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Chronique n° 1379
30 septembre 1889


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 septembre.

Eh bien, c’est fait ! Ce scrutin si impatiemment attendu, si étrangement préparé, a dit son secret, sinon son dernier mot, qui reste réservé au scrutin complémentaire de dimanche prochain. Il était bien temps que la tragi-comédie électorale arrivât au dénoûment ; à ce régime de manifestes, de prédications effrénées, de réunions bruyantes, de charlatanisme, ce malheureux peuple français ahuri, assiégé d’influences et de pressions, troublé et abusé, aurait uni par ne plus savoir où il sn était, ce qu’on voulait de lui. Il ne le sait peut-être pas bien encore ; mais il a voté, et tandis qu’il va rentrer dans son repos, dans son travail de tous les jours, les oracles de la politique en sont maintenant à leurs interprétations, à leurs calculs et à leurs pronostics, qui ne sont pas naturellement les mêmes dans tous les camps. C’est l’histoire invariable. Le combat est fini ou à peu près ; on peut du moins en saisir les traits généraux, et comme après tous les combats, il ne reste plus qu’à compter ce qu’on a perdu et ce qu’on a gagné, à savoir aussi quelles lumières se dégagent de cette mêlée violente, de ce vote populaire, qui, selon qu’on en décidera, peut n’être que la continuation de l’anarchie d’hier ou devenir le commencement d’une situation nouvelle.

Assurément les obscurités et les équivoques ne manquent pas dans ce scrutin, qui peut prêter, si l’on veut, à toutes les interprétations de fantaisie, à tous les calculs intéressés. A l’étudier et à le scruter de près, sans parti-pris, il n’est pas cependant si dénué de sens et de clarté. Il est ce qu’il pouvait être dans les conditions où s’est engagée une lutte malheureusement dénaturée d’avance par toutes les passions. C’est le vote d’un pays tiraillé, plein de perplexités, qui se défend comme il peut, qui craint visiblement les révolutions nouvelles d’institutions, les aventures qu’on lui propose, et qui, en même temps, en dit assez pour témoigner ses inquiétudes, son mécontentement de tout ce qu’il a vu, de tout ce qu’il a subi depuis quelques années. Tous les tacticiens du monde peuvent interroger, décomposer, torturer ce scrutin du 22 septembre : on peut dire que, réduites à leur expression la plus simple, les élections dernières, en mettant hors de cause la république, sont un avertissement décisif de plus pour les républicains qui, depuis dix ans, depuis cinq ans surtout, ont gouverné la France et l’ont mal gouvernée. C’est le double caractère, c’est la signification intime et profonde de ce vote, de cette consultation nationale qui vient de se produire. Eh ! sans doute, à ne prendre que le résultat matériel et apparent, les républicains ont de » avantages marqués ; ils retrouvent leur majorité, ils restent maîtres du terrain. Ils seront, tout bien compté, 320 ou 330 dans la chambre nouvelle ; les conservateurs, à ce qu’il semble, approcheront du chiffre de 200, comme dans la dernière législature ; ils gardent leurs positions : ce qu’ils ont perdu dans quelques arrondissemens, ils le regagnent dans d’autres. Une trentaine de boulangistes figureront aussi au Palais-Bourbon. C’est là le fait, c’est la proportion Sommaire et générale des partis. A première vue il en résulterait que tout resterait à peu près au même point, que la majorité d’aujourd’hui serait la majorité d’hier, et que la chambre nouvelle ne serait guère que la reproduction de l’ancienne. Ce n’est qu’une apparence. En réalité, ce n’est ni la même majorité, ni la même chambre, ni la même situation. Tout est changé, et par l’entrée d’élémens nouveaux dans l’assemblée qui vient d’être élue, et par l’esprit qui s’est révélé dans cette lutte dont le scrutin du 22 septembre est le dénoûment.

