« Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, Lévy/Articles sur l’émancipation des esclaves » : différence entre les versions

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Michel Lévy (Œuvres complètes, vol. IXp. 265-281).


DE


L’ÉMANCIPATION DES ESCLAVES[1]




PREMIER ARTICLE[2]


Nous sommes souvent injustes envers notre temps. Nos pères ont vu des choses si extraordinaires que, mises en regard de leurs œuvres, toutes les œuvres de nos contemporains semblent communes. Le monde de nos jours offre cependant quelques grands spectacles qui étonneraient nos regards s’ils n’étaient pas fatigués et distraits.

Je suppose qu’il y a soixante ans, la première des nations maritimes et coloniales du globe eût tout à coup déclaré que l’esclavage allait disparaître de ses vastes domaines, que de cris de surprise et d’admiration se seraient élevés de toutes parts ! Avec quelle curiosité inquiète et passionnée l’Europe civilisée eût suivi des yeux le développement de cette immense entreprise ! De combien de craintes et d’espérances eussent été remplis tous les cœurs !

Cette œuvre hardie et singulière vient d’être entreprise et achevée devant nous. Nous avons vu, ce qui était absolument sans exemple dans l’histoire, la servitude abolie, non par l’effort désespéré de l’esclave, mais par la volonté éclairée du maître ; non pas graduellement, lentement, à travers ces transformations successives qui, par le servage de la glèbe, conduisaient insensiblement vers la liberté ; non par l’effet successif des mœurs modifiées par les croyances, mais complètement et en un instant, près d’un million d’hommes sont passés à la fois de l’extrême servitude à l’entière indépendance, ou, pour mieux dire, de la mort à la vie. Ce que le christianisme lui-même n’avait fait qu’en un grand nombre de siècles, peu d’années ont suffi pour l’accomplir. Ouvrez les annales de tous les peuples, et je doute que vous trouviez rien de plus extraordinaire ni de plus beau .

Un pareil spectacle doit-il être seulement pour nous un sujet d’étonnement, ou faut-il y puiser l’idée d’un exemple à suivre ? Devons-nous, comme les Anglais, chercher à abolir l’esclavage ? Faut-il employer les mêmes moyens qu’eux ? On ne saurait guère traiter aujourd’hui des questions plus importantes ni plus grandes. Ces questions sont grandes par elles-mêmes ; elles le paraîtront bien plus encore si on les compare à toutes celles que la politique du jour soulève.

La France possède deux cent cinquante mille esclaves. Les colons déclarent tous unanimement que l’affranchissement de ces esclaves est la perte des colonies, et ils poursuivent de leurs injurieuses clameurs tous les hommes qui expriment une opinion contraire ; ils n’épargnent pas même leurs amis les plus sincères. De pareilles colères ne doivent point surprendre : les colons sont dans une grande détresse, et leur irritation contre tout ce qu’ils se figurent de nature à aggraver leurs maux est assurément fort excusable. Les colons, d’ailleurs, forment une des aristocraties les plus exclusives qui aient existé dans le monde. Et quelle est l’aristocratie qui s’est jamais laissé dépouiller paisiblement de ses privilèges ? Si, en 1789, la noblesse française, qui ne se distinguait plus guère des autres classes éclairées de la nation que par des signes imaginaires, a obstinément refusé d’ouvrir à celles-ci ses rangs, et a mieux aimé se laisser arracher à la fois toutes ses prérogatives que d’en céder volontairement la moindre partie, comment la noblesse coloniale, qui a pour traits visibles et indélébiles la couleur de la peau, se montrerait-elle plus tolérante et plus modérée ? Les émigrés ne répondaient d’ordinaire que par des outrages à ceux de leurs amis qui leur montraient l’inutilité et le péril de la résistance. Ainsi font les colons. Il ne faut pas s’en étonner, la nature humaine est partout la même.

Ce que les colons disent aujourd’hui, ils l’ont déjà dit bien des fois. Quand, il y a treize ans, il s’est agi d’abolir l’infâme trafic de la traite, la traite, à les entendre, était indispensable à l’existence des colonies. Or, la traite a été. Dieu merci, abolie dans nos possessions d’outre-mer, et le travail n’en a pas souffert. Le nombre des noirs s’est même accru ; et les mêmes hommes qui se sont si longtemps opposés à la mesure se félicitent maintenant qu’elle ait été prise. L’émancipation des gens de couleur devait jeter dans la confusion et dans l’anarchie le monde colonial. Les gens de couleur sont émancipés et l’ordre n’a pas souffert. Les colons se trompaient donc alors ? Il est permis d’affirmer qu’ils se trompent encore aujourd’hui. C’est le statu quo qui perdra les colonies ; tout observateur impartial le reconnaît sans peine. Et, s’il y a pour la France un moyen de les conserver, c’est l’abolition seule de l’esclavage qui peut le fournir.

