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Une victime du darwinisme
Revue des Deux Mondes4e période, tome 162 (p. 920-931).


REVUES ÉTRANGÈRES


UNE VICTIME DU DARWINISME


Life and Letters of Thomas Henry Huxley, par M. Léonard Huxley,
2 vol. in-8o, Londres, 1900.


Il y avait à Londres, en 1859, un jeune naturaliste nommé Thomas Huxley, sur qui tous ses confrères fondaient les plus belles espérances. C’était, essentiellement, un « autodidacte, » ou, comme disent les anglais, un « homme fait par lui-même. » Il était né en 1825 à Ealing, où son père occupait l’emploi de sous-maître dans une petite école ; et bientôt son père avait dû quitter ce modeste emploi, de telle sorte que Thomas, le dernier de ses sept enfans, s’était instruit tout à fait au hasard, dévorant avec une égale passion la Géologie de Hutton et Wilhelm Meister, mais surtout s’imprégnant de l’obscure et puissante poésie de Carlyle. Il avait commencé, à quinze ans, un Journal de ses « Actes et pensées, » en épigraphe duquel il avait mis ces phrases de Novalis : « La philosophie ne peut pas cuire du pain, mais elle peut nous prouver Dieu, la liberté, et l’immortalité. Qu’on me trouve au monde une autre science plus pratique que celle-là ! » Et la rédaction de son Journal ne l’empêchait pas de continuer passionnément à s’instruire : à chaque page, il y notait des titres de livres qu’il aurait à se procurer, ou bien y résumait, en quelques lignes toujours très simples et très nettes, les connaissances nouvelles qu’il venait de tirer d’un ouvrage d’histoire, de grammaire, ou de métaphysique. En 1841, il était allé demeurer dans un faubourg de Londres, chez un de ses beaux-frères, qui était médecin ; et, tout en « assistant » son beau-frère (car on sait que les médecins anglais ont à faire leur apprentissage comme les dentistes ou les infirmiers), il avait suivi les cours de sciences du Sydenham College. Il avait ensuite passé fort brillamment ses examens de médecine à l’Université de Londres, était entré, en qualité d’interne, dans un hôpital de la marine royale, et, en mai 1846, avait obtenu une place de médecin-naturaliste à bord d’une frégate, la Rattlesnake, chargée de l’exploration géographique, géologique, botanique et zoologique de la Nouvelle-Guinée.

Ce voyage d’exploration avait duré quatre ans, et avait été pour le jeune naturaliste une source précieuse d’observations et de découvertes. Huxley avait reconnu, par exemple, que le corps des méduses était formé de deux membranes superposées, pareilles à celles qui se trouvent chez l’embryon vertébré : et du même coup il avait mis en lumière l’affinité naturelle des ascidiens et des vertébrés. Il avait examiné, décrit, et classé de nombreuses espèces de crustacés, d’annélides, de mollusques, jusqu’alors ignorées. En un mot, il avait enrichi de tant de fruits nouveaux une des branches les plus importantes de l’histoire naturelle que, moins d’un an après son retour, son nom était devenu célèbre dans le monde des savans anglais. Il avait été élu, en 1851, membre de la Société Royale, qui lui avait décerné, l’année suivante, la plus haute récompense dont elle disposât. En 1854, ayant été appelé à faire partie d’une commission chargée de l’étude géologique des côtes de la Grande-Bretagne, il s’était livré à une série de recherches paléontologiques qui avaient achevé d’attirer l’attention sur lui. Il était devenu l’ami de Forbes, de Wallace, de Lyell, de Tyndall, qui tous le tenaient pour le mieux doué d’entre eux, et lui prédisaient une gloire au moins égale à celle de Cuvier. Aussi bien possédait-il en effet les dons les plus rares et les plus précieux : une capacité de travail extraordinaire, une très grande justesse et promptitude d’observation, une intelligence merveilleusement claire, précise et active, sans compter un réel talent d’écrivain, et même d’orateur. Et il poursuivait ses recherches avec une patience, une conscience admirables, soumettant tous les mois à ses collègues de la Société Royale un ou deux mémoires, pleins de faits et d’idées, en même temps qu’il préparait, à loisir, un grand Manuel d’Anatomie comparée et une Histoire naturelle maritime de la Grande-Bretagne.


