« La Grande Morale/Livre I/Chapitre 32 » : différence entre les versions

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Version du 23 mai 2017 à 21:50

CHAPITRE XXXII.

§ 1. Jusqu’ici, en parlant des vertus, nous avons expliqué ce qu’elles sont, dans quels actes elles consistent, et à quoi elles s’appliquent. De plus, nous avons dit, en nous arrêtant à chacune d’elles en particulier, que les pratiquer c’est se conduire le mieux possible en suivant la droite raison. Mais se borner à cette généralité et dire qu’il faut obéir à la droite raison, c’est absolument comme si quelqu’un disait que la vraie manière de conserver la santé, c’est de n’user jamais que de choses bien saines. Certainement ce conseil serait fort obscur ; et si je parlais ainsi, l’on me dirait : « Indiquez précisément les choses saines que vous recommandez. »

§ 2. De même aussi pour la raison, on peut demander également : Qu’est-ce que la raison ? et quelle est la droite raison ? Pour répondre à cette question, le premier soin peut-être qu’il faut prendre, c’est de bien spécifier la partie de l’âme dans laquelle se trouve la raison, que l’on cherche.

§ 3. Antérieurement et dans une simple esquisse sur l’âme, on a vu qu’il y a en elle une partie qui est douée de la raison et une autre qui est irrationnelle. A son tour, la partie de l’âme qui est douée de la raison, se divise en deux autres parts qui sont la volonté, et l’entendement, qui est capable de science. Que ces parties de l’âme soient différentes l’une de l’autre, c’est ce qui est évident par la différence même de leurs objets.

§ 4. De même que ce sont des choses très différentes entre elles que la couleur, la saveur, le son et l’odeur, de même aussi la nature n’a pas manqué de leur attribuer des sens spéciaux et divers. Nous percevons le son par l’ouïe ; la saveur, par le goût ; la couleur, par la vue. On doit supposer que la même loi s’applique à tout le reste ; et puisque les sujets sont différents, il faut aussi que les parties de l’âme qui nous les font connaître, soient différentes comme eux.

§ 5. Autre en effet est l’intelligible, autre est le sensible ; et comme c’est l’âme qui nous les fait connaître l’un et l’autre, il faut que la partie de l’âme qui se rapporte aux sensibles, soit tout autre que celle qui se rapporte aux intelligibles. La volonté et la libre réflexion s’appliquent aux choses de sensation et de mouvement, en un mot à tout ce qui peut naître et périr.

§ 6. Notre volonté délibère sur les choses qu’il dépend de nous de faire, ou de ne pas faire, après une décision préalable, et où la volonté et la préférence réfléchie peuvent s’exercer pour agir, ou ne pas agir, selon notre choix. Mais ce sont toujours des choses sensibles, et qui sont en mouvement pour changer d’ une façon quelconque. Par conséquent la partie de l’âme qui choisit et se détermine se rapporte, ensuivant la raison, aux choses sensibles.

§ 7. Ces points une fois fixés, nous devons, puisque la raison s’applique à la vérité, rechercher quelles sont les conditions du vrai dans l’âme. Or, le vrai peut être atteint par la science, la prudence, l’entendement, la sagesse et la conjecture. Il faut donc nous demander, pour faire suite à ce qui précède, à quel objet se rapporte chacune de ces facultés.

§ 8. D’abord, la science s’applique à ce qui peut être su ; et ce domaine s’étend aussi loin que la démonstration et le raisonnement. Quant à la prudence, elle ne s’applique qu’aux choses faisables et pratiques, qu’il y a possibilité de rechercher ou de fuir, et qu’il dépend de nous de faire ou de ne pas faire.

§ 9. Mais dans les choses que l’homme peut produire et où il peut agir, il faut distinguer avec soin, d’une part, ce qui produit; et de l’autre, ce qui agit simplement. Pour ce qui produit, il y a toujours quelqu’autre résultat final outre le fait même de la production. Ainsi, dans l’architecture, qui est destinée à produire la maison, le but spécial qu’elle se propose est la maison, indépendamment de la construction même qui produit cette maison. De même encore pour la menuiserie, et pour tous les arts en général qui tendent à produire quelque chose.

