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Version du 9 novembre 2016 à 21:34


Voyage à Laputa, aux Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie et au Japon



VOYAGES
DE GULLIVER


TROISIÈME PARTIE.


VOYAGE À LAPUTA, AUX BALNIBARBES, À LUGGNAGG, À GLOUBBDOUBDRIB ET AU JAPON.

CHAPITRE PREMIER

L’auteur entreprend un troisième voyage. — Il est pris par des pirates. — Méchanceté d’un Hollandais. — Il arrive à Laputa.

Il n’y avait que deux ans environ que j’étais chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson, de la province de Cornouaille, capitaine de la Bonne-Espérance, vaisseau de trois cents tonneaux, vint me trouver. J’avais été autrefois chirurgien d’un autre vaisseau dont il était capitaine, dans un voyage au Levant, et j’en avais toujours été bien traité. Le capitaine, ayant appris mon arrivée, me rendit une visite où il marqua la joie qu’il avait de me trouver en bonne santé, me demanda si je m’étais fixé pour toujours, et m’apprit qu’il méditait un voyage aux Indes orientales, et comptait partir dans deux mois. Il m’insinua en même temps que je lui ferais grand plaisir de vouloir bien être le chirurgien de son vaisseau ; qu’il aurait un autre chirurgien avec moi et deux garçons ; que j’aurais une double paie ; et qu’ayant éprouvé que la connaissance que j’avais de la mer était au moins égale à la sienne, il s’engageait à se comporter à mon égard comme avec un capitaine en second.

Il me dit enfin tant de choses obligeantes, et me parut un si honnête homme, que je me laissai gagner, ayant d’ailleurs, malgré mes malheurs passés, une plus forte passion que jamais de voyager. La seule difficulté que je prévoyais, c’était d’obtenir le consentement de ma femme, qu’elle me donna pourtant assez volontiers, en vue sans doute des avantages que ses enfans en pourraient retirer.

Nous mîmes à la voile le 5 d’août 1708, et arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril 1709, où nous restâmes trois semaines pour rafraîchir notre équipage, dont la plus grande partie était malade. De là nous allâmes vers le Tunquin, où notre capitaine résolut de s’arrêter quelque temps, parce que la plus grande partie des marchandises qu’il avait envie d’acheter ne pouvait lui être livrée que dans plusieurs mois. Pour se dédommager un peu des frais de ce retardement, il acheta une barque chargée de différentes sortes de marchandises, dont les Tunquinois font un commerce ordinaire avec les îles voisines ; et, mettant sur ce petit navire quarante hommes, dont il y en avait trois du pays, il m’en fit capitaine, et me donna un pouvoir pour deux mois, tandis qu’il ferait ses affaires au Tunquin.

Il n’y avait pas trois jours que nous étions en mer qu’une grande tempête s’étant élevée, nous fûmes poussés pendant cinq jours vers le nord-est, et ensuite à l’est. Le temps devint un peu plus calme, mais le vent d’ouest soufflait toujours assez fort. Le dixième jour deux pirates nous donnèrent la chasse, et bientôt nous prirent ; car mon navire était si chargé qu’il allait très-lentement, et qu’il nous fut impossible de faire la manœuvre nécessaire pour nous défendre.

Les deux pirates vinrent à l’abordage, et entrèrent dans notre navire à la tête de leurs gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur le ventre, comme je l’avais ordonné, ils se contentèrent de nous lier ; et, nous ayant donné des gardes, ils se mirent à visiter la barque.

Je remarquai parmi eux un Hollandais qui paraissait avoir quelque autorité, quoiqu’il n’eût pas de commandement : il connut à nos manières que nous étions Anglais ; et, nous parlant en sa langue, il nous dit qu’on allait nous lier tous dos à dos, et nous jeter dans la mer. Comme je parlais assez bien hollandais, je lui déclarai qui nous étions, et le conjurai, en considération du nom commun de chrétiens et de chrétiens réformés, de voisins, d’alliés, d’intercéder pour nous auprès du capitaine. Mes paroles ne firent que l’irriter : il redoubla ses menaces ; et, s’étant tourné vers ses compagnons, il leur parla en langue japonaise, répétant souvent le nom de christianos.

Le plus gros vaisseau de ces pirates était commandé par un capitaine japonais qui parlait un peu hollandais : il vint à moi ; et, après m’avoir fait diverses questions, auxquelles je répondis très-humblement, il m’assura qu’on ne nous ôterait point la vie. Je lui fis une très-profonde révérence ; et, me tournant alors vers le Hollandais, je lui dis que j’étais bien fâché de trouver plus d’humanité dans un idolâtre que dans un chrétien ; mais j’eus bientôt lieu de me repentir de ces paroles inconsidérées ; car ce misérable réprouvé ayant tâché en vain de persuader aux deux capitaines de me jeter dans la mer (ce qu’on ne voulut pas lui accorder à cause de la parole qui m’avait été donnée), il obtint que je serais encore plus rigoureusement traité que si on m’eût fait mourir. On avait partagé mes gens dans les deux vaisseaux et dans la barque : pour moi, on résolut de m’abandonner à mon sort dans un petit canot, avec des avirons, une voile et des provisions pour quatre jours. Le capitaine japonais les augmenta du double, et tira de ses propres vivres cette charitable augmentation ; il ne voulut pas même qu’on me fouillât. Je descendis donc dans le canot pendant que mon Hollandais brutal m’accablait de dessus le pont de toutes les injures et imprécations que son langage lui pouvait fournir.

Environ une heure avant que nous eussions vu les deux pirates j’avais pris hauteur, et avais trouvé que nous étions à quarante-six degrés de latitude et à cent quatre-vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un peu éloigné, je découvris avec une lunette différentes îles au sud-ouest. Alors je haussai ma voile, le vent étant bon, dans le dessein d’aborder à la plus prochaine de ces îles, ce que j’eus bien de la peine à faire en trois heures. Cette île n’était qu’une roche où je trouvai beaucoup d’œufs d’oiseaux : alors, battant mon fusil, je mis le feu à quelques bruyères et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nourriture, étant résolu d’épargner mes provisions autant que je le pourrais. Je passai la nuit sur cette roche, où, ayant étendu des bruyères sous moi, je dormis assez bien.

Le jour suivant, je fis voile vers une autre île, et de là à une troisième et à une quatrième, me servant quelquefois de mes rames ; mais, pour ne point ennuyer le lecteur, je lui dirai seulement qu’au bout de cinq jours j’atteignis la dernière île que j’avais vue, qui était au sud-ouest de la première.

Cette île était plus éloignée que je ne croyais, et je ne pus y arriver qu’en cinq heures. J’en fis presque tout le tour avant que de trouver un endroit pour pouvoir y aborder. Ayant pris terre à une petite baie qui était trois fois large comme mon canot, je trouvai que toute l’île n’était qu’un rocher, avec quelques espaces où il croissait du gazon et des herbes très-odoriférantes. Je pris mes petites provisions, et, après m’être un peu rafraîchi, je mis le reste dans une des caves, dont il y avait un grand nombre. Je ramassai plusieurs œufs sur le rocher, et arrachai une quantité de joncs marins et d’herbes sèches, afin de les allumer le lendemain pour cuire mes œufs, car j’avais sur moi mon fusil, ma mèche, avec un verre ardent. Je passai toute la nuit dans la cave où j’avais mis mes provisions : mon lit était ces mêmes herbes sèches destinées au feu. Je dormis peu, car j’étais encore plus inquiet que las. Je considérais qu’il était impossible de ne pas mourir dans un lieu si misérable, et qu’il me faudrait bientôt faire une triste fin. Je me trouvai si abattu de ces réflexions, que je n’eus pas le courage de me lever ; et, avant que j’eusse assez de force pour sortir de ma cave, le jour était déjà fort grand : le temps était beau, et le soleil si ardent que j’étais obligé de détourner mon visage.

Mais voici tout-à-coup que le temps s’obscurcit, d’une manière pourtant très-différente de ce qui arrive par l’interposition d’un nuage. Je me tournai vers le soleil, et je vis un grand corps opaque et mobile entre lui et moi, qui semblait aller çà et là. Ce corps suspendu, qui me paraissait à deux milles de hauteur, me cacha le soleil environ six ou sept minutes ; mais je ne pus pas bien l’observer à cause de l’obscurité. Quand ce corps fut venu plus près de l’endroit où j’étais, il me parut être d’une substance solide, dont la base était plate, unie et luisante par la réverbération de la mer. Je m’arrêtai sur une hauteur, à deux cents pas environ du rivage, et je vis ce même corps descendre et approcher de moi environ à un mille de distance. Je pris alors mon télescope, et je découvris un grand nombre de personnes en mouvement, qui me regardaient et se regardaient les unes les autres.

L’amour naturel de la vie me fit naître quelques sentimens de joie et d’espérance que cette aventure pourrait m’aider à me délivrer de l’état fâcheux où j’étais ; mais, en même temps, le lecteur ne peut s’imaginer mon étonnement de voir une espèce d’île en l’air, habitée par des hommes qui avaient l’art et le pouvoir de la hausser, de l’abaisser et de la faire marcher à leur gré ; mais, n’étant pas alors en humeur de philosopher sur un si étrange phénomène, je me contentai d’observer de quel côté l’île tournerait ; car elle me parut alors arrêtée un peu de temps. Cependant elle s’approcha de mon côté, et j’y pus découvrir plusieurs grandes terrasses et des escaliers d’intervalle en intervalle pour communiquer des unes aux autres. Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs hommes qui pêchaient des oiseaux à la ligne, et d’autres qui regardaient. Je leur fis signe avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et lorsque je me fus approché de plus près, je criai de toutes mes forces ; et, ayant alors regardé fort attentivement, je vis une foule de monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis de moi. Je découvris par leurs postures qu’ils me voyaient, quoiqu’ils ne m’eussent pas répondu. J’aperçus alors cinq ou six hommes montant avec empressement au sommet de l’île, et je m’imaginai qu’ils avaient été envoyés à quelques personnes d’autorité pour en recevoir des ordres sur ce qu’on devait faire en cette occasion.

La foule des insulaires augmenta, et en moins d’une demi-heure l’île s’approcha tellement, qu’il n’y avait plus que cent pas de distance entre elle et moi. Ce fut alors que je me mis en diverses postures humbles et touchantes, et que je fis les supplications les plus vives ; mais je ne reçus point de réponse ; ceux qui me semblaient le plus proche, à en juger par leurs habits, étaient des personnes de distinction.

À la fin, un d’eux me fit entendre sa voix dans un langage clair, poli et très-doux, dont le son approchait de l’italien : ce fut aussi en italien que je répondis, m’imaginant que le son et l’accent de cette langue seraient plus agréables à leurs oreilles que tout autre langage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me fit signe de descendre du rocher et d’aller vers le rivage, ce que je fis ; et alors, l’île volante s’étant abaissée à un degré convenable, on me jeta de la terrasse d’en bas une chaîne avec un petit siége qui y était attaché, sur lequel m’étant assis, je fus dans un moment enlevé par le moyen d’un moufle.



CHAPITRE II.

Caractère des Laputiens ; idée de leurs savans, de leur roi et de sa cour. — Réception qu’on fait à l’auteur. — Les craintes et les inquiétudes des habitans. — Caractère des femmes laputiennes.

À mon arrivée, je me vis entouré d’une foule de peuple qui me regardait avec admiration, et je regardai de même, n’ayant encore jamais vu une race de mortels si singulière dans sa figure, dans ses habits et dans ses manières : ils penchaient la tête tantôt à droite, tantôt à gauche : ils avaient un œil tourné en dedans, et l’autre vers le ciel. Leurs habits étaient bigarrés de figures du soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de violons, de flûtes, de harpes, de trompettes, de guitares, de luths et de plusieurs autres instrumens inconnus en Europe. Je vis autour d’eux plusieurs domestiques armés de vessies, attachées comme un fléau au bout d’un petit bâton, dans lesquelles il y avait une certaine quantité de petits pois et de petits cailloux : ils frappaient de temps en temps avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je n’en pus d’abord deviner la raison. Les esprits de ce peuple paraissaient si distraits et si plongés dans la méditation, qu’ils ne pouvaient ni parler ni être attentifs à ce qu’on leur disait sans le secours de ces vessies bruyantes dont on les frappait, soit à la bouche, soit aux oreilles, pour les réveiller. C’est pourquoi les personnes qui en avaient le moyen entretenaient toujours un domestique qui leur servait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient jamais.

L’occupation de cet officier, lorsque deux ou trois personnes se trouvaient ensemble, était de donner adroitement de la vessie sur la bouche de celui à qui c’était à parler, ensuite sur l’oreille droite de celui ou de ceux à qui le discours s’adressait. Le moniteur accompagnait toujours son maître lorsqu’il sortait, et était obligé de lui donner de temps en temps de la vessie sur les yeux, parce que sans cela ses profondes rêveries l’eussent bientôt mis en danger de tomber dans quelque précipice, de se heurter la tête contre quelque poteau, de pousser les autres dans les rues, ou d’en être jeté dans le ruisseau.