Telle était la situation de Thomas Huxley, lorsque, en novembre 1859, son ami Charles Darwin lui envoya un exemplaire de l’ouvrage qu’il venait de publier sur l’Origine des Espèces. Darwin, qui partageait à son endroit l’admiration enthousiaste de ses confrères, n’avait pas attendu, d’ailleurs, la publication de son ouvrage pour lui exposer l’hypothèse historique qui en formait la base : mais Huxley, au premier abord, s’était effrayé de ce qu’une telle hypothèse avait d’arbitraire et de trop général. Sur un des feuillets de son Journal de l’année 1857, il notait son projet d’écrire « une profession de foi anti-progressiste ; » l’ingéniosité même de la théorie de son ami l’amenait à se méfier de sa valeur positive. Et Darwin, qui le savait, en était désolé. « Hooker est tout à fait converti, et Lyell l’est à demi, — écrivait-il le 13 novembre 1859 ; — mais je ne serai content que si je réussis à convertir Huxley. » Il y réussit. Un mois après la publication de son livre, Huxley était déjà devenu son « agent général, » — le mot est de Darwin ; — il ne devait plus cesser de l’être, jusqu’à son dernier jour. Lui-même, vingt-cinq ans plus tard, dans le beau chapitre qu’il a écrit pour la Vie de Darwin, nous a exposé, avec sa netteté habituelle, les principaux motifs de sa conversion :


La plupart de mes contemporains qui pensaient avec quelque sérieux aux questions de cet ordre doivent, je crois, s’être d’abord trouvés dans un état d’esprit pareil à celui où j’étais : c’est-à-dire portés à renvoyer au diable, dos à dos, la doctrine de la création et celle de l’évolution, et à se détourner d’une interminable et vaine discussion pour continuer à labourer le champ fertile des faits d’expérience. Et je suppose aussi que, sur eux tous, la publication du mémoire de Darwin et Wallace, mais surtout celle de l’Origine des Espèces, a produit l’effet d’un éclair illuminant soudain les ténèbres de la nuit, de façon à indiquer au voyageur la route qu’il doit suivre. Ce que tous nous cherchions, et ne pouvions pas trouver, c’était précisément une hypothèse rationnelle au sujet de l’origine des formes organiques connues ; une hypothèse n’impliquant l’opération que de causes qui peuvent, aujourd’hui encore, être vues à l’œuvre. Cette hypothèse, le livre de Darwin nous la fournissait. Et ce n’est pas tout. Il nous rendait, en outre, l’énorme service de nous délivrer à jamais de ce dilemme, qui jusque-là se dressait devant nous : « Si vous refusez d’admettre l’hypothèse de la création, en avez-vous une autre à proposer pour remplacer celle-là ? » À cette question, en 1858, je n’avais pas de réponse prête, et je ne pense pas que quelqu’un en ait eu une. Un an après, nous nous reprochions, comme un trait de notre sottise, qu’une telle question ait jamais eu de quoi nous embarrasser. La première fois que je me rendis maître de l’idée centrale de l’Origine des Espèces, ma réflexion fut : « Suis-je assez sot de n’avoir pas songé à cela ? » J’imagine que les compagnons de Colomb durent se faire la même réflexion quand il leur enseigna le moyen de tenir un œuf debout sur une table. Les faits de la variabilité des espèces, de la lutte pour l’existence, de l’adaptation au milieu, tous ces faits nous étaient suffisamment connus, mais personne de nous ne s’était avisé, avant Darwin et Wallace, que ces faits renfermaient le cœur même de la question des espèces.