Les colons ont l’air de croire que, s’ils parvenaient à réduire au silence les hommes qui prononcent en ce moment en France le mot d’abolition, ou s’ils obtenaient du gouvernement l’assurance positive que toute idée d’abolition est abandonnée, l’esclavage serait sauvé et avec lui la vieille société coloniale. C’est se boucher les yeux pour ne point voir. Un homme sensé peut-il croire que deux ou trois petites colonies à esclaves, environnées et pour ainsi dire enveloppées par de grandes colonies émancipées, puissent longtemps vivre dans une semblable atmosphère ? Est-ce que, d’ailleurs, l’abolition dans les colonies anglaises peut être considérée comme un accident ? Faut-il y voir un fait isolé de l’histoire particulière d’un peuple ? Non, sans doute. Ce grand événement a été produit par le mouvement général du siècle, mouvement qui, grâce à Dieu, dure encore. Il est le produit de l’esprit du temps. Les idées, les passions, les habitudes de toutes les sociétés européennes poussent depuis cinquante ans de ce côté. Quand, dans tout le monde chrétien et civilisé les races se confondent, les classes se rapprochent et se mêlent parmi les hommes libres, l’institution de l’esclavage peut-elle durer ? On ignore encore par quel accident elle doit finir dans chacun des pays qu’elle occupe, mais il est déjà certain que dans tous elle finira. Si elle a de la peine à subsister dans les colonies qui appartiennent à des peuples d’Europe chez lesquels les institutions, les mœurs nouvelles n’ont pas encore pu établir leur empire, comment des colons qui font partie de la nation la plus libre et la plus démocratique du continent de l’Europe pourraient-ils se flatter de la maintenir ?

Les chambres, le gouvernement, presque tous les hommes politiques de quelque valeur ont déjà solennellement reconnu que l’esclavage colonial devait avoir un terme prochain. Dépend-il d’eux de se rétracter ? De pareilles paroles prononcées dans une semblable affaire se reprennent-elles ? N’est-il pas évident que l’idée de l’abolition de l’esclavage naît en quelque sorte forcément de toutes nos autres idées et que, tant que l’abolition ne sera pas faite, il se trouvera en France des voix nombreuses pour la réclamer, une opinion publique pour y applaudir, et bientôt un gouvernement pour la prononcer ? Il n’y a pas d’homme raisonnable et placé en dehors des préjugés de couleur qui n’aperçoive cela avec la dernière clarté, et qui ne voie que la société coloniale est tous les jours à la veille d’une révolution inévitable. L’avenir lui manque, par conséquent la condition première de l’ordre, de la prospérité et du progrès. Donc déjà l’esclave ne porte qu’en frémissant une chaîne qui doit bientôt se briser. Qu’est-ce aujourd’hui que l’esclavage, dit un des premiers magistrats d’une de nos colonies, sinon un état de choses où l’ouvrier travaille le moins qu’il peut pour son maître, sans que celui-ci ose lui rien dire ? De son côté, le maître, sans certitude du lendemain, n’ose rien changer, il redoute d’innover, il n’améliore point ; à peine a-t-il le courage de conserver ; les propriétés coloniales sont sans valeur ; on n’achète point ce qui ne doit pas avoir de durée. Les propriétaires coloniaux sont sans ressources et sans crédit. Qui pourrait consentir à s’associer à une destinée qu’on ignore ?

Les embarras se multiplient donc tous les jours, la gêne s’augmente, la détresse et le découragement gagnent sans cesse. Au lieu de faire d’énergiques efforts, les colons se livrent de plus en plus à de vains regrets, à des colères impuissantes, à un désespoir improductif ; et la métropole, détournant ses regards d’un si triste spectacle, finit par se persuader que de pareils établissements ne valent pas la peine d’être conservés.

Il est incontestable que les colonies ne tarderont pas à se consumer d’elles-mêmes au milieu d’un statu quo si déplorable ; il faut de plus reconnaître que la moindre action exiérieure précipiterait leur ruine.

Dans les îles anglaises, non-seulement le travail est libre, mais il est énormément rétribué ; le salaire de l’ouvrier s’élève à quatre, cinq et jusqu’à huit francs par jour, indépendammentd’autres avantages qu’on accorde encore aux travailleurs. Malgré cette immense prime accordée aux travailleurs, les bras manquent encore. Toute la cupidité et toute l’activité britannique s’exercent donc en ce moment à s’en procurer. On va en demander à tous les rivages. La contrebande des hommes est devenue le commerce le plus nécessaire et le plus lucratif. Déjà on sait qu’il existe dans les îles anglaises les plus voisines des nôtres, îles qui jadis ont été françaises et sont même peuplées de Français, des compagnies d’embauchage dont l’objet est de faciliter la fuite de nos esclaves. Si ce moyen était mis en pratique sur une grande échelle, il est à craindre que nos planteurs ne vissent bientôt échapper de leurs mains les premiers instruments de leur industrie. Comment pourrait-il en être autrement ? Ici le noir est esclave, là il est libre ; ici il végète dans une misère et dans une dégradation héréditaire, là il vit dans une abondance inconnue à l’ouvrier d’Europe. Les deux rivages sur lesquels se passent des choses si contraires sont en vue l’un de l’autre. Ils ne sont séparés que par un canal étroit qu’on franchit eu quelques heures et qui chaque jour est parcouru par des rivaux intéressés à fournir au fugitif les moyens de briser ses chaînes. Qui donc retient encore le nègre paimi nous ? Il est facile de répondre : l’espoir d’une émancipation prochaine. Otez-lui cet espoir, et il vous échappera bientôt.

