« Histoire de la Révolution russe (1905-1917)/Chapitre XXI » : différence entre les versions

La bibliothèque libre.
Contenu supprimé Contenu ajouté
Création du chapitre
 
 
Ligne 1 : Ligne 1 :
{{TextQuality|Textes validés}}
<pages index="Reinach - Histoire de la Révolution russe.djvu" from=45 fromsection=s2 to=47 header=1 />
<pages index="Reinach - Histoire de la Révolution russe.djvu" from=45 fromsection=s2 to=47 header=1 />

Dernière version du 31 août 2016 à 18:35


XXI


Un profond connaisseur de la Russie, Anatole Leroy-Beaulieu, avait maintes fois averti l’opinion en France que la Russie était mal préparée pour une guerre offensive et que les sympathies des cercles dirigeants étaient allemandes. Ces sympathies, accrues et alimentées par des alliances princières, par le mariage de l’empereur lui-même avec une princesse hessoise, se fondaient aussi sur la répugnance de la Russie officielle pour les pays démocratiques de l’Entente. Le journal favori des réactionnaires, la Zemstchina, dont le ministre de la Guerre avait rendu l’abonnement obligatoire dans l’armée, n’avait cessé, malgré le tsar et sa diplomatie, l’un et l’autre de bonne foi, de prêcher le rapprochement avec l’Allemagne, de vouer à l’exécration l’Angleterre et la France, gouvernées « par les francs-maçons et les juifs »[1]. De nombreux salons, à Pétersbourg, restaient des foyers d’influence et de propagande germaniques ; c’était là d’ailleurs une fort ancienne tradition en Russie où, depuis Pierre le Grand, les Allemands — à défaut d’une noblesse russe instruite et d’une classe moyenne — avaient joué un grand rôle comme militaires, diplomates, administrateurs, chefs d’industrie et ouvriers habiles. Le mouvement slavophile, dont le centre était à Moscou, et le mouvement démocratique, qui sentait l’hostilité de la Prusse et s’en méfiait, n’avaient exercé qu’une action assez faible sur les hautes régions de la société et la bureaucratie. Russifier les provinces baltiques et donner le nom de Jouriev à Dorpat (1893) ne constituait pas des succès sérieux pour les slavophiles, quand la capitale et le Gouvernement lui-même étaient et restaient germanisés.

Il fallut le désastre de Tannenberg (fin août 1914), ceux de la retraite galicienne et polonaise (mai-septembre 1915), pour faire comprendre au pays qu’il n’était pas seulement mal servi et volé — il le savait depuis longtemps — mais trahi.

On peut douter que le général Rennenkampf, le 26 août 1914, eût pu sauver son collègue Samsonov, égaré par de faux rapports d’espionnage, en se portant à son secours ; peut-être eût-il été entraîné dans sa défaite, la plus cruelle qu’ait subie la Russie (quatre-vingt mille prisonniers) ; mais le fait que Rennenkampf ne tenta rien, battit simplement en retraite, put autoriser, dès le mois de septembre, de graves soupçons.

Puis ce fut l’affaire de Lods (25 novembre 1914), où la négligence du même Rennenkampf sauva d’un désastre deux corps d’armée allemands, enveloppés par l’habile stratégie du grand-duc Nicolas. Cette fois encore, l’opinion fut profondément troublée.

Enfin, lorsque les armées russes, attaquées en force sur la Dunajec, durent battre en retraite faute de munitions et de fusils pour armer les recrues, lorsque toute la Pologne et les forteresses du Niémen tombèrent aux mains de l’ennemi, personne n’incrimina le grand-duc Nicolas, qui montra des qualités militaires supérieures, mais personne ne douta plus qu’il était trahi, comme la Russie elle-même. L’arrestation et l’exécution du colonel Miassoyedov (mai 1915) donna une sanction officielle à ces bruits. Le général Polivanov remplaça le ministre Soukhomlinov qui n’avait cessé de dire que la Russie avait d’amples provisions d’armes, qui avait refusé des millions de fusils offerts par l’Angleterre et tout à coup avouait que les arsenaux étaient presque vides (4 mai 1915). Des dizaines de milliers de Russes, envoyés au front, durent se défendre avec des bâtons, offrir leurs poitrines nues à des pluies d’obus. Quand l’incurie se double ainsi de mensonge, elle ressemble singulièrement à la trahison.

  1. Zemstchina, avril 1913 : « Si nous avions des relations amicales avec l’Allemagne, qui les désire, l’Autriche, toujours battue, n’aurait pas osé se montrer si insolente à notre égard. La Russie récolte ce qu’elle a semé par une alliance contre nature avec la France et l’Angleterre, dominées par les francs-maçons et les juifs. »

    Ibid, décembre 1913 : « Comme l’Allemagne — qui, elle, mérite confiance — veut un rapprochement avec nous, il faudrait unir nos forces aux siennes pour écraser ces nids de punaises de la franc-maçonnerie, qui mettent en danger l’État allemand comme l’État russe. »