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CHAPITRE II

LES DROITS DE l’ÉTAT

La société a donc tous les droits. Mais pourquoi les a-t-elle ? Quel est son but ? A nous rendre compte du but de la société, nous pourrons peut-être déterminer dans quelle mesure il est bon qu’elle use de ses droits, dans quelle mesure il est inutile qu’elle les exerce, dans quelle mesure il est même utile qu’elle ne les exerce pas.

La société est une ligue de défense contre les ennemis, présents, menaçants ou possibles, de l’extérieur. Elle n’est pas autre chose. Elle n’est vraiment pas autre chose ; car, sans cette nécessité de la défense, il n’y aurait aucune raison pour qu’elle existât, et très probablement elle n’existerait pas. Voyez-vous des gens s’associant, se hiérarchisant, nommant ou acceptant des chefs, assez sévères le plus souvent, ou toujours enclins à le devenir, s’imposant toutes sortes de gênes, de contraintes, de tributs, de corvées, sans y être absolument forcés par la crainte d’être plus molestés par des gens puissants qu’on signale au delà de l’horizon ? Ils seraient fous ! J’admets très bien qu’ils s’associent par petits troupeaux, par bourgade, par peuplade, par clan. Ce n’est qu’un agrandissement, qu’une extension de la famille. Ils s’associent pour bâtir un pont, pour défricher une forêt, pour dessécher un marais, pour contenir dans le devoir quelques mauvais drôles qui sont dans la contrée ; ils nomment un ou plusieurs magistrats pour régler leurs différends selon la justice, ou plutôt pour que les différends cessent, ce qui est le vrai rôle de la magistrature ; ils se trouvent bien ainsi et ils y restent. Ils n’ont pas tort ; même s’ils ne sont menacés par rien. La paix intérieure est plus grande, et quelques plaisirs qui naissent d’une communauté plus étendue que celle de la famille sont inventés.

Mais cela, ce n’est pas la société, c’est le voisinage organisé. La société réelle, la société proprement dite, c’est-à-dire l’association entre eux d’hommes qui ne se connaissent pas et qui ne se connaîtront jamais et qui n’ont aucune raison d’obéir aux mêmes lois et aux mêmes chefs, celle-là elle ne naît que de la nécessité de se défendre contre un ennemi présent, menaçant, soupçonné ou possible ; ou plutôt elle naît comme elle peut, par conquête, par agglutination fortuite, mais elle ne se maintient, et par conséquent c’est là, sinon son origine, du moins son principe, que par la crainte de l’ennemi extérieur.

Si les hommes étaient pacifiques, il n’existerait pas de sociétés, il n’existerait pas de patrie. Quand certains socialistes, quand les anarchistes, quand les Tolstoïsants crient à la fois : « A bas la guerre ! A bas la Patrie ! » Ils ont parfaitement raison. C’est le souvenir des guerres passées et la certitude des guerres futures qui maintient la patrie, qui maintient les patries. C’est la combativité humaine qui fait qu’il y a des patries. Si l’homme n’était pas un animal ambitieux et belliqueux, il n’y aurait pas de patrie à proprement parler. Il y aurait des pays, de petits pays, des fratries, bornées à une cité, à une montagne, à une vallée, à une plaine, à un groupe d’humains ayant non seulement la même langue, mais le même accent, ayant les mêmes habitudes de vie, le même caractère et se connaissant à peu près tous. La nation plus grande, la grande patrie ne se comprend absolument que par la nécessité toujours sentie de lutter contre un voisin ambitieux et naturellement conquérant et par l’impossibilité pour un petit peuple de lutter contre un grand et, attaqué par lui, de garder son indépendance.

En conséquence, quel est le but de l’État, du grand État ? Il en a deux, superposés. Il a celui qu’aurait un petit État, une fratrie ; il a, de plus, celui d’un État considérable, constitué pour la défense.

Je fais remarquer tout de suite qu’une antinomie assez forte naît précisément, naît tout de suite, de cette superposition. Ces deux buts ne sont pas, et il s’en faut, tout à fait opposés l’un à l’autre ; mais il faut reconnaître que, malheureusement, ils ne sont pas tout à fait d’accord. Ce qui est le but d’un petit État ne peut pas tout à fait être réalisé par le grand, précisément parce qu’il est grand. Il n’y a pas un très grand inconvénient dans un petit État à ce que tout, ou presque tout, soit fait par l’État lui-même. Ces gens qui forment une fratrie sur un territoire de dix ou vingt ou trente kilomètres carrés, ils ont, je l’ai dit, même caractère, mêmes habitudes de vie, même religion, le plus souvent, même langue et même façon de la prononcer. Quel inconvénient à ce qu’ils prennent en commun, touchant religion, enseignement, mœurs même et conduite privée, des mesures qui, étant donné que tout le monde pense de même, ne blesseront absolument personne ? Il n’y a quasi aucun inconvénient à cela. Dans les très petits États le despotisme est légitime, parce qu’il est insensible. Je ne dis pas qu’il soit bon, qu’il soit beau, ni qu’il soit fécond. Il n’est jamais rien de tout cela ; mais il est légitime ; parce que presque personne n’en souffre et qu’il peut dire : « Qui est-ce que je blesse ? »

Dans un grand État, au contraire, établirez-vous, par exemple, des lois somptuaires, qui seront très conformes aux habitudes des paysans et qui seront insupportables aux habitants des villes ? Etablirez-vous des lois religieuses qui seront la codification des habitudes des deux tiers de la population et qui feront horreur à l’autre tiers ? Il est impossible. Du moins, il est moralement impossible.