Si, dès à présent et en temps de paix, les Anglais peuvent porter un immense préjudice à nos colonies, que serait-ce eu temps de guerre ?

Depuis l’émancipation des colonies anglaises, les anciens esclaves ont conçu pour la métropole un attachement si ardent et on pourrait presque dire si fanatique, que, s’il survenait une attaque étrangère, il y a tout lieu de croire qu’ils se lèveraient en masse pour la repousser : tout le monde en Angleterre est d’accord sur ce point ; ceux mêmes qui nient les autres avantages de la mesure avouent celui-là.

Il résulte au contraire des observations de tous les gouverneurs de nos colonies, des avis des conseils spéciaux et du langage même des assemblées coloniales que, dans leur état actuel, nos îles à esclaves seraient très-difficiles à défendre. La chose parle d’elle-même ; comment résister à une attaque extérieure qui prendrait son point d’appui dans les intérêts évidents et dans les passions tant de fois excitées de l’immense majorité des habitants ? À la Martinique et à Bourbon, la population esclave est double de la population libre ; à la Guyane, elle est triple, et presque quadruple à la Guadeloupe. Qu’arriverait-il si les régiments noirs des îles anglaises débarquaient dans ces colonies en appelant nos esclaves à la liberté ?

L’impossibilité de soutenir avec succès une pareille lutte n’a pas besoin d’être démontrée. Elle saute aux yeux. Au premier coup de canon tiré sur les mers, il faudrait procéder brusquement à une émancipation nécessairement désastreuse, parce qu’elle ne serait pas préparée, ou se résigner à voir nos possessions conquises. Où allons-nous donc ? Si la paix dure, le statu quo amène une ruine graduelle, mais certaine ; si la guerre survient, il rend inévitable une catastrophe. Une existence convulsive et misérable, une agonie lente ou une mort subite, voilà le seul avenir qu’il réserve aux colonies. Il n’y a pas d’hommes politiques ayant quelque peu étudié les faits qui n’aperçoivent cela avec la dernière évidence ni qui supposent qu’au point où en sont arrivées les choses, on puisse sauver nos possessions d’outre-mer sans faire subir une modification profonde à leur état social. Mais, parmi ceux-là même, il en est bon nombre qui ne veulent point abolir l’esclavage. Pourquoi ? Il faut bien s’en rendre compte. Parce qu’ils pensent que les colonies ne valent ni le temps, ni l’argent, ni l’effort que coûterait une pareille entreprise. Les colons se font, en ceci comme en beaucoup d’autres choses, une illusion singulière : ils attribuent à une sorte d’ardeur coloniale les résistances que l’abolition de l’esclavage rencontre au sein des chambres et dans les conseils de la couronne. Malheureusement, ils se trompent. On repousse l’émancipation, parce qu’on tient peu aux colonies et qu’on préfère laisser mourir le malade que payer le remède.

Je suis si convaincu, pour ma part, que l’indifférence croissante de la nation pour ses possessions tropicales est aujourd’hui le plus grand et pour ainsi dire le seul obstacle qui s’oppose à ce que l’émancipation soit sérieusement entreprise, que je croirai la cause de celle-ci gagnée le jour où le gouvernement et le pays seraient couvaincus que la conservation des colonies est nécessaire à la force et à la grandeur de la France. C’est donc à établir cette première venté qu’il faut d’abord s’attacher.




DEUXIÈME ARTICLE[3]


Dans le principe on a trop exalté l'importance commerciale des colonies. Il est bien vrai qu’une partie considérable du commerce maritime de la France se fait avec elles, et que la marine marchande qui s’occupe de ce commerce y emploie un très-grand nombre de nos vaisseaux et plusieurs milliers de nos marins ; mais de pareils faits ne sont pas concluants ; car s’il n’y avait pas de colonies on irait chercher ailleurs les denrées tropicales que nous sommes obligés d’aller prendre dans nos îles, et avec les pays qui nous fourniraient ces denrées, nous ferions un commerce certainement égal et probablement supérieur à celui que nous faisons avec nos colons. D’une autre part, on a, dans ces derniers temps, déprimé outre mesure l’importance commerciale de nos possessions d’outre-mer. Ce qui fait la principale sécurité de ces établissements, ce n’est pas la grandeur, c’est la stabilité des marchés qu’ils présentent.

Voyez le spectacle que donnent, de nos jours, toutes les grandes nations de l’Europe : partout la classe ouvrière devient plus nombreuse ; elle ne croît pas seulement en nombre, mais en puissance ; ses besoins et ses passions réagissent si directement sur le bien-être des États et sur l’existence même des gouvernements, que toutes les crises industrielles menacent de plus en plus de devenir des crises politiques.