Cette victoire, que les républicains célèbrent un peu bruyamment aujourd’hui, et qu’ils ont sans doute le droit de revendiquer jusqu’à un certain point, elle n’a pas été obtenue sans peine et elle n’est pas sans mélange ; elle n’est point surtout sans offrir quelques traits caractéristiques. Qu’on remarque bien d’abord tout ce qu’il a fallu pour assurer ce succès. Le gouvernement lui-même a cru nécessaire de se jeter à outrance dans la mêlée, de déployer toute la puissance de l’action officielle, de mobiliser, pour ainsi dire, sous les ordres et sous la surveillance des préfets, l’armée des fonctionnaires : percepteurs, instituteurs, buralistes, employés de toute sorte, pour les envoyer au combat. Ils ont été tous mandés, catéchisés et expédiés avec un avertissement salutaire accompagné de menaces s’ils montraient de la tiédeur pour le candidat républicain. Le moindre inconvénient de ces procédés de persuasion remis en honneur par M. le ministre de l’intérieur et tout simplement renouvelé de l’empire, est de diminuer la valeur morale d’un succès de scrutin. Et voilà le malheur ! même avec ces moyens perfectionnés, on ne réussit pas toujours, on ne change pas à volonté le courant de l’opinion ; on ne refait pas la popularité des républicains compromis par leur politique. Le fait est que quelques-uns des chefs de l’opportunisme et du radicalisme ont eu des revers ou des mécomptes dans ces élections. M. Jules Ferry en personne a essuyé à Saint-Dié, où il se croyait omnipotent, un échec dur à son orgueil. Un ancien ministre opportuniste, épurateur de la magistrature, M. Martin-Feuillée, est resté sur le champ de bataille à Rennes. M. Goblet, un ancien président du conseil radical, un des principaux auteurs des lois scolaires, a eu de son côté le déboire d’être battu dans son pays, à Amiens, par un simple boulangiste. Puis c’est le tour des ajournés, des contestés. M. le ministre de l’intérieur lui-même, M. Constans, le grand électeur, est en ballottage à Toulouse. M. Clemenceau, M. Floquet, M. Lockroy, sont ballottés dans le Var et à Paris. Ils se relèveront, les uns et les autres, de leur défaite. C’est possible. M. Jules Ferry reviendra à la chambre, on lui prépare déjà des candidatures ; M. Constans, M. Floquet, pourront être plus heureux à un second vote : le coup n’en est pas moins porté. Ces échecs sont certainement un des incidens les plus curieux de ce scrutin du 22 septembre ; mais ce qu’il y a de plus frappant, de plus significatif, ce qui fait le caractère général de ces élections, c’est que dans le fond, à travers toutes les confusions et les équivoques, en dépit de toutes les pressions, elles sont modérées, elles veulent être modérées.

De quelque manière qu’on groupe les chiffres et qu’on joue avec les résultats, il y a un fait sensible, évident. Non, le pays qu’on vient de consulter et qui a répondu de son mieux n’est pas pour les agitateurs et les démagogues qui ne sont que les précurseurs des artisans de dictature. Il n’est pas non plus pour la politique des aventures extérieures et des expéditions lointaines dont le souvenir vient de peser si étrangement sur M. Jules Ferry ; il est encore moins pour la politique des passions exclusives, des tyrannies de parti, des délations dans les communes, des guerres de secte, des persécutions religieuses, des désordres financiers, des emprunts et des déficits. Et rien ne le prouve mieux que le double fait qui caractérise justement les élections d’hier. D’un côté, le radicalisme est visiblement arrêté dans son essor, il a reculé presque partout. Les candidats radicaux n’ont eu que peu de fortune ou sont en ballottage, comme M. Clemenceau, comme M. Floquet, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, parmi ceux qui ont été élus, beaucoup se sont crus obligés de voiler prudemment leur programme. Les radicaux ont décidément perdu de leur popularité et de leur crédit dans un pays désabusé. Ils seront tout au plus de cinquante à soixante dans la chambre prochaine. D’un autre côté, un fait assez nouveau s’est produit dans ces élections. L’opinion s’est tournée avec une singulière faveur vers des hommes qui passent pour les plus modérés des républicains, qui désavouent et combattent la politique des dernières années. M. Léon Say, qui a quitté le Sénat pour aller, avec son expérience et son autorité, lever le drapeau de la république modérée dans les Pyrénées, a été élu à Pau, et, avec M. Léon Say, M. Henri Germain, l’habile financier, est aussi élu dans l’Ain. Et avec M. Henri Germain, avec M. Léon Say, d’autres candidats ralliés au même drapeau sont nommés dans le Pas-de-Calais, en Seine-et-Marne, dans le Rhône, dans le Doubs. Tous ces hommes, dont quelques-uns sont des nouveaux-venus, n’ont point hésité à se déclarer d’avance pour une conciliation libérale, pour la paix religieuse, pour l’ordre des finances. Le mouvement est commencé, la politique de libéralisme pacificateur trouve de l’écho dans l’opinion. De sorte que ces élections sont un succès pour la république sans doute, mais sont aussi la manifestation, aussi complexe qu’on le voudra, d’un pays qui se sent modéré et conservateur quand même.