Oui, le livre de Darwin a, dès le début, frappé Huxley par la possibilité qu’il lui offrait d’opposer à l’hypothèse de la création une autre hypothèse. Le darwinisme a été un peu, pour lui, un moyen « d’ennuyer les curés : » car ce savant avait, sous toutes ses incomparables qualités de savant, l’humeur batailleuse d’un gamin de Londres. Et tout de suite il s’est attaché à mettre en lumière, dans le darwinisme, un côté que Darwin avait cru devoir laisser dans l’ombre, et qui avait de quoi être particulièrement désagréable aux « curés : » il a proclamé, au nom de Darwin, que l’homme descendait du singe. Il l’a proclamé une première fois dans un article anonyme du Times, le 26 décembre 1859 ; mais surtout il l’a proclamé, dans des circonstances désormais historiques, au Congrès pour l’Avancement des Sciences, tenu à Oxford en 1860. L’évêque Wilberforce, harcelé par les contradictions des jeunes darwinistes, s’était livré à une plaisanterie d’un goût fort douteux. Il avait demandé à Huxley si c’était par son grand-père qu’il descendait du singe, ou par sa grand’mère. Sur quoi Huxley dit tout bas à son voisin la parole biblique : « C’est le Seigneur qui le livre entre mes mains ! » Puis, se levant, il lança à l’évêque cette réponse, qui fit plus, peut-être, pour la diffusion du darwinisme, que toutes les dissertations et toutes les controverses : « Si l’on me demande qui, d’un pauvre animal à l’intelligence rudimentaire, ou d’un homme de grandes aptitudes et de haute situation, mais ne se servant de ces dons que pour écraser les humbles chercheurs de la vérité, si l’on me demande qui des deux je préférerais avoir pour aïeul, je n’hésiterai pas à choisir le premier ! »

Depuis lors, les travaux scientifiques de Huxley prirent une direction nouvelle : ils n’eurent plus pour objet que d’établir, de confirmer, et de répandre la théorie de la descendance animale de l’homme. C’est à la « Question du singe » qu’il consacra ses leçons populaires de 1861, c’est cette question encore qu’il traita en 1862 à Édimbourg dans une série de conférences qui firent grand bruit. Il allait de ville en ville, d’institut en institut, prêchant l’évangile darwiniste pour la confusion des pasteurs. Et en vain Darwin le conjurait de revenir à ses recherches personnelles, de ne pas « s’épuiser » dans cette propagande ; en vain son ami Hooker lui écrivait : « Écoutez le conseil d’un observateur de sang-froid : retournez à vos études de pure histoire naturelle, et laissez les problèmes philosophiques se débrouiller sans vous ! » Il n’écoutait ni Darwin, ni Hooker, et se contentait de répéter à tous ses correspondans : « Ah ! si je pouvais me casser une jambe, que de bon travail je ferais pour la science ! »

En attendant que la fracture d’une jambe lui donnât le loisir de redevenir un savant, Huxley poursuivait sa prédication. Il avait joint à sa thèse de la descendance animale de l’homme, la thèse, non moins anticléricale, de la génération spontanée, qu’il déclarait « un corollaire inévitable de la doctrine de Darwin ; » et peu s’en fallut même qu’il ne fît à ce sujet, en 1868, une découverte qui, certes, aurait suffi pour établir, aux yeux de Darwin, de Hooker, et de ses autres amis, que le philosophe, en lui, n’avait pas fait tort au savant. Il crut avoir découvert, dans les boues de l’Atlantique, une « monère » véritable, l’intermédiaire direct du règne inorganique et de l’organique. Il baptisa sa « monère » le Bathybius, la présenta aux sociétés savantes anglaises et étrangères ; et les « curés » purent craindre, un moment, de voir surgir un argument d’expérience contre leur « hypothèse de la création. » Mais ce ne fut qu’une fausse alerte. Le Bathybius, après dix ans de vérifications et de discussions, se trouva n’être qu’un « précipité minéral ; » et Huxley, avec sa bonne grâce et sa franchise ordinaires, proclama lui-même son erreur au Congrès pour l’Avancement des Sciences de 1879.

