« Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/29 » : différence entre les versions

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Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 584-592).

CHAPITRE XXIX


Arrivé dans sa chambre, Nekhludov se mit à marcher de long en large, fiévreusement. Il avait l’impression que son affaire avec Katucha était finie, à jamais finie. À jamais il avait cessé d’être utile à Katucha. Et cette pensée le remplissait de tristesse et de honte. Mais il avait aussi l’impression que cette pensée n’avait plus désormais le droit de l’occuper, et qu’il avait maintenant à régler une autre affaire qui non seulement n’était pas finie, mais qui s’imposait à lui avec une force impérieuse.

Il se sentait en présence de quelque chose d’effroyablement mauvais, qu’il avait le devoir de détruire, et qu’il ne savait pas comment il pourrait détruire. C’était ce quelque chose de mauvais qui l’avait jadis perdu lui-même, qui avait perdu Katucha, et qui venait maintenant de perdre le cher et admirable Kriltzov, dormant, là-bas, avec son foulard bleu.

Et Nekhludov revoyait les centaines d’hommes parqués, dans un air empesté, par d’indifférents gouverneurs, procureurs, directeurs de prison. Il revoyait les regards irrités du petit vieillard bravant « les valets de l’Antéchrist ». Il revoyait, dans la chambre des morts, le beau visage de cire de Kriltzov. Tout cela, toute la vie qui l’entourait lui faisait l’effet d’un horrible cauchemar. Et de nouveau il se demandait si c’était lui-même, Nekhludov, qui était fou, ou bien si ceux-là étaient fous qui se tenaient pour sages et toléraient une telle vie.

Après avoir longtemps marché, il se jeta sur le divan ; et, machinalement, il ouvrit un des petits évangiles de l’Anglais, que celui-ci lui avait donné, et qu’il avait déposé sur la table en vidant les poches de sa pelisse.

« Il y a des gens qui prétendent qu’on peut trouver là-dedans une réponse à tout », songeait-il, en ouvrant le petit livre, au hasard des pages. Et il lut. Il était tombé sur un chapitre de l’évangile de saint Mathieu, le chapitre XVIII.

1. En ce temps-là, les disciples vinrent à Jésus et lui dirent : « Qui est le plus grand dans le royaume des cieux ? »

2. Or Jésus, ayant appelé un enfant, le mit au milieu d’eux, et dit :

3. « Je vous le dis en vérité, si vous ne changez, et si vous ne devenez petits comme des enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.

4. « Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant, celui-là sera le plus grand dans le royaume des cieux. »

— Oui, c’est bien ainsi ! — se dit Nekhludov en se rappelant comment lui-même n’avait goûté la paix et la joie de la vie que dans la mesure où il s’était fait petit, où il avait été pareil à un enfant.

Et il lut ensuite :

5. « Et celui qui recevra un tel enfant en mon nom, c’est moi qu’il recevra.

6. « Mais si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attachât au cou une grosse meule et qu’on le jetât au fond de la mer. »

Nekhludov cessa de lire : « Que peut bien vouloir dire celui qui recevra ? et aussi : en mon nom ? » se demanda-t-il, sentant que ces paroles n’avaient aucune signification pour lui. « Et que viennent faire ici cette meule au cou, et ce fond de la mer ? Non, tout cela n’est point pour moi ! Cela n’est pas clair, cela n’a pas de sens ! »

Il se rappela que plusieurs fois déjà, dans sa vie, il avait essayé de lire les évangiles et que toujours l’obscurité des passages de ce genre l’avait dérouté.

Il reprit le livre, cependant, et lut les quatre versets suivants. Jésus y parlait des « scandales », de la condamnation de certains hommes « à la géhenne du feu », de certains anges appartenant à certains enfants et qui voient « la face du Père dans les cieux ».

« Quel dommage que tout cela soit si peu clair et si mal composé ! — songeait-il, — car on sent, au fond, quelque chose de beau qu’on aimerait à entendre mieux dit. » Et il se remit à lire :

11. « Sachez que le fils de l’homme est venu racheter et sauver ceux qui périssent !

12. « Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis et que l’une d’elles se soit égarée, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans la montagne pour s’en aller chercher celle qui s’est égarée ?

13. « Et, s’il parvient à la retrouver, je vous le dis, en vérité, il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf autres qui ne se sont point égarées.

14. « Et de même, ce n’est pas la volonté de votre Père, qui est aux cieux, qu’aucun de ses petits périsse. »

— Oui, sans doute, ce n’était pas la volonté du Père qu’ils périssent ! Mais cela ne les empêche pas de périr par centaines, par milliers ! Et nul moyen de les sauver ! — pensa Nekhludov.

Il lut encore quelques versets.

21. Alors Pierre, s’étant approché, lui dit : « Maître, combien de fois devrai-je pardonner à mon frère qui m’aura offensé ? Devrai-je lui pardonner jusqu’à sept fois ? »

22. Et Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois !

23. « Car il en est du royaume des cieux comme d’un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs !

24. « Quand il eut commencé à compter, on lui en amena un qui lui devait dix mille talents ;

25. « Et, parce qu’il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna qu’il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu’il avait afin que la dette fût payée.

26. « Et, ce serviteur, tombant à ses pieds, se prosternait devant lui et lui disait : — Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai tout !

27. « Alors le maître de ce serviteur, ému de pitié, le laissa aller et lui remit sa dette.

28. « Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de ses compagnons de service qui lui devait cent deniers ; et, l’ayant saisi, il l’étranglait en disant : rends-moi ce que tu me dois !

29. « Et son compagnon de service, tombant à ses pieds, le supplia en disant : Aie patience envers moi et je te paierai !

30. « Mais le serviteur ne voulut pas avoir patience, et, s’en étant allé, il fit jeter son compagnon en prison jusqu’à ce qu’il eût payé sa dette.

31. « Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s’était passé, en furent très attristés ; et ils vinrent rapporter à leur maître ce qui s’était passé.

32. « Alors le maître fit venir le serviteur et lui dit : — Méchant serviteur, je t’ai remis toute ta dette parce que tu m’as supplié.

33. « Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ? »

— Serait-ce donc cela ? — s’écria tout à coup Nekhludov après avoir lu ces paroles. — La réponse que je cherche serait donc là ?

Et la voix intime de tout son être lui répondit : Oui, c’est cela, ce n’est rien que cela !

Et le même phénomène se produisit chez Nekhludov qui se produit souvent chez les personnes accoutumées à la vie spirituelle. Une pensée, qui d’abord leur a paru étrange, paradoxale, fantaisiste, soudain s’éclaire à leurs yeux des résultats de toute une expérience jusque-là inconsciente, et devient aussitôt pour elles une simple, claire, évidente vérité. Ainsi s’éclaira soudain, aux yeux de Nekhludov, la pensée que l’unique remède possible au mal dont souffraient les hommes consistait en ce que les hommes se reconnussent toujours comme ayant une dette envers Dieu, et, par suite, comme n’ayant nul droit de juger ni de punir les autres hommes. Il comprit soudain que l’effroyable mal dont il avait été témoin dans les prisons et les convois, et que la tranquille assurance de ceux qui produisaient ce mal ou qui le toléraient, que tout cela provenait uniquement d’une cause très simple. Tout cela provenait de ce que les hommes avaient entrepris une chose impossible ; étant mauvais eux-mêmes, ils avaient entrepris de corriger le mal. Des hommes vicieux prétendaient corriger des hommes vicieux. Or, étant vicieux, ils ne pouvaient que propager le vice, au lieu de le corriger ; étant corrompus, ils répandaient autour d’eux leur propre corruption. La réponse que Nekhludov cherchait avec angoisse sans pouvoir la trouver, c’était la même réponse qu’avait faite Jésus à Pierre : la réponse était qu’on devait pardonner toujours, non pas sept fois, mais septante fois sept fois.