Il ne faut donc pas dire précisément : Le grand État a deux buts superposés, celui du petit et celui du grand. Il faut dire, le grand État a deux buts, celui du petit, mais celui-ci réduit à son minimum, et puis celui du grand.

Or, quel est le but d’un petit État, non menacé par aucun voisin ? subsister, rien de plus, être tranquille. Il ne lui faut donc, comme chose d’État, qu’une justice et une police, pour que l’ordre règne dans la rue et pour que les différends entre les citoyens ne s’éternisent pas et ne s’enveniment pas. C’est là, dans un petit État, le but minimum de l’État. Il pourrait se proposer, sans danger et même avec quelques avantages, cinq ou six autres desseins. Il pourrait vouloir « faire fleurir les arts » ; il pourrait vouloir enseigner ; il pourrait vouloir régler les choses de religion ; il pourrait vouloir veiller aux bonnes mœurs domestiques, se faire rendre compte par le père et par la mère de famille de la façon dont ils vivent ensemble et dont ils élèvent leurs enfants, régler l’hygiène domestique. Mon Dieu, oui ; dans une fratrie ces choses ne seraient pas de très offensantes ni pénibles indiscrétions. Mais comme dans un grand État elles le seraient peut-être, réduisons le but du petit État à son minimum pour savoir ce que le grand État en doit conserver. Le but minimum de l’État dans un petit pays non menacé par des voisins, c’est d’assurer l’ordre et la paix par une bonne justice et une bonne police. Police et justice, voilà les « choses d’État » dans un petit pays.

Dans un grand ? Dans un grand, restent d’abord celles-là ; s’y ajoutent celles qui sont nécessitées par les causes qui ont fait qu’il y a un grand État au lieu d’un petit. Pourquoi existe-t-il, ce grand État ? Parce qu’il a des voisins qui sont grands aussi et qui le menacent sans cesse. Il a donc pour buts : d’abord la paix et l’ordre, comme un État quelconque ; ensuite la défense, parce qu’il est un État grand. Doivent donc être choses d’État dans ce grand État, de par une addition bien faite : la police, la justice, la force militaire.

Et puis ensuite ? Et puis ensuite, rien du tout, sauf l’argent nécessaire à tout cela. Donc budget d’État, police d’État, justice d’État, armée d’État. Et ensuite ? Et ensuite, rien. Tout le reste dépasse le but de l’État, et par conséquent dépasse son droit, si je puis parler ainsi.

J’ai bien reconnu que l’État a tous les droits ; mais on peut dire qu’il est contre le droit d’user d’un droit qui ne répond pas à un besoin, qu’il est contre le droit d’user de son droit pour le seul plaisir d’en user et quand cela n’est point nécessaire. J’ai le droit de légitime défense. Je suis un très honnête homme si j’en use à la dernière extrémité. Si j’en use très vite, à peine menacé, avec empressement, avec un secret contentement que l’homme que je n’aime pas m’ait donné l’occasion, par une légère menace, de me débarrasser de lui, je ne suis pas un honnête homme, on dit de moi : « Il n’avait pas le droit d’user de son droit. » Je n’ai pas dépassé mon droit, mais je suis sorti de l’honnêteté.

De même l’État qui, parce qu’il est impossible de lui contester sérieusement qu’il ait tous les droits, use de ceux qui ne lui sont pas formellement consentis par les nécessités mêmes de sa mission. Cet État ne dépasse pas son droit, si l’on veut ; mais il sort de sa limite naturelle, il se donne une satisfaction qui peut être désagréable, pénible, offensante ou dure à autrui, au lieu de se réduire à faire son métier et son devoir. Il n’est pas sorti de son droit ; mais il est un État malhonnête homme. « Il n’avait pas le droit d’user de son droit. »

Car, remarquez-le, pour ne pas sortir encore de ce point de vue moral, remarquez-le, est-ce que l’État, avant tout, s’il savait faire son examen de conscience, ne devrait pas se dire qu’il est un mal ? Il en est un très précisément, puisqu’il est un remède. Un remède est un petit mal qu’on invente pour se débarrasser d’un plus grand. L’État est un mal que l’humanité a inventé pour conjurer les dangers de la combativité humaine ; mais certainement il est un mal. Il gêne l’individu, il l’entrave, il pèse sur lui ; il lui demande de l’argent que l’individu n’aurait aucune idée de donner, ni même de gagner ; il impose à un citoyen très pacifique l’obligation de faire le métier des armes. Tout cela est très douloureux. L’Etat est un mal nécessaire, respectable et à qui nous devons de la reconnaissance ; il n’est pas un bien en soi. Il est un mal, comme une cuirasse ou une épée. Les armes sont quelque chose qui est destiné à faire du mal à celui qui en recevra les coups, mais qui commence par en faire à celui qui les porte.