Or, ce qui amène principalement ces perturbations redoutables, c’est l’instabilité des débouchés extérieurs. Lorsqu’une grande nation industrielle dépend uniquement, pour l’écoulement de ses produits, des intérêts ou des caprices des peuples étrangers, son industrie est perpétuellement livrée aux chances du hasard. Il n’en est point ici quand une partie considérable de son commerce extérieur se fait avec ses colonies, car il y a rarement de variations très-considérables, et surtout de variations très-brusques sur le marché de nos colonies. Le commerce y est établi sur des bases qui ne changent guère, et si, à certain moment, l’écoulement qui se fait de ce côté est moins considérable qu’il ne pourrait être dans des contrées étrangères, du moins il ne s’arrête jamais tout à coup. Le gain est souvent moins grand, mais il est sûr, et la métropole, un peu moins riche, est plus tranquille. Tel est, à mes yeux, le grand avantage que présente le commerce colonial, avantage qu’il ne faudrait pas sans doute acheter trop cher, mais qu’il serait très-injuste de méconnaître et très-imprudent de négliger.

Je reconnais cependant que le principal mérite de nos colonies n’est pas dans leurs marchés mais dans la position qu’elles occupent sur le globe. Cette position fait de plusieurs d’entre elles les possessions les plus précieuses que puisse avoir la France.

Cette vérité paraîtra évidente si l’on veut bien regarder un moment la carte.

Le golfe du Mexique et la mer des Antilles forment, en se réunissant, une mer intérieure qui est déjà et doit surtout devenir un des principaux foyers du commerce.

Je vais écarter tout ce qui n’est que probable : le percement de l’isthme de Panama, qui ferait de la mer des Antilles la route habituelle pour pénétrer dans l’océan Pacifique, le développement de la civilisation dans les vastes régions à moitié désertes et barbares, qui bordent la mer des Antilles du côté de l’Amérique méridionale ; la pacification du Mexique, vaste empire qui compte déjà presque autant d’habitants que l’Espagne, le progrès commercial des Antilles elles-mêmes. Si toutes ces admirables contrées, différentes, par les coutumes de ceux qui les habitent, par leurs goûts, leurs besoins, et placées cependant en face les unes des autres, achevaient de se couvrir de peuples civilisés et industriels, la mer qui les rassemble toutes serait, à coup sûr, la plus commerçante du globe. Tout cela est problématique, dit-on, et n’arrivera peut-être jamais. Cela est déjà arrivé en partie. Mais venons au certain. C’est dans ces mers qu’aboutit le Mississipi et l’incomparable vallée qu’il arrose. Que le Mississipi soit appelé très-prochainement à être le plus grand débouché commercial qui soit au monde, c’est ce qui ne saurait être mis en doute par personne. La vallée du Mississipi forme, en quelque sorte, l’Amérique du Nord tout entière. Cette vallée a mille lieues de long et presque autant de large ; elle est arrosée par cinquante-sept grandes rivières navigables dont plusieurs, comme le fleuve auquel elles affluent, ont mille lieues de longueur. Presque tout le sol dont est formée la vallée du Mississipi est le plus riche du Nouveau Monde. Aussi, cette vallée qui, il y a quarante ans, était déserte, contient-elle aujourd’hui plus de dix millions d’hommes. Chaque jour, de nouveaux essaims d’émigrants y arrivent ; chaque année, il s’y forme de nouveaux États.

Or, pour communiquer de presque tous les points de cette immense vallée avec le reste du monde, il faut descendre vers le Mississipi ; pour en sortir, l’embouchure du fleuve dans le golfe du Mexique est pour ainsi dire la seule porte. C’est donc par l’ouverture du Mississipi que viendront de plus en plus s’épandre les richesses que tout le continent du Nord renferme et que la race anglo-américaine exploite avec un succès si prodigieux et une si rare énergie. Assurément, la mer qui sert de chemin au commerce des Antilles elles-mêmes, à celui de la Colombie, du Mexique et peut-être de la Chine, et qui est de plus le débouché reconnu de presque tous les produits de l’Amérique du Nord, cette mer doit être considérée comme un des points les plus importants du globe. Pour me faiie comprendre, en un mot, je dirai qu’elle est déjà et qu’elle deviendra de plus en plus la Méditerranée du Nouveau Monde. Comme celle-ci, elle sera le centre des affaires et de l’influence maritime.

C’est là que la domination de l’Océan sera disputée et conquise. Les États-Unis forment déjà le troisième pouvoir naval du monde, dans un avenir prochain ils disputeront la prépondérance à l’Angleterre. On ne peut douter que le golfe du Mexicpie et la mer des Antilles ne soient les principaux théâtres de cette lutte, car la guerre maritime est toujours là où est le commerce. Elle a pris pour principal objet de protéger celui-ci ou de lui nuire.