Il n’en continuait pas moins, cependant, à affirmer qu’une découverte prochaine fournirait à l’hypothèse darwiniste les preuves qui lui manquaient. Il reconnaissait, en vérité, que « l’élevage sélectif n’avait pas encore produit d’espèces stériles entre elles ; » mais, reprenait-il, « je n’ai guère de doute qu’un système d’expérimentation plus sérieux ne parvienne bientôt à produire, par sélection, de nouvelles espèces physiologiques. » Il n’y avait rien qu’il n’attendît de la science en général, et du darwinisme en particulier. Il considérait celui-ci comme « supérieur en certitude à la théorie de Copernic sur les mouvemens des corps célestes ; » il s’indignait que l’on confondît Darwin avec Lamarck : « Si même Darwin s’était trompé, disait-il, il occuperait dans l’histoire des sciences un rang infiniment supérieur à Lamarck, en raison de sa sobriété et précision de pensée. » Il disait encore que « ses amis et lui constituaient une nouvelle école de prophètes, les seuls qui pussent opérer des miracles, les seuls qui pussent constamment faire appel à la nature pour attester l’évidence de leurs affirmations. » Il disait que, « à l’heure actuelle, la question importante, pour l’Angleterre, n’était pas la durée de son charbon, mais la compréhension des vérités de la science, et le travail des savans anglais. » Et il ajoutait :


Mon ambition n’est pas de fonder une école nouvelle, ni de réconcilier l’antagonisme des écoles anciennes. Nous nous trouvons au milieu d’un mouvement gigantesque, plus grand que celui qui a précédé et produit la Réforme. Mais il n’y a rien de neuf dans les idées qui sont au fond de ce mouvement, et aucune réconciliation n’est possible entre la pensée libre et l’autorité traditionnelle. L’une ou l’autre aura à succomber, après une lutte d’une durée inconnue, et qui aura pour résultats accessoires de vastes transformations politiques et sociales. Et ce sera la pensée libre qui finira par vaincre : j’en suis aussi certain que de ma présence devant cette table ; et je suis certain aussi qu’elle s’organisera en un système cohérent et total, embrassant la vie et le monde dans un harmonieux ensemble.


Aussi Huxley n’avait-il pas assez de colère contre ceux qui s’opposaient à ce « mouvement gigantesque, » ni assez de mépris pour ceux qui doutaient de son importance. Sa vie, désormais, n’était plus qu’une bataille. Il allait, dans sa ferveur darwiniste, jusqu’à discréditer la logique de Bacon, lui reprochant d’être absurde et malfaisante, parce qu’elle condamnait les grandes hypothèses. Au lieu de ses anciens « mémoires » sur les ascidiens et les crustacés, il publiait à présent des Sermons Laïcs : et, même quand il avait à faire des communications à des sociétés savantes, il prenait pour sujets des questions comme : Les Grenouilles ont-elles une âme ? ou bien il se livrait à un examen critique des Preuves du miracle de la résurrection. Il se plongeait dans la lecture des grands philosophes, Spinoza, Hume, Kant, non pour pénétrer l’essence de leur doctrine, mais pour établir que, d’après leurs argumens, l’immortalité de l’âme était une hypothèse à jamais gratuite. Et, dans toutes ses conférences, dans tous ses essais, dans toutes ses lettres, on retrouve l’écho du cri de guerre poussé déjà, cent ans auparavant, par un autre agnostique : « Écrasons l’infâme ! » Le dogme chrétien lui paraît insensé, la morale chrétienne, tout à fait inutile. « Je ne suis pas optimiste, écrit-il, mais le cours naturel des choses, à mon avis, est entièrement juste. Plus je pénètre dans la vie des autres hommes, pour ne rien dire de la mienne, plus je vois que le méchant ne prospère pas, et que le bon n’est pas puni. Nous devons seulement nous rappeler que les récompenses de la vie concernent l’obéissance à la loi tout entière, physique aussi bien que morale, et que l’obéissance morale ne rachète pas le péché physique, ni inversement… La nature est plus juste que le meilleur des hommes : sa justice absolue est, pour moi, un fait scientifique d’une évidence parfaite… L’unique vérité morale, c’est la science qui nous l’enseigne, avec une force et une beauté dont aucun dogme religieux ne saurait approcher. » Il écrit cette profession de foi au lendemain de la mort d’un de ses fils, et en réponse à une lettre du pasteur Charles Kinsley, — le célèbre auteur d’Hypatie, — qui s’est permis de lui rappeler les principes consolateurs du dogme chrétien. Mais Huxley n’entend pas être consolé de cette façon. « Écoutez encore ceci ! » dit-il à Kingsley. Et il poursuit :