Si l’Etat savait se dire ces choses, il considérerait ceci que quand on est un mal on doit s’appliquer logiquement à être le moins possible.

Je sais bien qu’il fait un raisonnement inverse. Il se dit qu’étant très gênant par beaucoup de ses exercices, il est beau à lui de compenser cette malfaisance en étant, d’autre part, bienfaisant, magnifique, somptueux et paternel, en versant sur les citoyens les bienfaits, les soins, les attentions et les munificences. Seulement, il devrait se dire qu’on peut se tromper, qu’il peut se tromper, qu’il y a beaucoup de chances pour qu’il se trompe, que les œuvres de nécessité sont très précisément désignées et définies par leur nécessité même, et que les œuvres de bienfait sont très sujettes à être entreprises tout de travers et à contresens de l’objet qu’elles poursuivent.

Surtout les œuvres de bienfait général et commun. En face d’un particulier, vous avez un moyen assez sur, sinon complètement sûr, de savoir le bien ou le plaisir que vous lui pouvez faire, c’est de lui demander ce qu’il désire. Il peut se tromper ; mais encore il y a quelque chance pour qu’il ne se trompe pas absolument. En face d’un peuple, savoir de quels bienfaits il convient de le combler est assez difficile, soit en le consultant, soit en ne le consultant pas. Si vous ne le consultez pas, il vous faut de bien grands yeux et bien vifs pour voir bien juste ce qui lui convient et vous pouvez, guidé surtout par vos goûts particuliers, faire des erreurs énormes. Si vous le consultez, vous savez très bien que vous aurez toujours plusieurs réponses, et dès lors, laquelle choisir ? Celle qui aura la majorité ? Il est dur, en contentant beaucoup de monde, de désobliger un nombre encore considérable de personnes, qui peuvent être, du reste, les plus éclairées, même sur les besoins du plus grand nombre. — Celle qui sera le plus conforme à vos goûts propres ? C’est toujours ce qui arrivera, et vous prendrez toujours les précautions nécessaires et faciles pour que ce que l’on vous demande soit ce que vous désirez accorder. Mais alors nous revenons au premier cas et aux erreurs considérables que j’ai dites qui ressortissaient à ce cas-là. — Il semble donc bien que l’Etat doive mettre son honnêteté, sa loyauté, sa modestie aussi, à se considérer comme un remède salutaire, comme un mal nécessaire, par conséquent, et en cette qualité, à se restreindre à ses fonctions naturelles, c’est-à-dire à ceci seulement pour quoi il a été institué, à ceci seulement que lui seul peut faire, à ceci seulement qui est tel que si l’Etat ne le faisait pas le pays disparaîtrait demain.

Ces fonctions naturelles, c’est la police, la justice et la défense. Tout le reste est prétention de l’Etat, non fonction de l’Etat. L’Etat, quand il fait quelque chose de tout ce reste, n’est plus un bon fonctionnaire, un bon serviteur de la patrie, il est un dilettante. Il s’occupe des choses dont je reconnais qu’il a le droit de s’occuper, mais qui ne le regardent pas. Il peut les bien faire, à la rencontre, mais il y a des chances pour qu’il les fasse mal, comme n’étant pas de son gibier, et, en tous cas, c’est trop de soin ; on ne lui en demande pas tant ; c’est un excès de zèle, et tout excès de zèle entraîne de fâcheuses habitudes de tracasseries et d’empressement, pénibles pour tout le monde.

Cette conception de l’Etat que je viens d’esquisser fera sourire de pitié certains philosophes qui ont, si je puis ainsi parler, le mysticisme administratif. Pour eux l’Etat n’est point un mal ; ce n’est point un mal nécessaire, ce n’est point un mal salutaire ; c’est un bien, c’est le souverain bien. Pour eux l’individu n’existe pas. Il n’existe qu’enchâssé dans l’Etat, qu’engrené dans l’Etat, qu’intégré dans l’Etat, qu’animé dans l’Etat. C’est l’Etat qui lui donne une âme. De même qu’une fourmi isolée, qu’une abeille isolée est un monstre, de même l’homme isolé est monstrueux, ou pour mieux dire est nul. Il n’y a pas une âme de l’abeille, il y a une âme de la ruche. L’Etat n’est pas seulement le « milieu » où nous agissons. Il est l’âme centrale dont nous recevons les suggestions et qui fait, si l’on veut, que nous avons des âmes particulières, des semblants et des apparences d’âmes particulières. Non seulement in eo vivimus, movemur et sumus ; mais, ex eo vivimus, movemur et sumus.