L’erreur des républicains serait de s’abuser sur leur victoire, de rester insensibles à ce travail d’opinion, d’oublier l’expérience de 1885, de ne pas comprendre que tout ce qui est arrivé depuis a été préparé par eux, par leurs passions et leurs aveuglemens. C’est là, en effet, c’est en 1885 qu’est l’origine de cette crise laborieuse, tourmentée, stérile, où l’on n’a cessé de se débattre, où les idées de dictature ont pu renaître un jour comme un mauvais fruit de la lassitude universelle. Déjà à cette époque le pays excédé, poussé à bout par les vexations, par la politique de parti, par tous les abus d’une administration ruineuse, envoyait brusquement à la chambre une masse de conservateurs de toutes nuances. La majorité républicaine, qui avait été de 3 millions de voix aux élections de 1881, tombait tout à coup à 3 ou 400,000 voix ; c’est-à-dire qu’entre la république et la réaction provoquée contre elle un déplacement insignifiant pouvait tout décider. C’était un avertissement significatif. Ce jour-là, il faut l’avouer, les républicains ont laissé échapper l’occasion d’être des politiques sérieux et même des serviteurs prévoyans de la république. Loin de s’arrêter ne fût-ce qu’un instant pour reprendre leur sang-froid, loin de tenir compte d’un vote qui pouvait les surprendre, mais qui n’était après tout que la manifestation de la souveraineté populaire, l’expression des sentimens et des vœux du pays, ils se raidissaient et ne songeaient qu’aux représailles. Ils commençaient par ces invalidations systématiques qui n’étaient que l’arbitraire mis au service de l’esprit de parti. Ils redoublaient de passion et de violence, traitant la minorité en ennemie, excluant les conservateurs de toutes les commissions, surtout de la commission du budget, poursuivant l’exécution de leurs lois les plus irritantes. Ils ne s’apercevaient pas que cette minorité qu’ils traitaient en ennemie, c’était près de la moitié de la France, que mettre pour ainsi dire hors la loi plus de trois millions de Français en méconnaissant leurs vœux, leurs intérêts et leurs griefs, c’était la plus étrange arrogance de majorité. Ils ne voyaient pas de plus que c’était rejeter presque forcément les conservateurs dans une opposition irritée, irréconciliable, malheureusement stérile. Ce qu’ils ont gagné de plus clair a été de rendre tout impossible, de s’asservir eux-mêmes aux radicaux, dont ils ne pouvaient plus se passer, de créer enfin cette anarchie parlementaire où ils se sont agités et épuisés jusqu’au bout dans l’impuissance.