L’autre jour, comme je me tenais derrière le cercueil de mon petit garçon, avec un esprit bien éloigné de toute querelle, le pasteur qui officiait lut, dans son livre de prières, ces mots : « Si les morts ne doivent pas ressusciter, mettons-nous à manger et à boire, car demain nous mourrons ! » Paul n’avait ni femme ni enfans ; de là vient qu’il n’a pas su à quel point son argument était blasphématoire pour ce qu’il y avait de meilleur et de plus noble dans la nature humaine. J’ai eu peine à me retenir d’un rire de mépris. Quoi ! parce que je suis en face d’une perte irréparable, parce que j’ai dû restituer, à la source d’où je la tenais, la cause d’un grand bonheur, on veut que je renonce à mon humanité, et que je m’abêtisse dans de bas plaisirs ! En vérité, les singes eux-mêmes en savent plus que les pasteurs ; et, quand on leur tue leurs petits, les pauvres bêtes souffrent leur souffrance, au lieu d’aller tout de suite s’en distraire en se repaissant !


Peut-être jugera-t-on que Huxley aurait pu mieux comprendre la pensée de saint Paul, ou que, en tout cas, il aurait pu se dispenser de choisir de tels argumens, s’adressant à un pasteur que, du reste, il estimait et aimait. Mais on ne doit pas oublier la situation particulière où il se trouvait, depuis la publication du livre de Darwin. Il était comme ce soldat d’un conte de fées qui, passant auprès d’un puits, en avait vu sortir la Vérité avec son miroir. Il était certain d’avoir rencontré la vérité sur sa route, et de l’avoir emmenée chez lui, et de l’y garder. Voilà pourquoi il ne pouvait « se retenir d’un rire de mépris, » quand quelqu’un, en sa présence, définissait la vérité d’une autre façon ; et quand quelqu’un osait soutenir que la vérité qu’il gardait chez lui n’était peut-être pas la vraie vérité, le galant chevalier mettait l’épée à la main et le pourfendait.


Franchissons maintenant un espace d’une trentaine d’années, et voyons, par exemple, ce que sont devenus en 1892 les beaux espoirs et les beaux projets de Thomas Huxley. Ils n’ont pas nui, en tout cas, à sa fortune personnelle. Ex-président de la Société Royale, ex-inspecteur des pêcheries du royaume, conseiller privé de la reine, Huxley est, en 1892, un des personnages les plus considérables de son pays. Mais il a, depuis longtemps, tout à fait cessé d’être un naturaliste. Il s’amuse bien parfois, durant ses vacances, à étudier une plante ou un fossile, mais ce n’est qu’un passe-temps, et où lui-même n’attache aucune importance. Les grands ouvrages commencés avant 1859 sont restés inachevés ; à peine, de loin en loin, un petit Mémoire sur quelque question générale. L’homme qui, à vingt-cinq ans, découvrait la double membrane de la méduse, ne songe plus désormais à rien découvrir : sa dernière découverte a été le Bathybius. Et ses amis ne l’engagent plus, comme autrefois, à revenir aux recherches d’histoire naturelle : ils se servent de lui comme d’un porte-parole, et tantôt c’est Tyndall qui l’engage à une polémique, tantôt c’est M. Spencer qui, pris à partie dans une revue, lui écrit : « Vous qui avez du loisir, profitez donc de cette occasion pour vous laisser aller à vos instincts combatifs ! » À un jeune savant, qui l’interroge sur un point de détail, Huxley répond : « Je suis si peu au courant des derniers progrès de la science que j’hésite fort à aborder une question morphologique tant soit peu compliquée. » Le savant de jadis a disparu : Huxley n’est plus qu’un darwiniste.