Aussi, comme l’a dit l’un des théoriciens de cette école d’un mot qui doit rester : « Il faut moins socialiser les biens que socialiser les personnes. » Il faut empêcher les âmes d’être individuelles, ou plutôt, car elles ne le sont nullement, il faut leur persuader qu’elles ne le sont pas. Nous devons nous dire, non jamais : « Qu’est-ce que je pense ? » car nous ne pensons pas ; mais : « Qu’est-ce que pense le gouvernement ? » car l’âme du pays est en lui, et il n’y a d’âme que du pays. Il est donc fou, non seulement de parler de droits individuels, mais même de parler des droits de l’Etat ; car non seulement l’individu n’a pas de droit, mais l’Etat lui-même n’en a pas. Il n’a pas de droit, ce qui supposerait qu’il est créancier et qu’il y a un débiteur. Il n’y a pas deux personnes ; il n’y en a qu’une, à savoir lui. Il est ; et ce qui n’est pas lui n’est pas.

Non seulement, donc, il peut faire tout ce qu’il veut, mais il doit faire tout et penser tout, puisque ce qui serait fait ou pensé en dehors de lui ne serait qu’une ombre d’action, une apparence de pensée, quelque chose comme un spectre ou d’action ou de pensée.

Cette politique éminemment ecclésiastique, qui séduit fort des hommes qui se croient libres penseurs, est un peu trop métaphysique pour moi. A supposer que je sois une fourmi ou une abeille, ce qui déjà ne m’est pas prouvé, et que la société humaine soit une société animale, je regarde les fourmis et les abeilles et ne trouve point du tout que chez elles, même, il n’y ait qu’une âme, celle de la fourmilière ou de la ruche. Il y a un ordre de travail et de défense. La fourmilière n’a qu’une âme en ce sens qu’elle n’a qu’une intention : remplir les greniers, alimenter les jeunes, maintenir et augmenter la cité. Elle n’a qu’une âme au jour du danger, l’intention de repousser l’ennemi. Mais en dehors de cela, en dehors du plan général de travail et de défense, fourmi ou abeille est essentiellement individualiste, travaille à son gré et selon son invention, va à la découverte, s’écarte pour découvrir et inventer, s’associe, très librement, ce semble, avec d’autres individus pour soulever un fardeau trop lourd pour une seule, etc.

Calquez une société humaine sur une fourmilière, je le veux très bien ; vous arriverez précisément à une formule libérale : tout ce qui est police et tout ce qui est défense, réglé par une loi sociale ; le reste libre ; le reste, travail individuel ou travail d’individus associés librement.

Mais, nous répondent les Étatistes, la société humaine doit être, naturellement, une société animale perfectionnée. Les hommes sont des êtres pensants et des êtres associés. Ils doivent être associés pour penser et penser par association, penser en commun. La société humaine doit être une société d’âmes. Cette société d’âmes, ou sera divisée et donc ne sera pas une société, et nous tombons au-dessous de la société animale ; ou sera unie, et donc qu’est-ce qu’elle sera ? Une âme collective. Cette âme collective c’est l’âme sociale, c’est la société humaine, c’est-à-dire la société pensante. Cette âme collective, où faut-il la chercher et la trouver ? Dans l’État, dans le gouvernement, qui ramasse et résume en lui les âmes individuelles et qui pense pour tout le monde. En dehors de ce système, il n’y a qu’anarchie intellectuelle et morale.

J’ai beau faire, je ne puis pas très nettement comprendre pourquoi le gouvernement est nécessairement plus intelligent que moi, et même seul intelligent dans tout le pays que j’habite. Par lui-même il est un homme ou plusieurs hommes désigné ou désignés par la naissance ou par l’élection à prendre des mesures d’utilité générale. En quoi la naissance ou l’élection, choses où règne soit le hasard, soit la passion, a-t-elle donné à cet homme ou à ces hommes des lumières particulières et surtout une lumière unique, qui est telle qu’eux seuls l’ont et que tout le monde, sauf s’il la leur emprunte, en est privé ? C’est bien singulier. J’entends bien qu’il ne s’agit pas d’une « grâce » qui leur est versée par une puissance supérieure et mystérieuse ; mais d’une sorte d’attraction, de concentration intellectuelle et morale : l’âme diffuse dans la nation tout entière se ramasse en quelque sorte dans le gouvernement, et c’est en lui que la nation la retrouve ; mais précise, nette, épurée, supérieure, définie, organique et non plus chaotique, et c’est en lui que la nation prend conscience d’elle-même. Le gouvernement c’est la conscience psychologique de la nation. La nation c’est l’inconscient, l’élite c’est le subconscient, le gouvernement c’est la conscience.

J’entends bien ; mais il reste qu’on m’explique l’opération par laquelle un homme qui est l’un de nous, du moment qu’il naît roi, ou du moment qu’il est élu président ou ministre, attire ainsi à lui et ramasse en lui et épure et subtilise et précise en lui tout ce qui chez moi, chez vous, chez ce tiers, existe, peut-être, mais est confus, chaotique, inconscient, balbutiant et misérable. C’est cette opération qu’il reste à expliquer. Qui ne voit que nous revenons où nous en étions et que cette opération est un mystère, que c’est bien une « grâce » qui est faite à un homme et que cette grâce, qu’elle consiste à recevoir directement une lumière d’en haut ou qu’elle consiste à recevoir la puissance de ramasser en soi la lumière diffuse dans tout un peuple, est exactement la même chose.