On me fit monter au sommet de l’île, et entrer dans le palais du roi, où je vis sa majesté sur un trône environné de personnes de la première distinction. Devant le trône était une grande table couverte de globes, de sphères et d’instrumens de mathématiques de toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi lorsque j’entrai, quoique la foule qui m’accompagnait fît un très-grand bruit : il était alors appliqué à résoudre un problème, et nous fûmes devant lui au moins une heure entière à attendre que sa majesté eût fini son opération : il avait auprès de lui deux pages qui avaient des vessies à la main, dont l’un, lorsque sa majesté eut cessé de travailler, le frappa doucement et respectueusement à la bouche, et l’autre à l’oreille droite. Le roi parut alors comme se réveiller en sursaut ; et, jetant les yeux sur moi et sur le monde qui m’entourait, il se rappela ce qu’on lui avait dit de mon arrivée peu de temps auparavant : il me dit quelques mots, et aussitôt un jeune homme armé d’une vessie s’approcha de moi et m’en donna sur l’oreille droite ; mais je fis signe qu’il était inutile de prendre cette peine, ce qui donna au roi et à toute la cour une haute idée de mon intelligence. Le roi me fit diverses questions, auxquelles je répondis sans que nous nous entendissions ni l’un ni l’autre. On me conduisit bientôt après dans un appartement où l’on me servit à dîner. Quatre personnes de distinction me firent l’honneur de se mettre à table avec moi : nous eûmes deux services, chacun de trois plats. Le premier service était composé d’une épaule de mouton coupée en triangle équilatéral, d’une pièce de bœuf sous la forme d’un rhomboïde, et d’un boudin sous celle d’une cycloïde. Le second service fut deux canards ressemblans à deux violons, des saucisses et des andouilles qui paraissaient comme des flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui avait l’air d’une harpe. Les pains qu’on nous servit avaient la figure de cônes, de cylindres, de parallélogrammes.

Après le dîner, un homme vint à moi de la part du roi, avec une plume, de l’encre et du papier, et me fit entendre par des signes qu’il avait ordre de m’apprendre la langue du pays. Je fus avec lui environ quatre heures, pendant lesquelles j’écrivis sur deux colonnes un grand nombre de mots avec la traduction vis-à-vis. Il m’apprit aussi plusieurs phrases courtes, dont il me fit connaître le sens en faisant devant moi ce qu’elles signifiaient. Mon maître me montra ensuite, dans un de ses livres, la figure du soleil et de la lune, des étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cercles polaires, en me disant le nom de tout cela, ainsi que de toutes sortes d’instrumens de musique, avec les termes de cet art convenables à chaque instrument. Quand il eut fini sa leçon, je composai en mon particulier un très-joli petit dictionnaire de tous les mots que j’avais appris, et, en peu de jours, grâce à mon heureuse mémoire, je sus passablement la langue laputienne.

Un tailleur vint, le lendemain matin, prendre ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent leur métier autrement qu’en Europe. Il prit d’abord la hauteur de mon corps avec un quart de cercle ; et puis, avec la règle et le compas, ayant mesuré ma grosseur et toute la proportion de mes membres, il fit son calcul sur le papier ; et, au bout de six jours, il m’apporta un habit très-mal fait : il m’en fit excuse, en me disant qu’il avait eu le malheur de se tromper dans ses supputations.

Sa majesté ordonna ce jour-là qu’on fît avancer son île vers Lagado, qui est la capitale de son royaume de terre ferme, et ensuite vers certaines villes et villages, pour recevoir les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela plusieurs ficelles avec des petits plombs au bout, afin que le peuple attachât ses placets à ces ficelles, qu’on tirait ensuite, et qui semblaient en l’air autant de cerfs-volans.

La connaissance que j’avais des mathématiques m’aida beaucoup à comprendre leur façon de parler, et leurs métaphores, tirées la plupart des mathématiques et de la musique ; car je suis un peu musicien. Toutes[1] leurs idées n’étaient qu’en lignes et en figures, et leur galanterie même était toute géométrique. Si, par exemple, ils voulaient louer la beauté d’une fille, ils disaient que ses dents blanches étaient de beaux et parfaits parallélogrammes, que ses sourcils étaient un arc charmant ou une belle portion de cercle, que ses yeux formaient une ellipse admirable, que sa gorge était décorée de deux globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus, la tangente, la ligne droite, le cône, le cylindre, l’ovale, la parabole, le diamètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi eux des termes qui entrent dans le langage de l’amour.

Leurs maisons étaient fort mal bâties : c’est qu’en ce pays-là on méprise la géométrie pratique comme une chose vulgaire et mécanique. Je n’ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si maladroit dans tout ce qui regarde les actions communes et la conduite de la vie. Ce sont, outre cela, les plus mauvais raisonneurs du monde, toujours prêts à contredire, si ce n’est lorsqu’ils pensent juste, ce qui leur arrive rarement ; et alors ils se taisent ; ils ne savent ce que c’est qu’imagination, invention, portraits, et n’ont pas même de mots en leur langue qui expriment ces choses. Aussi tous leurs ouvrages, et même leurs poésies, semblent des théorèmes d’Euclide.

Plusieurs d’entre eux, principalement ceux qui s’appliquent à l’astronomie, donnent dans l’astrologie judiciaire, quoiqu’ils n’osent l’avouer publiquement ; mais ce que je trouvai de plus surprenant, ce fut l’inclination qu’ils avaient pour la politique et leur curiosité pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment d’affaires d’État, et portaient sans façon leur jugement sur tout ce qui se passait dans les cabinets des princes. J’ai souvent remarqué le même caractère dans nos mathématiciens d’Europe, sans avoir jamais pu trouver la moindre analogie entre les mathématiques et la politique ; à moins que l’on ne suppose que, comme le plus petit cercle a autant de degrés que le plus grand, celui qui sait raisonner sur un cercle tracé sur le papier peut également raisonner sur la sphère du monde ; mais n’est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les hommes, qui se plaisent ordinairement à parler et à raisonner sur ce qu’ils entendent le moins ?

Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé, et ce qui n’a jamais troublé le repos des autres hommes est le sujet continuel de leurs craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent l’altération des corps célestes ; par exemple, que la terre, par les approches continuelles du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flammes de cet astre terrible ; que ce flambeau de la nature ne se trouve peu à peu encroûté par son écume, et ne vienne à s’éteindre tout-à-fait pour les mortels : ils craignent que la prochaine comète, qui, selon leur calcul, paraîtra dans trente et un ans, d’un coup de sa queue ne foudroie la terre, et ne la réduise en cendres : ils craignent encore que le soleil, à force de répandre des rayons de toutes parts, ne vienne enfin à s’user et à perdre tout-à-fait sa substance. Voilà les craintes ordinaires et les alarmes qui leur dérobent le sommeil et les privent de toutes sortes de plaisirs ; aussi, dès qu’ils se rencontrent le matin, ils se demandent d’abord les uns aux autres des nouvelles du soleil, comment il se porte, et en quel état il s’est couché et levé.

Les femmes de cette île sont très-vives : elles méprisent leurs maris, et ont beaucoup de goût pour les étrangers, dont il y a toujours un nombre considérable à la suite de la cour ; c’est aussi parmi eux que les dames de qualité prennent leurs galans. Ce qu’il y a de fâcheux, c’est qu’elles prennent leurs plaisirs sans aucune traverse et avec trop de sécurité ; car leurs maris sont si absorbés dans les spéculations géométriques, qu’on caresse leurs femmes en leur présence sans qu’ils s’en aperçoivent, pourvu pourtant que le moniteur avec sa vessie n’y soit pas.

Les femmes et les filles sont fort fâchées de se voir confinées dans cette île, quoique ce soit l’endroit le plus délicieux de la terre, et quoiqu’elles y vivent dans la richesse et dans la magnificence. Elles peuvent aller où elles veulent dans l’île ; mais elles meurent d’envie de courir le monde, et de se rendre dans la capitale, où il leur est défendu d’aller sans la permission du roi, qu’il ne leur est pas aisé d’obtenir, parce que les maris ont souvent éprouvé qu’il leur était difficile de les en faire revenir. J’ai ouï dire qu’une grande dame de la cour, mariée au premier ministre, l’homme le mieux fait et le plus riche du royaume, qui l’aimait éperdument, vint à Lagado sous le prétexte de sa santé, et y demeura cachée pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que le roi envoyât la chercher : elle fut trouvée en un état pitoyable, dans une mauvaise auberge, ayant engagé ses habits pour entretenir un laquais vieux et laid, qui la battait tous les jours : on l’arracha de lui malgré elle ; et, quoique son mari l’eût reçue avec bonté, lui eût fait mille caresses, et nuls reproches sur sa conduite, elle s’enfuit encore bientôt après avec tous ses bijoux et toutes ses pierreries, pour aller retrouver ce digne galant ; et on n’a plus entendu parler d’elle.

Le lecteur prendra peut-être cela pour une histoire européenne, ou même anglaise ; mais je le prie de considérer que les caprices de l’espèce femelle ne sont pas bornés à une seule partie du monde ni à un seul climat, mais sont en tous lieux les mêmes.


CHAPITRE III.

Phénomène expliqué par les philosophes et astronomes modernes. — Les Laputiens sont grands astronomes. — Comment le roi apaise les séditions.

Je demandai au roi la permission de voir les curiosités de l’île : il me l’accorda, et ordonna à un de ses courtisans de m’accompagner. Je voulus savoir principalement quel secret naturel ou artificiel était le principe de ces mouvemens divers dont je vais rendre au lecteur un compte exact et philosophique.

L’île volante est parfaitement ronde ; son diamètre est de sept mille huit cent trente-sept demi-toises, c’est-à-dire d’environ quatre mille pas, et par conséquent contient à peu près dix mille acres. Le fond de cette île ou la surface de dessous, telle qu’elle paraît à ceux qui la regardent d’en bas, est comme un large diamant, poli et taillé régulièrement, qui réfléchit la lumière à quatre cents pas. Il y a au-dessus plusieurs minéraux, situés selon le rang ordinaire des mines, et par-dessus est un terrain fertile de dix ou douze pieds de profondeur.

Le penchant des parties de la circonférence vers le centre de la surface supérieure est la cause naturelle que toutes les pluies et rosées qui tombent sur l’île sont conduites par de petits ruisseaux vers le milieu, où ils s’amassent dans quatre grands bassins, chacun d’environ un demi-mille de circuit. À deux cents pas de distance du centre de ces bassins l’eau est continuellement attirée et exaltée par le soleil pendant le jour, ce qui empêche le débordement. De plus, comme il est au pouvoir du monarque d’élever l’île au-dessus de la région des nuages et des vapeurs terrestres, il peut, quand il lui plaît, empêcher la chute de la pluie et de la rosée ; ce qui n’est au pouvoir d’aucun potentat d’Europe, qui, ne dépendant de personne, dépend toujours de la pluie et du beau temps.

Au centre de l’île est un trou d’environ vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les astronomes descendent dans un large dôme, qui, pour cette raison, est appelé Flandola Gagnolé, ou la Cave des Astronomes, située à la profondeur de cinquante toises au-dessous de la surface supérieure du diamant. Il y a dans cette cave vingt lampes sans cesse allumées, qui, par la réverbération du diamant, répandent une grande lumière de tous côtés. Ce lieu est orné de sextans, de quadrans, de télescopes, d’astrolabes et autres instrumens astronomiques ; mais la plus grande curiosité, dont dépend même la destinée de l’île, est une pierre d’aimant d’une grandeur prodigieuse, taillée en forme de navette de tisserand.

Elle est longue de trois toises, et dans sa plus grande épaisseur elle a au moins une toise et demie. Cet aimant est suspendu par un gros essieu de diamant qui passe par le milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui est placé avec tant de justesse qu’une main très-faible peut le faire tourner : elle est entourée d’un cercle de diamant, en forme de cylindre creux, de quatre pieds de profondeur, de plusieurs pieds d’épaisseur, et de six toises de diamètre, placé horizontalement et soutenu par huit piédestaux, tous de diamant, hauts chacun de trois toises. Du côté concave du cercle, il y a une mortaise profonde de douze pouces, dans laquelle sont placées les extrémités de l’essieu, qui tourne quand il le faut.

Aucune force ne peut déplacer la pierre, parce que le cercle et les pieds du cercle sont d’une seule pièce avec le corps du diamant qui fait la base de l’île.

C’est par le moyen de cet aimant que l’île se hausse, se baisse et change de place ; car, par rapport à cet endroit de la terre sur lequel le monarque préside, la pierre est munie à un de ses côtés d’un pouvoir attractif, et à l’autre d’un pouvoir répulsif. Ainsi, quand il lui plaît que l’aimant soit tourné vers la terre par son pôle ami, l’île descend ; mais quand le pôle ennemi est tourné vers la même terre, l’île remonte en haut. Lorsque la position de la terre est oblique, le mouvement de l’île est pareil ; car dans cet aimant les forces agissent toujours en ligne parallèle à sa direction : c’est par ce mouvement oblique que l’île est conduite aux différentes parties des domaines du monarque.