La France possède aujourd’hui près du golfe du Mexique, à l’entrée de la mer des Antilles, au sud de l’isthme de Panama, des colonies où deux cent mille habitants parlent notre langue, ont nos ^mœurs, obéissent à nos lois. L’une de ces îles, la Guadeloupe, a le meilleur port de commerce ; l’autre, la Martinique, possède le plus grand, le plus sûr et le plus beau port militaire des Antilles. Ces deux îles forment comme deux citadelles d’où la France observe au loin ce qui se passe dans ces parages, que de si grandes destinées attendent, et se tient prête à y jouer le rôle que lui indiqueront son intérêt ou sa grandeur. Pourrait-il être question d’abandonner ou, ce qui revient au même, de laisser prendre des positions semblables ? Resteront-elles plus longtemps ouvertes au premier adversaire ? Il n’y a pas assurément un seul parti en France qui puisse supporter une pareille idée, et l’opposition surtout, qui réclame sans cesse et à grands cris contre l’oubli que nous semblons faire de notre force et de notre dignité, ne saurait l’admettre. Que dit-on tous les jours pour calmer la légitime impatience qu’éprouve le pays en voyant l’attitude réservée, ou, pour parler le langage officiel, l’attitude modeste de sa politique ?

On dit que l’époque que nous traversons, époque consacrée à l’acquisition nécessaire de la richesse, n’est pas propre aux entreprises lointaines, qu’elle se refuse à l’exécution de vastes desseins. Soit ; mais si, en effet, la fatigue de la nation, ou plutôt les intérêts et la pusillanimité de ceux qui la gouvernent nous condamnent à rester en dehors du grand théâtre des affaires humaines, conservons du moins les moyens d’y remonter et d’y reprendre notre rôle, dès que les circonstances deviendront favorables. Ne faisons pas usage de nos forces, j’y consens ; mais ne les perdons pas. Et si nous n’acquérons pas au loin les positions nouvelles qui nous permettraient de prendre facilement une part principale dans les événements qui s’approchent, tâchons du moins de conserver celles que nous avons prudemment acquises.

S’il est prouvé jusqu’à l’évidence que, tant que l’esclavage ne sera pas aboli dans nos colonies, nos colonies ne nous appartiendront pour ainsi dire pas ; que, jusque-là, nous n’en aurons que les charges, tandis que les avantages passeront en d’autres mains le jour où il s’agira d’en user, ayons le courage d’abolir l’esclavage ; le résultat vaut bien l’effort.

Les nations, d’ailleurs, ne montrent pas impunément de l’indifférence pour les idées et les sentiments qui les ont longtemps caractérisées parmi les peuples, et à l’aide desquels elles ont remué le monde ; elles ne sauraient les abandonner sans descendre aussitôt dans l’estime publique, sans entrer en décadence.

Ces notions de liberté et d’égalité qui, de toutes parts aujourd’hui, ébranlent ou détruisent la servitude, qui les a répandues dans tout l’univers ? Ce sentiment désintéressé et cependant passionné de l’amour des hommes qui a tout à coup rendu l’Europe attentive aux cris des esclaves, qui l’a propagé, dirigé, éclairé ? C’est nous, nous-mêmes. Ne le nions pas ; ça été non-seulement notre gloire, mais notre force. Le christianisme, après avoir longtemps lutté contre les passions égoïstes qui, au seizième siècle, ont fait rétablir l’esclavage, s’était fatigué et résigné. Notre philanthropie a repris son œuvre, elle l’a réveillé et l’a fait rentrer, comme son auxiliaire, dans la lice. C’est nous qui avons donné un sens déterminé et pratique à cette idée chrétienne que tous les hommes naissent égaux, et qui l’avons appliquée aux faits de ce monde. C’est nous enfin qui, traçant au pouvoir social de nouveaux devoirs, lui avons imposé, comme la première de ses obligations, le soin de venir au secours de tous les malheureux, de défendre tous les opprimés, de soutenir tous les faibles, et de garantir à chaque homme un droit égal à la liberté.

Grâce à nous, ces idées sont devenues le symbole de la politique nouvelle. Les déserterons-nous quand elles triomphent ? Les Anglais ne font autre chose, en ce moment, qu’appliquer dans leurs colonies nos principes. Ils agissent en concordance avec ce que nous avons encore le droit d’appeler le sentiment français. Seront-ils plus Français que nous-mêmes ? Tandis que, malgré ses embarras financiers, en dépit de ses institutions et de ses préjugés aristocratiques, l’Angleterre a osé prendre l’initiative et briser d’un seul coup la chaîne de huit cent mille hommes, la France, la contrée démocratique par excellence, restera-t-elle seule parmi les nations européennes à patroniser l’esclavage ? Quand, à sa voix, toutes les inégalités disparaissent, maintiendra-t-elle une partie de ses sujets sous le poids de la plus grande et de la plus intolérable de toutes les inégalités sociales ?

S’il en est ainsi, qu’elle se résigne à laisser passer en d’autres mains cet étendard de la civilisation moderne que nos pères ont levé les premiers, il y a cinquante ans, et qu’elle renonce enfin au grand rôle qu’elle avait eu l’orgueil de prendre, mais qu’elle n’a pas le courage de remplir.