Ont-ils du moins réussi, avec leur politique de parti et de combat, à arrêter ou à détourner le mouvement qui les menaçait ? Ils n’ont su ni l’arrêter ni le désarmer. Le mouvement n’a cessé de se développer ou de se maintenir dans la plupart des élections partielles qui se sont succédé et le jour où le grand scrutin s’est rouvert récemment, les conservateurs se retrouvent à peu près avec les mêmes forces, perdant quelques sièges, en gagnant beaucoup d’autres, ayant, eux aussi, leurs hommes nouveaux. Il y a mieux encore. Sans doute c’est le résultat matériel qui décide, qui fait les majorités et les minorités ; le scrutin a le dernier mot. Moralement le scrutin peut avoir une autre valeur : il révèle la force des opinions en présence, et ce qu’il y a justement de caractéristique, c’est que presque partout, là même où les conservateurs ne réussissent pas, ils suivent de près l’élu républicain. C’est toujours 7,000 voix contre 8,000, 9,000 contre 10,000, etc. Il n’y a que quelques centaines de voix, quelquefois moins, de différence. Il en est de même, remarquera-t-on, des républicains battus par les conservateurs. C’est possible ; cela signifie tout simplement que le pays reste plus que jamais partagé en deux camps. Eh bien, les républicains vont-ils recommencer en 1889 ce qu’ils ont fait en 1885 et reprendre leur politique d’exclusion, de guerre, de désorganisation ? C’est toute la question au lendemain de ce scrutin du 22 septembre, début d’une nouvelle étape.

La majorité, telle qu’elle est, un peu chèrement achetée si l’on veut, reste à la république et aux républicains, soit ; que feront maintenant les républicains de leur majorité dans l’intérêt même de la république ? Comment vont-ils se conduire ? Ils ont leur choix à faire. S’ils n’ont pas d’autre ressource que de continuer ce qui a si bien réussi, leur histoire est écrite d’avance. Ils sont condamnés à s’agiter en agitant le pays sans le ramener. Ils reprendront leur ménage avec les radicaux. Toutes les fois qu’ils auront à faire ensemble œuvre de parti, ils se retrouveront unis ; le lendemain ils seront divisés dans toutes les questions d’intérêt public, de gouvernement, de stabilité constitutionnelle, d’administration, de paix morale, de finances. C’est fatalement, sous le nom d’une concentration chimérique, une guerre intermittente, accompagnée d’incohérences parlementaires, de crises ministérielles, dont le résultat inévitable est encore une fois l’impuissance, — l’impuissance devant la menace momentanément conjurée de la dictature. Avec le radicalisme on ne fera rien, parce qu’on ne peut rien, si ce n’est s’agiter et agiter. Il ne peut donc rester pour les républicains sérieux et clairvoyans qu’à faire aujourd’hui ce qu’ils n’ont pas fait au lendemain de 1885, à désintéresser les instincts conservateurs du pays, à chercher un appui dans les forces conservatrices, — et c’est ici que ces républicains modérés qui ont été récemment élus peuvent prendre une initiative salutaire, un rôle aussi utile qu’efficace. Encore faut-il, dira-t-on, que les conservateurs se prêtent à un rapprochement, aux transactions nécessaires. C’est bien évident. Mon Dieu ! les conservateurs aussi bien que les républicains peuvent faire leur profit des élections dernières. Ils ont eu depuis quelque temps à subir d’étranges conseils : ils se sont laissé entraîner, les uns par fougue de tempérament et par impatience d’action ou par de faux calculs, d’autres par une discipline mal entendue, dans d’étranges alliances : ils n’y ont rien gagné, ils n’y pouvaient rien gagner ; ils ont risqué tout au plus de compromettre la dignité de leur drapeau, et, en croyant travailler pour leur cause, de travailler au succès d’une malfaisante aventure. Le moment est venu pour eux de redevenir eux-mêmes, de rentrer dans leur rôle, d’être simplement des conservateurs défendant la paix morale, l’équité dans l’administration, les garanties libérales, l’ordre financier, et sur ce terrain il n’est point douteux qu’entre les modérés de tous les partis il n’y ait une alliance possible. Conservateurs et républicains y sont intéressés.

Eh quoi ! s’écrieront les violens de tous les camps, l’union libérale, l’union des modérés, l’éternelle alliance du centre gauche et du centre droit, c’est toujours la même chanson. Ils sont plaisans, ces railleurs superbes qui ont si bien réussi dans leurs campagnes, qui sont si heureux avec leurs tactiques, que les uns ne peuvent faire vivre la République sans la mettre perpétuellement en péril, et que les autres ne peuvent la détruire. Ils ne voient pas que, si on revient toujours là, il faut bien que ce soit dans la nature des choses. Ce qu’il y a de certain, c’est que le pays a fait ce qu’il devait, ce qu’il pouvait, en mettant dans son vote du 22 septembre un vœu évident de modération. Le reste est l’affaire des hommes, à commencer par le M. le Président de République, qui ont dans les mains la paix, la sécurité et les libertés de la France.