Le roi serait le prince le plus absolu de l’univers, s’il pouvait engager ses ministres à lui complaire en tout ; mais ceux-ci, ayant leurs terres au-dessous dans le continent, et considérant que la faveur des princes est passagère, n’ont garde de se porter préjudice à eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs compatriotes.

Si quelque ville se révolte ou refuse de payer les impôts, le roi a deux façons de la réduire. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle et des terres voisines ; par là, il prive le pays et du soleil et de la rosée, ce qui cause des maladies et de la mortalité ; mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’île, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, où ils passent le temps à boire frais, tandis que les toits de leurs maisons sont mis en pièces. S’ils continuent témérairement dans leur obstination et dans leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l’île à plomb sur leurs têtes, ce qui écrase toutes les maisons et tous les habitans. Le prince néanmoins se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n’osent lui conseiller, vu que ce procédé violent le rendrait odieux au peuple, et leur ferait tort à eux-mêmes, qui ont des biens dans le continent, car l’île n’appartient qu’au roi, qui aussi n’a que l’île pour tout domaine.

Mais il y a encore une autre raison plus forte pour laquelle les rois de ce pays ont été toujours éloignés d’exercer ce dernier châtiment, si ce n’est dans une nécessité absolue : c’est que, si la ville qu’on veut détruire était située près de quelques hautes roches (car il y en a en ce pays, ainsi qu’en Angleterre, auprès des grandes villes qui ont été exprès bâties près de ces roches pour se préserver de la colère des rois), ou si elle avait un grand nombre de clochers et de pyramides de pierres, l’île royale, par sa chute, pourrait se briser : ce sont principalement les clochers que le roi redoute, et le peuple le sait bien. Aussi, quand sa majesté est le plus en courroux, il fait toujours descendre son île très-doucement, de peur, dit-il, d’accabler son peuple ; mais, dans le fond, c’est qu’il craint lui-même que les clochers ne brisent son île. En ce cas, les philosophes croient que l’aimant ne pourrait plus la soutenir désormais, et qu’elle tomberait.



CHAPITRE IV.

L’auteur quitte l’île de Laputa, et est conduit aux Balnibarbes. — Son arrivée à la capitale. — Description de cette ville et des environs. — Il est reçu avec bonté par un grand seigneur.

Quoique je ne puisse pas dire que je fusse maltraité dans cette île, il est vrai cependant que je m’y crus négligé et tant soit peu méprisé. Le prince et le peuple n’y étaient curieux que de mathématiques et de musique : j’étais en ce genre fort au-dessous d’eux, et ils me rendaient justice en faisant peu de cas de moi.

D’un autre côté, après avoir vu toutes les curiosités de l’île, j’avais une forte envie d’en sortir, étant très-las de ces insulaires aériens. Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences que j’estime beaucoup, et dont j’ai même quelque teinture ; mais ils étaient si absorbés dans leurs spéculations, que je ne m’étais jamais trouvé en si triste compagnie. Je ne m’entretenais qu’avec les femmes (quel entretien pour un philosophe marin !), qu’avec les artisans, les moniteurs, les pages de cour, et autres gens de cette espèce, ce qui augmenta encore le mépris qu’on avait pour moi ; mais, en vérité, pouvais-je faire autrement ? Il n’y avait que ceux-là avec qui je pusse lier commerce ; les autres ne parlaient point.

Il y avait à la cour un grand seigneur, favori du roi, et qui, pour cette raison seule était traité avec respect, mais qui était, pourtant regardé en général comme un homme très-ignorant et assez stupide : il passait pour avoir de l’honneur et de la probité, mais il n’avait point du tout d’oreille pour la musique, et battait, dit-on, la mesure assez mal ; on ajoute qu’il n’avait jamais pu apprendre les propositions les plus aisées des mathématiques. Ce seigneur me donna mille marques de bonté ; il me faisait souvent l’honneur de me venir voir, désirant s’informer des affaires de l’Europe et s’instruire des coutumes, des mœurs, des lois et des sciences des différentes nations parmi lesquelles j’avais demeuré ; il m’écoutait toujours avec une grande attention, et faisait de très-belles observations sur tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le suivaient pour la forme, mais il ne s’en servait qu’à la cour et dans les visites de cérémonie ; quand nous étions ensemble, il les faisait toujours retirer.

Je priai ce seigneur d’intercéder pour moi auprès de sa majesté pour obtenir mon congé ; il m’accorda cette grâce avec regret, comme il eut la bonté de me le dire, et il me fit plusieurs offres avantageuses, que je refusai en lui en marquant ma vive reconnaissance.

Le 16 février, je pris congé de sa majesté, qui me fit un présent considérable, et mon protecteur me donna un diamant, avec une lettre de recommandation pour un seigneur de ses amis demeurant à Lagado, capitale des Balnibarbes. L’île étant alors suspendue au-dessus d’une montagne, je descendis de la dernière terrasse de l’île de la même façon que j’étais monté.

Le continent porte le nom de Balnibarbes ; et la capitale, comme j’ai dit, s’appelle Lagado. Ce fut d’abord une assez agréable satisfaction pour moi de n’être plus en l’air et de me trouver en terre ferme. Je marchai vers la ville sans aucune peine et sans aucun embarras, étant vêtu comme les habitans, et sachant assez bien la langue pour la parler. Je trouvai bientôt le logis de la personne à qui j’étais recommandé. Je lui présentai la lettre du grand seigneur, et j’en fus très-bien reçu. Cette personne, qui était un seigneur balnibarbe, et qui s’appelait Munodi, me donna un bel appartement chez lui, où je logeai pendant mon séjour en ce pays, et où je fus très-bien traité.

Le lendemain matin après mon arrivée, Munodi me prit dans son carrosse pour me faire voir la ville, qui est grande comme la moitié de Londres ; mais les maisons étaient étrangement bâties, et la plupart tombaient en ruine ; le peuple, couvert de haillons, marchait dans les rues d’un pas précipité, ayant un regard farouche. Nous passâmes par une des portes de la ville, et nous avançâmes environ trois mille pas dans la campagne, où je vis un grand nombre de laboureurs qui travaillaient à la terre avec plusieurs sortes d’instrumens ; mais je ne pus deviner ce qu’ils faisaient : je ne voyais nulle part aucune apparence d’herbes ni de grain. Je priai mon conducteur de vouloir bien m’expliquer ce que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces mains occupées à la ville et à la campagne, n’en voyant aucun effet ; car en vérité je n’avais jamais trouvé ni de terre si mal cultivée, ni de maisons en si mauvais état et si délabrées, un peuple si gueux et si misérable.

Le seigneur Munodi avait été plusieurs années gouverneur de Lagado ; mais, par la cabale des ministres, il avait été déposé, au grand regret du peuple. Cependant le roi l’estimait comme un homme qui avait des intentions droites, mais qui n’avait pas l’esprit de la cour.

Lorsque j’eus ainsi critiqué librement le pays et ses habitans, il ne me répondit autre chose sinon que je n’avais pas été assez long-temps parmi eux pour en juger, et que les différens peuples du monde avaient des usages différens ; il me débita plusieurs autres lieux communs semblables ; mais, quand nous fûmes de retour chez lui, il me demanda comment je trouvais son palais, quelles absurdités j’y remarquais, et ce que je trouvais à redire dans les habits et dans les manières de ses domestiques. Il pouvait me faire aisément cette question, car chez lui tout était magnifique, régulier et poli. Je répondis que sa grandeur, sa prudence et ses richesses, l’avaient exempté de tous les défauts qui avaient rendu les autres fous et gueux : il me dit que, si je voulais aller avec lui à sa maison de campagne, qui était à vingt milles, il aurait plus de loisir de m’entretenir sur tout cela. Je répondis à son excellence que je ferais tout ce qu’elle souhaiterait : nous partîmes donc le lendemain au matin.

Durant notre voyage, il me fit observer les différentes méthodes des laboureurs pour ensemencer leurs terres. Cependant, excepté en quelques endroits, je n’avais découvert dans tout le pays aucune espérance de moisson, ni même aucune trace de culture ; mais, ayant marché encore trois heures, la scène changea entièrement. Nous nous trouvâmes dans une très-belle campagne. Les maisons des laboureurs étaient un peu éloignées et très-bien bâties ; les champs étaient clos et renfermaient des vignes, des pièces de blé, des prairies, et je ne me souviens pas d’avoir rien vu de si agréable. Le seigneur, qui observait ma contenance, me dit alors en soupirant que là commençait sa terre ; que néanmoins les gens du pays le raillaient et le méprisaient de ce qu’il n’avait pas mieux fait ses affaires.

Nous arrivâmes enfin à son château, qui était d’une très-noble structure ; les fontaines, les jardins, les promenades, les avenues, les bosquets, étaient tous disposés avec jugement et avec goût. Je donnai à chaque chose des louanges, dont son excellence ne parut s’apercevoir qu’après le souper. Alors, n’y ayant point de tiers, il me dit d’un air fort triste qu’il ne savait s’il ne lui faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la ville et à la campagne pour les rebâtir à la mode, et détruire tout son palais pour le rendre conforme au goût moderne ; mais qu’il craignait pourtant de passer pour ambitieux, pour singulier, pour ignorant et capricieux, et peut-être de déplaire par là aux gens de bien ; que je cesserais d’être étonné quand je saurais quelques particularités que j’ignorais.

Il me dit que depuis environ quatre ans certaines personnes étaient venues à Laputa, soit pour leurs affaires, soit pour leur plaisir, et qu’après cinq mois elles s’en étaient retournées avec une très-légère teinture de mathématiques, mais pleines d’esprits volatils recueillis dans cette région aérienne ; que ces personnes, à leur retour, avaient commencé à désapprouver ce qui se passait dans le pays d’en bas, et avaient formé le projet de mettre les arts et les sciences sur un nouveau pied ; que pour cela elles avaient obtenu des lettres patentes pour ériger une académie d’ingénieurs, c’est-à-dire de gens à systèmes ; que le peuple était si fantasque, qu’il y avait une académie de ces gens-là dans toutes les grandes villes ; que, dans ces académies ou colléges, les professeurs avaient trouvé de nouvelles méthodes pour l’agriculture et l’architecture, et de nouveaux instrumens et outils pour tous les métiers et manufactures, par le moyen desquels un homme seul pourrait travailler autant que dix, et un palais pourrait être bâti en une semaine de matières si solides, qu’il durerait éternellement sans avoir besoin de réparation : tous les fruits de la terre devaient naître dans toutes les saisons, plus gros cent fois qu’à présent, avec une infinité d’autres projets admirables. C’est dommage, continua-t-il, qu’aucun de ces projets n’ait été perfectionné jusqu’ici, qu’en peu de temps toute la campagne ait été misérablement ravagée, que la plupart des maisons soient tombées en ruine, et que le peuple tout nu meure de froid, de soif et de faim. Avec tout cela, loin d’être découragés, ils en sont plus animés à la poursuite de leurs systèmes, poussés tour à tour par l’espérance et par le désespoir. Il ajouta que, pour ce qui était de lui, n’étant pas d’un esprit entreprenant, il s’était contenté d’agir selon l’ancienne méthode, de vivre dans les maisons bâties par ses ancêtres, et de faire ce qu’ils avaient fait, sans rien innover ; que quelque peu de gens de qualité avaient suivi son exemple, mais avaient été regardés avec mépris, et s’étaient même rendus odieux, comme gens mal intentionnés, ennemis des arts, ignorans, mauvais républicains, préférant leur commodité et leur molle fainéantise au bien général du pays.

Son excellence ajouta qu’il ne voulait pas prévenir, par un long détail, le plaisir que j’aurais lorsque j’irais visiter l’académie des systèmes ; qu’il souhaitait seulement que j’observasse un bâtiment ruiné du côté de la montagne ; que ce que je voyais, à la moitié d’un mille de son château, était un moulin que le courant d’une grande rivière faisait aller, et qui suffisait pour sa maison et pour un grand nombre de ses vassaux ; qu’il y avait environ sept ans qu’une compagnie d’ingénieurs était venue lui proposer d’abattre ce moulin, et d’en bâtir un autre au pied de la montagne, sur le sommet de laquelle serait construit un réservoir où l’eau pourrait être conduite aisément par des tuyaux et par des machines, d’autant que le vent et l’air sur le haut de la montagne agiteraient l’eau et la rendraient plus fluide, et que le poids de l’eau en descendant ferait par sa chute tourner le moulin avec la moitié du courant de la rivière ; il me dit que, n’étant pas bien à la cour, parce qu’il n’avait donné jusqu’ici dans aucun des nouveaux systèmes, et étant pressé par plusieurs de ses amis, il avait agréé le projet : mais qu’après y avoir fait travailler pendant deux ans, l’ouvrage avait mal réussi, et que les entrepreneurs avaient pris la fuite.

