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Version du 22 mars 2016 à 22:18

Fortunio
NouvellesLemerreŒuvres de Théophile Gautier (p. 60-68).


CHAPITRE VI


La salle de bain de Musidora est de forme octogone, revêtue jusqu’à la moitié de sa hauteur en petits carreaux de porcelaine blanche et bleue.

Des peintures en camaïeu vert clair, représentant des sujets mythologiques, tels que Diane et Calisto, Salmacis et Hermaphrodite, Hylas entraîné par les nymphes, Léda surprise par le cygne, entourées de cadres très travaillés, avec des roseaux et des plantes marines, sculptés et rehaussés d’argent, sont placées au-dessus des portes couvertes de portières de perse à petites fleurs ; des coquillages, des madrépores et des coraux sont rangés sur la corniche et complètent cette décoration aquatique.

Les fenêtres, vitrées de carreaux bleu d’azur et vert pâle, ne laissent pénétrer dans cette retraite mystérieuse qu’un jour tamisé et voluptueusement affaibli, en sorte que l’on se pourrait croire dans le propre palais d’une ondine ou d’une naïade.

Une belle cuve de marbre blanc, supportée par des griffes dorées, occupe le fond de la salle ; en face est disposé un lit de repos.

Musidora vient d’être apportée par Jacinthe jusqu’au bord de la baignoire ; pendant que deux belles filles plongent leurs bras roses dans l’eau tiède et fumante pour que la chaleur soit bien égale à la tête et aux pieds, Musidora se promène dans la chambre, montée sur deux petits patins à la mode turque, et se plaint d’une voix mourante de la lenteur et de la maladresse de ses gens avec une aussi gracieuse impertinence qu’une duchesse du meilleur temps. Enfin elle s’approche de la baignoire, garnie d’un linge d’une finesse admirable, lève sa petite jambe ronde et polie, et trempe la pointe de son pied dans l’eau.

« Jacinthe, soutenez-moi, dit-elle en se laissant aller en arrière sur l’épaule de la suivante agenouillée, je me sens défaillir. »

Puis, prenant une voix brève dont la sécheresse ne s’accordait guère avec ses fondantes et précieuses manières :

« Vous voulez donc me faire brûler toute vive et me rendre pour huit jours rouge comme un homard ? ― je suis sûre que j’ôterai la peau de mon pied ce soir avec mon bas, dit-elle en s’adressant aux deux filles de service. ― Vous ne saurez donc jamais faire un bain ? »

On refroidit le bain.

Musidora hasarda alors son autre jambe, s’agenouilla, les bras croisés sur la poitrine, pareille à l’antique statue de la Pudeur, et finit par s’allonger dans l’eau comme un serpent qu’on force à se dénouer. Alors ce fut une autre plainte ; le linge était si gros qu’il l’écorchait et lui gaufrait le dos et les reins ; on n’en faisait jamais d’autre ; ― c’était exprès ; ― que sais-je ? moi : ― tout ce que la mauvaise humeur et la curiosité désappointée peuvent inspirer à une jolie femme volontaire et qui n’a jamais été contrariée de sa vie.

Cependant la molle tiédeur du bain assoupit un peu cette colère nerveuse, et Musidora laissa flotter nonchalamment ses beaux bras sur l’eau ; quelquefois elle les relevait et s’amusait avec une curiosité enfantine à voir l’eau se diviser sur sa peau et rouler à droite et à gauche en perles transparentes.

Jacinthe entra et vint se pencher à l’oreille de Musidora. ― C’était Arabelle qui demandait à voir Musidora.

« Dites-lui qu’elle entre, » fit Musidora en soulevant son corps de manière à le ramener du fond de l’eau à la surface, pour que ses perfections submergées ne fussent plus séparées du regard que par une mince couche de cristal ; car elle savait qu’Arabelle avait dit qu’elle était maigre, et elle n’était pas fâchée de lui donner un éclatant démenti. ― En effet, Musidora, par un privilège spécial à ces vivaces organisations, avait à la fois les formes très frêles et très potelées.

« Eh bien ! divine, comment allez-vous ? dit l’Arabelle en embrassant la Musidora.

― Passablement ; ― ma santé devient bonne ; depuis quelque temps j’engraisse. Et la vindicative petite fille se souleva encore davantage ; ― les pointes de sa gorge et un de ses genoux sortirent tout à fait de l’eau. ― N’est-ce pas ? à me voir habillée, l’on me dirait plus maigre ? continua-t-elle en fixant ses yeux de chatte sur l’Arabelle, qui ne put s’empêcher de rougir un peu.

― Sans doute, vous êtes grasse comme un petit ortolan roulé dans sa barde de lard. ― C’est une charmante surprise que vous gardez là à vos favorisés. ― On est ordinairement trompé en sens inverse. ― Mais vous ne savez ce qui m’amène ?

― Non, et vous ? dit Musidora en souriant.

― D’abord, le plaisir de vous voir.

― Et puis quoi ? — car ce serait un pauvre motif.

― Je viens vous annoncer une chose absurde, inimaginable, folle, impossible, et qui renverse toutes les idées reçues ; si je croyais au diable, je dirais que c’est le diable en personne.

― Auriez-vous en effet vu le diable, Arabelle ? présentez-moi à lui puisque vous le connaissez, dit Musidora d’un air demi-incrédule ; il y a longtemps que j’ai envie de me rencontrer avec lui.

― Vous savez bien les pantoufles de la princesse chinoise que Fortunio m’avait promises ? eh bien ! je les ai trouvées, comme il me l’avait dit, sur la peau de tigre qui est au pied de mon lit. Toutes les portes étaient fermées, et celle de ma chambre à coucher ne s’ouvre qu’avec une combinaison connue de moi seule ; n’est-ce pas étrange ? ― Fortunio est un démon en habit noir et en gants blancs. ― Comment a-t-il fait pour passer par le trou de la serrure avec ses pantoufles ?