Il ne suit pas assurément de ce qui précède qu’il faille se précipiter dans la mesure de l’émancipation en aveugle, ni qu’il convienne d’y procéder sans prendre aucune des précautions nécessaires, pour en assurer les avantages et en restreindre les frais et les périls. L’émancipation, je le reconnais, est une entreprise sinon très-dangereuse, au moins très-considérable. Il faut se résoudre à la faire, mais en même temps il faut étudier, avec le plus grand soin, le plus sûr et le plus économique moyen d’y réussir.

Les Anglais, ainsi que je l’ai déjà dit, ont pris l’initiative. Il convient d’abord d’examiner leurs actes et de s’éclairer de leur exemple.

Une commission composée de pairs et de députés, formée en 1840, atin d’étudier cette question, vient de proposer un plan nouveau. Le droit et le devoir du public est de le juger.

Ce double examen sera le sujet des articles subséquents.




TROISIÈME ARTICLE[4]


Il faut savoir être juste, même envers ses rivaux et ses adversaires. On a dit que la nation anglaise, en abolissant l’esclavage, n’avait été mue que par des motifs intéressés ; qu’elle n’avait eu pour but que de faire tomber les colonies des autres peuples, et de donner ainsi le monopole de la production du sucre à ses établissements dans l’Inde. Cela ne supporte pas l’examen. Un homme raisonnable ne peut supposer que l’Angleterre, pour atteindre les colonies à sucre des autres peuples, ait commencé par ruiner les siennes propres, dont plusieurs étaient dans un état de prospérité extraordinaire. C’eût été le machiavélisme le plus insensé qui se puisse concevoir. A l’époque où l’abolition a été prononcée, les colonies anglaises produisaient deux cent vingt millions de kilogrammes de sucre, c’est-à-dire près de quatre fois plus que n’en produisaient, à la même époque, les colonies françaises. Parmi les colonies de la Grande-Bretagne se trouvaient la Jamaïque, la troisième des Antilles en beauté, eu fertilité et en grandeur, et, sur la terre ferme, Démérari, dont le territoire était pour ainsi dire sans bornes et dont les richesses et les produits croissaient depuis quelques années d’une manière prodigieuse. Ce sont ces admirables possessions que l’Angleterre aurait sacrifiées afin d’arriver indirectement à détruire la production du sucre dans tous les pays où on le cultive par des mains esclaves, et de la concentrer dans l’Inde où elle peut l’obtenir à bas prix sans avoir recours à l’esclavage. Ceci eût été moins difficile à concevoir si, d’une part, l’Inde eût déjà été un pays de grande production et, de l’autre, si le sucre n’eût pas déjà été cultivé ailleurs et avec plus de succès par des mains libres. Mais à l’époque où l’abolition a été prononcée, l’Inde ne produisait encore annuellement que quatre millions de kilogrammes de sucre, et les Hollandais avaient déjà créé à Java cette belle colonie qui, dès son début, envoya sur les marchés de l’Europe soixante millions de kilogrammes. Ainsi, après avoir détruit la concurrence du travail esclave dans une hémisphère, les Anglais se seraient trouvés immédiatement aux prises dans l’autre avec la concurrence du travail libre. Pour atteindre un tel résultat, ce peuple, si éclairé sur ses intérêts, aurait non seulement conduit ses plus belles possessions à la ruine, mais encore il se serait imposé à lui-même, entre autres sacrifices, l’obligation de payer cinq cents millions d’indemnité à ses colons ! L’absurdité de pareilles combinaisons est trop évidente pour qu’il soit besoin de la démontrer.

La vérité est que l’émancipation des esclaves a été, comme la réforme parlementaire, l’œuvre de la nation et non celle des gouvernants. Il faut y voir le produit d’une passion et non le résultat d’un calcul. Le gouvernement anglais a lutté tant qu’il l’a pu contre l’adoption de la mesure. Il avait résisté quinze ans à l’abolition de la traite ; il a résisté vingt-cinq ans à l’abolition de l’esclavage. Lorsqu’il n’a pu l’empêcher, il a, du moins, voulu la retarder ; et, quand il a désespéré de la retarder, il a cherché à en amoindrir les conséquences, mais toujours en vain ; toujours le flot populaire l’a dominé et entraîné.

Il est bien certain qu’une fois l’émancipation résolue et accomplie, les hommes d’État d’Angleterre ont mis tout leur art à ce que les nations étrangères profitassent le moins possible de la révolution qu’ils venaient d’opérer dans les colonies. Assurément, ce n’est pas par pure philanthropie qu’ils ont déployé cette ardeur infatigable pour gêner sur toutes les mers le commerce de la traite et pour arrêter de cette manière le développement des pays qui conservaient encore des esclaves. Les Anglais, en abolissant l’esclavage, se sont privés de certains avantages dont ils désirent ne pas laisser la jouissance aux nations qui n’imitent pas leur exemple, cela est évident, Il est visible que, pour arriver à ce but, ils emploient, selon leur usage, tous les moyens, tantôt la violence, tantôt la ruse, souvent l’hypocrisie et la duplicité ; mais tous ces faits sont subséquents à l’abolition de l’esclavage et n’empêchent pas que ce ne soit un sentiment philantliropique et surtout un sentiment chrétien qui ait produit ce grand événement. Cette vérité est incontestable dès qu’on étudie pratiquement la question. Cependant, elle avait été obscurcie par tous ceux que gêne l’exemple de l’Angleterre. Il était nécessaire de la remettre dans tout son jour avant d’expliquer les détails de l’émancipation anglaise, qui, sans cela, auraient été mal compris.