Peu de jours après, je souhaitai voir l’académie des systèmes, et son excellence voulut bien me donner une personne pour m’y accompagner : il me prenait peut-être pour un grand admirateur de nouveautés, pour un esprit curieux et crédule. Dans le fond, j’avais un peu été dans ma jeunesse homme à projets et à systèmes, et encore aujourd’hui tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrêmement.



CHAPITRE V.

L’auteur visite l’académie et en fait la description.

Le logement de cette académie n’est pas un seul et simple corps-de-logis, mais une suite de divers bâtiments des deux côtés d’une cour.

Je fus reçu très-honnêtement par le concierge, qui nous dit d’abord que, dans ces bâtimens, chaque chambre renfermait un ingénieur, et quelquefois plusieurs, et qu’il y avait environ cinq cents chambres dans l’académie. Aussitôt il nous fit monter et parcourir les appartemens.

Le premier mécanicien que je vis me parut un homme fort maigre : il avait la face et les mains couvertes de crasse, la barbe et les cheveux longs, avec un habit et une chemise de même couleur que sa peau ; il avait été huit ans sur un projet curieux, qui était, nous dit-il, de recueillir des rayons de soleil, afin de les enfermer dans des fioles bouchées hermétiquement, et qu’ils pussent servir à échauffer l’air lorsque les étés seraient peu chauds ; il me dit que dans huit autres années il pourrait fournir aux jardins des financiers des rayons de soleil à un prix raisonnable ; mais il se plaignait que ses fonds étaient petits, et il m’engagea à lui donner quelque chose pour l’encourager.

Je passai dans une autre chambre ; mais je tournai vite le dos, ne pouvant endurer la mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa dedans, et me pria tout bas de prendre garde d’offenser un homme qui s’en ressentirait : ainsi je n’osai pas même me boucher le nez. L’ingénieur qui logeait dans cette chambre était le plus ancien de l’académie : son visage et sa barbe étaient d’une couleur pâle et jaune, et ses mains avec ses habits étaient couverts d’une ordure infâme. Lorsque je lui fus présenté, il m’embrassa très-étroitement, politesse dont je me serais bien passé. Son occupation, depuis son entrée à l’académie, avait été de tâcher de faire retourner les excrémens humains à la nature des alimens dont ils avaient été tirés, par la séparation des parties diverses, et par la dépuration de la teinture que l’excrément reçoit du fiel, et qui cause sa mauvaise odeur. On lui donnait toutes les semaines, de la part de la compagnie, un plat rempli de matières, environ de la grandeur d’un baril de Bristol.

J’en vis un autre occupé à calciner la glace, pour en extraire, disait-il, de fort bon salpêtre, et en faire de la poudre à canon : il me montra un traité concernant la malléabilité du feu, qu’il avait envie de publier.

Je vis ensuite un très-ingénieux architecte, qui avait trouvé une méthode admirable pour bâtir les maisons en commençant par le faîte et en finissant par les fondemens ; projet qu’il me justifia aisément par l’exemple de deux insectes, l’abeille et l’araignée.

Il y avait un homme aveugle de naissance qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles comme lui. Leur occupation était de composer des couleurs pour les peintres. Ce maître leur enseignait à les distinguer par le tact et par l’odorat. Je fus assez malheureux pour les trouver alors très-peu instruits ; et le maître lui-même, comme on peut juger, n’était pas plus habile.

Je montai dans un appartement où était un grand homme qui avait trouvé le secret de labourer la terre avec des cochons, et d’épargner les frais des chevaux, des bœufs, de la charrue et du laboureur. Voici sa méthode : dans l’espace d’un acre de terre, on enfouissait de six pouces en six pouces une quantité de glands, de dattes, de châtaignes, et autres pareils fruits que les cochons aiment ; alors, on lâchait dans le champ six cents et plus de ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds et de leur museau, mettaient en très-peu de temps la terre en état d’être ensemencée, et l’engraissaient aussi en lui rendant ce qu’ils y avaient pris. Par malheur, on avait fait l’expérience ; et, outre qu’on avait trouvé le système coûteux et embarrassant, le champ n’avait presque rien produit. On ne doutait pas néanmoins que cette invention ne pût être d’une très grande conséquence et d’une vraie utilité.

Dans une chambre vis-à-vis logeait un homme qui avait des idées contraires par rapport au même objet. Il prétendait faire marcher une charrue sans bœufs et sans chevaux, mais avec le secours du vent ; et, pour cela, il avait construit une charrue avec un mât et des voiles : il soutenait que, par le même moyen, il ferait aller des charrettes et des carrosses, et que, dans la suite on pourrait courir la poste en chaise, en mettant à la voile sur la terre comme sur mer ; que, puisque sur la mer on allait à tous vents, il n’était pas difficile de faire la même chose sur la terre.

Je passai dans une autre chambre, qui était toute tapissée de toiles d’araignée, et où il y avait à peine un petit espace pour donner passage à l’ouvrier. Dès qu’il me vit, il cria : Prenez garde de rompre mes toiles ! Je l’entretins, et il me dit que c’était une chose pitoyable que l’aveuglement où les hommes avaient été jusqu’ici par rapport aux vers à soie, tandis qu’ils avaient à leur disposition tant d’insectes domestiques dont ils ne faisaient aucun usage, et qui étaient néanmoins préférables aux vers à soie, qui ne savaient que filer ; au lieu que l’araignée savait tout ensemble filer et ourdir : il ajouta que l’usage des toiles d’araignée épargnerait encore dans la suite les frais de la teinture, ce que je concevrais aisément lorsqu’il m’aurait fait voir un grand nombre de mouches de couleurs diverses et charmantes dont il nourrissait ses araignées ; qu’il était certain que leurs toiles prendraient infailliblement la couleur de ces mouches ; et que, comme il en avait de toute espèce, il espérait aussi voir bientôt des toiles capables de satisfaire par leurs couleurs tous les goûts différens des hommes, aussitôt qu’il aurait pu trouver une certaine nourriture suffisamment glutineuse pour ses mouches, afin que les fils de l’araignée en acquissent plus de solidité et de force.

Je vis ensuite un célèbre astronome qui avait entrepris de placer un cadran à la pointe du grand clocher de la maison de ville, ajustant de telle manière les mouvemens diurnes et annuels du soleil avec le vent, qu’ils pussent s’accorder avec le mouvement de la girouette.

Je me sentais depuis quelques momens une légère douleur de colique, lorsque mon conducteur me fit entrer fort à propos dans la chambre d’un grand médecin qui était devenu très-célèbre par le secret de guérir la colique d’une manière tout-à-fait merveilleuse. Il avait un grand soufflet, dont le tuyau était d’ivoire ; c’était en insinuant plusieurs fois ce tuyau dans l’anus, qu’il prétendait, par cette espèce de clystère de vent, attirer tous les vents intérieurs, et purger ainsi les entrailles attaquées de la colique : il fit son opération sur un chien, qui par malheur en creva sur-le-champ ; ce qui déconcerta fort notre docteur, et ne me fit pas naître l’envie d’avoir recours à son remède.

Après avoir visité le bâtiment des arts, je passai dans l’autre corps-de-logis, où étaient les faiseurs de systèmes par rapport aux sciences. Nous entrâmes d’abord dans l’école du langage, où nous trouvâmes trois académiciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens d’embellir la langue.

L’un d’eux était d’avis, pour abréger le discours, de réduire tous les mots en simples monosyllabes et de bannir tous les verbes et tous les participes.

L’autre allait plus loin, et proposait une manière d’abolir tous les mots, en sorte qu’on raisonnerait sans parler ; ce qui serait très-favorable à la poitrine, parce qu’il est clair qu’à force de parler les poumons s’usent et la santé s’altère. L’expédient qu’il trouvait était de porter sur soi toutes les choses dont on voudrait s’entretenir. Ce nouveau système, dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s’y fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs de cette académie ne laissaient pas néanmoins de se conformer à cette manière d’exprimer les choses par les choses mêmes, ce qui n’était embarrassant pour eux que lorsqu’ils avaient à parler de plusieurs sujets différens ; alors il fallait apporter sur leur dos des fardeaux énormes, à moins qu’ils n’eussent un ou deux valets bien forts pour s’épargner cette peine : ils prétendaient que, si ce système avait lieu, toutes les nations pourraient facilement s’entendre (ce qui serait d’une grande commodité), et qu’on ne perdrait plus le temps à apprendre des langues étrangères.

De là, nous entrâmes dans l’école de mathématiques, dont le maître enseignait à ses disciples une méthode que les Européens auront de la peine à s’imaginer : chaque proposition, chaque démonstration était écrite sur du pain à chanter, avec une certaine encre de teinture céphalique. L’écolier à jeun était obligé, après avoir avalé ce pain à chanter, de s’abstenir de boire et de manger pendant trois jours, en sorte que, le pain à chanter étant digéré, la teinture céphalique pût monter au cerveau, et y porter avec elle la proposition et la démonstration. Cette méthode, il est vrai, n’avait pas eu beaucoup de succès jusqu’ici, mais c’était, disait-on, parce que l’on s’était trompé dans le q. s., c’est-à-dire dans la mesure de la dose, ou parce que les écoliers, malins et indociles, faisaient seulement semblant d’avaler le bolus, ou bien parce qu’ils mangeaient en cachette pendant les trois jours.

CHAPITRE VI.

Suite de la description de l’académie.

Je ne fus pas fort satisfait de l’école de politique, que je visitai ensuite. Ces docteurs me parurent peu sensés, et la vue de telles personnes a le don de me rendre toujours mélancolique. Ces hommes extravagans soutenaient que les grands devaient choisir pour leurs favoris ceux en qui ils remarquaient plus de sagesse, plus de capacité, plus de vertu, et qu’ils devaient avoir toujours en vue le bien public, récompenser le mérite, le savoir, l’habileté et les services : ils disaient encore que les princes devaient toujours donner leur confiance aux personnes les plus capables et les plus expérimentées, et autres pareilles sottises et chimères, dont peu de princes se sont avisés jusqu’ici : ce qui me confirma la vérité de cette pensée admirable de Cicéron : Qu’il n’y a rien de si absurde qui n’ait été avancé par quelque philosophe.

Mais tous les autres membres de l’académie ne ressemblaient pas à ces originaux dont je viens de parler. Je vis un médecin d’un esprit sublime, qui possédait à fond la science du gouvernement : il avait consacré ses veilles jusqu’ici à découvrir les causes des maladies d’un État et à trouver des remèdes pour guérir le mauvais tempérament de ceux qui administrent les affaires publiques. On convient, disait-il, que le corps naturel et le corps politique ont entre eux une parfaite analogie, donc l’un et l’autre peuvent être traités avec les mêmes remèdes. Ceux qui sont à la tête des affaires ont souvent les maladies qui suivent : ils sont pleins d’humeurs en mouvement, qui leur affaiblissent la tête et le cœur, et leur causent quelquefois des convulsions et des contractions de nerfs à la main droite, une faim canine, des indigestions, des vapeurs, des délires et autres sortes de maux. Pour les guérir, notre grand médecin proposait que, lorsque ceux qui manient les affaires d’État seraient sur le point de s’assembler, on leur tâterait le pouls, et que par là on tâcherait de connaître la nature de leur maladie ; qu’ensuite, la première fois qu’ils s’assembleraient encore, on leur enverrait avant la séance des apothicaires avec des remèdes astringens, palliatifs, laxatifs, céphalalgiques, hystériques, apophlegmatiques, acoustiques, etc., selon la qualité du mal, et en réitérant toujours le même remède à chaque séance.

L’exécution de ce projet ne serait pas d’une grande dépense, et serait, selon mon idée, très-utile dans les pays où les États et les parlements se mêlent des affaires d’État : elle procurerait l’unanimité, terminerait les différends, ouvrirait la bouche aux muets, la fermerait aux déclamateurs, calmerait l’impétuosité des jeunes sénateurs, échaufferait la froideur des vieux, réveillerait les stupides, ralentirait les étourdis.

Et parce que l’on se plaint ordinairement que les favoris des princes ont la mémoire courte et malheureuse, le même docteur voulait que quiconque aurait affaire à eux, après avoir exposé le cas en très-peu de mots, eût la liberté de donner à M. le favori une chiquenaude dans le nez, un coup de pied dans le ventre, de lui tirer les oreilles, ou de lui ficher une épingle dans les fesses, et tout cela pour l’empêcher d’oublier l’affaire dont on lui aurait parlé ; en sorte qu’on pourrait réitérer de temps en temps le même compliment jusqu’à ce que la chose fût accordée ou refusée tout-à-fait.

Il voulait aussi que chaque sénateur, dans l’assemblée générale de la nation, après avoir proposé son opinion et avoir dit tout ce qu’il aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de conclure à la proposition contradictoire, parce que infailliblement le résultat de ces assemblées serait par là très-favorable au bien public.