La paix de l’Europe est certes un assez grand bien pour qu’on n’hésite pas à lui faire tous les sacrifices possibles. Elle tient aussi, il faut l’avouer, à bien des détails, à bien des particularités invisibles, à bien des accidens imprévus qui en font la chose la plus fragile, la plus incertaine et la plus précaire. Il y a sans doute quelques grandes questions qui sont toujours faciles à saisir, qui dominent toutes les autres et ont le premier rôle ; il y a en même temps les questions qu’on pourrait appeler secondaires, tout au moins épisodiques, qui contribuent autant que les autres à épaissir ou à prolonger l’obscurité des affaires du monde. Assurément il n’est personne qui ne sente aujourd’hui que les Balkans, dans leur position lointaine et excentrique, sont une des parties faibles de l’Europe, que là peut-être couve l’étincelle qui allumera un jour ou l’autre les grands conflits. Qui pourrait cependant voir clair dans tous ces troubles, ces agitations, ces rivalités, ces intrigues dont se composent les affaires balkaniques ? On suppose tout, on s’attend toujours à du nouveau, à de l’imprévu du côté de l’Orient parce qu’on croit sans doute que rien n’est impossible. Un moment, il n’y a que quelques jours, on n’a parlé de rien moins que d’inévitables complications, d’armemens bulgares et d’armemens serbes, de coups de théâtre préparés par le prince Ferdinand à Sofia et de mouvemens mystérieux à Belgrade. On a même attribué à la Porte l’intention d’en appeler à l’autorité, à l’intervention diplomatique de l’Europe pour en finir avec une situation irrégulière et de prendre de son côté des précautions militaires pour garantir la Macédoine contre toute incursion. La Porte n’est probablement pas si pressée de faire appel aux interventions de l’Europe, parce qu’elle sait bien qu’elle pourrait encore une fois payer les frais d’une transaction nouvelle, et ces petits états des Balkans ont peut-être assez de leurs affaires, de leurs aventures intérieures.

Comment la Serbie notamment se tirera-t-elle de cet imbroglio semi-politique, semi-conjugal qui se déroule autour d’elle, qui pourrait bien finir par quelque drame, et, en attendant, ressemble étrangement à une comédie ? Depuis quelque temps, en effet, depuis que le roi Milan avait divorcé, puis abdiqué la couronne en faveur de son jeune fils, c’était une question de savoir si la reine Nathalie reviendrait à Belgrade, dans quelles conditions elle pourrait revenir et où elle irait prendre sa résidence, si, en un mot, elle serait traitée en souveraine. Toutes sortes de négociations, à ce qu’il semble, auraient été engagées et poursuivies mystérieusement entre l’ancien roi, l’ancienne reine et la régence, fort embarrassée de savoir à qui complaire. Le roi Milan aurait, dit-on, fait ses conditions et fulminé des protestations, des ultimatums, en menaçant de faire quelque éclat, de revenir à Belgrade et peut-être d’enlever le jeune roi ; l’ancienne reine paraît avoir refusé de souscrire aux conditions qui lui ont été communiquées en maintenant invariablement sa résolution d’aller à Belgrade ; la régence, quant à elle, a fait de la diplomatie et gagné du temps jusqu’ici le mieux qu’elle a pu. La reine Nathalie, cependant, a quitté la Russie, où elle a trouvé une hospitalité bienveillante ; elle s’est arrêtée en Roumanie et elle vient de se rendre à Belgrade, où elle est restée populaire et où elle a des partisans même dans le ministère, où elle a trouvé le métropolite qui a refusé de prononcer son divorce, et son jeune fils tout disposé à recevoir sa mère en reine dans son palais. Qu’arrivera-t-il maintenant ? Quelles seront les suites de ce duel singulier entre des époux mal assortis, qui ne sont pas si bien divorcés qu’ils ne puissent se quereller encore ? C’est là la question ; elle est faite pour piquer la curiosité : elle peut malheureusement aussi se compliquer en chemin si le retour de la reine venait à être l’occasion de mouvemens extérieurs, qui ne seraient pas sans péril pour la Serbie, peut-être pour sa dynastie elle-même. Ce n’est là encore toutefois qu’un incident destiné à rester nécessairement limité tant que les influences étrangères ne se mettent pas directement et ouvertement de la partie, tant que les puissances les plus intéressées à ces affaires des Balkans s’en tiennent à une politique d’observation et d’attente, qui, à la vérité, ne décidera rien, qui laisse, au contraire, en suspens la paix de l’Orient et de l’Occident.