C’est le 15 mai 1825 que le principe de l’abolition de l’esclavage, qui était débattu depuis longtemps dans le sein du Parlement britannique, finit par y triompher. La chambre des communes déclara ce jour-là qu’il fallait préparer les nègres à la liberté et la leur donner dès qu’ils seraient en état d’en jouir. Cette résolution, en apparence si sage, n’eut que des conséquences funestes : les maîtres, qui étaient ainsi avertis à l’avance que tous les progrès faits par leurs esclaves vers la civilisation allaient être autant de pas vers l’indépendance, se refusèrent à entrer dans les vues bienfaisantes du Parlement. De leur côté, les esclaves, auxquels on montrait la liberté sans leur dire quand on la leur donnerait, devinrent impatients et indociles. Il y eut une insurrection à la Guyane et trois à la Jamaïque. La dernière surtout fut une des plus sanglantes qu’on ait jamais vues. Aussi l’enquête solennelle de 1832 démontra-t-elle que presque aucun progrès n’avait été fait pendant les neuf années qui venaient de s’écouler. Les esclaves étaient restés aussi ignorants et aussi dépravés qu’avant cette époque. Ce fut alors que le Parlement, poussé par les cris incessants de la nation, se détermina enfin à couper le nœud qu’il avait vainement essayé de dénouer.

Le bill du 25 août 1833 déclara donc que le 1er août 1834 l’esclavage cesserait d’exister dans toutes les colonies anglaises. Les colonies à esclaves étaient au nombre de dix-neuf : dix-huit en Amérique et une dans la mer des Indes. Toutefois, le bill du 25 août 1833 ne fit pas passer immédiatement les nègres de la servitude à l’indépendance : il créa un état intermédiaire sous le nom d’apprentissage. Durant cette période préparatoire, les noirs continuaient de travailler gratuitement pour leurs anciens maîtres ; seulement, le travail non rétribué qu’on pouvait encore exiger d’eux était limité à un certain nombre d’heures par semaine. Le reste de leur temps leur appartenait. C’était encore là, à vrai dire, l’esclavage sous un autre nom ; mais c’était un esclavage temporaire. Au bout de sept ans, cette dernière trace de la servitude devait disparaître.

L’apprentissage avait pour but d’essayer, en quelque sorte, l’effet que produirait l’indépendance sur les noirs, et de les préparer à la supporter. Il était surtout aux yeux du gouvernement anglais un moyen de réduire le chiffre de l’indemnité due par la métropole aux colons. En laissant à ceux-ci, pendant quelques années de plus, le travail gratuit de leurs anciens esclaves, on pouvait leur donner moins en argent.

Cette indemnité fut fixée moyennant un chiffre de 1,400 francs par tête d’esclave, quel que fût son âge ou son sexe. La moitié, à peu près fut immédiatement payée en argent ; le reste devait être représenté par le travail gratuit des nègres pendant sept ans. On eut soin, de plus, de maintenir très-élevés les tarifs qui fermaient le marché anglais aux sucres étrangers, afin que, pendant la crise qui allait avoir lieu, les colons fussent du moins assurés de vendre avec profit leurs marchandises.

Ainsi, abolition générale et simultanée de l’esclavage ; état intermédiaire et préparatoire placé entre la fin de la servitude et le commencement de l’indépendance ; indemnité préalable ; garantie d’un prix rémunérateur de la production des sucres, tel est, dans ses traits généraux et en laissant de côté les détails, le système anglais. Nous allons voir ses résultats.

Il n’y a peut-être jamais eu dans le monde d’événement qui ait fait autant écrire et parler que l’émancipation anglaise. Les Anglais, les étrangers eux-mêmes, ont publié à cette occasion une multitude de livres, de brochures, d’articles, de sermons, de rapports officiels, d’enquêtes ; ce sujet est revenu cent fois depuis dix ans dans les discussions du Parlement britannique ; ces documents suffisent pour remplir seuls une grande bibliothèque ! On est d’abord surpris et presque effrayé eu les lisant de voir de quelle façon diverse et souvent fort opposée, les hommes peuvent apprécier le même fait, non pas les hommes qui sont nés longtemps après qu’il a eu lieu, mais les contemporains sous les yeux desquels il s’est passé. Cette diversité vraiment prodigieuse s’excuse cependant et s’explique ici, si l’on songe d’une part aux intérêts personnels et aux passions de parti qui animaient la plupart des témoins et surtout à l’immensité de la révolution dont ils rendaient compte. Une pareille transformation sociale, se poursuivant en même temps dans dix-neuf contrées différentes, devait nécessairement, suivant le moment et le lieu où on l’étudiait, présenter des aspects fort différents, souvent fort contraires, et ceux qui en ont parlé ont pu dire des choses tout à la fois très-contradictoires et très-vraies.