Veut-on savoir comment il l’est, et, d’abord, quelle est à présent son opinion sur Darwin lui-même ? « Je n’entends point rabaisser la place de Darwin dans l’histoire des sciences, — écrit-il, en 1882, à Romanes, — mais je suis porté à penser que Buffon et Lamarck lui sont bien supérieurs à la fois en génie et en importance. Pour la largeur des vues et l’étendue du savoir, ces deux hommes sont des géans. Von Baer, Cuvier, J. Muller sont aussi de grands hommes. Quant à Darwin, il avait une intelligence claire et rapide, une bonne mémoire, une imagination vive ; et sa grandeur vient de ce qu’il a su toujours subordonner tout cela à son amour de la vérité. » Six ans après il écrit : « L’exposition n’était pas la partie forte de Darwin, et son style est parfois invraisemblable : mais il avait une sorte d’instinct sourd qui le poussait dans le bon chemin. »

Mais si son estime pour Darwin a beaucoup baissé, comme aussi son estime pour M. Spencer, — qu’il réfute à toute occasion, et appelle son « ex-ami, » rien n’égale son mépris pour les nouveaux darwinistes, « ces philosophes de papier qui s’efforcent de grimper sur les épaules de Darwin pour paraître plus grands que lui, tandis qu’en réalité ils ne seraient pas dignes de cirer ses bottes. » Et sans cesse il se plaint de ce qu’on adopte désormais les doctrines de l’Origine des Espèces avec autant d’irréflexion qu’on les rejetait vingt ans auparavant.

Lui-même, cependant, proteste de son attachement à ces doctrines dont il a été « l’agent général », ou encore « le bouledogue ». Il continue à croire qu’une découverte va venir, qui va leur donner enfin une base positive. Il écrit, en 1885, que, « si Romanes parvient à démontrer la façon dont la sensation évolue pour se transformer en intelligence, il sera l’homme que lui, Huxley, attend depuis des années. » Mais Romanes, ni personne, ne parviennent, à rien démontrer de ce qu’il espérait. Et force lui est de le reconnaître. « Je n’ai pas d’objection a priori contre la transmission héréditaire de modifications fonctionnelles, — écrit-il en 1886 à M. Spencer, — et je souhaiterais fort que votre hypothèse fût vraie : mais elle est aussi loin que jamais de trouver à s’appuyer sur une preuve digne de foi. » Et en 1894, en recevant le prix Darwin que va lui décerner la Société Royale, il dira : « La théorie de Darwin sera-t-elle confirmée par l’expérience des temps qui viendront après nous ? C’est ce que je ne sais pas, c’est ce que personne ne peut savoir en aucune façon ! » Au reste, l’induction même la mieux prouvée n’a plus, à ses yeux qu’une valeur provisoire. « Nulle induction, quelque large que soit son assiette, ne saurait conférer une certitude réelle. » Et, bien qu’il ne parle plus de Bacon, tout porte à croire que, de lui comme de Lamarck, comme d’Owen, son ancien adversaire, il a désormais meilleure opinion. « Le chemin a priori est une invention du diable, dit-il, c’est la vie intellectuelle, la voie large, qui conduit à la perdition. Et la bonne voie est l’étroit sentier de l’observation expérimentale, et petit est le nombre de ceux qui y pénètrent. »