C’est la politique du provisoire et du perpétuel qui-vive. On finit après tout par s’y accoutumer, par vivre tant bien que mal avec cette paix au jour le jour si singulièrement protégée par des millions d’hommes qui s’observent sous les armes. Les choses ne suivent pas moins leur cours ; tous les pays n’ont pas moins leurs affaires, leurs travaux et leurs problèmes. Récemment encore l’empereur François-Joseph présidait aux manœuvres de son armée en Galicie, en Hongrie ; il faisait en définitive ce qu’on fait partout, en Allemagne, comme en France, comme en Russie. L’Autriche, qui exerce son armée et tient sa frontière si bien garnie parce qu’elle est une des puissances les plus engagées dans les affaires de l’Orient et de l’Occident, l’Autriche a cependant bien d’autres difficultés dont elle est obligée de tenir compte. Elle a ses peuples de race diverse, ses nationalités multiples à concilier dans l’empire ; elle a aujourd’hui cette question de la Bohême qui devient plus pressante, qui entre depuis quelque temps dans une phase nouvelle. Il y a moins d’un quart de siècle que le mouvement national a commencé à se dessiner en Bohême sous la direction d’un vieux patriote, M. Rieger. Il s’est développé avec une rapidité et une énergie croissantes, si bien qu’aux dernières élections de la diète de Prague, il y a quelques mois à peine, les premiers promoteurs du mouvement, les vieux Tchèques, ont été dépassés par un parti nouveau, les jeunes Tchèques, qui ont eu de nombreux succès de scrutin par l’ardeur impatiente de leurs revendications nationales et de leurs idées libérales. C’est là le fait. Le ministère de Vienne, dont le chef, le comte Taaffe, se propose justement la conciliation des nationalités, n’a pas vu évidemment sans quelque inquiétude ce progrès des jeunes Tchèques dont l’intervention pouvait troubler sa politique et affaiblir sa position dans le parlement autrichien. Loin de se raidir cependant et de se retrancher dans une résistance absolue, le comte Taaffe s’est préoccupé de chercher quelque transaction nouvelle, quelque moyen d’apaiser les sentimens tchèques, et un de ses actes les plus récens a été la nomination du comte Thun-Hohenstein au poste de gouverneur de la Bohême. Sans être un ami ni un allié des jeunes Tchèques, le comte Thun est un nationaliste qui, par ses opinions, sa position et ses relations de famille, est fermement attaché à la cause de son pays. Sa nomination ressemblait à une concession, à un gage, et aussitôt s’est élevée une question bien autrement significative, celle du couronnement éventuel de l’empereur François-Joseph comme roi de Bohême.

C’est la concession qui, depuis quelques jours, fait du bruit dans l’empire. L’empereur ira-t-il ceindre la couronne de saint Wenceslas à Prague comme il a ceint la couronne de saint Etienne à Buda-Pesth ? Cette idée a déjà soulevé les protestations passionnées de tous les Allemands ; elle semble n’avoir excité qu’une certaine jalousie chez les Hongrois, qui ne peuvent se résigner à trouver bon pour les autres ce qu’ils ont trouvé juste pour eux. En Bohême naturellement elle serait accueillie avec enthousiasme, à la condition toutefois que ce ne fût pas une simple illusion, que la Bohême retrouvât, avec son roi couronné à Prague, les droits d’un royaume autonome. Ce serait dans tous les cas un événement assez sérieux dans l’intérieur de l’empire, et ce serait aussi une question de savoir dans quelle mesure cette extension de l’idée fédérative servirait la politique de l’Autriche en Orient.