Or, j’ai le malheur de ne pas croire à la grâce, et cette théorie mystique n’a pas accès en moi. Au fond, et même sans creuser le moins du monde, elle est une simple transposition de la théorie monarchique. « L’âme de la nation est dans l’Etat », quand on ouvre cette formule, cela veut dire que le Roi est seul intelligent, parce qu’il est l’élu de Dieu et le protégé de Dieu. Quand le Roi manque, on invente cette théorie de l’Etat mystique. On imagine que l’Etat pense et que l’individu ne pense pas, ce qui est vague, indémontrable et insignifiant, pour en arriver, dans la pratique, à dire que le gouvernement est infaillible. Ce que le monarchiste fondait sur une communication directe entre Dieu et le Roi, l’Etatiste le fonde sur une « âme de la nation », qui n’aurait de communication et de confidence que pour le gouvernement, et qui n’aurait pour vous et moi que des apparences fuyantes et de décevantes ombres. Cette âme c’est le Dieu moderne versant sa grâce sur son élu.

Je ne crois pas qu’un esprit positif puisse s’arrêter très longtemps à cette conception qui n’est pas autre chose qu’un monarchisme dégénéré. Elle sera très goûtée de tous les gouvernements qui n’auront pas, soit le droit de s’appuyer sur l’hérédité et le droit divin, soit la franchise de dire qu’ils gouvernent despotiquement parce qu’ils sont les plus forts.

Il existe une autre théorie, qui est moins abstraite, plus divertissante aussi et qui me paraît également une rêverie de beaux esprits philosophiques. On pourrait l’appeler la politique zoologique. La précédente, comme nous l’avons vu, avait un peu ce caractère ; mais celle-ci l’a bien davantage. Elle ne considère pas la société, une nation, comme une ruche ou une fourmilière ; elle la considère comme un animal. Vous, moi, nous sommes des cellules vivantes. L’Etat seul est un organisme, et l’Etat seul, par conséquent, a un moi. L’individu qui prétendrait avoir une autonomie, une indépendance, être libre, il faut même dire : être quelque chose, serait comparable à un nerf qui prétendrait être un être, à une goutte de sang qui dirait : je, à une goutte de sève qui se croirait un arbre ; autant de folies. Nous ne sommes que les rouages aveugles d’une machine intelligente, qui n’est intelligente en aucune de ses parties et qui ne l’est qu’en sa totalité, qu’en son ensemble. Nous obéissons, fragments de matière animée, à un cerveau qui seul nous dirige et qui seul sent, pense, veut, et qui seul a le droit de sentir, de penser et de vouloir. L’ensemble de ce corps organisé s’appelle l’Etat ; le cerveau de ce corps c’est le gouvernement.

L’état rationnel de la société, c’est donc l’esclavage ; mais non pas l’esclavage social tel que l’Antiquité et l’Amérique l’ont connu ; mais l’esclavage physiologique. Nous devons obéir, non pas comme l’esclave à son maître, mais bien comme le bras, la main, la jambe, le pied, obéissent au cerveau qui leur commande et qui les dirige. Vous vous croyez un homme ; vous êtes un pied. Vous avez, si vous voulez, la compensation et la consolation qui consiste à vous dire que cependant, si vous n’existiez pas, le cerveau ne pourrait rien faire et qu’il vous doit de la reconnaissance, autant qu’on en doit à un bon outil. Quant à de l’indépendance, c’est un non-sens que de prétendre en avoir ou en exiger ou en demander. Une goutte de sève révoltée, ce serait une haute bouffonnerie.

Cette politique zoologique[1] compte parmi ses adeptes à peu près tous les grands sociologues du XIXe siècle. Elle me paraît un peu hasardée et n’être qu’une comparaison qu’on a voulu prendre pour une parité. Le premier métaphoriste qui a dit : « le corps social », ne croyait pas qu’il eût fondé une sociologie. Il était pourtant sociologue sans le savoir. Les systèmes philosophiques, comme certaines religions, sont des métaphores suivies et prises au sérieux. Mais il n’y a rien de plus, dans le mot « corps social », qu’une métaphore, et peu exacte. Il n’y a nullement dans la société l’adhérence de toutes les parties qui existe dans un animal. Tout est symétrique dans le corps d’un animal, et rien n’est symétrique dans le « corps social ». Les animaux se reproduisent et les nations, ou ne se reproduisent pas, ou font des petits qui ne leur ressemblent pas du tout, comme l’Angleterre aristocratique qui a pour fille la démocratie américaine. Les cellules d’un corps animal n’ont aucune conscience d’elles-mêmes, et les individus d’une société ont tellement conscience d’eux-mêmes qu’ils se croient libres, et cette liberté peut être une illusion, et cette conscience même peut être une illusion aussi ; mais, cette illusion même est un fait qui suffit à distinguer singulièrement un homme d’un tendon. La métaphore subsiste, dirait un grammairien. Oui, mais comme dans la plupart des métaphores il y a beaucoup plus de différences que de ressemblances. La théorie est peu scientifique.

