustice sans qu’elle retentisse par la voix des journaux d’un bout de la France à l’autre. Le mal ne s’accomplit qu’au milieu des réclamations et des résistances, et il semble croître en importance de toute l’étendue de sa publicité. Sous les gouvernemens absolus, on ne commence à s’apercevoir que la machine ne va plus qu’au moment où elle va s’arrêter ou que déjà elle a cessé de fonctionner. Sous le gouvernement constitutionnel, il n’est pas de petit ressort qui se dérange sans qu’il y ait une multitude de gens qui le montrent du doigt et qui crient que tout va se rompre. Le gouvernement absolu est un malade qui meurt silencieusement d’une maladie chronique, s que personne remarque les progrès du mal ; le gouvernement constitutionnel comme un homme sain dont les moindres indispositions sont remarquées trente millions d’hommes. Qui donc s’étonnerait qu’à lire tous les matins bulletin de sa santé, rédigé par des médecins pessimistes, il ne soit sujet parfois à se croire malade, et qu’il n’éprouve plus même d’autre embarras que de savoir de laquelle de ses maladies il va bientôt mourir ? C’est peut-être un peu là notre histoire, et ce qui cause par instans notre désespoir doit au contraire, ce nous semble, nous donner du courage. Si l’opinion est prompte à s’exagérer le mal, elle n’en est que plus empressée à le corriger. Elle rejette en fin de compte ces faux remèdes qui, vingt fois mis à l’épreuve, ont vingt fois prouvé leur impuissance ; mais elle fait la part à la vérité dans l’erreur, à la critique fondée dans l’injustice violente, et elle tient en éveil ceux qui, de l’élévation où ils sont placés, oublieraient qu’il y a encore du bien à faire, des lumières à répandre, une saine éducation morale à propager et des souffrances nombreuses à rendre plus légères. L’opinion ! voilà la puissance constitutionnelle dont ne tiennent nul compte ceux qui voient dans un gouvernement d’élection une oligarchie d’argent constituée, et dans la bourgeoisie, classe mobile, ouverte à tous et composée des élémens les plus divers, une aristocratie immobile, fermée, identique dans toutes ses parties, et unie contre les classes inférieures par un intérêt commun et opposé à tous les autres. Cette élasticité du gouvernement constitutionnel, le seul dont les abus ne fassent pas partie intégrante, cette puissance indéfinie de dilatation qui lui permet sans cesse de s’étendre sans se briser et de se modifier sans périr, voilà l’honneur, voilà la force véritable du régime représentatif ; il est le seul qui, n’excluant l’expansion d’aucune force, trouve en lui-même des ressources pour parer à tout. C’est ce que ses adversaires, au nom d’une logique étroite ou d’une aveugle impatience, s’obstinent à méconnaître ; c’est ce que ses amis ne doivent pas permettre qu’on oublie et ne doivent pas oublier pour leur compte.


HENRI BAUDRILLART.