Tout ne se passe pas sans contre-temps et ne se réduit pas à des crises intimes de pouvoir ou à des agitations de parti au-delà des Pyrénées. Naguère encore, au moment où la cour achevait paisiblement sa saison d’été et où la reine était tout entière à ses excursions ou à ses réceptions à l’autre extrémité de l’Espagne, sur les côtes d’Afrique ont éclaté tout à coup des incidens qui remuent depuis quelques jours la fibre castillane. Dans la partie des eaux méditerranéennes qui est souvent infestée par les pirates du Riff, une barque venant de Malaga a été attaquée et pillée ; des sujets espagnols ont été pris et retenus en captivité par une tribu marocaine, par les Maures du Riff, qui depuis quelque temps, à ce qu’il semble, redoublent de violences sur cette côte inhospitalière. Le nom et le drapeau de l’Espagne ont été insultés sans trouver protection auprès du sultan qui, à la vérité, n’est pas toujours maître de ses tribus indisciplinées et sauvages. Aussitôt une émotion des plus vives s’est manifestée dans la péninsule, et il s’en est fallu de peu qu’il n’y eût aujourd’hui une question du Maroc à Madrid, où l’on ne parlait de rien moins que de recourir à la force, de mettre une armée en campagne si l’on n’obtenait pas une réparation éclatante. Tout pouvait dépendre des dispositions plus ou moins conciliantes du sultan et de l’habileté ou de l’autorité du nouveau représentant espagnol récemment arrivé à Tanger. Assurément on n’en est pas arrivé aux dernières extrémités ; l’affaire n’est point cependant sans quelque gravité.

Ce n’est pas la première fois que l’Espagne tourne ses regards vers le Maroc et songe à faire sentir sa force, sinon à l’établir sur cette côte entre la Méditerranée et les profondeurs de cet empire mystérieux qui reste un des foyers du fanatisme musulman. Il y a trente ans déjà, pour des motifs et des griefs qui ne différaient guère de ceux qu’elle peut invoquer aujourd’hui, elle engageait une campagne aussi dangereuse que brillante. Elle débarquait à Ceuta une armée de 40,000 hommes sous les ordres du général O’Donnell, pour avoir raison d’un ennemi dont elle ne connaissait pas la force, et ce n’était pas une entreprise facile. Cette armée espagnole, conduite par des chefs intrépides, les Ros de Olano, les Zabalo, les Prim, les Echagüe, ne mettait pas moins de deux mois pour aller de Ceuta à Tetouan. Elle avait livré vingt combats, elle avait eu à essuyer les rigueurs d’un hiver exceptionnel, les tempêtes qui bouleversaient ses camps, les épidémies qui décimaient ses bataillons. Ce fut une campagne meurtrière, et lorsqu’après avoir pris Tetouan, après avoir gagné la dernière victoire de Gualdras, l’armée d’O’Donnell, par des raisons de diplomatie et de prudence, s’arrêtait sur le chemin de Tanger pour signer la paix, elle sortait de cette campagne avec un traité qui ne lui assurait que des avantages insignifians et, somme toute, plus de gloire que de profil. L’Espagne a gardé le souvenir de cette armée du Maroc et de cette campagne de 1860 ; elle n’a presque rien gardé de plus, pas même des garanties pour la sûreté et la défense des petits postes de Ceuta, de Melilla, d’Alhucemas qu’elle a encore sur cette côte africaine et dont elle fait des prisons. Aujourd’hui, après trente ans, elle est comme si elle n’avait rien fait ; elle se retrouve en face de cette même question du Maroc pour ces récens incidens qui se sont produits, pour ces insultes qui, en offensant sa fierté, sont venues réveiller ses ardeurs belliqueuses et des velléités de protectorat ou d’établissement africain qu’elle n’a jamais pu pousser jusqu’au bout.