Mais c’est en matière de morale qu’apparaît clairement la transformation qui s’est faite, avec les années, dans les façons de penser et de sentir de l’apôtre darwiniste. On se souvient que, en 1860, il proclamait devant Kingsley que « la nature était meilleure que le meilleur des hommes, » et que « le cours général des choses était entièrement juste. » En 1892, il répète à tout propos que « Satan est le prince de la terre. » Vingt fois cette phrase revient dans ses lettres ; elle signifie que, pour lui, la nature est foncièrement injuste, immorale, mauvaise, et que c’est une entreprise à la fois insensée et dangereuse de vouloir fonder une morale sur l’évolution. Aucune thèse ne lui tient à cœur plus que celle-là. « J’entends beaucoup parler de morale évolutionniste, — écrit-il en 1892 dans son Apologie ; — mais, en fait, une telle morale est une folle chimère. La doctrine de l’évolution ne saurait servir de fondement à une morale. Et la supériorité des théologiens sur leurs adversaires vient de ce qu’ils reconnaissent, en substance, la réalité des choses, malgré les formes singulières dont ils la revêtent. Les doctrines de la prédestination, du péché originel, de la dépravation innée de l’homme, de la primauté de Satan dans le monde, de la bassesse absolue de la matière, toutes ces doctrines me paraissent infiniment plus voisines de la vérité que les illusions « libérales » qu’on se plaît aujourd’hui à leur opposer. Et quand, quelques mois plus tard, l’Université d’Oxford lui demande une conférence, c’est de nouveau cette thèse qu’il soutient et développe. Il proclame « l’impossibilité de fonder une morale sur les principes de l’évolution. »

Il reste le fidèle chevalier de la vérité darwiniste, mais on sent que cette vérité n’a plus, à ses yeux, ni l’efficacité, ni peut-être la valeur qu’il lui prêtait trente ans auparavant. Et, avec tout cela, il continue à lutter pour elle, s’acharnant sans cesse davantage contre l’adversaire que, dès le premier jour, il s’est choisi. J’ai dit qu’il avait cessé depuis longtemps d’être un naturaliste : c’est qu’il est, de plus en plus, devenu un théologien. Les Interprètes de la Genèse et les Interprètes de la Nature, M. Gladstone et la Genèse, l’Évolution de la Théologie, Une Trilogie épiscopale, les Lumières de l’Église et les Lumières de la Science, tels sont à présent les titres de ses Mémoires. Et l’un d’eux s’appelle les Gardiens du Troupeau de porcs ; et ces « gardiens du troupeau de porcs » sont les évêques, pasteurs, et autres écrivains chrétiens qui, croyant à l’évangile, admettent du même coup le miracle du troupeau de porcs lancé dans la mer. « Il y a vingt-cinq ans que je fais tout mon possible pour combattre et détruire l’amalgame idolâtre du judaïsme et du christianisme, » écrivait-il dans une lettre de 1879 ; mais, de 1879 à 1895, on peut affirmer qu’il ne s’est plus guère occupé d’autre chose. Reprenant un paradoxe de Strauss, il disait que le christianisme n’était « qu’un humbug, une mystification historique. » Il disait encore que « la clef du Christianisme était dans l’Épître aux Galates ; » et voici en quels termes il résumait le résultat de ses recherches sur les origines des dogmes chrétiens :


1o L’Église fondée par Jésus ne s’est nullement frayé un chemin, elle n’a nullement pénétré le monde : elle s’est éteinte dans le pays où elle est née, tout comme le nazarénisme et l’ébionisme ;

2o L’Église qui s’est frayé un chemin et qui s’est alliée avec l’État au IVe siècle n’avait pas plus de rapports avec l’Église fondée par Jésus que la religion des ultramontains n’en a aujourd’hui avec celle des quakers. Cette Église est simplement un mélange de judaïsme alexandrin, de mystagogie néoplatonicienne, et de vieille idolâtrie sous des dehors nouveaux.

3o Les sodalitia chrétiens n’étaient pas des corps religieux, mais des sociétés amicales, des corporations. Leurs membres étaient d’accord pour toutes les nécessités de la vie ; et la foule les haïssait comme aujourd’hui elle hait les Juifs dans l’Est de l’Europe, parce qu’ils étaient plus sobres, plus industrieux, meilleurs que leurs voisins.