— Mais non ! Impossible d’admettre que la chose soit aussi simple ! — se disait Nekhludov. Et cependant il savait, dès lors, avec une évidence absolue, que c’était là l’unique réponse, et non seulement au point de vue théorique, mais au point de vue pratique et immédiat. La chose lui semblait encore étrange et incroyable, habitué comme il l’était à des opinions opposées, mais il sentait, il savait, qu’elle était hors de doute.

L’objection ordinaire, qui consistait à demander ce qu’on devait faire des voleurs et des assassins, n’avait plus depuis longtemps aucun sens pour lui. Cette objection n’aurait eu de sens, en effet, que si les châtiments avaient fait diminuer le nombre des crimes, s’ils avaient corrigé les criminels ; mais l’expérience avait prouvé à Nekhludov que c’était le contraire qui se produisait. Depuis tant de siècles que les hommes s’acharnaient à punir le crime, l’avaient-ils supprimé, l’avaient-ils même atténué ? Loin de l’avoir supprimé, loin de l’avoir même atténué, ils avaient contribué activement à le développer, aussi bien en dépravant les prisonniers par les condamnations qu’ils leur faisaient subir qu’en ajoutant à la somme des crimes de ces prisonniers, — aux crimes des voleurs et des assassins, — leurs propres crimes, ceux de ces criminels que sont les conseillers de cours, les procureurs, les bourreaux, les juges d’instruction, les policiers et les garde-chiourme.

Et Nekliludov comprit soudain que cela devait être fatalement ainsi. Et il comprit que, si la société et l’ordre social continuaient à exister, ce n’était point grâce aux magistrats avec leur cruauté, mais au contraire malgré eux, et parce que, à côté d’eux, les hommes continuaient à avoir pitié l’un de l’autre et à s’aimer l’un l’autre.

L’Évangile avait enfin parlé au cœur de Nekhludov, s’était révélé à lui comme à tout homme qui consent à le lire. Et Nekhludov résolut d’en lire encore quelques pages. Il prit le Discours sur la Montagne, qui, de tout temps, l’avait beaucoup touché. Mais, cette fois, en le lisant, il découvrit que ce discours n’était pas simplement un recueil de nobles pensées et d’images émouvantes, exposant un idéal moral à peu près irréalisable. Il s’aperçut que le Discours sur la Montagne ne contenait que des préceptes tout à fait clairs, simples, pratiques, faciles à appliquer, et dont l’application aurait aussitôt pour conséquence de créer une société humaine absolument nouvelle, supprimant toute violence et toute injustice, et, dans la mesure permise à la faiblesse humaine, inaugurant sur la terre le Royaume des Cieux.

Ces préceptes étaient au nombre de cinq :


Le premier consistait à dire que l’homme non seulement ne devait pas tuer un autre homme, son frère, mais ne devait pas s’irriter contre lui, ne devait pas l’accuser, le mépriser ; et que, s’il s’était querelle avec un autre homme, il devait se réconcilier avec lui avant d’offrir aucun don à Dieu, c’est-à-dire avant de s’unir à Dieu par la prière du cœur.

Le second précepte consistait à dire que l’homme non seulement ne devait point s’abandonner à la sensualité, ne devait point profaner la beauté de la femme en faisant d’elle un instrument de son grossier plaisir, mais qu’il devait, s’étant marié avec une femme, se considérer comme uni à elle pour toujours.

Le troisième précepte consistait à dire que l’homme ne devait rien promettre sous serment, n’étant maître ni de lui-même, ni de quoi que ce fût.

Le quatrième précepte consistait à dire que l’homme non seulement ne devait point exiger œil pour œil, mais qu’il devait, quand on l’avait frappé sur une joue, tendre l’autre joue ; qu’il devait pardonner les offenses, les supporter avec résignation, ne rien refuser de ce que les autres hommes exigeaient de lui.

Et le cinquième précepte consistait à dire que l’homme non seulement ne devait point haïr ses ennemis, ni lutter contre eux, mais qu’il devait les aimer, les aider, les servir.