Ce serait mener nos lecteurs dans un labyrinthe que de les obliger à parcourir ces dépositions opposées : il est plus court et plus efficace de ne s’attacher qu’aux faits, en choisissant parmi ceux qui sont incontestables et de les leur montrer.

Les colons assuraient qu’aussitôt que les nègres seraient mis en liberté, ils se livreraient aux excès les plus condamnables. Ils prédisaient des scènes de désordre, de pillage et de massacres. C’est également là le langage que tenaient les planteurs de nos colonies.

Voyons les faits : jusqu’à ce moment, l’abolition de l’esclavage dans les dix-neuf colonies anglaises n’a pas donné lieu à une seule insurrection ; elle n’a pas coûté la vie à un seul homme, et cependant, dans les colonies anglaises, les nègres sont douze fois plus nombreux que les blancs. Comme le remarque avec justice le rapport de la commission des affaires coloniales, cet appel de huit cent mille esclaves à la liberté, le même jour et à la même heure, n’a pas causé, en dix ans, la dixième partie des troubles que cause d’ordinaire chez les nations les plus civilisées de l’Europe la moindre question politique qui agite tant soit peu les esprits ; que n’en a causé, par exemple, en France, la simple question du recensement.

Non-seulement il n’y a pas eu de crimes contre la société, mais les crimes contre les particuliers, les crimes ordinaires n’ont point augmenté ou n’ont augmenté que dans une proportion insensible, et par conséquent on peut dire qu’ils ont diminué, car un grand nombre des fautes qui ont été punies par le magistrat depuis l’abolition de l’esclavage, auraient été réprimées dans la maison du maître, du temps de la servitude, sans qu’on en sût rien.

Autre fait incontestable : dès que les nègres ont senti l’aiguillon de la liberté, ils se sont en quelque sorte précipités dans les écoles. On jugera de l’ardeur vraiment incroyable qu’ils mettent à s’instruire, quand on saura qu’aujourd’hui on compte dans les colonies anglaises une école par six cents âmes. Un individu sur neuf la fréquente ; c’est plus qu’en France. En même temps que l’esprit s’éclaire, les habitudes deviennent plus régulières : ceci est mis en évidence par un fait également irrécusable.

On sait quel désordre de mœurs, approchant de la promiscuité, existe parmi les nègres de nos colonies. L’institution du mariage y est, pour ainsi dire, inconnue, ce qui n’a rien de surprenant, car on voit, en y réfléchissant, que cette institution est incompatible avec l’esclavage. Les mariages étaient aussi extrêmement rares parmi les nègres des colonies anglaises ; ils s’y multiplient avec une grande rapidité depuis que la liberté a été donnée. Dès 1835, on célébrait à la Jamaïque mille cinq cent quatre-vingt-deux mariages ; mille neuf cent soixante-deux, en 1836 ; trois mille deux cent quinze, en 1837, et en 1838, dernière année connue, trois mille huit cent quatre-vingt-un.

Avec les lumières et la régularité des mœurs devaient arriver le goût du bien-être et le désir d’améliorer sa condition. De même que les colons avaient prédit que les esclaves émancipés se livreraient à toutes sortes de violences, ils avaient assuré qu’ils retourneraient vers la barbarie. Les nègres, au contraire, une fois libres, n’ont pas tardé à faire voir tous les goûts et à acquérir tous les besoins des peuples les plus civilisés. Avant l’émancipation, les produits de la Grande-Bretagne, exportés dans ses colonies à esclaves, ne dépassaient pas 75 millions de francs ; ce chiffre s’est successivement accru, et, en 1840, il dépassait la somme de 100 millions. Ainsi il s’était augmenté de près du tiers en dix ans. De pareils chiffres ne permettent point de réplique.

Voilà les résultats incontestables de l’émancipation, quant aux noirs. On doit reconnaître que ses effets, sous d’autres rapports, ont été beaucoup moins satisfaisants. Mais ici encore, il faut se hâter de sortir du nuage des allégations contradictoires pour se placer sur le terrain solide des faits constatés.

La plupart des adversaires de l’émancipation anglaise eux-mêmes reconnaissent maintenant que cette mesure a amené les résultats


Chapitre incomplet, en cours de correction

  1. Ces articles sur l’émancipation des esclaves parurent dans le journal le Siècle, à la fin de l’année 1843, sous la date des 25 et 29 octobre, 9 et 20 novembre, 7 et 15 décembre 1843. Ils n’étaient signés d’aucun nom ; seulement l’honorable rédacteur en chef du Siècle, M. Chambolle, qui les avait reçus de Tocqueville, avait appelé sur eux l’attention de ses lecteurs dans des termes propres à faire deviner le nom de l’auteur. Voyez la préface mise en tête du t. 1°, p. 59.
  2. Le Siècle, 25 octobre 1843.
  3. 29 octobre 1843.
  4. 9 novembre 1843.