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Platon, et Denys Le Tyran. |
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Un prince ne peut trouver de véritable bonheur et |
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de sûreté que dans l' amour de ses sujets. |
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Denys Le Tyran. |
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Hé ! Bonjour, Platon. Te voilà comme je |
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t' ai vu en Sicile. |
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Pour toi, il s' en faut bien que tu sois ici |
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Tu n' étois qu' un philosophe chimérique ; |
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ta république n' étoit qu' un beau songe. |
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Ta tyrannie n' a pas été plus solide que ma |
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république ; elle est tombée par terre. |
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C' est ton ami Dion qui me trahit. |
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C' est toi qui te trahis toi-même. Quand on |
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se fait haïr, on a tout à craindre. |
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Denys Le Tyran. |
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Mais aussi, que n' en coûte-t-il pas pour se |
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faire aimer ! Il faut contenter les autres. Ne |
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Quand on se fait haïr pour contenter ses |
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passions, on a autant d' ennemis que de sujets, |
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on n' est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité, |
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dormois-tu en repos ? |
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Non, je l' avoue. C' est que je n' avois pas |
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encore fait mourir assez de gens. |
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Hé ! Ne vois-tu pas que la mort des uns |
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t' attiroit la haine des autres ? Que ceux qui |
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voyoient massacrer leurs voisins attendoient |
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de périr à leur tour, et ne pouvoient se sauver |
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qu' en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu' au |
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plus besoin de gardes ; vous êtes au |
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ne craint rien au milieu de ses propres enfants. |
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Je me souviens que tu me disois toutes ces |
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raisons quand je fus sur le point de quitter |
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la tyrannie pour être ton disciple ; mais un |
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bien difficile de renoncer à la puissance |
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N' auroit-il pas mieux valu la quitter |
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volontairement pour être philosophe, que d' en être |
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honteusement dépossédé pour aller gagner sa |
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vie à Corinthe par le métier de maître d' école ? |
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Denys Le Tyran. |
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Mais je ne prévoyois pas qu' on me chasseroit. |
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Platon. |
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Hé ! Comment pouvois-tu espérer de demeurer |
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le maître en un lieu où tu avois mis |
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tout le monde dans la nécessité de te perdre |
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pour éviter ta cruauté ? |
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J' espérois qu' on n' oseroit jamais m' attaquer. |
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Platon. |
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Quand les hommes risquent davantage en |
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vous laissant vivre qu' en vous attaquant, il |
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s' en trouve toujours qui vous préviennent : |
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vos propres gardes ne peuvent assurer leur vie |
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qu' en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moi |
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dans ta splendeur de Syracuse ? |
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Denys Le Tyran. |
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Il est vrai : à Corinthe, le maître d' école |
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mangeoit et dormoit assez bien ; le tyran à |
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Syracuse avoit toujours des craintes et des |
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défiances ; il falloit égorger quelqu' un, ravir les |
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trésors, faire des conquêtes ; les plaisirs |
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n' étoient plus plaisirs, ils étoient usés pour moi, |
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et ne laissoient pas de m' agiter avec trop de |
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violence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvois-tu |
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bien malheureux quand je te fis vendre ? |
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Platon. |
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J' avois dans l' esclavage le même repos que |
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tu goûtois à Corinthe, avec cette différence, |
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que j' avois le bonheur de souffrir pour la vertu |
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par l' injustice du tyran, et que tu étois le |
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tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie. |
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Denys Le Tyran. |
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Va, je ne gagne rien à disputer contre toi ; |
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si jamais je retourne au monde, je choisirai |
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une conditon privée, ou bien je me ferai |
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aimer par le peuple que je gouvernerai. |
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Version du 6 juin 2017 à 15:11
XXIII
PLATON ET DENYS LE TYRAN
Denys. — Hé ! bonjour, Platon ; te voilà comme je t’ai vu en Sicile.
Platon. — Pour toi, il s’en faut bien que tu sois ici aussi brillant que sur ton trône.
Denys. — Tu n’étais qu’un philosophe chimérique ; ta république n’était qu’un beau songe.
Platon. — Ta tyrannie n’a pas été plus solide que ma république ; elle est tombée par terre.
Denys. — C’est ton ami Dion qui me trahit.
Platon. — C’est toi qui te trahis toi-même. Quand on se fait haïr, on a tout à craindre.
Denys. — Mais aussi, quel plaisir de se faire aimer ! Pour y parvenir, il faut contenter les autres. Ne vaut-il pas mieux se contenter soi-même, au hasard d’être haï ?
Platon. — Quand on se fait haïr pour contenter ses passions, on a autant d’ennemis que de sujets ; on n’est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité ; dormais-tu en repos ?
Denys. — Non, je l’avoue. C’est que je n’avais pas encore fait mourir assez de gens.
Platon. — Hé ! ne vois-tu pas que la mort des uns t’attirait la haine des autres ; que ceux qui voyaient massacrer leurs voisins attendaient de périr à leur tour, et ne pouvaient se sauver qu’en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu’au dernier des citoyens, ou abandonner la rigueur des peines, pour tâcher de se faire aimer. Quand les peuples vous aiment, vous n’avez plus besoin de gardes ; vous êtes au milieu de votre peuple comme un père qui ne craint rien au milieu de ses propres enfants.
Denys. — Je me souviens que tu me disais toutes ces raisons, quand je fus sur le point de quitter la tyrannie pour être ton disciple ; mais un flatteur m’en empêcha. Il faut avouer qu’il est bien difficile de renoncer à la puissance souveraine.
Platon. — N’aurait-il pas mieux valu la quitter volontairement pour être philosophe, que d’en être honteusement dépossédé pour aller gagner sa vie à Corinthe par le métier de maître d’école ?
Denys. — Mais je ne prévoyais pas qu’on me chasserait.
Platon. — Hé ! comment pouvais-tu espérer de demeurer le maître en un lieu où tu avais mis tout le monde dans la nécessité de te perdre pour éviter ta cruauté ?
Denys. — J’espérais qu’on n’oserait jamais m’attaquer.
Platon. — Quand les hommes risquent davantage en vous laissant vivre qu’en vous attaquant, il s’en trouve toujours qui vous préviennent : vos propres gardes ne peuvent sauver leur vie qu’en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moi franchement : n’as-tu pas vécu avec plus de douceur dans ta pauvreté de Corinthe que dans ta splendeur de Syracuse ?
Denys. — À Corinthe, le maître d’école mangeait et donnait assez bien ; le tyran, à Syracuse, avait toujours des craintes et des défiances : il fallait égorger quelqu’un, ravir des trésors, faire des conquêtes. Les plaisirs n’étaient plus plaisirs : ils étaient usés pour moi, et ne laissaient pas de m’agiter avec trop de violence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvais-tu bien malheureux quand je te fis vendre ?
Platon. — J’avais dans l’esclavage le même repos que tu goûtais à Corinthe, avec cette différence que j’avais l’honneur de souffrir pour la vertu par l’injustice du tyran, et que tu étais le tyran honteusement dépossédé de sa tyrannie.
Denys. — Va, je ne gagne rien à disputer contre toi ; si jamais je retourne au monde, je choisirai une condition privée, ou bien je me ferai aimer par le peuple que je gouvernerai.