Ce qu’il faut remarquer, c’est que le plus illustre de ceux qui en ont usé, Herbert Spencer, est celui-là même qui l’a le plus magistralement réfutée et détruite. Après l’avoir présentée longuement et avec une clarté et un éclat incomparables, il en vient à nous dire tranquillement : « Il n’existe point d’analogie entre le corps politique et le corps vivant, sauf celles que nécessite la dépendance mutuelle des parties que ces deux corps présentent. L’organisme social discret au lieu d’être concret, asymétrique au lieu d’être symétrique, sensible dans toutes ses unités au lieu d’avoir un centre sensible unique, n’est comparable à aucun type particulier d’organisme individuel, animal ou végétal… Je me suis servi d’analogies péniblement obtenues, mais seulement comme d’un échafaudage qui m’était utile pour édifier un corps cohérent d’inductions sociologiques. Démolissons l’échafaudage : les inductions se tiendront debout d’elles-mêmes. »

Autrement dit : effaçons comme vaines et ridicules toutes les raisons qui nous ont servi à établir une vérité ; la vérité est acquise et reste debout.

Ce qui reste surtout, c’est que le système « organisme social » peut servir « à édifier un corps cohérent d’inductions », mais non pas un corps social. Ce qui reste, c’est que l’organisme social « n’est comparable à aucun organisme » connu, et que par conséquent le considérer comme un organisme est tout aussi rationnel que de l’appeler cosinus ou asymptote.

Les tenants de « l’organisme social » se moquent sans doute de Bonald qui considérait la société et aussi la famille et aussi le gouvernement et aussi n’importe quoi, comme des trinités, et qui voyait partout le chiffre Trois. Il n’était ni plus ni moins ridicule qu’eux. Il trouvait à son nuage la forme d’un chameau. Il n’y avait rien de plus dans son affaire ; il n’y a rien de moins dans celle des sociologues zoologistes.

Seulement leur théorie plaît infiniment à tout gouvernement, quel qu’il soit, parce qu’elle le sacre. Il est une manière de demi-dieu, gouvernant la nation comme le cerveau gouverne le corps. Tout lui est permis du droit de sa divinité, de ce fait surtout que tout ce qui n’est pas lui est matière, sinon brute, du moins insensible et non pensante. Comme Malebranche battant sa chienne, le gouvernement peut dire des individus composant le corps social : « Vous croyez que cela sent ? » Les gouvernements aiment généralement assez considérer le pays qu’ils gouvernent comme la chienne de Malebranche.

La vérité est que la société humaine est dans son principe un fait naturel, dans son développement un fait, naturel encore, qui devient volontaire. C’est dans son principe un fait naturel, non volontaire : les hommes ne s’associent pas, ils sont associés, ils naissent associés par les liens de la famille étendue jusqu’au clan et par les liens de l’habitude, de commune langue, de communes mœurs, de communs souvenirs, de communes traditions, de commun culte, de communs rites. Telle est la véritable société, dans laquelle nous supposons que n’est intervenue ni conquête, ni oppression de classe par une autre. C’est la société naturelle.

Le besoin de se défendre crée la grande patrie, qui est naturelle encore puisqu’elle n’est qu’une agglomération de clans ; mais qui, de plus, est volontaire, parce que ces clans n’avaient aucune raison naturelle de s’agglomérer, aucun instinct naturel les poussant à s’associer. Ils ont eu de s’associer des raisons non pas naturelles, mais historiques. Je dis que cette association, naturelle encore en ses origines, est surtout volontaire. Elle l’est toujours en définitive, malgré les apparences. Très souvent, le plus souvent, elle n’est matériellement que le résultat d’une conquête, de la conquête des clans les plus faibles, par le plus fort ou le mieux placé. Oui, mais pour que cette patrie dure, il faut le consentement persévérant des annexés, le consentement des annexés et le transfert, en quelque sorte, qu’ils font de leur amour pour la petite patrie à la grande. Si ce consentement n’existe pas, si ce transfert n’a pas été fait au bout de quelques générations, la patrie n’existe point du tout, et elle se disloque.