Je vis deux académiciens disputer avec chaleur sur le moyen de lever des impôts sans faire murmurer les peuples. L’un soutenait que la meilleure méthode serait d’imposer une taxe sur les vices et sur les folies des hommes, et que chacun serait taxé suivant le jugement et l’estimation de ses voisins. L’autre académicien était d’un sentiment entièrement opposé, et prétendait, au contraire, qu’il fallait taxer les belles qualités du corps et de l’esprit dont chacun se piquait, et les taxer plus ou moins selon leurs degrés ; en sorte que chacun serait son propre juge et ferait lui-même sa déclaration. La plus forte taxe devait être imposée sur les mignons de Vénus, sur les favoris du beau sexe, à proportion des faveurs qu’ils auraient reçues, et l’on s’en devait rapporter encore sur cet article à leur propre déclaration. Il fallait taxer fortement l’esprit et la valeur selon l’aveu que chacun ferait de ces qualités ; mais à l’égard de l’honneur, de la probité, de la sagesse, de la modestie, on exemptait ces vertus de toute taxe, vu qu’étant trop rares, elles ne rendraient presque rien ; qu’on ne rencontrerait personne qui ne voulût avouer qu’elles se trouvassent dans son voisin, et que presque personne aussi n’aurait l’effronterie de se les attribuer à lui-même.

On devait pareillement taxer les dames à proportion de leur beauté, de leurs agrémens et de leur bonne grâce, suivant leur propre estimation, comme on faisait à l’égard des hommes ; mais, pour la fidélité, la sincérité, le bon sens, et le bon naturel des femmes, comme elles ne s’en piquent point, cela ne devait rien payer du tout, parce que tout ce qu’on en pourrait retirer ne suffirait pas pour les frais du recouvrement.

Afin de retenir les sénateurs dans l’intérêt de la couronne, un autre académicien politique était d’avis qu’il fallait que le prince fît tous les grands emplois à la rafle, de façon cependant que chaque sénateur, avant que de jouer, fît serment et donnât caution qu’il opinerait ensuite selon les intentions de la cour, soit qu’il gagnât ou non ; mais que les perdants auraient ensuite le droit de jouer dès qu’il y aurait quelque emploi vacant. Ils seraient ainsi toujours pleins d’espérance, ils ne se plaindraient point des fausses promesses qu’on leur aurait données, et ne s’en prendraient qu’à la fortune, dont les épaules sont toujours plus fortes que celles du ministère.

Un autre académicien me fit voir un écrit contenant une méthode curieuse pour découvrir les complots et les cabales, qui était d’examiner la nourriture des personnes suspectes, le temps auquel elles mangent, le côté sur lequel elles se couchent dans leur lit, et de quelle main elles se torchent le derrière ; de considérer leurs excrémens, et de juger par leur odeur et leur couleur des pensées et des projets d’un homme, d’autant que, selon lui, les pensées ne sont jamais plus sérieuses et l’esprit n’est jamais si recueilli que lorsqu’on est à la selle, ce qu’il avait éprouvé lui-même. Il ajoutait que, lorsque, pour faire seulement des expériences, il avait parfois songé à l’assassinat d’un homme, il avait alors trouvé ses excrémens très-jaunes, et que, lorsqu’il avait pensé à se révolter et à brûler la capitale, il les avait trouvés d’une couleur très-noire.

Je me hasardai d’ajouter quelque chose au système de ce politique : je lui dis qu’il serait bon d’entretenir toujours une troupe d’espions et de délateurs, qu’on protégerait, et auxquels on donnerait toujours une somme d’argent proportionnée à l’importance de leur dénonciation, soit qu’elle fût fondée ou non ; que par ce moyen les sujets seraient retenus dans la crainte et dans le respect ; que ces délateurs et accusateurs seraient autorisés à donner quel sens il leur plairait aux écrits qui leur tomberaient entre les mains ; qu’ils pourraient, par exemple, interpréter ainsi les termes suivans :

Un crible,

Un chien boiteux,

La peste,

Une buse,

La goutte,

Un pot de chambre,

Un balai,

Une souricière,

Un égout,

Un chapeau et un ceinturon,

Un roseau brisé,

Un tonneau vide,

Une plaie ouverte,

– une grande dame de la cour.

– une descente, une invasion.

– une armée sur pied.

– un favori.

– un grand prêtre.

– un comité.

– une révolution.

– un emploi de finance.

– la cour.

– une maîtresse.

– la cour de justice.

– un général.

– l’état des affaires publiques.

On pourrait encore observer l’anagramme de tous les noms cités dans un écrit ; mais il faudrait pour cela des hommes de la plus haute pénétration et du plus sublime génie, surtout quand il s’agirait de découvrir le sens politique et mystérieux des lettres initiales : ainsi N pourrait signifier un complot, B un régiment de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en transposant les lettres, on pourrait apercevoir dans un écrit tous les desseins cachés d’un parti mécontent : par exemple, vous lisez dans une lettre écrite à un ami : Votre frère Thomas a les hémorrhoïdes : l’habile déchiffreur trouvera dans l’assemblage de ces mots indifférens une phrase qui fera entendre que tout est prêt pour une sédition.

L’académicien me fit de grands remercîmens de lui avoir communiqué ces petites observations, et me promit de faire de moi une mention honorable dans le traité qu’il allait mettre au jour sur ce sujet.

Je ne vis rien dans ce pays qui pût m’engager à y faire un plus long séjour ; ainsi, je commençai à songer à mon retour en Angleterre.



CHAPITRE VII.

L’auteur quitte Lagado, et arrive à Maldonada. — Il fait un petit voyage à Gloubbdoubdrib. — Comment il est reçu par le gouverneur.

Le continent dont ce royaume fait une partie s’étend, autant que j’en puis juger, à l’est, vers une contrée inconnue de l’Amérique, à l’ouest vers la Californie, et au nord, vers la mer Pacifique. Il n’est pas à plus de mille cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un port célèbre et un grand commerce avec l’île de Luggnagg, située au nord-ouest, environ à vingt degrés de latitude septentrionale, et à cent quarante de longitude. L’île de Luggnagg est au sud-ouest du Japon, et en est éloignée environ de cent lieues. Il y a une étroite alliance entre l’empereur du Japon et le roi de Luggnagg, ce qui fournit plusieurs occasions d’aller d’une île à l’autre. Je résolus pour cette raison de prendre ce chemin pour retourner en Europe. Je louai deux mules avec un guide, pour porter mon bagage et me montrer le chemin. Je pris congé de mon illustre protecteur, qui m’avait témoigné tant de bonté ; et à mon départ, j’en reçus un magnifique présent.

Il ne m’arriva pendant mon voyage aucune aventure qui mérite d’être rapportée. Lorsque je fus arrivé au port de Maldonada, qui est une ville environ de la grandeur de Portsmouth, il n’y avait point de vaisseau dans le port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bientôt quelques connaissances dans la ville : un gentilhomme de distinction me dit que, puisqu’il ne partirait aucun navire pour Luggnagg que dans un mois, je ferais bien de me divertir à faire un petit voyage à l’île de Gloubbdoubdrib, qui n’était éloignée que de cinq lieues vers le sud-ouest : il s’offrit lui-même d’être de la partie avec un de ses amis, et de me fournir une petite barque.

Gloubbdoubdrib, selon son étymologie, signifie l’Île des sorciers ou magiciens. Elle est environ trois fois aussi large que l’île de Wight et est très-fertile. Cette île est sous la puissance du chef d’une tribu toute composée de sorciers, qui ne s’allient qu’entre eux, et dont le prince est toujours le plus ancien de la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais magnifique, et un parc d’environ trois mille acres, entouré d’un mur de pierres de taille de vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille sont servis par des domestiques d’une espèce assez extraordinaire. Par la connaissance qu’il a de la nécromancie, il a le pouvoir d’évoquer les esprits, et de les obliger à le servir pendant vingt-quatre heures.

Lorsque nous abordâmes à l’île, il était environ onze heures du matin. Un des deux gentilshommes qui m’accompagnaient alla trouver le gouverneur, et lui dit qu’un étranger souhaitait d’avoir l’honneur de saluer son altesse. Ce compliment fut bien reçu. Nous entrâmes dans la cour du palais, et passâmes au milieu d’une haie de gardes, dont les armes et les attitudes me firent une peur extrême : nous traversâmes les appartemens et rencontrâmes une foule de domestiques avant que de parvenir à la chambre du gouverneur. Après que nous lui eûmes fait trois révérences profondes, il nous fit asseoir sur de petits tabourets au pied de son trône. Comme il entendait la langue des Balnibarbes, il me fit différentes questions au sujet de mes voyages ; et, pour me marquer qu’il voulait en agir avec moi sans cérémonie, il fit signe avec le doigt à tous ses gens de se retirer ; et en un instant (ce qui m’étonna beaucoup) ils disparurent comme une fumée. J’eus de la peine à me rassurer ; mais, le gouverneur m’ayant dit que je n’avais rien à craindre, et voyant mes deux compagnons nullement embarrassés, parce qu’ils étaient faits à ces manières, je commençai à prendre courage, et racontai à son altesse les différentes aventures de mes voyages, non sans être troublé de temps en temps par ma sotte imagination, regardant souvent autour de moi à gauche et à droite, et jetant les yeux sur les lieux où j’avais vu les fantômes disparaître.

J’eus l’honneur de dîner avec le gouverneur, qui nous fit servir par une nouvelle troupe de spectres. Nous fûmes à table jusqu’au coucher du soleil ; et, ayant prié son altesse de vouloir bien que je ne couchasse pas dans son palais, nous nous retirâmes, mes deux amis et moi, et allâmes chercher un lit dans la ville capitale, qui est proche. Le lendemain matin, nous revînmes rendre nos devoirs au gouverneur. Pendant les dix jours que nous restâmes dans cette île, je vins à me familiariser tellement avec les esprits, que je n’en eus plus de peur du tout, ou du moins, s’il m’en restait encore un peu, elle cédait à ma curiosité. J’eus bientôt une occasion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger par là que je suis encore plus curieux que poltron. Son altesse me dit un jour de nommer tels morts qu’il me plairait, qu’il me les ferait venir, et les obligerait de répondre à toutes les questions que je leur voudrais faire, à condition toutefois que je ne les interrogerais que sur ce qui s’était passé de leur temps, et que je pourrais être bien assuré qu’ils me diraient toujours vrai, étant inutile aux morts de mentir.

Je rendis de très-humbles actions de grâces à Son Altesse, et, pour profiter de ses offres, je me mis à me rappeler la mémoire de ce que j’avais autrefois lu dans l’histoire romaine. D’abord il me vint dans l’esprit de demander à voir cette fameuse Lucrèce que Tarquin avait violée, et qui, ne pouvant survivre de cet affront, s’était tuée elle-même. Aussitôt je vis devant moi une dame très-belle, habillée à la romaine. Je pris la liberté de lui demander pourquoi elle avait vengé sur elle-même le crime d’un autre : elle baissa les yeux, et me répondis que les historiens, de peur de lui donner de la faiblesse, lui avaient donné de la folie : aussitôt elle disparut.

Le gouverneur fit signe à César et à Brutus de s’avancer. Je fus frappé d’admiration et de respect à la vue de Brutus ; et César m’avoua que toutes ses belles actions étaient au-dessous de celles de Brutus, qui lui avait ôté la vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.

Il me prit envie de voir Homère : il m’apparut ; je l’entretins et lui demandai ce qu’il pensait de son Iliade. Il m’avoua qu’il était surpris des louanges excessives qu’on lui donnait depuis trois mille ans ; que son poème était médiocre et semé de sottises ; qu’il n’avait plu de son temps qu’à cause de la beauté de sa diction et de l’harmonie de ses vers, et qu’il était fort surpris que, puisque sa langue était morte et que personne n’en pouvait plus distinguer les beautés, les agréments et les finesses, il se trouvât encore des gens assez vains ou assez stupides pour l’admirer. Sophocle et Euripide, qui l’accompagnaient, me tinrent à peu près le même langage, et se moquèrent surtout de nos savans modernes, qui, obligés de convenir des bévues des anciennes tragédies lorsqu’elles étaient fidèlement traduites, soutenaient néanmoins qu’en grec c’étaient des beautés, et qu’il fallait savoir le grec pour en juger avec équité.

Je voulus voir Aristote et Descartes. Le premier m’avoua qu’il n’avait rien entendu à la physique, non plus que tous les philosophes ses contemporains, et tous ceux même qui avaient vécu entre lui et Descartes : il ajouta que celui-ci avait pris un bon chemin, quoiqu’il se fût souvent trompé, surtout par rapport à son système extravagant touchant l’âme des bêtes. Descartes prit la parole, et dit qu’il avait trouvé quelque chose, et avait su établir d’assez bons principes ; mais qu’il n’était pas allé fort loin, et que tous ceux qui désormais voudraient courir la même carrière seraient toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit, et obligés de tâtonner ; que c’était une grande folie de passer sa vie à chercher des systèmes, et que la vraie physique convenable et utile à l’homme était de faire un amas d’expériences, et de se borner là ; qu’il avait eu beaucoup d’insensés pour disciples, parmi lesquels on pouvait compter un certain Spinosa.