― Il y a peut-être quelque porte dérobée dont un de tes amants congédiés lui aura donné le secret, fit la Musidora avec un petit sourire venimeux.

― Non, cette chambre est celle où je serre mes diamants et mes bijoux ; elle n’a qu’une issue que j’avais soigneusement fermée en sortant pour aller au souper de George. Comprends-tu cela ? En attendant, voici les pantoufles. »

Arabelle tira de sa poitrine deux petits souliers bizarrement brodés d’or et de perles, du caprice le plus chinois, de la gentillesse la plus folle que l’on puisse imaginer.

« Mais ce sont de vraies perles et du plus bel Orient, dit Musidora en examinant les babouches ; c’est un cadeau plus précieux que tu ne le penses. ― Regarde ces deux perles ; celles de Cléopâtre n’étaient ni plus pures ni plus rondes.

― Le seigneur Fortunio est vraiment d’une magnificence tout à fait asiatique ; mais il est aussi invisible qu’un roi oriental ; il ne se montre qu’à ses jours. Je crains, ma chère Musidora, que tu ne perdes ton pari.

― J’en ai bien peur aussi, Arabelle. ― J’avais feint de m’endormir et profité d’un moment de distraction de Fortunio, qui ne se défiait pas de moi, pour lui enlever son portefeuille, dont les angles se révélaient à travers son habit. D’abord le maudit portefeuille ne voulait pas s’ouvrir, et j’ai bien passé deux heures à trouver le mystérieux sésame qui devait faire tourner les ressorts sur eux-mêmes et me livrer les précieux secrets, si soigneusement gardés ; mais, comme si Fortunio eût deviné mes intentions, je n’ai trouvé qu’une fleur desséchée, une aiguille et deux chiffons de papier noircis du plus affreux grimoire. N’est-ce pas la plus sanglante dérision du monde ?

― Ne pourrait-on pas voir le portefeuille ? dit l’Arabelle.

― Oh ! mon Dieu si ; je l’ai jeté de colère au milieu de ma chambre. Jacinthe, va le chercher. »

Jacinthe revint avec l’hiéroglyphique portefeuille.

L’Arabelle le flaira, le retourna, le visita dans les plus intimes recoins et n’y put rien découvrir de neuf ; elle resta pensive quelques instants, le tenant toujours entre ses blanches Mains, et, après une pause :

« Musidora, dit-elle, il me vient une idée : ces papiers doivent être écrits dans une langue quelconque ; il faut aller au Collège de France : il y a là des professeurs pour toutes les langues qui n’existent pas ; nous trouverons bien parmi ces messieurs, qu’on dit si savants, l’explication de l’énigme.

― Jacinthe ! Marie ! Annette ! venez vite me tirer de cette cuve où je moisis depuis une mortelle heure ; il me pousse déjà des lentilles d’eau sur les bras, et mes cheveux deviennent glauques comme ceux d’une nymphe marine, » dit la Musidora en se dressant tout debout dans sa baignoire. ― Les gouttes d’eau étincelantes suspendus à son corps lui faisaient comme un réseau de perles. Elle était charmante ainsi. ― Avec sa peau légèrement surprise par les baisers de l’air, ses cheveux pâles allongés par l’humidité, pleurant sur son dos et ses épaules, et son visage doucement rosé de la moite vapeur du bain, elle avait l’air d’une sylphide sortant, au premier rayon de lune, du cœur de la campanule qui lui a servi de refuge pendant le jour.

Les servantes accoururent, épongèrent sur son corps les derniers pleurs de la naïade, l’enveloppèrent précieusement dans un large peignoir de cachemire, sur lequel on jeta un grand châle turc, lui mirent aux pieds d’élégantes pantoufles fourrées en duvet de cygne, et Musidora, appuyée sur l’épaule de la camériste Jacinthe, passa dans son cabinet de toilette avec son amie Arabelle.

On la peigna, on la parfuma, on lui mit une chemise garnie d’une admirable valenciennes, on la chaussa, on lui passa pièce à pièce tous ses vêtements sans qu’elle s’aidât le moins du monde ; mais, lorsque les femmes de chambre eurent fini, elle se leva, se plaça debout devant la glace de la psyché, et, comme un maître qui pose çà et là quelques touches sur l’ouvrage exécuté d’après ses dessins par un de ses élèves, elle dénoua un bout de ruban, fit prendre une autre forme à un pli, passa ses doigts effilés dans les touffes de ses cheveux pour en déranger la trop exacte symétrie, et donna de l’accent, de la vie et une tournure poétique à l’œuvre morte de ses femmes.

Cela fait, l’on déjeuna à la hâte et Jack vint annoncer que la voiture attendait madame.

Nous ne commencerons pas le chapitre suivant et nous ne monterons pas en voiture sans avoir dit quelle était la toilette de Musidora.

Musidora avait une robe de mousseline des Indes blanche, à manches très justes, un chapeau de paille de riz avec une gerbe de petites fleurs naines d’une délicatesse et d’une légèreté idéales ; ― une baüte vénitienne en dentelles noires, gracieusement jetée sur ses épaules, un peu serrée à la taille, faisait ressortir admirablement l’abondance et la richesse des plis de la robe, qui s’allongeaient comme des tuyaux de marbre jusque sur les plus petits pieds du monde ; ajoutez à cela un collier de jais à gros grains, des mitaines de filet noir et une petite montre plus mince qu’une pièce de cinq francs, suspendue par une simple tresse de soie, vous aurez d’un bout à l’autre la toilette de la Musidora ; ― chose au moins aussi importante à connaître que l’année précise de la mort du pharaon Amenoteph.