Par lui-même sans doute l’incident de la barque de Malaga et de l’équipage traîné en captivité par les Maures du Riff ne serait pas de nature à créer des complications démesurées ; c’est une affaire que la diplomatie pourrait régler aisément. Ce qui en fait sa gravité, c’est que cet incident semblerait se lier à une certaine agitation qui se manifesterait dans l’intérieur du Maroc, à une certaine recrudescence du fanatisme musulman toujours prêt aux irruptions contre tout ce qui est chrétien. Déjà on en est à signaler d’autres violences commises notamment à Tetouan, des prédications ardentes des santons, des excitations à la guerre sainte contre les Espagnols, et le sultan lui-même est souvent impuissant à contenir les passions des tribus farouches de la montagne et de la cote. Ce serait pour ainsi dire un danger tout intérieur, local ; mais ce qui pourrait surtout donner une importance particulière et nouvelle à cet incident, c’est que depuis quelque temps le Maroc semble décidément être devenu l’objet de l’attention de quelques puissances jalouses de paraître partout, d’étendre leur action à toutes les parties de la Méditerranée. Jusqu’ici la grande maîtresse ombrageuse de Gibraltar, l’Angleterre, seule suivait avec la vigilance de sa diplomatie, avec l’activité d’une politique intéressée, les affaires du Maroc, et c’est même pour ménager les susceptibilités britanniques que déjà, il y a trente ans, l’Espagne s’arrêtait dans sa campagne victorieuse de 1860. Maintenant, ce sont toutes les puissances qui s’en mêlent. L’Allemagne, l’Italie même, envoient des missions et des présens au sultan, s’efforcent de nouer des relations avec le Maroc, de prendre position à cette extrémité de la Méditerranée. De sorte que l’Espagne, dans ses démêlés, est exposée à rencontrer devant elle, non-seulement le fanatisme musulman, avec lequel il n’est jamais commode de traiter, mais encore des influences européennes qui peuvent devenir gênantes. C’est là justement ce qui peut compliquer tous les incidens. Résolue à rester étrangère aux luttes qui peuvent s’engager en Europe, à se retrancher dans la neutralité, elle s’est accoutumée depuis longtemps à considérer ce coin de terre africaine comme un champ naturellement ouvert à son action, c’est une tradition de sa politique. Elle n’a rien fait jusqu’ici pour s’étendre ; elle n’a pas non plus renoncé à ses prétentions et elle ne peut évidemment voir sans quelque inquiétude d’autres influences s’établir au Maroc, se préparer peut-être à contrarier ses vues ou à s’interposer dans ses conflits, en lui fermant la seule issue extérieure qu’elle puisse avoir. Et c’est ainsi que, sous un simple incident tout fortuit, peut se cacher une assez grosse question de politique internationale.

Que fera maintenant l’Espagne ? Rien n’indique assurément que le cabinet de Madrid soit disposé à prolonger la querelle et à vider l’incident par la guerre au risque de se jeter dans une aventure. Si le ministre des affaires étrangères, M. de la Vega y Armijo, a pris la chose un peu fièrement, le président du conseil, M. Sagasta, a tout l’air d’être d’une humeur plus placide. Pour le moment, le cabinet de la régente s’est borné à demander à l’empereur du Maroc la satisfaction qui lui est due, et il paraît bien en même temps avoir voulu appuyer ses réclamations par quelques démonstrations, par l’envoi de quelques navires ou par quelques mouvemens de troupes vers l’Andalousie. C’est là tout. Le reste dépend de la réponse qui a été faite aux réclamations espagnoles, et il est assez vraisemblable que, soit de lui-même, soit sous quelque influence modératrice, le sultan ne s’est refusé à rien ; si le sultan a donné toute satisfaction à l’Espagne, comme on peut le présumer, c’est un incident fini jusqu’à la prochaine occasion ; s’il tergiversait, tout pourrait assurément se compliquer, et on pourrait bien voir un de ces jours une question du Maroc se mêler à toutes les questions qui sont déjà l’embarras et le souci de l’Europe.


CH. DE MAZADE.