C’est pour aboutir à des découvertes historiques et théologiques du genre de celles-là que Huxley avait délaissé, depuis trente ans, « l’étroit sentier de l’observation et de l’expérience ! » Et il ajoutait que l’existence de l’Église anglicane prouvait, mieux que tout autre argument, combien il y avait peu de temps que l’homme était sorti du singe. Dans une des dernières lettres qu’il ait écrites, il disait : « En fin de compte, je crois que nous n’avons pas à redouter les prêtres. La méthode scientifique est la fourmi blanche qui va, lentement, mais sûrement, démolir leurs fortifications. Et l’importance que prennent les méthodes scientifiques dans la vie moderne nous est une garantie de l’émancipation graduelle des classes ignorantes, qui ont fait toujours la force des prêtres. »


Huxley est mort à Eastbourne, le 29 juin 1895, chargé d’honneurs, mais peut-être déjà un peu oublié. Du moins ai-je constaté que tous les critiques s’accordent à juger trop longue l’étude biographique que vient de lui consacrer son fils ; et, en effet, l’étude est bien longue, mais sans doute, on s’en aviserait moins, si elle était consacrée à Wallace, ou à Lyell, ou à Tyndall, à un de ces savans qui, étant entrés dans « l’étroit sentier, » ont toujours continué d’y avancer à pas lents et sûrs. Et, du reste, je suis malheureusement trop étranger aux questions scientifiques pour avoir le droit d’apprécier l’œuvre d’un homme de science ; mais je ne puis m’empêcher de comparer la vie d’Huxley, telle que nous l’a racontée M. Léonard Huxley, avec la vie de Pasteur, telle qu’elle se déroule devant nous dans le bel ouvrage de M. Vallery-Radot ; et je suis sûr que chacun, savant ou ignorant, s’il compare le récit de ces deux vies, reconnaîtra combien celle de Pasteur a été plus fructueuse, plus utile, mieux remplie. Avec des dons précieux, avec un caractère d’une droiture et d’une noblesse admirables, Huxley, vu à travers ses lettres, donne l’impression d’un homme qui a dépensé toute sa force en des luttes vaines, si vaines que lui-même a fini par se rendre compte de leur vanité. Une de ses dernières lettres contient, à ce sujet, un aveu désolant. Après avoir passé de longues années à discuter les théories d’Owen, et à prêcher contre lui la thèse du darwinisme, Huxley, à la mort d’Owen, avait consenti à écrire son éloge dans le Mémoire posthume que préparaient ses enfans ; il louait de son mieux les travaux d’Owen, et il disait à son vieil ami sir J. D. Hooker : « Ce qui me frappe le plus, en rédigeant cet éloge, c’est combien Owen, et moi, et toutes les choses pour lesquelles nous nous sommes battus, combien tout cela appartient à l’antiquité. Il y a presque de l’impertinence à importuner le monde moderne par de telles vieilleries. » Or, ces « vieilleries » avaient pris à Huxley vingt ans de sa vie ; et je crains que les vingt années suivantes ne laissent guère, dans l’histoire de la science anglaise, une trace plus durable ; les vingt années pendant lesquelles, abandonnant l’histoire naturelle pour la théologie, il a mené la guerre contre les « gardeurs de pourceaux. »


M. Léonard Huxley nous raconte que son père, rencontrant un jour, dans la rue, le vieux Carlyle, son premier maître, alla vers lui et l’aborda respectueusement. Mais le sage de Chelsea, après l’avoir considéré quelque temps, se borna à lui dire : « Vous êtes bien, n’est-ce pas ? le nommé Huxley, l’homme qui prétend que nous descendons des singes ? » Et, là-dessus, lui tournant le dos, il reprit sa promenade. C’est encore là une « vieillerie ; » et personne, aujourd’hui, ne ferait plus un reproche à Huxley d’avoir prétendu que les hommes descendent des singes. Mais je crains que son affirmation de la descendance animale de l’homme ne soit le seul souvenir que garde de lui la postérité ; et sa biographie, et ses lettres, et le témoignage de ses amis, tout concourt à prouver qu’il aurait pu jouer, dans l’histoire des sciences, un rôle plus important et plus personnel, si, trente ans auparavant, il avait pu écouter le conseil de Darwin, qui l’engageait à s’occuper un peu moins du darwinisme, pour revenir à l’étude des ascidiens et des crustacés.

T. de Wyzewa.