§ 10. Quant aux choses purement pratiques, il n’y a pas d’autre fin que l’action même. Par exemple, quand on - joue de la lyre, on n’a point une autre fin que l’acte même auquel on se livre ; c’est l’acte et le fait seul de jouer qui sont ici la fin qu’on se propose. Ainsi donc, la prudence s’applique à l’action et aux choses de pure action sans résultat ultérieur ; et l’art s’applique à la production et aux choses qu’on produit ; car l’usage de l’art consiste bien plus dans les choses qu’on produit que dans celles où l’on agit simplement.

§ 11. Ainsi, la prudence est, on peut dire, la faculté qui choisit volontairement, et qui agit dans les choses où il dépend de nous d’agir ou de ne pas agir, et qui toutes en général n’ont que l’utile pour objet.

§ 12. La prudence est une vertu, à ce qu’il me semble ; ce n’est pas une science; car les gens prudents sont dignes de louange ; et la louange ne s’adresse qu’à la vertu. De plus, il peut y avoir vertu dans toute science ; mais il n’y a pas de vertu à proprement parler dans la prudence, parce que la prudence, à mon avis est elle-même la vertu.

§ 13. Quant à l’intelligence, elle s’applique aux principes des choses intelligibles et des êtres. La science ne se rapporte qu’aux choses qui admettent la démonstration ; mais les principes sont indémontrables ; de telle sorte que la science ne s’applique pas aux principes, et que c’est l’intelligence seule ou l’entendement qui s’y applique.

§ 14. La sagesse est un composé de la science et de l’entendement ; car la sagesse est en rapport tout à la fois et avec les principes, et avec les démonstrations, qui sortent des principes et sont l’objet propre de la science. En tant que la sagesse touche aux principes, elle participe de l’entendement ; et en tant qu’elle touche aux choses qui sont de démonstration, comme conséquences des principes, elle participe de la science. Donc évidemment, la sagesse, je le répète, est composée de science et d'entendement ; et elle s'applique aux choses où s'appliquent aussi l'entendement et la science.

§ 15. Enfin, la conjecture est la faculté par laquelle nous cherchons, dans tous les cas où les choses présentent une double face, à démêler si elles sont ou ne sont pas de telle ou telle façon.

§ 16. La prudence et la sagesse, telles qu'on vient de les définir, sont-elles ou ne sont-elles pas une seule et même chose ? La sagesse s'adresse aux choses qu'atteint la démonstration et qui sont toujours immuablement ce qu'elles sont. Mais la prudence, loin de concerner les choses de cet ordre, concerne celles qui sont sujettes au changement. Je m'explique : par exemple, la ligne droite, la ligne courbe, la ligne concave, et toutes les choses de ce genre, sont toujours les mêmes. Mais les choses d'intérêt ne sont pas telles qu'elles ne puissent perpétuellement se changer les unes dans lés autres ; elles changent donc ; et l'intérêt d'aujourd'hui n'est plus l'intérêt de demain ; ce qui est utile à celui-ci ne l'est pas à celui-là ; ce qui est utile de telle façon ne l'est pas de telle autre. Mais c'est la prudence qui s'applique aux choses d'utilité, aux intérêts ; ce n'est pas la sagesse. Donc, la prudence et la sagesse sont fort différentes.

§ 17. Mais la sagesse est-elle ou n'est-elle pas une vertu ? On peut voir bien clairement qu'elle est une vertu rien qu'en se rendant compte de la nature de la prudence. La prudence est, comme nous l'avons dit, une vertu de l'une des deux parties de l'âme qui possèdent la raison ; mais il est évident qu'elle est au-dessous de la sagesse ; car elle s'applique à des objets inférieurs. La sagesse ne s'applique qu'à l'éternel et au divin, comme nous venons de le voir, tandis que la prudence ne s'occupe qu'à des intérêts tout humains. Si donc le terme le moins élevé est encore une vertu, à plus forte raison le terme le plus haut en sera-t-il une ; et ceci prouve certainement que la sagesse est une vertu.