La grande patrie est donc bien une association, naturelle en ses lointaines origines, volontaire en son développement et considérée en l’état actuel où on la voit. Elle a pour cause éloignée la sociabilité naturelle à l’homme, pour cause moins éloignée la nécessité de la défense. Elle est donc en partie vraie, en partie factice et artificielle. En ce qu’elle est vraie, elle a droit à nos respects et à notre culte ; en ce qu’elle est factice, elle n’a droit qu’à notre obéissance, et elle doit se souvenir que son seul titre étant la nécessité de la défense, son vrai droit, son droit honnête, pour ainsi parler, est défini par son principe et ne s’étend pas à plus qu’à ce que la défense exige. Vous, clan primitif, je vous vénère et je vous aime ; vous êtes ma racine ; vous êtes la cendre de mes aïeux. Vous, société actuelle, je vous aime et je vous vénère, comme représentant le clan primitif, et comme, après tout, en étant l’extension ; mais cependant souvenez-vous que vous n’êtes surtout qu’un expédient, qu’un moyen de défense, adopté faute de mieux et crainte de pire. Souvenez-vous que ce qui n’est pas vrai du clan primitif, à savoir contrat et traité et marché, ne laisse pas d’être un peu vrai de vous. Vous ne laissez pas d’être le résultat d’une association volontaire faite pour la défense d’intérêts communs, et par conséquent lorsque vous dépassez la fonction pour laquelle on vous a faite, vous ne violez, sans doute, aucun contrat formel, mais vous outrepassez un « quasi-contrat », vous empiétez, vous allez plus loin que jusqu’où il était entendu, puisqu’il était rationnel, que vous allassiez ; vous faites un abus de confiance tacite. Si l’on vous a créée ou si l’on vous a supportée (ce qui, en raison, revient au même) pour se pouvoir défendre contre l’ennemi extérieur, on vous a dit par là que votre fonction se bornait là. Tout ce que vous ferez par delà, vous aurez tort de le faire, parce qu’on ne vous le demandait pas. Vous n’êtes pas un violateur de contrat précisément, puisqu’il n’y a pas eu de contrat ; mais vous êtes un mandataire infidèle.


Ainsi sont les choses, rationnellement. Historiquement elles ont partout été tout autres.

On comprend très facilement que l’agglomération, pour la défense, de clans séparés jusqu’alors, en un grand corps d’Etat, donnait au pouvoir central, non pas tout de suite, mais peu à peu, une force énorme, une force incalculable. Le pouvoir central, c’était la patrie ; c’était la patrie forte et c’était la patrie glorieuse, et c’était le point de sécurité, et c’était le point de lumière. Nous avons un exemple de cela, tout récent et par conséquent plus clair que ceux que nous pourrions prendre dans l’antiquité. La patrie allemande a été faite, avec une diligence merveilleuse, par Louis XIV, par Louis XV, par Napoléon Ier et par Napoléon III. La France, sans cesse conquérante du côté de l’Est, a fini par avoir raison de l’apathie naturelle des peuples germains et de leur amour pour leurs petites patries locales et pour leurs libertés municipales. Contre la France insupportable il a fallu enfin créer une grande patrie allemande, un camp de défense. Quand il a été fait, sentiment de sécurité, sentiment de reconnaissance, sentiment de gloire, ont rendu Prussiens et Berlinois des gens qui avaient naturellement l’horreur de la Prusse et de Berlin ; et d’instinct individualiste et d’instinct libéral il ne faut pas croire qu’on en entendra parler d’ici longtemps dans ce pays-là.

De même notre patrie à nous a été faite par l’Angleterre. Le mot de Lamartine n’est vrai qu’à moitié :

C’est la cendre des morts qui créa la patrie.

Il est vrai de la petite patrie, de la tribu, du clan. De la grande patrie, point du tout. C’est l’étranger gênant qui créa la patrie.

Ainsi les grands États se sont créés les uns les autres, chacun se créant lui-même, sans doute, pour résister, mais créant bien plus encore son voisin, par la terreur qu’il lui inspirait ; et il en est résulté pour chaque pouvoir central de chaque grand État, une force immense, parce qu’on ne savait plus, dans la reconnaissance qu’on avait pour lui et dans la confiance qu’on avait en lui, ce qu’on lui devait, ce qu’il fallait lui donner, lui accorder, lui abandonner. C’était bien simple : il fallait lui donner en raison de sa fonction ; et puisqu’il n’existait que pour la défense, lui donner tout ce qui lui était nécessaire pour la défense et rien de plus. Mais les peuples ne raisonnent pas aussi net, et les gouvernements n’aiment pas raisonner ainsi.

Les peuples ne font pas facilement le départ de ce qui est nécessaire au gouvernement pour être fort contre l’étranger et de ce qui ne lui est nullement nécessaire pour cela. Ils ont une tendance naturelle à lui donner tout indistinctement quand ils sont patriotes, puisqu’il les défend ; et à lui refuser tout indistinctement quand ils ne le sont pas, puisqu’ils ne sentent pas le besoin d’être défendus. Il en résulte qu’ils sont tour à tour absolutistes ou libéraux tout de travers, tantôt, enivrés de patriotisme, donnant tout, accordant tout, abandonnant tout à un Louis XIV, tantôt, soucieux d’autonomie locale ou d’indépendance religieuse, appelant l’étranger au secours de leurs libertés individuelles et de leurs droits de l’homme ; et l’un est exactement aussi stupide que l’autre.

Quant aux gouvernements, ils sont plus constants. Ils ont toujours la même idée : ils veulent avoir tout le pouvoir possible. Il est impossible à un gouvernement, quel qu’il soit, de ne pas se persuader qu’il y a un immense péril social à ce qu’il ne soit pas absolument tout dans l’Etat. Il est impossible à un gouvernement, quel qu’il soit, de ne pas croire qu’il est infaillible. Il est absolument impossible à un gouvernement, quel qu’il soit, de ne pas considérer comme contraire à lui tout ce qui est en dehors de lui. Il est impossible à un gouvernement, quel qu’il soit, de ne pas considérer comme « un État dans l’État » tout ce qui a un minimum de liberté et d’autonomie dans l’État. Il n’y a pas de gouvernement libéral.

