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ne sait d’où, tombé du ciel, semblait-il, émis par un sagittaire mystérieux… On s’informait, on prononçait, tout bas, avec terreur, le nom de Degas… C’est lui qui avait dit, jadis, d’un jeune nourrisson des muses académiques, subitement adonné aux plus folles intempérances chromatiques de l’impressionnisme : « Le Pompier qui a pris feu ! » Jusqu’à la fin, il décocha des traits semblables. On en avait une peur atroce. On lui en prêta qu’il ne fit pas, mais il en fit que d’autres s’attribuèrent : ainsi, l’équilibre se rétablit.

Pourtant, l’homme n’était pas méchant et l’ami était sûr. Mais la haute idée qu’il avait de l’art lui rendait insupportables les prétentions et les inutilités des faux artistes. L’art n’est utile qu’à la condition d’être tout à fait supérieur : une œuvre secondaire ne vaut pas la plus humble besogne ouvrière, puisqu’elle ne remplit pas le rôle utile à la vie que la besogne remplit. Ce point de vue, qui est le vrai, n’est que difficilement admis par nombre de gens qui envisagent, là, une carrière ou un débouché dans le monde. Celui qui s’y tient est une énigme. Degas s’y tenait. Nature très fine, hypersensible, cuirassée d’ironie, comme les scarabées le sont de corne, pour moins sentir les heurts du chemin, ne prenant nul plaisir aux plaisirs des raffinés par trop de raffinement, ni des vaniteux par trop d’orgueil, ennuyé des théories, fatigué des personnes, exact mensurateur des esprits et des cœurs, se servant de son crayon comme d’une jauge, de ses yeux comme d’un scalpel, il demeurait, pour ses confrères, l’objet d’un étonnement prodigieux. Nul plus que lui ne s’éloignait du type convenu de l’artiste parisien, tel que l’étranger se le figure : fastueux et sportif, tenant une palette d’une main, un fleuret de l’autre, les cœurs à ses pieds. Nul n’était plus désintéressé. Souvent, dans ces dernières années, quelque grand trafiqueur d’art frappait à sa porte, les poches pleines de bank-notes, les mains avides, avides surtout d’emporter les figurines que le maître modelait. Il s’en retournait les poches toujours pleines, les mains toujours vides, parfois avec quelque sarcasme collé sur l’échiné.

L’étonnement des confrères redoublait. Lorsqu’au milieu de décembre 1912, à la vente Henri Rouart, son tableau des Danseuses à la barre atteignit 435 000 francs sur une demande de 200 000, et son pastel Chez la modiste 82 000 francs, comme on le félicitait : « Que voulez-vous que cela me fasse ? dit-il, je