§ 18. D'autre part, qu'est-ce que l'habileté? et à quoi s'applique-t-elle ? L'habileté s'exerce aussi dans les choses où s'applique la prudence, c'est-à-dire dans les choses que l'homme peut et doit faire. On donne le nom d'habile à celui qui est capable de délibérer sensément, de bien juger et de bien voir, mais dont le jugement s'applique à de petites choses et n'aime que les petites choses. Ainsi, l'habileté et l'homme habile ne sont qu'une partie de la prudence et de l'homme prudent, et ne sauraient être sans eux ; car il serait impossible de séparer l'idée de l'homme habile de l'idée de l'homme prudent.

§ 19. La même observation pourrait s'appliquer encore à l'adresse. L'adresse n'est pas de la prudence; l' homme adroit n'est pas l'homme prudent; néanmoins l’homme prudent est adroit. Et voilà pourquoi l’adresse coopère dans une certaine mesure aux actes de la prudence.

§ 20. Mais on dit aussi d’un homme méchant qu’il est adroit; et c’est ainsi, par exemple, que Mentor paraissait adroit sans d’ailleurs être prudent. Le propre de la prudence et de l’homme prudent c’est de ne désirer jamais que les choses les plus nobles, de toujours les préférer, et de toujours les faire. Au contraire, le but unique de l’adresse et de l’homme adroit c’est de découvrir les moyens d’accomplir les choses qui sont à faire et de savoir se les procurer. Tels sont donc les objets dont parait s’occuper l’homme adroit, et auxquels il donne tous ses soins.

§ 21. Du reste, on pourrait ici nous demander, non sans quelqu’étonnement, pourquoi voulant traiter de la morale et de la politique dans cet ouvrage, nous en sommes venus à parler aussi de la sagesse. Notre premier motif, c’est que, si la sagesse est une vertu, comme nous le disions, l’étude qu’on en fait ne doit pas sembler étrangère à notre sujet. En second lieu, il appartient au philosophe d’étudier sans exception tous les objets qui sont compris dans un même cercle.

§ 22. Et puisque nous parlons des choses de l’âme, il faut nécessairement parler de toutes ; or, la sagesse est dans l’âme ; et en parler ce n’est pas sortir de l’étude de l’âme.

§ 23. Le rapport que nous avons signalé entre l’adresse et la prudence se répète, à ce qu’il semble, pour toutes les autres vertus. Je veux dire qu’il y a dans chacun de nous des vertus innées qu’y met la nature, et qui y sont comme des forces instinctives qui, sans l’intervention de la raison, poussent chaque homme à des actes de courage, de justice, et autres actes relatifs au reste des vertus particulières.

§ 24. Je me hâte d’ajouter que ces vertus se forment aussi sous l’influence de l’ habitude et de la volonté. Mais les seules vertus acquises, et que la raison accompagne, sont complètement des vertus, et sont aussi les seules dignes d’estime. Ainsi donc, la vertu purement naturelle agit sans la raison ; et précisément parce qu’elle est isolée de la raison, elle est faible et n’est pas du tout digne de louange ; mais s’adjoignant à la raison et au libre arbitre, elle forme la vertu accomplie et parfaite. Aussi, l’instinct naturel qui nous pousse à la vertu, aide-t-il la raison et ne peut-il exister sans elle.

§ 25. D’un autre côté, la raison et le libre arbitre n’arrivent pas non plus tout seuls à former complètement la vertu, sans le penchant instinctif que donne la nature. Et c’est là ce qui montre que Socrate n'était pas dans le vrai en prétendant que la vertu n'est que la raison ; car il soutenait qu'il ne servait de rien de faire des actes de courage et de justice, si on ne le sait pas, et si l'on ne se détermine point par la raison dans le choix qu'on fait. Socrate avait donc tort de dire que la vertu est le fruit de la raison toute seule. Les philosophes de nos jours comprennent mieux les choses, quand ils disent que la vertu c'est de faire de bonnes actions suivant la droite raison ; et cependant, leur théorie même n'est pas encore tout à fait juste.