J’eus la curiosité de voir plusieurs morts illustres de ces derniers temps, et surtout des morts de qualité ; car j’ai toujours eu une grande vénération pour la noblesse. Oh ! que je vis des choses étonnantes lorsque le gouverneur fit passer en revue devant moi toute la suite des aïeux de la plupart de nos ducs, de nos marquis, de nos comtes, de nos gentilshommes modernes ! que j’eus de plaisir à voir leur origine, et tous les personnages qui leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement pourquoi certaines familles ont le nez long, d’autres le menton pointu, d’autres ont le visage basané et les traits effroyables, d’autres ont les yeux beaux et le teint blond et délicat ; pourquoi, dans certaines familles, il y a beaucoup de fous et d’étourdis ; dans d’autres beaucoup de fourbes et de fripons ; pourquoi le caractère de quelques-unes est la méchanceté, la brutalité, la bassesse, la lâcheté ; ce qui les distingue, comme leurs armes et leurs livrées. Je compris enfin la raison pour laquelle Polydore Virgile avait dit au sujet de certaines maisons :

Nec vir fortis, nec fœmina casta.

Ce qui me parut le plus remarquable fut de voir ceux qui, ayant originairement porté le mal immonde dans certaines familles, avaient fait ce triste présent à toute leur postérité. Que je fus encore surpris de voir, dans la généalogie de certains seigneurs, des pages, des laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc. !

Je connus clairement pourquoi les historiens ont transformé des guerriers imbéciles et lâches en grands capitaines, des insensés et de petits génies en grands politiques, des flatteurs et des courtisans en gens de bien, des athées en hommes pleins de religion, d’infâmes débauchés en gens chastes, et des délateurs de profession en hommes vrais et sincères. Je sus de quelle manière des personnes très-innocentes avaient été condamnées à la mort ou au bannissement par l’intrigue des favoris qui avaient corrompu les juges : comment il était arrivé que des hommes de basse extraction et sans mérite avaient été élevés aux plus grandes places, comment les P. et les M. avaient souvent donné le branle aux plus importantes affaires, et avaient occasionné dans l’univers les plus grands événemens. Oh ! que je conçus alors une basse idée de l’humanité ! Que la sagesse et la probité des hommes me parut peu de chose, en voyant la source de toutes les révolutions, le motif honteux des entreprises les plus éclatantes, les ressorts, ou plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles qui les avaient fait réussir !

Je découvris l’ignorance et la témérité de nos historiens, qui ont fait mourir du poison certains rois, qui ont osé faire part au public des entretiens secrets d’un prince avec son premier ministre, et qui ont, si on les en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabinets des souverains et les secrétaireries des ambassadeurs pour en tirer des anecdotes curieuses.

Ce fut là que j’appris les causes secrètes de quelques événements qui ont étonné le monde ; comment une P. avait gouverné un confident, un confident le conseil secret, et le conseil secret tout un parlement.

Un général d’armée m’avoua qu’il avait une fois remporté une victoire par sa poltronnerie et par son imprudence ; et un amiral me dit qu’il avait battu malgré lui une flotte ennemie, lorsqu’il avait envie de laisser battre la sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que, sous leur règne, ils n’avaient jamais récompensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce n’est une fois que leur ministre les trompa, et se trompa lui-même sur cet article ; qu’en cela ils avaient eu raison, la vertu étant une chose très-incommode à la cour.

J’eus la curiosité de m’informer par quel moyen un grand nombre de personnes étaient parvenues à une très-haute fortune. Je me bornai à ces derniers temps, sans néanmoins toucher au temps présent, de peur d’offenser même les étrangers (car il n’est pas nécessaire que j’avertisse que tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne regarde point mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis le parjure, l’oppression, la subornation, la perfidie, le pandarisme[2], et autres pareilles bagatelles qui méritent peu d’attention ; mais ce qui en mérite davantage, c’est que plusieurs confessèrent qu’ils devaient leur élévation à la facilité qu’ils avaient eue, les uns de se prêter aux plus horribles débauches, les autres de livrer leurs femmes et leurs filles, d’autres de trahir leur patrie et leur souverain, et quelques-uns de se servir du poison. Après ces découvertes, je crois qu’on me pardonnera d’avoir désormais un peu moins d’estime et de vénération pour la grandeur, que j’honore et respecte naturellement, comme tous les inférieurs doivent faire à l’égard de ceux que la nature ou la fortune ont placés dans un rang supérieur.

J’avais lu dans quelques livres que des sujets avaient rendu de grands services à leur prince et à leur patrie ; j’eus envie de les voir ; mais on me dit qu’on avait oublié leurs noms, et qu’on se souvenait seulement de quelques-uns, dont les citoyens avaient fait mention en les faisant passer pour des traîtres et des fripons. Ces gens de bien, dont on avait oublié les noms, parurent cependant devant moi, mais avec un air humilié et en mauvais équipage : ils me dirent qu’ils étaient tous morts dans la pauvreté et dans la disgrâce, et quelques-uns même sur un échafaud.

Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas me parut extraordinaire, qui avait à côté de lui un jeune homme de dix-huit ans. Il me dit qu’il avait été capitaine de vaisseau pendant plusieurs années, et que, dans le combat naval d’Actium, il avait enfoncé la première ligne, coulé à fond trois vaisseaux du premier rang, et en avait pris un de la même grandeur, ce qui avait été la seule cause de la fuite d’Antoine et de l’entière défaite de sa flotte ; que le jeune homme qui était auprès de lui était son fils unique, qui avait été tué dans le combat ; il m’ajouta que, la guerre ayant été terminée, il vint à Rome pour solliciter une récompense, et demander le commandement d’un plus gros vaisseau, dont le capitaine avait péri dans le combat, mais que, sans avoir égard à sa demande, cette place avait été donnée à un jeune homme qui n’avait encore jamais vu la mer, fils d’un certain affranchi qui avait servi une des maîtresses de l’empereur ; qu’étant retourné à son département, on l’avait accusé d’avoir manqué à son devoir, et que le commandement de son vaisseau avait été donné à un page, favori du vice-amiral Publicola ; qu’il avait été alors obligé de se retirer chez lui, à une petite terre loin de Rome, et qu’il y avait fini ses jours. Désirant savoir si cette histoire était véritable, je demandai à voir Agrippa, qui dans ce combat avait été l’amiral de la flotte victorieuse : il parut, et, me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta des circonstances que la modestie du capitaine avait omises.

Comme chacun des personnages qu’on évoquait paraissait tel qu’il avait été dans le monde, je vis avec douleur combien, depuis cent ans, le genre humain avait dégénéré ; combien la débauche, avec toutes ses conséquences, avait altéré les traits du visage, rapetissé les corps, retiré les nerfs, relâché les muscles, effacé les couleurs, et corrompu la chair des Anglais.

Je voulus voir enfin quelques-uns de nos anciens paysans, dont on vante la simplicité, la sobriété, la justice, l’esprit de liberté, la valeur et l’amour pour la patrie. Je les vis, et ne pus m’empêcher de les comparer avec ceux d’aujourd’hui, qui vendent à prix d’argent leurs suffrages dans l’élection des députés au parlement et qui, sur ce point, ont toute la finesse et tout le manége des gens de cour.


CHAPITRE VIII.

Retour de l’auteur à Maldonada. — Il fait voile pour le royaume du Luggnagg. — À son arrivée, il est arrêté et conduit à la cour. — Comment il y est reçu.

Le jour de notre départ étant arrivé, je pris congé de son altesse le gouverneur de Gloubbdoubdrib, et retournai avec mes deux compagnons à Maldonada, où, après avoir attendu quinze jours, je m’embarquai enfin dans un navire qui partait pour Luggnagg. Les deux gentilshommes et quelques autres personnes encore eurent l’honnêteté de me fournir les provisions nécessaires pour ce voyage, et de me conduire jusqu’à bord. Nous essuyâmes une violente tempête, et fûmes contraints de gouverner au nord pour pouvoir jouir d’un certain vent marchand qui souffle en cet endroit dans l’espace de soixante lieues. Le 21 avril 1709, nous entrâmes dans la rivière de Clumegnig, qui est une ville port de mer au sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l’ancre à une lieue de la ville, et donnâmes le signal pour faire venir un pilote. En moins d’une demi-heure il en vint deux à bord, qui nous guidèrent au milieu des écueils et des rochers, qui sont très-dangereux dans cette rade et dans le passage qui conduit à un bassin où les vaisseaux sont en sûreté, et qui est éloigné des murs de la ville de la longueur d’un câble.

Quelques-uns de nos matelots, soit par trahison, soit par imprudence, dirent aux pilotes que j’étais un étranger et un grand voyageur. Ceux-ci en avertirent le commis de la douane, qui me fit diverses questions dans la langue balnibarbienne qui est entendue en cette ville à cause du commerce, et surtout par les gens de mer et les douaniers. Je lui répondis en peu de mots, et lui fis une histoire aussi vraisemblable et aussi suivie qu’il me fut possible ; mais je crus qu’il était nécessaire de déguiser mon pays, et de me dire Hollandais, ayant dessein d’aller au Japon, où je savais que les Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au commis qu’ayant fait naufrage à la côte des Balnibarbes, et ayant échoué sur un rocher, j’avais été dans l’île volante de Laputa, dont j’avais souvent ouï parler, et que maintenant je songeais à me rendre au Japon, afin de pouvoir retourner de là dans mon pays. Le commis me dit qu’il était obligé de m’arrêter jusqu’à ce qu’il eût reçu des ordres de la cour, où il allait écrire immédiatement, et d’où il espérait recevoir réponse dans quinze jours. On me donna un logement convenable, et on mit une sentinelle à ma porte. J’avais un grand jardin pour me promener, et je fus traité assez bien aux dépens du roi. Plusieurs personnes me rendirent visite, excitées par la curiosité de voir un homme qui venait d’un pays très-éloigné, dont ils n’avaient jamais entendu parler.

Je fis marché avec un jeune homme de notre vaisseau pour me servir d’interprète. Il était natif de Luggnagg ; mais, ayant passé plusieurs années à Maldonada, il savait parfaitement les deux langues. Avec son secours je fus en état d’entretenir tous ceux qui me faisaient l’honneur de me venir voir, c’est-à-dire d’entendre leurs questions et de leur faire entendre mes réponses.

Celle de la cour vint au bout de quinze jours, comme on l’attendait : elle portait un ordre de me faire conduire avec ma suite par un détachement de chevaux à Traldragenb ou Trildragdrib ; car, autant que je m’en puis souvenir, on prononce des deux manières. Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon qui me servait d’interprète, et que j’avais pris à mon service. On fit partir un courrier devant nous, qui nous devança d’une demi-journée, pour donner avis au roi de mon arrivée prochaine, et pour demander à sa majesté le jour et l’heure que je pourrais avoir l’honneur et le plaisir de lécher la poussière du pied de son trône.

Deux jours après mon arrivée, j’eus audience ; et d’abord on me fit coucher et ramper sur le ventre, et balayer le plancher avec ma langue à mesure que j’avançais vers le trône du roi ; mais, parce que j’étais étranger, on avait eu l’honnêteté de nettoyer le plancher de manière que la poussière ne me pût faire de peine. C’était une grâce particulière qui ne s’accordait pas même aux personnes du premier rang lorsqu’elles avaient l’honneur d’être reçues à l’audience de sa majesté : quelquefois même on laissait exprès le plancher très-sale et très-couvert de poussière lorsque ceux qui venaient à l’audience avaient des ennemis à la cour. J’ai une fois vu un seigneur avoir la bouche si pleine de poussière et si souillée de l’ordure qu’il avait recueillie avec sa langue, que, quand il fut parvenu au trône, il lui fut impossible d’articuler un seul mot. À ce malheur il n’y a point de remède ; car il est défendu, sous des peines très-grièves, de cracher ou de s’essuyer la bouche en présence du roi. Il y a même en cette cour un autre usage que je ne puis du tout approuver. Lorsque le roi veut faire mourir quelque seigneur ou quelque courtisan d’une manière qui ne le déshonore point, il fait jeter sur le plancher une certaine poudre brune qui est empoisonnée, et qui ne manque point de le faire crever doucement et sans éclat au bout de vingt-quatre heures ; mais, pour rendre justice à ce prince, à sa grande douceur et à la bonté qu’il a de ménager la vie de ses sujets, il faut dire, à son honneur, qu’après de semblables exécutions il a coutume d’ordonner très-expressément de bien balayer le plancher ; en sorte que, si ses domestiques l’oubliaient, ils courraient risque de tomber dans sa disgrâce. Je le vis un jour condamner un petit page à être bien fouetté pour avoir malicieusement négligé d’avertir de balayer dans le cas dont il s’agit, ce qui avait été cause qu’un jeune seigneur de grande espérance avait été empoisonné ; mais le prince, plein de bonté, voulut bien encore pardonner au petit page, et lui épargner le fouet.