On s’y trompe quelquefois ; car on voit des gouvernements très suffisamment respectueux, non pas des droits de l’homme, qui n’existent pas, mais des « droits acquis », qui appartiennent, par prescription ou par charte, aux citoyens, aux associations, aux villes ou aux provinces. Mais c’est une erreur. Dans ces cas, ce n’est pas que le gouvernement soit libéral, c’est que les citoyens ne lui permettent pas d’être autoritaire. Le gouvernement tourne alors à sa gloire ce qui n’est que son impuissance, et de nécessité fait vertu. Mais par lui même (et comment pourrait-il en être autrement ?) il est oppresseur autant qu’il peut l’être. Le gouvernement des États-Unis lui-même est autoritaire ; seulement il se résigne à ne pas exercer son autoritarisme.

Ajoutez que, sans plus compter l’instinct naturel qui nous porte à dominer autant que nous pouvons le faire, mille raisons secondaires maintiennent les gouvernements dans cet état d’esprit. L’histoire du pays se résume en eux, porte leur nom. Ils finissent très naturellement par croire que tout ce qui a été fait de grand dans le pays, c’est eux qui l’ont fait.

Les religions contribuent à cette erreur où ils se complaisent et qu’ils font partager à autant de gens qu’il leur est possible. Un grand pays qui a de grandes destinées s’imagine ingénument qu’il est le protégé de la Providence, et par conséquent que la Providence a protégé particulièrement ses chefs. Les chefs d’Etat paraissent ainsi des fils aînés de Dieu ; un caractère sacré s’attache à eux. Ils deviennent des chefs religieux autant que des chefs militaires. Ils passent pour des représentants de Dieu même. Tout le monde le croit un peu ; eux surtout, le croient infiniment.

Dans ces conditions, comment pourraient-ils admettre qu’il y eût quelqu’un dans le pays qui fût quelqu’un ? Comment pourraient-ils admettre qu’il y eût quelque chose dans le pays qui ne leur appartînt pas ? Le fond de l’état d’esprit de tout gouvernement est cette pensée : « Le pays, c’est moi. » Il est par conséquent de l’essence de tout gouvernement de ne pas supporter la contradiction. Quand il la supporte, soyez sûr que c’est parce qu’il ne peut pas faire autrement.

Ceci est vrai de tous les gouvernements possibles. C’est vrai de la monarchie ; c’est vrai de l’aristocratie ; je n’ai pas besoin de dire que c’est plus vrai encore de la démocratie, parce que dans ce cas, le gouvernement sortant par délégation du peuple lui-même, a, en apparence, plus que tout autre, le droit de dire : « Le pays, c’est moi, » et de ne supporter, non seulement aucune résistance, non seulement aucune contradiction, mais non pas même aucune velléité de penser autrement que lui. Nous verrons cela en plus grand détail quand nous nous occuperons du gouvernement parlementaire.

Qu’y a-t-il, cependant, au fond de ces étonnantes prétentions ? Qu’est-ce, au fond, que ce gouvernement qui se targue d’être le pays tout entier ? C’est un fonctionnaire que l’on a chargé ou que les circonstances ont chargé, ce qui revient au même pour le sociologue, d’assurer l’ordre dans le pays et de défendre le pays contre l’étranger. Il n’est rien de plus. Que faut-il donc lui donner ? La force nécessaire pour faire régner l’ordre dans le pays ; la force nécessaire pour défendre le pays contre l’étranger ; l’obéissance en ce qui regarde sa fonction d’assurer l’ordre dans le pays, l’obéissance et le dévouement en ce qui regarde sa fonction de défendre le pays contre l’étranger. Outre cela ? Rien. Rien absolument. Là où s’arrête sa fonction s’arrête, sinon son droit, du moins l’exercice légitime et raisonnable de son droit. Passé cette limite, il peut être dans son droit, mais il est déraisonnable, il est importun, il est fâcheux et il est stupide.

Le libéralisme intelligent consiste donc, non pas à affaiblir le pouvoir autant qu’on peut et sur tous les points, — cela aussi est stupide, — mais à tracer fermement la limite en deçà de laquelle le pouvoir central doit être très puissant, au delà de laquelle il doit n’être rien du tout. On n’a jamais dit quelque chose de mieux là-dessus que le mot de Benjamin Constant : « Le gouvernement en dehors de sa sphère ne doit avoir aucun pouvoir ; dans sa sphère, il ne saurait en avoir trop. » — Il s’agit donc de tracer les contours de cette sphère. C’est précisément ce que nous venons de faire par grandes lignes et par principes généraux et par définitions générales. C’est ce qui nous reste à faire en entrant dans le détail, parce que, dans le détail, cela ne laisse pas d’être délicat.







  1. Qu’on trouvera exposée (non approuvée) dans tout son détail, avec analyses des principaux théoriciens qui l’ont soutenue, dans l’admirable livre de Vareilles-Sommières : Principes fondamentaux du droit.