Nekhludov s’étendit sur le divan et se mit à rêver. Se rappelant toute la misère et toute la laideur de la vie actuelle des hommes, il songea à ce que deviendrait cette vie si les hommes consentaient à appliquer les préceptes qu’il venait de lire. Et tout son découragement disparut : un flot d’enthousiasme inonda son âme. Il sentit qu’après toute une vie de souffrances à travers les ténèbres il venait d’apercevoir soudain la douce, la reposante, la bienfaisante lumière.

Il ne dormit point, cette nuit-là. Tout entier à la joie de la découverte qu’il venait de faire, il lut avidement les Évangiles, d’un bout à l’autre. Et, ainsi que cela arrive à tous ceux à qui le sens général des Évangiles s’est enfin révélé, il s’étonna, en lisant, de comprendre pleinement la signification de paroles que maintes fois il avait lues comme de simples images et sans y attacher d’importance. Comme une éponge, dans un vase, aspire toute l’eau qu’elle peut contenir, il aspirait tout ce qu’il y avait pour lui d’utile, d’important, de grave, de joyeux dans ce livre. Et tout ce qu’il y lisait lui paraissait lui avoir été depuis longtemps familier ; car ce qu’il y lisait confirmait, expliquait des choses que depuis longtemps il pressentait, mais qu’il n’osait pas reconnaître pour vraies. Et maintenant il les reconnaissait pour vraies, et il y croyait.

Et non seulement il reconnaissait et croyait qu’en suivant les préceptes des Évangiles les hommes pourraient s’élever au plus haut degré de bonheur dont ils sont capables : il reconnaissait et croyait aussi que mieux valait, pour un homme, ne rien faire du tout que de ne pas appliquer ces préceptes ; il reconnaissait et croyait que ces préceptes représentaient l’unique raison d’être de la vie humaine, et qu’en y manquant l’homme commettait une faute, qui entraînait aussitôt son châtiment à sa suite.

Cette conclusion résultait pour Nekhludov de tout le livre ; mais, avec une clarté et une force particulières, il la trouvait exprimée dans la parabole des vignerons. Les vignerons s’étaient imaginés que le jardin qu’on leur avait donné à cultiver n’appartenait pas à leur maître, mais à eux-mêmes ; que tout ce qui était dans ce jardin, c’était pour eux, et que leur seul devoir était de faire servir ce jardin à leur propre jouissance : oubliant leur maître, et tuant ceux qui venaient leur rappeler leurs obligations envers lui.

« Ainsi nous faisons tous », — songeait Nekhludov. — « Nous vivons dans la croyance que nous sommes nous-mêmes les maîtres de notre vie, et que celle-ci ne nous a été donnée que pour notre plaisir. Or c’est une croyance insensée, évidemment insensée. L’homme n’est pas venu au monde de son plein gré : quelqu’un doit l’y avoir envoyé, et pour quelque motif. Mais nous, nous avons décidé d’oublier cette évidence et de nous imaginer que nous n’avions à vivre que pour notre plaisir. Et nous nous étonnons, après cela, de souffrir et de nous sentir mal à l’aise, comme si ce n’était point la conséquence fatale de notre situation d’ouvriers se refusant à accomplir la volonté de leur maître. Et la volonté de notre maître, elle est exprimée dans ce petit livre.

« Cherchez le Royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroît. Et nous, c’est le surcroît que nous cherchons, et nous nous étonnons de ne pouvoir le trouver !

« Oui, c’est bien cela qu’a été ma vie ! Mais désormais cette vie est finie, et une autre commence ! »


Et en effet, de cette nuit commença pour Nekhludov une vie nouvelle : et nouvelle non seulement parce que, cessant de penser tout à fait à lui-même, il s’efforça de ne plus vivre que pour servir les autres, mais nouvelle, surtout, parce que tout ce qui lui arriva depuis cette nuit, tout ce qu’il vit, tout ce qu’il fit, eut désormais à ses yeux une autre signification que par le passé.

Comment se terminera cette nouvelle période de sa vie, c’est ce que l’avenir montrera.


12 décembre 1899.


FIN