Pour revenir à moi, lorsque je fus à quatre pas du trône de sa majesté, je me levai sur mes genoux ; et, après avoir frappé sept fois la terre de mon front, je prononçai les paroles suivantes, que la veille on m’avait fait apprendre par cœur : Ickpling glofftrobb sgnutserumm blhiopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh sthiophad gurdlubb asht ! C’est un formulaire établi par les lois de ce royaume pour tous ceux qui sont admis à l’audience, et qu’on peut traduire ainsi : Puisse votre céleste majesté survivre au soleil ! Le roi me fit une réponse que je ne compris point, et à laquelle je fis cette réplique, comme on me l’avait apprise : Fluft drin valerick dwuldom prastrod mirpush ; c’est-à-dire, Ma langue est dans la bouche de mon ami. Je fis entendre par là que je désirais me servir de mon interprète : alors on fit entrer ce jeune garçon dont j’ai parlé, et, avec son secours, je répondis à toutes les questions que sa majesté me fit pendant une demi-heure. Je parlais balnibarbien, mon interprète rendait mes paroles en luggnaggien.

Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entretien, et ordonna à son bliffmarklub, ou chambellan, de faire préparer un logement dans son palais, pour moi et mon interprète, et de me donner une somme par jour pour ma table, avec une bourse pleine d’or pour mes menus plaisirs.

Je demeurai trois mois en cette cour, pour obéir à sa majesté, qui me combla de ses bontés, et me fit des offres très-gracieuses pour m’engager à m’établir dans ses États ; mais je crus devoir le remercier, et songer plutôt à retourner dans mon pays, pour y finir mes jours auprès de ma chère femme, privée depuis long-temps des douceurs de ma présence.



CHAPITRE IX.

Des struldbruggs ou immortels.

Les Luggnaggiens sont un peuple très-poli et très-brave ; et, quoiqu’ils aient un peu de cet orgueil qui est commun à toutes les nations de l’Orient, ils sont néanmoins honnêtes et civils à l’égard des étrangers, et surtout de ceux qui ont été bien reçus à la cour. Je fis connaissance et je me liai avec des personnes du grand monde et du bel air ; et, par le moyen de mon interprète, j’eus souvent avec eux des entretiens agréables et instructifs.

Un d’eux me demanda un jour si j’avais vu quelques-uns de leurs struldbruggs ou immortels. Je lui répondis que non, et que j’étais fort curieux de savoir comment on avait pu donner ce nom à des humains : il me dit que quelquefois (quoique rarement) il naissait dans une famille un enfant avec une tache rouge et ronde, placée directement sur le sourcil gauche, et que cette heureuse marque le préservait de la mort ; que cette tache était d’abord de la largeur d’une petite pièce d’argent (que nous appelons en Angleterre un three pence), et qu’ensuite elle croissait et changeait même de couleur ; qu’à l’âge de douze ans elle était verte jusqu’à vingt ; qu’elle devenait bleue ; qu’à quarante-cinq ans elle devenait tout à fait noire, et aussi grande qu’un schilling, et ensuite ne changeait plus ; il m’ajouta qu’il naissait si peu de ces enfants marqués au front qu’on comptait à peine onze cents immortels de l’un et de l’autre sexe dans tout le royaume ; qu’il y en avait environ cinquante dans la capitale ; et que depuis trois ans il n’était né qu’un enfant de cette espèce, qui était fille ; que la naissance d’un immortel n’était point attachée à une famille préférablement à une autre ; que c’était un présent de la nature ou du hasard ; et que les enfants mêmes des struldbruggs naissaient mortels comme les enfants des autres hommes, sans avoir aucun privilége.

Ce récit me réjouit extrêmement, et la personne qui me le faisait entendant la langue des Balnibarbes, que je parlais aisément, je lui témoignai mon admiration et ma joie avec les termes les plus expressifs, et même les plus outrés. Je m’écriai, comme dans une espèce de ravissement et d’enthousiasme : Heureuse nation, dont tous les enfans à naître peuvent prétendre à l’immortalité ! Heureuse contrée, où les exemples de l’ancien temps subsistent toujours, où la vertu des premiers siècles n’a point péri, et où les premiers hommes vivent encore, et vivront éternellement, pour donner des leçons de sagesse à tous leurs descendans ! Heureux ces sublimes struldbruggs qui ont le privilége de ne point mourir, et que par conséquent l’idée de la mort n’intimide point, n’affaiblit point, n’abat point !

Je témoignai ensuite que j’étais surpris de n’avoir encore vu aucun de ces immortels à la cour ; que, s’il y en avait, la marque glorieuse empreinte sur leur front m’aurait sans doute frappé les yeux. Comment, ajoutai-je, le roi, qui est un prince si judicieux, ne les emploie-t-il point dans le ministère, et ne leur donne-t-il point sa confiance ? Mais peut-être que la vertu rigide de ces vieillards l’importunerait et blesserait les yeux de sa cour. Quoi qu’il en soit, je suis résolu d’en parler à sa majesté à la première occasion qui s’offrira ; et, soit qu’elle défère à mes avis ou non, j’accepterai en tout cas l’établissement qu’elle a eu la bonté de m’offrir dans ses États, afin de pouvoir passer le reste de mes jours dans la compagnie illustre de ces hommes immortels, pourvu qu’ils daignent souffrir la mienne.

Celui à qui j’adressai la parole, me regardant alors avec un souris qui marquait que mon ignorance lui faisait pitié, me répondit qu’il était ravi que je voulusse bien rester dans le pays, et me demanda la permission d’expliquer à la compagnie ce que je venais de lui dire ; il le fit, et pendant quelque temps, ils s’entretinrent ensemble dans leur langage, que je n’entendais point ; je ne pus même lire ni dans leurs gestes ni dans leurs yeux l’impression que mon discours avait faite sur leurs esprits. Enfin la même personne qui m’avait parlé jusque-là me dit poliment que ses amis étaient charmés de mes réflexions judicieuses sur le bonheur et les avantages de l’immortalité ; mais qu’ils souhaitaient savoir quel système de vie je me ferais, et quelles seraient mes occupations et mes vues, si la nature m’avait fait naître struldbrugg.

À cette question intéressante, je répartis que j’allais les satisfaire sur-le-champ avec plaisir, que les suppositions et les idées me coûtaient peu, et que j’étais accoutumé à m’imaginer ce que j’aurais fait si j’eusse été roi, général d’armée ou ministre d’État ; que, par rapport à l’immortalité, j’avais aussi quelquefois médité sur la conduite que je tiendrais si j’avais à vivre éternellement ; et que, puisqu’on le voulait, j’allais sur cela donner l’essor à mon imagination.

Je dis donc que, si j’avais eu l’avantage de naître struldbrugg, aussitôt que j’aurais pu connaître mon bonheur, et savoir la différence qu’il y a entre la vie et la mort, j’aurais d’abord mis tout en œuvre pour devenir riche ; et qu’à force d’être intrigant, souple et rampant, j’aurais pu espérer me voir un peu à mon aise au bout de deux cents ans ; qu’en second lieu, je me fusse appliqué si sérieusement à l’étude dès mes premières années, que j’aurais pu me flatter de devenir un jour le plus savant homme de l’univers ; que j’aurais remarqué avec soin tous les grands événemens ; que j’aurais observé avec attention tous les princes et tous les ministres d’État qui se succèdent les uns aux autres, et aurais eu le plaisir de comparer tous leurs caractères, et de faire sur ce sujet les plus belles réflexions du monde ; que j’aurais tracé un mémoire fidèle et exact de toutes les révolutions de la mode et du langage, et des changements arrivés aux coutumes, aux lois, aux mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette étude et ces observations, je serais devenu à la fin un magasin d’antiquités, un registre vivant, un trésor de connaissances, un dictionnaire parlant, l’oracle perpétuel de mes compatriotes et de tous mes contemporains.

Dans cet état je ne me marierais point, ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon gaîment, librement, mais avec économie, afin qu’en vivant toujours j’eusse toujours de quoi vivre. Je m’occuperais à former l’esprit de quelques jeunes gens, en leur faisant part de mes lumières et de ma longue expérience. Mes vrais amis, mes compagnons, mes confidens, seraient mes illustres confrères les struldbruggs, dont je choisirais une douzaine parmi les plus anciens, pour me lier plus étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de fréquenter aussi quelques mortels de mérite, que je m’accoutumerais à voir mourir sans chagrin et sans regret, leur postérité me consolant de leur mort : ce pourrait même être pour moi un spectacle assez agréable, de même qu’un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes et les œillets de son jardin naître, mourir et renaître.

Nous nous communiquerions mutuellement, entre nous autres struldbruggs, toutes les remarques et observations que nous aurions faites sur la cause et le progrès de la corruption du genre humain. Nous en composerions un beau traité de morale, plein de leçons utiles, et capable d’empêcher la nature humaine de dégénérer comme elle fait de jour en jour et comme on le lui reproche depuis deux mille ans.

Quel spectacle noble et ravissant que de voir de ses propres yeux les décadences et les révolutions des empires, la face de la terre renouvelée, les villes superbes transformées en viles bourgades, ou tristement ensevelies sous leurs ruines honteuses ; les villages obscurs devenus le séjour des rois et de leurs courtisans ; les fleuves célèbres changés en petits ruisseaux ; l’océan baignant d’autres rivages ; de nouvelles contrées découvertes ; un monde inconnu sortant, pour ainsi dire, du chaos ; la barbarie et l’ignorance répandues sur les nations les plus polies et les plus éclairées ; l’imagination éteignant le jugement, le jugement glaçant l’imagination ; le goût des systèmes, des paradoxes, de l’enflure, des pointes et des antithèses, étouffant la raison et le bon goût ; la vérité opprimée dans un temps, et triomphant dans l’autre ; les persécutés devenus persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à leur tour ; les superbes abaissés et les humbles élevés ; des esclaves, des affranchis, des mercenaires, parvenus à une fortune immense et à une richesse énorme par le maniement des deniers publics, par les malheurs, par la faim, par la soif, par la nudité, par le sang des peuples ; enfin la postérité de ces brigands publics rentrée dans le néant, d’où l’injustice et la rapine l’avaient tirée !

Comme, dans cet état d’immortalité, l’idée de la mort ne serait jamais présente à mon esprit pour me troubler, ou pour ralentir mes désirs, je m’abandonnerais à tous les plaisirs sensibles dont la nature et la raison me permettraient l’usage. Les sciences seraient néanmoins toujours mon premier et mon plus cher objet ; et je m’imagine qu’à force de méditer je trouverais à la fin les longitudes, la quadrature du cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philosophale, et le remède universel ; qu’en un mot, je porterais toutes les sciences et tous les arts à leur dernière perfection.

Lorsque j’eus fini mon discours, celui qui seul l’avait entendu se tourna vers la compagnie, et lui en fit le précis dans le langage du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner ensemble un peu de temps, sans pourtant témoigner, au moins par leurs gestes et attitudes, aucun mépris pour ce que je venais de dire. À la fin cette même personne qui avait résumé mon discours fut priée par la compagnie d’avoir la charité de me dessiller les yeux et de me découvrir mes erreurs.

Il me dit d’abord que je n’étais pas le seul étranger qui regardât avec étonnement et avec envie l’état des struldbruggs, qu’il avait trouvé chez les Balnibarbes et chez les Japonais à peu près les mêmes dispositions ; que le désir de vivre était naturel à l’homme ; que celui qui avait un pied dans le tombeau s’efforçait de se tenir ferme sur l’autre ; que le vieillard le plus courbé se représentait toujours un lendemain et un avenir, et n’envisageait la mort que comme un mal éloigné et à fuir ; mais que dans l’île de Luggnagg on pensait bien autrement, et que l’exemple familier et la vue continuelle des struldbruggs avaient préservé les habitans de cet amour insensé de la vie.

Le système de conduite, continua-t-il, que vous vous proposez dans la supposition de votre être immortel, et que vous nous avez tracé tout à l’heure, est ridicule et tout-à-fait contraire à la raison. Vous avez supposé sans doute que dans cet état vous jouiriez d’une jeunesse perpétuelle, d’une vigueur et d’une santé sans aucune altération ; mais est-ce là de quoi il s’agissait lorsque nous vous avons demandé ce que vous feriez si vous deviez toujours vivre ? Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez point, et que votre prétendue immortalité serait un printemps éternel ?