§ 26. En effet, si quelqu'un accomplissait des actes de parfaite justice sans la moindre intention, sans la moindre connaissance des belles choses qu'il fait et se laissant emporter par une espèce d'élan irrationnel, ses actes pourraient encore fort bien être excellents et tout à fait conformes à la droite raison ; je veux dire qu'il aurait agi précisément selon ce qu'ordonne la droite raison ; mais pourtant une action de ce genre n'aurait rien qui méritât la louange et l'estime. Aussi, la définition que nous proposons, nous semble-t-elle préférable ; et selon nous, la vertu est l'instinct naturel vers le bien guidé par la raison ; parce qu'alors c'est tout ensemble et la vertu et une chose digne d'estime et de louange.

§ 27. Quant à la question de savoir si la prudence est ou n'est pas réellement une vertu, voici un argument qui peut faire voir très clairement que c'en est une. Si la justice, le courage et les autres vertus sont estimables, parce qu'elles font de belles actions, il est évident aussi que la prudence est également digne d'estime et qu'elle doit être placée aussi à ce rang élevé de vertu ; car la prudence s'applique aux actions que le courage nous inspire instinctivement. En général, le courage n'accomplit son oeuvre tout entière que selon ce qu'elle ordonne ; et par conséquent, si le courage est louable lui-même, parce qu'il fait ce que la prudence lui commande, la prudence à plus juste titre doit-elle être absolument louable et être absolument une vertu.

§ 28. Maintenant, la prudence est-elle ou n'est-elle pas une vertu agissante et pratique ? C'est ce qu'on pourra très clairement savoir en observant les diverses sciences. Prenons, par exemple, l'architecture. Dans cet art, il y a d'un côté celui que nous appelons l'architecte qui dirige tout le travail, et celui qui obéit à l'architecte en le servant, et qu'on appelle le maçon. C'est ce dernier qui fait la maison. Mais l'architecte, en tant que le maçon ne construit la maison que sur son plan, fait bien aussi la maison. De même encore pour toutes les autres sciences qui produisent quelque chose, et dans lesquelles on peut distinguer et le chef qui conduit et l'ouvrier qui exécute. Ainsi, le chef produit lui aussi une certaine chose, et il produit cette même oeuvre que fait l'ouvrier qui obéit à ses ordres.

§ 29. S'il en est absolument de même pour les vertus, ce qui parait fort probable et fort rationnel, il s'en suit que la prudence est aussi une vertu qui agit, une vertu pratique ; car toutes les vertus sont actives et pratiques ; et la prudence au milieu d'elles joue en quelque sorte le rôle du chef et de l'architecte. Ce qu'elle prescrit, les vertus, et les coeurs que les vertus inspirent, l'exécutent fidèlement ; et puisque les vertus sont agissantes et pratiques, la prudence l'est tout comme elles.

§ 30. Enfin, une autre question serait de savoir si la prudence commande, ou si elle ne commande pas, comme on l'a soutenu non sans motif, à toutes les autres parties de l'âme ? Il ne me semble point qu'elle doive commander aux parties qui lui sont supérieures ; et, par exemple, elle ne commande pas à la sagesse.

§ 31. Mais, dit-on, elle surveille et gouverne souverainement toutes les autres parties de l’âme, en leur prescrivant ce qu’elles doivent faire. Mais si elle est leur maîtresse, peut-être est-elle dans l’âme comme l’intendant dans la famille ; il est maître de tout, il dispose de tout ; mais au fond ce n’est pas lui qui commande à tout ; il ne fait que préparer du loisir à son maître, qui, s’il était détourné par tous ces soins nécessaires, se verrait fermer entièrement l’accès de toutes les belles et nobles choses qui lui conviennent.

§ 32. De même, la prudence pareille à ce serviteur utile, est comme l’intendant de la sagesse. Elle lui prépare aussi le loisir qu’il lui faut pour accomplir son oeuvre supérieure, en contenant les passions et en les modérant.

FIN DU LIVRE PREMIER

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