Après cela, il me fit le portrait des struldbruggs, et me dit qu’ils ressemblaient aux mortels, et vivaient comme eux jusqu’à l’âge de trente ans ; qu’après cet âge, ils tombaient peu à peu dans une mélancolie noire qui augmentait toujours jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’âge de quatre-vingts ans, qu’alors ils n’étaient pas seulement sujets à toutes les infirmités, à toutes les misères et à toutes les faiblesses des vieillards de cet âge, mais que l’idée affligeante de l’éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à un point que rien ne pouvait les consoler ; qu’ils n’étaient pas seulement, comme les autres vieillards, entêtés, bourrus, avares, chagrins, babillards, mais qu’ils n’aimaient qu’eux-mêmes, qu’ils renonçaient aux douceurs de l’amitié, qu’ils n’avaient plus même de tendresse pour leurs enfans, et qu’au-delà de la troisième génération ils ne reconnaissaient plus leur postérité ; que l’envie et la jalousie les dévoraient sans cesse ; que la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les jeunes mortels, leurs amusemens, leurs amours, leurs exercices, les faisaient en quelque sorte mourir à chaque instant ; que tout, jusqu’à la mort même des vieillards qui payaient le tribut à la nature, excitait leur envie et les plongeait dans le désespoir ; que, pour cette raison, toutes les fois qu’ils voyaient faire des funérailles, ils maudissaient leur sort, et se plaignaient amèrement de la nature, qui leur avait refusé la douceur de mourir, de finir leur course ennuyeuse, et d’entrer dans un repos éternel ; qu’ils n’étaient plus alors en état de cultiver leur esprit et d’orner leur mémoire ; qu’ils se ressouvenaient tout au plus de ce qu’ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et dans leur moyen âge ; que les moins misérables et les moins à plaindre étaient ceux qui radotaient, qui avaient tout-à-fait perdu la mémoire, et étaient réduits à l’état de l’enfance ; qu’au moins on prenait alors pitié de leur triste situation, et qu’on leur donnait tous les secours dont ils avaient besoin dans leur imbécillité.

Lorsqu’un struldbrugg, ajouta-t-il, s’est marié à une struldbrugge, le mariage, selon les lois de l’État, est dissous dès que le plus jeune des deux est parvenu à l’âge de quatre-vingts ans. Il est juste que de malheureux humains, condamnés malgré eux, et sans l’avoir mérité, à vivre éternellement, ne soient pas encore, pour surcroît de disgrâce, obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce qu’il y a de plus triste est qu’après avoir atteint cet âge fatal ils sont regardés comme morts civilement. Leurs héritiers s’emparent de leurs biens ; ils sont mis en tutelle, ou plutôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une simple pension alimentaire, (loi très-juste à cause de la sordide avarice ordinaire aux vieillards). Les pauvres sont entretenus aux dépens du public dans une maison appelée l’hôpital des pauvres immortels. Un immortel de quatre-vingts ans ne peut plus exercer de charge ni d’emploi, ne peut négocier, ne peut contracter, ne peut acheter ni vendre, et son témoignage même n’est point reçu en justice.

Mais lorsqu’ils sont parvenus à quatre-vingt-dix ans, c’est encore bien pis ; toutes leurs dents et tous leurs cheveux tombent ; ils perdent le goût des alimens, et ils boivent et mangent sans aucun plaisir ; ils perdent la mémoire des choses les plus aisées à retenir, et oublient le nom de leurs amis, et quelquefois leur propre nom. Il leur est pour cette raison inutile de s’amuser à lire, puisque, lorsqu’ils veulent lire une phrase de quatre mots, ils oublient les deux premiers tandis qu’ils lisent les deux derniers. Par la même raison il leur est impossible de s’entretenir avec personne. D’ailleurs, comme la langue de ce pays est sujette à de fréquens changements, les struldbruggs nés dans un siècle ont beaucoup de peine à entendre le langage des hommes nés dans un autre siècle, et ils sont toujours comme étrangers dans leur patrie.

Tel fut le détail qu’on me fit au sujet des immortels de ce pays, détail qui me surprit extrêmement. On m’en montra dans la suite cinq ou six, et j’avoue que je n’ai jamais rien vu de si laid et de si dégoûtant : les femmes surtout étaient affreuses ; je m’imaginais voir des spectres.

Le lecteur peut bien croire que je perdis alors tout-à-fait l’envie de devenir immortel à ce prix. J’eus bien de la honte de toutes les folles imaginations auxquelles je m’étais abandonné sur le système d’une vie éternelle en ce bas monde.

Le roi ayant appris ce qui s’était passé dans l’entretien que j’avais eu avec ceux dont j’ai parlé, rit beaucoup de mes idées sur l’immortalité et de l’envie que j’avais portée aux struldbruggs. Il me demanda ensuite sérieusement si je ne voudrais pas en mener deux ou trois dans mon pays pour guérir mes compatriotes du désir de vivre et de la peur de mourir. Dans le fond, j’aurais été fort aise qu’il m’eût fait ce présent ; mais, par une loi fondamentale du royaume, il est défendu aux immortels d’en sortir.

CHAPITRE X.

L’auteur part de l’île de Luggnagg pour se rendre au Japon, où il s’embarque sur un vaisseau hollandais. — Il arrive à Amsterdam, et de là passe en Angleterre.

Je m’imagine que tout ce que je viens de raconter des struldbruggs n’aura point ennuyé le lecteur. Ce ne sont point là, je crois, de ces choses communes, usées et rebattues, qu’on trouve dans toutes les relations des voyageurs ; au moins, je puis assurer que je n’ai rien trouvé de pareil dans celles que j’ai lues. En tout cas, si ce sont des redites et des choses déjà connues, je prie de considérer que des voyageurs, sans se copier les uns les autres, peuvent fort bien raconter les mêmes choses lorsqu’ils ont été dans les mêmes pays.

Comme il y a un très-grand commerce entre le royaume de Luggnagg et l’empire du Japon, il est à croire que les auteurs japonais n’ont pas oublié dans leurs livres de faire mention de ces struldbruggs. Mais le séjour que j’ai fait au Japon ayant été très-court, et n’ayant d’ailleurs aucune teinture de la langue japonaise, je n’ai pu savoir sûrement si cette matière a été traitée dans leurs livres. Quelque Hollandais pourra un jour nous apprendre ce qu’il en est.

Le roi de Luggnagg m’ayant souvent pressé, mais inutilement, de rester dans ses États, eut enfin la bonté de m’accorder mon congé, et me fit même l’honneur de me donner une lettre de recommandation, écrite de sa propre main, pour sa majesté l’empereur du Japon. En même temps, il me fit présent de quatre cent quarante-quatre pièces d’or, de cinq mille cinq cent cinquante cinq petites perles, et de huit cent quatre-vingt-huit mille huit cent quatre-vingt-huit grains d’une espèce de riz très rare. Ces sortes de nombres qui se multiplient par dix plaisent beaucoup en ce pays-là.

Le 6 de mai 1709 je pris congé en cérémonie de sa majesté, et dis adieu à tous les amis que j’avais à sa cour. Ce prince me fit conduire par un détachement de ses gardes jusqu’au port de Glanguenstald, situé au sud-ouest de l’île. Au bout de six jours je trouvai un vaisseau prêt à me transporter au Japon ; je montai sur ce vaisseau, et notre voyage ayant duré cinquante jours, nous débarquâmes à un petit port nommé Xamoski, au sud-ouest du Japon.

Je fis voir d’abord aux officiers de la douane la lettre dont j’avais l’honneur d’être chargé de la part du roi de Luggnagg pour sa majesté japonaise : ils connurent tout d’un coup le sceau de sa majesté luggnaggienne, dont l’empreinte représentait un roi soutenant un pauvre estropié, et l’aidant à marcher.

Les magistrats de la ville, sachant que j’étais porteur de cette auguste lettre, me traitèrent en ministre, et me fournirent une voiture pour me transporter à Yedo, qui est la capitale de l’empire. Là j’eus audience de sa majesté impériale, et l’honneur de lui présenter ma lettre, qu’on ouvrit publiquement avec de grandes cérémonies, et que l’empereur se fit aussitôt expliquer par son interprète. Alors sa majesté me fit dire par ce même interprète que j’eusse à lui demander quelque grâce, et qu’en considération de son très-cher frère le roi de Luggnagg il me l’accorderait aussitôt.

Cet interprète, qui était ordinairement employé dans les affaires du commerce avec les Hollandais, connut aisément à mon air que j’étais Européen ; et, pour cette raison, me rendit en langue hollandaise les paroles de sa majesté. Je répondis que j’étais un marchand de Hollande qui avait fait naufrage dans une mer éloignée ; que depuis j’avais fait beaucoup de chemin par terre et par mer pour me rendre à Luggnagg, et de là dans l’empire du Japon, où je savais que mes compatriotes les Hollandais faisaient commerce, ce qui me pourrait procurer l’occasion de retourner en Europe ; que je suppliais donc sa majesté de me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je pris en même temps la liberté de lui demander encore une autre grâce ; ce fut qu’en considération du roi de Luggnagg, qui me faisait l’honneur de me protéger, on voulût me dispenser de la cérémonie qu’on faisait pratiquer à ceux de mon pays, et ne point me contraindre à fouler aux pieds le crucifix, n’étant venu au Japon que pour passer en Europe, et non pour y trafiquer.

Lorsque l’interprète eut exposé à sa majesté japonaise cette dernière grâce que je demandais, elle parut surprise de ma proposition, et répondit que j’étais le premier homme de mon pays à qui un pareil scrupule fût venu à l’esprit ; ce qui le faisait un peu douter que je fusse véritablement Hollandais, comme je l’avais assuré, et le faisait plutôt soupçonner que j’étais chrétien. Cependant l’empereur, goûtant la raison que je lui avais alléguée, et ayant principalement égard à la recommandation du roi de Luggnagg, voulut bien, par bonté, compatir à ma faiblesse et à ma singularité, pourvu que je gardasse des mesures pour sauver les apparences : il me dit qu’il donnerait ordre aux officiers préposés pour faire observer cet usage de me laisser passer, et de faire semblant de m’avoir oublié. Il ajouta qu’il était de mon intérêt de tenir la chose secrète, parce qu’infailliblement les Hollandais mes compatriotes me poignarderaient dans le voyage, s’ils venaient à savoir la dispense que j’avais obtenue, et le scrupule injurieux que j’avais eu de les imiter.

Je rendis de très-humbles actions de grâces à sa majesté de cette faveur singulière, et, quelques troupes étant alors en marche pour se rendre à Nangasaki, l’officier commandant eut ordre de me conduire en cette ville, avec une instruction secrète sur l’affaire du crucifix.

Le neuvième jour de juin 1709, après un voyage long et pénible, j’arrivai à Nangasaki, où je rencontrai une compagnie de Hollandais, qui étaient partis d’Amsterdam pour négocier à Amboine, et qui étaient prêts à s’embarquer, pour leur retour, sur un gros vaisseau de quatre cent cinquante tonneaux. J’avais passé un temps considérable en Hollande, ayant fait mes études à Leyde, et je parlais fort bien la langue de ce pays. On me fit plusieurs questions sur mes voyages, auxquelles je répondis comme il me plut. Je soutins parfaitement au milieu d’eux le personnage de Hollandais ; je me donnai des amis et des parents dans les Provinces-Unies, et je me dis natif de Gelderland.

J’étais disposé à donner au capitaine du vaisseau, qui était un certain Théodore Vangrult, tout ce qui lui aurait plu de me demander pour mon passage ; mais, ayant su que j’étais chirurgien ; il se contenta de la moitié du prix ordinaire, à condition que j’exercerais ma profession dans le vaisseau.

Avant que de nous embarquer, quelques-uns de la troupe m’avaient souvent demandé si j’avais pratiqué la cérémonie, et j’avais toujours répondu en général que j’avais fait tout ce qui était nécessaire. Cependant un d’eux, qui était un coquin étourdi, s’avisa de me montrer malignement à l’officier japonais, et de dire : Il n’a point foulé aux pieds le crucifix. L’officier, qui avait un ordre secret de ne le point exiger de moi, lui répliqua par vingt coups de canne qu’il déchargea sur ses épaules ; en sorte que personne ne fut d’humeur, après cela, de me faire des questions sur la cérémonie.

Il ne se passa rien dans notre voyage qui mérite d’être rapporté. Nous fîmes voile avec un vent favorable, et mouillâmes au cap de Bonne-Espérance pour y faire aiguade. Le 16 d’avril 1710, nous débarquâmes à Amsterdam, où je restai peu de temps, et où je m’embarquai bientôt pour l’Angleterre. Quel plaisir ce fut pour moi de revoir ma chère patrie après cinq ans et demi d’absence ! Je me rendis directement à Redrif, où je trouvai ma femme et mes enfans en bonne santé.

  1. « Il ne tiendra pas à moi, dit l’auteur du Traité de la Pesanteur dans une lettre insérée dans le Mercure de janvier 1727, que tout le monde ne soit géomètre, et que la géométrie ne devienne un style de conversation, comme la morale, la physique, l’histoire et la gazette. »
  2. En anglais pandarism, mot forgé qu’on rend ici sans le traduire, et qui s’entend aisément.